vendredi 3 août 2012

Réponse d’un libertaire solidaire aux anarchistes abstentionnistes

Certains anarchistes sont convaincus qu’il n’y a qu’une voie électorale : celle de ne pas participer à ce jeu. L’action de la rue serait opposée à la stratégie des urnes, obligeant ainsi le militant à choisir son camp : ou bien il défend la grève générale et pourfend toute récupération électoraliste, ou bien il met ses idéaux de côté et se résigne à accepter les contraintes de la démocratie représentative. Même si l’abstentionnisme est pour plusieurs l’idéologie de prédilection, je ferai valoir ici que tous les libertaires ne sont pas abstentionnistes. Il y a plusieurs façons d’appréhender la logique parlementaire, de sorte qu’il est possible de s’affirmer libertaire et prioriser la rue, tout en n’excluant pas la stratégie des urnes.

Anarchisme et parlementarisme

Tout d’abord, l’anarchisme politique est un courant de philosophie politique opposé à toute forme de domination économique et politique, dont le capitalisme et l’État sont les deux principales manifestations. Promouvant une société égalitaire où les individus coopèrent librement selon les principes de démocratie directe et d’autogestion, les anarchistes se méfient autant de la démocratie libérale parlementaire que des stratégies étatistes des socialistes, visant la dictature du prolétariat par le biais d’un parti « éclairé ».

Dans cet esprit, la non-participation aux élections semble être la meilleure option, d’autant plus que la logique étatiste, même réformiste, contribue directement au renforcement du système qu’il s’agit précisément d’abolir. Déléguer son pouvoir à un représentant (sans mandat impératif) est perçu comme une aliénation, car le peuple cesse d’exercer sa liberté pour se laisser docilement commander par une autorité extérieure pendant de longues années. C’est pourquoi les anarchistes défendent ardemment la souveraineté populaire chère à Rousseau : « Le peuple (québécois) pense être libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. »

Un anarchiste, logiquement, ne peut donc pas voter, si ce n’est à l’intérieur d’assemblées générales qui respectent strictement les principes de démocratie directe. On aurait donc tort de reprocher aux libertaires de s’abstenir aux élections générales, car ils iraient à l’encontre des assises mêmes de leur philosophie. Ceux-ci considèrent qu’il est plus efficace de miser exclusivement sur le pouvoir direct des travailleurs et travailleuses, luttant férocement dans l’esprit du syndicalisme de combat, pierre de touche du courant anarcho-syndicaliste. Le mot d’ordre « nul compromis avec l’État » se traduit par l’indépendance totale face aux partis politiques, incluant ceux qui défendent les mêmes objectifs (comme la gratuité scolaire et le droit de grève), parce que ceux-ci ne respectent pas la pure stratégie anarchiste.

Ceci résume brièvement l’esprit des tendances anti-autoritaires de la gauche radicale, qui auraient ainsi raison de discréditer le cirque des élections et des partis progressistes, qui refusent de s’attaquer à la « racine » du problème. Mais est-il possible d’envisager autrement la politique parlementaire (les urnes), et son articulation aux mobilisations citoyennes (la rue)? Peut-on essayer de penser une distinction sans séparation, une différence sans opposition, sans sombrer dans la contradiction pure et simple?

Électoralisme et abstentionnisme

En premier lieu, il faut distinguer l’électoralisme d’une part, et la participation ponctuelle aux élections d’autre part. L’électoralisme est l’idéologie selon laquelle tout changement réel passe par les élections et le parlementarisme, la rue n’étant qu’une masse informe de cris qui attendent de se réaliser dans le discours raisonnable des politiciens professionnels. L’électoralisme soutient ainsi les urnes « contre » la rue, et s’oppose point par point à « l’abstentionnisme », doctrine selon laquelle la transformation de la société ne peut passer que par la grève générale opposée au pouvoir de l’État. Cette idéologie, congénitale mais non essentielle au mouvement anarchiste, reproduit le même schème que son adversaire. L’absentionniste croit que toute participation, si minime soit-elle, au jeu parlementaire, est soit totalement inefficace, soit carrément nuisible à l’instauration d’une société libre et égalitaire. L’anarchiste abstentionniste joue donc la carte de la rue « contre » les urnes.

Or, est-il logiquement possible de concevoir une participation stratégique ou instrumentale aux élections pour faire avancer des causes extra-parlementaires? Est-il possible de concevoir le parti comme un simple outil, dont il faut certes se méfier pour ses dérives autoritaires, mais qui ne serait pas considéré comme une fin en soi? Est-il possible d’envisager le syndicalisme de combat comme un moyen, la rue étant un outil parmi d’autres, et non une fin en soi? Une participation ponctuelle et réflexive aux urnes, si elle est accompagnée d’une lutte continue en dehors des institutions dominantes, n’est-elle pas doublement efficace, même pour un libertaire?

La réponse classique des anarchistes consiste à montrer que celui qui va voter et rentre tranquillement chez lui est contre-révolutionnaire. Mais celui qui ne va pas voter et rentre tranquillement chez lui ne vaut pas plus! La différence cruciale ne réside donc pas dans le fait de voter ou non, mais dans le niveau d’engagement réel pour la transformation de la société. L’abstentionnisme ne change donc rien, concrètement, à la réalisation d’une société anarchiste, si ce n’est pour réduire la dissonance cognitive de certains individus fortement attachés à leurs principes!

L’attitude du citoyen qui rentre tranquillement chez lui après le vote est déplorable, et un anarchiste qui ne vote point mais investit constamment la sphère politique non-institutionnelle est certes préférable. Là n’est pas la question. Mais qu’est-ce qui empêche un anarchiste de s’engager pleinement dans la rue, tout en votant une fois de temps en temps pour appuyer des alliés qui l’aideraient à accomplir son travail de terrain? Par exemple, pourquoi ne pas donner un petit coup de pouce à une organisation qui promeut le revenu d’existence (allocation universelle citoyenne), qui permettrait de s’émanciper du salariat tout en libérant du temps pour développer des activités autogérées extérieures à la sphère du marché et de l’État?

Il est quelque peu étrange que certaines personnes, luttant pour la gratuité scolaire qui nécessite pourtant un financement public assuré par l’État et ses lois, se battent également contre cet État jugé coupable de tous les maux. Cette remarque ne consiste pas à défendre l’État dans tous ses errements, mais à montrer le paradoxe qui consiste à lutter « pour » lutter, à préférer la mobilisation infinie à l’obtention réelle de la gratuité scolaire par d’autres moyens que la rue. Si l’anarchisme orthodoxe semble défendre la diversité des luttes et des tactiques, il exclut bien souvent toutes sortes de moyens jugés trop impurs, même si ceux-ci contribuent indirectement à la réalisation d’objectifs libertaires. Pourquoi combattre les moyens non-anarchistes qui permettent de réaliser des fins anarchistes?

L’anarchisme prudentiel

Cependant, on peut comprendre le libertaire de ne pas vouloir militer à temps plein dans un parti, de ne pas apprécier le fétichisme parlementaire, et de considérer que le terrain politique non-institutionnel des nouveaux mouvements sociaux est beaucoup plus fécond  et émancipateur que celui de la politique traditionnelle. Or, cette méfiance vis-à-vis l’État et ses acolytes n’est pas incompatible avec un appui circonstanciel et prudent, comme le fait d’inscrire un X sur un bulletin de vote pour un parti qui ne coupera pas les subventions dont plusieurs organisations progressistes et vulnérables dépendent pour leur survie. La critique du fétichisme des urnes ne doit pas sombrer dans le fétichisme de la rue, qui aurait pour effet de contribuer indirectement à ceux qui nous mettent des bâtons dans les roues.

Il y a aussi un risque récurrent au fait de considérer que « le pire vaut mieux », le néolibéralisme anti-démocratique de Harper ou de Charest nous donnant une bonne raison de sortir dans la rue et d’y mettre le feu. Parfois, l’anarchiste est susceptible de favoriser une prophétie auto-réalisatrice, qui contribuerait à fortifier un monstre qui donnerait rétrospectivement un sens à ses revendications. Comment pourrait-on lutter et faire la grève sans un gouvernement autoritaire ou une marchandisation forcenée à combattre? Il ne s’agit pas d’accuser l’anarchisme de créer l’objet qui le justifie a posteriori, comme si l’extrême-gauche « voulait » créer la répression policière ou l’extrême-droite juste pour le plaisir de les combattre. Il s’agit plutôt de montrer certaines tendances masochistes ou incohérentes du radicalisme, qui confond trop souvent les moyens (la rue) pour des fins (la lutte extra-parlementaire devenant le principe ultime).

Enfin, toute cette argumentation vise à montrer qu’il n’est pas incompatible de défendre une philosophie libertaire tout en appuyant, avec certaines précautions, des organisations qui luttent pour des objectifs semblables à l’échelle parlementaire. Cette forme d’anarchisme « prudentiel » doit pourtant reposer sur des bases plus solides, car l’absence de choix pertinents ne permet pas de justifier un appui aveugle à n’importe quel parti. Il serait en effet incohérent pour un anarchiste de voter pour un parti de centre-droit (comme le Parti québécois), même si celui-ci est le seul qui soit susceptible de s’emparer du pouvoir face au conservatisme du Parti libéral du Québec. La conception instrumentale de l’État ne signifie pas qu’il faille voter de manière purement stratégique, mais que certains acteurs qui agissent sur le plan des institutions officielles sont susceptibles de contribuer, directement ou indirectement, à la réalisation d’une société libertaire. Mais existe-t-il de tels acteurs, ou devrait-on délaisser définitivement la sphère étatique pour se concentrer sur des alternatives sérieuses?

Québec Solidaire, une gauche radicale?

Le seul parti susceptible d’accueillir la gauche radicale, y compris les anarchistes, est bien sûr Québec Solidaire. Mais ce parti, largement réformiste, n’est-il pas incompatible avec l’esprit révolutionnaire du mouvement libertaire? Pourquoi miser sur la social-démocratie, qui n’a fait qu’aménager l’économie de marché (capitalisme à visage humain) en donnant un pouvoir accru à l’État-providence (démocratie libérale corporatiste)? Les partis socio-démocrates n’ont-ils pas combattu les anarchistes par le passé, et n’ont-ils pas sombré dans le social-libéralisme depuis l’échec du « socialisme réel », en incorporant l’idéologie néolibérale et en votant des plans d’austérité?

Si la social-démocratie représente une tendance non-négligeable au sein de Québec Solidaire, ce parti se veut avant tout pluraliste. Il inclut notamment des organisations communistes (Parti communiste du Québec), éco-socialistes (Gauche socialiste), écologistes (Décroissance conviviale), féministes radicales, etc. Même si le vocabulaire classique du marxisme et de la lutte des classes n’apparait pas dans le programme, cela ne signifie pas que certains thèmes s’y retrouvent de manière réactualisée, et que plusieurs courants veillent à la radicalisation du parti malgré sa façade joviale et humaniste. Les notions de bien commun, de citoyenneté active et de société civile ne sont pas des idées creuses dénuées de toute force révolutionnaire, mais des concepts récurrents au sein des nouveaux mouvements sociaux, inventifs et souvent plus radicaux qu’il n’y parait à première vue.

Malheureusement pour les purs et durs, Québec Solidaire n’entend pas abolir abruptement le capitalisme et l’État-nation, préférant plutôt s’attaquer au principal ennemi des sociétés : le néolibéralisme. À terme, il vise pourtant le dépassement du capitalisme, même si les étapes pour y parvenir sont incertaines et manquent parfois de cohérence. Mais ce manque d’unité n’est pas forcément une mauvaise chose, car plusieurs alternatives s’articulent dans un programme en perpétuelle construction. La dimension « altermondialiste » du parti permet donc un certain oecuménisme de la gauche, un peu comme l’Église réformée unie qui tente de dépasser la lecture doctrinaire des Écritures révolutionnaires, à l’inverse de certaines petites chapelles anarchistes ou maoïstes qui tentent d’imposer leurs dogmes à tout prix.

Misères et promesses de la gauche

Malgré les nombreux avantages de cette grande unité solidaire de la gauche (pluralisme, ouverture, dialogue, force intégrative), celle-ci comporte néanmoins certains  défauts non-négligeables : contradictions, retrait possible de l’esprit critique pour assurer la conciliation des intérêts et la prise de pouvoir, consensus parfois trompeur, etc. Québec Solidaire est-il donc condamné à se rabattre sur le plus petit dénominateur commun, voire à laisser de côté ses plus grandes aspirations pour des raisons purement pragmatiques? Sombrera-t-il dans les travers de la social-démocratie classique, comme le NPD ou le PQ qui ont fini par se diluer avec le temps?


Tout d’abord, la tendance à l'unité du parti doit être contrebalancée par une forte diversité, et une présence non négligeable d'éléments anti-capitalistes pour ne pas tomber dans le piège social-libéral du réformisme sans horizon de rupture. Ainsi, Québec Solidaire devrait davantage s’inspirer du Front de Gauche que du Parti socialiste français. Rien n’empêcherait de former un collectif prônant le socialisme libertaire au sein du parti, en s’inspirant de l’organisation « Gauche émancipatrice » du parti Die Linke en Allemagne. Celui-ci permettrait de valoriser la décentralisation, l’autogestion, la radicalisation de la démocratie, l’autonomie des mouvements sociaux, ainsi que des théories politiques comme le municipalisme libertaire et d’autres formes d’éco-anarchismes pouvant entrer en dialogue avec les propositions éco-socialistes et décroissantistes.

Néanmoins, n’y a-t-il pas une contradiction à lutter pour une société sans État à travers une stratégie qui emploie les mécanismes de l’État? Le mot « stratégie » est de toute première importance, car une panoplie de moyens peut servir à promouvoir une société libérée de l’économie de marché et de la centralisation bureaucratique. Il serait étrange de limiter la stratégie à l’étatisme pur et simple, mais la voie électorale permet néanmoins de donner une visibilité accrue à certains idéaux, qui pourraient également être repris par divers courants de la gauche. De plus, pour donner une réelle légitimité aux assemblées locales fonctionnant par démocratie directe, il faudra que l’État cède une part de son pouvoir et accepte de le partager directement avec le peuple. Si cela peut se faire par une lutte acharnée contre l’État, il serait d’autant plus utile d’avoir des pilotes libertaires prêts à défaire le monopole du gouvernement en réformant la Constitution et en laissant davantage d’autonomie aux communautés de base.

Pour le meilleur et pour le pire, comme Québec Solidaire représente le seul vrai parti de gauche au Québec, une alliance entre réformistes et radicaux semble pour l'instant inévitable. Ceci peut être perçu comme une contradiction fatale, mais également comme une occasion de susciter le débat interne au sein de la gauche, un processus dialectique permettant de nuancer les positions radicales tout en ancrant les réformes dans un horizon révolutionnaire. La transformation endogène du parti devra aller dans le sens d’une « gauche anti-libérale », c’est-à-dire une grande coalition à gauche de la social-démocratie. Si l’anarchisme ne peut trouver sa place au sein d’un parti simplement social-démocrate, il peut néanmoins trouver un intérêt pour un parti défendant un socialisme « par le bas », capable de limiter le pouvoir du marché et de l’État.

Le socialisme démocratique

Même si Québec Solidaire est parfois associé à la social-démocratie, c’est parce que ses tendances anti-autoritaires et radicales n’ont pas reçu leur pleine expression. Si la social-démocratie est opposée au socialisme autoritaire du communisme soviétique et chinois, en misant notamment sur l’importance de la démocratie héritée de la révolution bourgeoise, elle reste pourtant prisonnière du libéralisme économique et politique. Keynésianisme, fordisme, État-social, capitalisme limité par les pressions du syndicalisme et de la démocratie libérale, tous ces phénomènes sont des compromis illustrés par le fameux « modèle québécois ». Or, on aurait tort de vouloir simplement préserver l’héritage de cette forme transitoire du capitalisme, issu de l’ère industrielle où l’économie relativement nationalisée et l’approvisionnement en pétrole ne posaient pas encore problème. La révolution informatique, la disparition progressive de la classe ouvrière, la mondialisation néolibérale et la crise écologique n’avaient pas encore érodé les apports de la Révolution tranquille. Maintenant, la condition « postfordiste », la reconfiguration du prolétariat (devenu précariat) et la montée des nouveaux mouvements sociaux (pacifiques, féministes, écologistes) nous obligent à repenser notre rapport au syndicalisme, à l’économie, à l’environnement et à l’État.

C’est dans cet esprit qu’une gauche postindustrielle doit envisager sa reconstruction. Les mouvements progressistes ne pourront plus transposer mécaniquement les recettes du socialisme des deux derniers siècles, qu’elles soient marxistes, sociale-démocrates ou anarchistes. C’est pourquoi une nouvelle vision, comme le socialisme démocratique, doit servir de plateforme pour accueillir diverses tendances radicales, tout en proposant une synthèse originale des traditions socialistes, démocrates et anti-autoritaires. Ici, la distinction entre démocratie et autoritarisme est plus importante que la division entre réformistes et révolutionnaires. Le socialisme démocratique procède par la participation active de toute la population, tant sur le plan économique que politique, alors que le socialisme autoritaire favorise les dirigeants politiques, qu'ils soient démocratiquement élus ou non.

Ainsi, le socialisme « par le bas » s’oppose aux versions étatistes et autoritaires du socialisme « par le haut », y compris la social-démocratie qui donne un rôle prépondérant à l’État-providence. Entre libre marché et économie centralement planifiée, la planification démocratique et écologique de l’économie devra être dirigée par des assemblées délibératives citoyennes. Mais rien n’empêche que l’État garde un rôle minimal dans la redistribution des richesses, et assure une certaine coordination des processus économiques et politiques, qui seront largement déterminés par des communautés autogérées. Évidemment, l’État devra davantage ressembler à une confédération d’unités autonomes qu’à une instance souveraine et centralisée. Le socialisme démocratique se veut donc une forme générique de projet anticapitaliste, capable d’accueillir les propositions issues de l’éco-socialisme, la démocratie inclusive, le municipalisme libertaire, et d’autres formes de propositions anti-autoritaires.

Un libertaire « prudentiel » ou hétérodoxe pourrait sans doute lutter en faveur du socialisme démocratique (dont le socialisme libertaire est la forme la plus radicale), l’extension de la sphère autonome et autogérée représentant l’objectif ultime. Mais un anarchiste orthodoxe ne peut se contenter d’une diminution importante de la sphère étatique et marchande ; il veut leur abolition pure et simple. Le communisme libertaire, ayant pour objectif la suppression radicale des rapports marchands, du salariat, de la division internationale du travail et de l’État, supposerait la destruction des sociétés industrielles complexes au profit d’une fédération de kibboutzim, c’est-à-dire de communautés autarciques et autogérées.

Le socialisme démocratique n’est pas aussi exigeant que le communisme libertaire, bien qu’il progresse dans sa direction. Il est en quelque sorte le pont qui relie le centre gauche à une société anarchiste, car il oriente le socialisme vers l'idéal d'autonomie, et non vers l'étatisme caractérisant la social-démocratie ou le communisme autoritaire. À la manière d’André Gorz et Karl Polanyi, le socialisme démocratique doit être conçu comme l’enchâssement de l’économie dans la société, les activités productives étant limitées par des contraintes éthiques et écologiques déterminées librement par des délibérations prenant part dans l’espace public. Ainsi, l’éco-socialisme démocratique pourrait être en quelque sorte une social-démocratie radicale ou anticapitaliste. « Il ne s’agit pas de supprimer tout ce par quoi la société est un système dont le fonctionnement n’est pas entièrement contrôlable par les individus ni réductible à leur volonté commune. Il s’agit plutôt de réduire l’emprise du système et de le soumettre au contrôle et au service des formes d’activités sociale et individuelle autodéterminées. Il s’agit de transformer la société en un ensemble d’espaces où des formes multiples d’association et de coopération puissent s’épanouir, et d’illustrer la possibilité concrète de réappropriation et d’auto-organisation de la vie en société par des formes rénovées de pratiques politique, syndicale et culturelle. » (Capitalisme, socialisme, écologie, 1991, pp.105-106)

Le possibilisme du libertaire solidaire

Il est donc possible pour la pensée libertaire de frayer son chemin parmi les méandres du projet solidaire, si elle accepte de s’ouvrir aux versions non-anarchistes de la gauche, sans pour autant abandonner ses aspirations anti-autoritaires. L’exemple de Paul Brousse, militant révolutionnaire et anarchiste devenu dirigeant socialiste et réformiste, peut servir à montrer une voie originale et peu explorée. Opposé à l’attitude dogmatique de Jules Guesde (la Révolution ou rien), Brousse suggère de construire le socialisme par étapes successives, tant à l’échelle nationale (par la loi) qu’à l’échelle municipale, via décentralisation des services publics contrôlés directement par les citoyen(ne)s. Cela permettrait de démocratiser les biens communs, tout en portant une attention particulière sur l’articulation des échelles et des étapes nécessaires à une transition socialiste réussie. Pour paraphraser Marx dans l’Idéologie allemande, le socialisme démocratique « n'est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer ; il est le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement. »

La pensée broussiste, également nommée « possibilisme », peut être résumée comme suit : il faut « abandonner le tout à la fois qui généralement aboutit au rien du tout, fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, immédiatiser en quelque sorte quelques-unes de nos revendications pour les rendre enfin possibles ». Cette méthode de décomposition-recomposition, à la fois analytique et pragmatique, systématique et critique, permet en quelque sorte de dépasser l’éternelle opposition entre réforme et révolution. Comme le souligne Gorz, il faut distinguer les réformes superficielles des réformes révolutionnaires. « Il est temps de penser à l’envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non les buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables. » (Misères du présent, richesse du possible, 1997, pp.118-119) Si le but ultime ne se réalisera pas tout d’un coup, il faudra d’abord le rendre possible par l’esquisse des prises d’escalade qui nous permettront de franchir le mur de la Transition.

jeudi 19 juillet 2012

Guérilla jardinière

L'agriculture, berceau de la civilisation, menace maintenant les fondements matériels et idéologiques de la modernisation. Une pratique ancestrale, vieille comme le monde, revient hanter notre présent déraciné.

La révolution néolithique, procédant d'un mélange complexe de facteurs (la sédentarisation et le développement technique découlant des nouvelles pratiques d'agriculture et d'élevage), permit de dégager un surplus qui favorisa la densification sociale et la centralisation du pouvoir, et donc l'apparition des hiérarchies, des États et des villes.

Étrangement, si la campagne est à l'origine de la ville, cette dernière ne cesse de refouler la première, telle une exclusion originaire qui refuse de reconnaitre sa dépendance sur le travail de la terre. L'industrialisation, puis la révolution informatique accentuant la dématérialisation de l'économie et de la réalité, semblaient pourtant avoir couronné la toute puissance de l'homme sur la nature, de la ville civilisée sur la campagne arriérée. Or, cette quasi-victoire, que certains associent trop facilement à la fin de l'Histoire, est démentie par une innovation pas si nouvelle que ça : l'agriculture urbaine. Une révolution "néolithique" post-industrielle est en train de voir le jour ; chassez le naturel, et il revient au galop!

Le potager "subversif" de Michel Beauchamp et Josée Landry, un sage petit couple de Drummondville, fait maintenant le tour du monde. Pourquoi? Il enfreint un règlement municipal qui interdit les aménagements comestibles de façade. Ils risquent maintenant de recevoir des amendes quotidiennes de 100 à 300$ s'ils ne "ré-engazonnent" pas au moins 30% de leur cour avant. Pourtant, ils perdent du poids, s'amusent beaucoup, invitent les voisins à venir se nourrir et échanger, développent leur autonomie et donnent un excellent contre-exemple à l'impératif stérilisant de la pelouse banlieusarde.

Simplement, spontanément, voire candidement, ces drummondvillois montrent que la ville peut devenir non seulement un lieu de consommation, mais un espace de production qui favorise l'auto-alimentation, et donc la résilience socio-écologique face aux crises économiques et aux changements climatiques. Malheureusement, certains arguments douteux comme "la cohérence de la trame urbaine" justifient la répression d'initiatives citoyennes créatives, situées sur la propriété privée des habitants d'autant plus! On peut s'imaginer que les règlements municipaux limitent trop souvent la libre expression de l'espace public pour des soucis "économiques", "sécuritaires" ou idéologiques ; mais de là à imposer un idéal archaïque (l'homogénéité péri-urbaine) à des résidences privées qui veillent à préserver leur autonomie face à l'hégémonie du supermarché, il y a des limites!

Involontairement, ce petit potager devient un symbole du "guerilla gardening", une forme d'action directe qui cherche à défendre le droit à la terre, la réforme agraire, la permaculture, mais surtout l'autonomie alimentaire. Les guérilleros jardiniers sèment des graines et plantes dans des endroits inusités (terrains vacants, terre-pleins, etc.) pour attirer l'attention sur le potentiel des espaces nus. Ils lancent un cri d'alarme sur le tout-béton et le tout-voiture qui mènent au désastre écologique et social que nous subissons tous et toutes. Les aménagements paysagers ordinaires ne nourrissent pas et ne créent pas de liens sociaux ; c'est pourquoi la ré-introduction de plantes comestibles dans nos milieux de vie visent à étendre la biodiversité de proximité tout en créant des espaces conviviaux qui remettent en question les frontières de la propriété et de l'économie de marché.

Évidemment, il ne s'agit pas pour Michel Beauchamp et Josée Landry de simplement réclamer leur droit acquis relatif à l'investissement de quelques milliers de dollars qu'ils ont mis sur leur terrain. Le problème est plutôt que cette intervention privée devient visible sur l'espace public (la rue), et dérange l'oeil non-averti en montrant le caractère politique de certains modes de vie. Le mouvement écologiste, tout comme le féminisme, ne s'intéressent-t-ils pas à la transformation des valeurs en deçà des institutions officielles, en affirmant que le personnel est politique?

Cependant, cette "politique individualiste" mérite quelques précisions. Contrairement à ce qu'en pense Laure Waridel, acheter n'est pas voter. Le fait d'acheter bio, éthique, local ou équitable ne transforme pas, par quelque processus alchimique que ce soit, le consommateur en citoyen. Tout au plus, cela accroît la conscientisation de l'individu en tant que consommateur, ce qui est déjà un bon premier pas. Le deuxième pas consiste à remettre en question la société basée sur le travail et la consommation, où l'individu est défini comme celui qui ne consomme pas ce qu'il produit, et ne produit pas ce qu'il consomme (André Gorz). Il pourra alors pratiquer l'auto-production et l'auto-consommation, en commençant par la sphère alimentaire qui peut facilement être ré-appropriée.

Ensuite, lorsque le marché ou l'État interdira aux individus de redevenir autonomes (comme dans le cas du potager extravagant de Drummondville), l'individu deviendra un citoyen, c'est-à-dire qu'il prendra la parole et participera à la sphère publique afin de modifier les lois pour promouvoir le Bien commun. Il passera donc de l'activité privée autonome à l'action, en redonnant à la démocratie son sens original : l'auto-gouvernement des citoyens libres et égaux. Malheureusement, le politique a progressivement été monopolisé par des professionnels et affairistes, qui se contentent d'administrer nos vies selon une logique comptable étroite. C'est pourquoi cette sphère conflictuelle, où s'affrontent les intérêts mais aussi différentes conceptions du monde, doit redevenir vivante en donnant une existence objective, c'est-à-dire une réalité sociale à des pratiques qui demeuraient jusque là privées.

L'espace public, la pluralité, l'être-ensemble, ne peuvent exister sans une intervention des citoyens dans les affaires communes. C'est pourquoi l'écologie politique consiste non seulement à faire des potagers où bon nous semble, mais à revendiquer l'autonomie alimentaire, le refus du conformisme écologiquement nuisible, et le droit à la ville. Cela passe par la modification des règlements municipaux, et plus encore par la remise en question du gouvernement représentatif qui dépossède les habitants de leur pouvoir. Il ne se s'agit pas d'abolir la démocratie représentative, mais de questionner la légitimité et l'autorité des élus lorsqu'ils imposent une idéologie qui fait violence aux besoins des individus. Lorsque la valeur d'échange préconisée par certains (multiplication des super chaînes d'alimentation, restrictions sur l'apparence des maisons pour assurer leur valeur marchande et donc les taxes foncières) prend le dessus sur la valeur d'usage des activités qui servent des intérêts matériels et existentiels concrets, il est temps de redonner à la seconde la primauté qui lui revient de droit. La vie n'est pas une pelouse stérilisée ou un terrain asphalté, mais un potager que l'on peut partager!



http://www.lepotagerurbain.com/2012/07/le-potager-urbain-ou-lutilisation.html
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/354907/porte-etendard-malgre-eux-de-l-agriculture-urbaine
http://www.lapresse.ca/videos/actualites/201207/17/46-1-le-jardin-interdit-de-drummondville.php/793f4fbca24643c7b5023aa0545398ee
http://www.guerrillagardening.org/

vendredi 13 juillet 2012

Ville sauvage et ciné-parc

L'écologie politique ne s'alimente pas d'un imaginaire rustique, de réserves fauniques protégées des aléas de la modernité. Contrairement à l'éthique de l'environnement qui cherche surtout à justifier théoriquement la valeur intrinsèque de la nature, et par le fait même à repenser les fondements de la moralité pour réorienter le rapport entre l'être humain et la nature du point de vue de l'agir, l'écologie politique s'intéresse avant tout à l'organisation de la société, qui devient un danger pour elle-même et l'environnement.

Loin de s'opposer aux valeurs de la modernité (autonomie, subjectivité, rationalité), elle critique néanmoins les différents processus de modernisation (rationalisation) qui accentuent l'hétéronomie des individus et des communautés. Rationalisation économique, industrialisation, judiciarisation, professionnalisation accompagnée de monopolisation de la connaissance, bureaucratisation, toutes complexifications fonctionnelles, autrefois jugées utiles pour assurer le progrès de l'humanité, viennent entraver son propre développement. Comme le dit Jonathan Porritt :

"Tout ce qui servait autrefois à améliorer la sécurité individuelle et collective vient maintenant la miner : accroissement du budget de la défense, sophistication de l'armement, maximisation de la production et la consommation, productivité accrue, augmentation du PIB, industrialisation du Tiers monde, expansion du commerce international, exploitation globale des ressources naturelles, individualisme, triomphe du matérialisme, souveraineté de l'État-nation, développement technologique incontrôlé - tous ces phénomènes étaient auparavant les signes du succès, les garants de la prospérité et de la sécurité. Collectivement, ils menacent maintenant notre survie même."

L'un des symboles les plus grandiloquents de cette modernité échouée est la ville de Détroit. L'industrie automobile, véritable moteur de la Motor City, a frappé un mur économique ; Détroit est en faillite depuis 2011. Déclin démographique, désertification industrielle, la ville est maintenant à moitié morte. Le déclin du rêve américain, du fordisme sur lequel a trôné l'État-providence, et plus généralement la société industrielle fondée sur les énergies fossiles (voir pic pétrolier), tout cet échec civilisationnel est cristallisé dans l'exemple de la ville en ruines. Comme le souligne Michel Houellebecq à la fin de son dernier livre La carte et le territoire :

"L'oeuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue comme une méditation nostalgique sur la fin de l'âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine. Cette interprétation est cependant insuffisante à rendre compte du malaise qui nous saisit à voir ces pathétiques petites figurines de type Playmobil, perdues au milieu d'une cité futuriste abstraite et immense, cité qui elle-même s'effrite et se dissocie, puis semble peu à peu s'éparpiller dans l'immensité végétale qui s'étend à l'infini. (...) Elles s'enfoncent, semblent un instant se débattre avant d'être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n'y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total."

Dans cet élan prophétique, Houellebecq indique que la nature aura probablement raison de la démesure humaine, l'hubris de la société de consommation. Le documentaire Détroit ville sauvage semble corroborer cette vision de désolation, qui n'est pas pour autant dénuée d'espoir. Sous les ruines repousse une vie nouvelle, telle une parcelle d'herbe s'insinuant dans les craques du bitume. L'écologie politique, d'une certaine manière, part du constat de cette situation, et tente de jeter les bases d'une société postindustrielle à échelle humaine. N'ayant pas encore vu ce documentaire, qui semble particulièrement intéressant pour tous ceux et celles qui sont intéressés par la réappropriation autonome des milieux de vie, nous pouvons quand même réfléchir dès maintenant aux conditions d'une reconstruction conviviale de la société.

Fait plus intéressant encore, le film Détroit ville sauvage sera présenté le 8 août au parc Laurier dès la tombée de la nuit. Organisé par la coopérative Funambules médias, Cinéma sous les étoiles présentera gratuitement des documentaires sociaux dans différents parcs de Montréal, du 10 juillet au 29 août 2012. Cette initiative fort originale permet de retrouver le sens original du ciné-parc : non pas le cinéma qui se construit un parc pour étaler les marchandises divertissantes de l'industrie culturelle, mais la transformation éphémère d'un parc en un cinéma ouvert qui permet de retrouver le sens des espaces communs dans la ville.

Nous avons ainsi une opposition entre deux types de ciné-parc : industriel et postindustriel. Le premier est basé sur l'automobile et la consommation, alors que le second est fondé sur les transports actifs et la convivialité. Combien de pratiques sociales sont-elles susceptibles d'être transformées de manière analogique? Seule l'expérience, ou plutôt l'expérimentation nous le dira.

Trailer de Détroit ville sauvagehttp://www.youtube.com/watch?v=YPS1U9PEkpQ
Résumé du film : http://canadaeye.wordpress.com/2010/11/13/detroit-ville-sauvage-apocalypse-urbain/
Photos des ruines de Détroit : http://www.marevueweb.com/photographies/la-ville-de-detroit-en-ruine/
Cinéma sous les étoiles : http://funambulesmedias.org/fr/content/cinema-sous-les-etoiles
Jonathan Porritt, Seeing Green: The Politics of Ecology Explained, Blackwell, Oxford, 1984
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, Paris, 2010

L'écologie de l'espace urbain

En lisant ce matin un article de journal intitulé "Revitaliser un quartier, une bière à la fois", le petit bar Alexandraplatz a attiré mon attention sur l'importance des tiers lieux, ces espaces mitoyens où les gens peuvent se rencontrer tout en développant un nouveau regard sur leur environnement urbain.

Alors que le premier lieu désigne la maison (espace résidentiel et privé), le second lieu renvoie à la sphère du travail, où nous passons trop souvent la majorité de notre temps. À côté de ces deux sphères principales, se trouvent les tiers lieux (third places), qui facilitent et suscitent des formes inusitées d'interactions, dans une ambiance décontractée et conviviale. Ces endroits particuliers, à l'abri de la logique "métro, boulot, dodo", créent des occasions de rencontres informelles entre différents individus et groupes sociaux, permettant ainsi de tisser des liens dans la communauté.

Si la plupart des sociétés foisonnent d'espaces intermédiaires de ce type, la logique de nos sociétés industrielles avancées a rendu criant le besoin de retrouver des endroits centrés sur la valeur d'usage, et non sur la valeur d'échange (commerciale). Les petits cafés et les librairies de livres usagés, les escaliers et les sous-sols d'église, le salon du barbier et le fleuriste du coin, le restaurant déli et le magasin général, tous ces petits lieux ordinaires et pourtant dynamiques, représentent pour Ray Oldenburg les ancres de la communauté. Ils permettent de renforcer le capital social, c'est-à-dire la confiance et la qualité des relations de voisinage, la cohésion sociale et l'engagement personnel dans la communauté.

Dans Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, le sociologue Robert Putnam distingue deux types de capital social : tandis que le bonding social capital renvoie aux réseaux sociaux qui unissent des groupes homogènes (comme les gang de rues, fanclubs et groupes d'affinités), le bridging social capital désigne les liens de confiance qui s'établissent entre groupes sociaux hétérogènes (comme les chorales, les piscines publiques). À ce titre, Putnam a remarqué le déclin massif des ligues de bowling (et d'autres organisations civiques et fraternelles), malgré le nombre croissant de joueurs de bowling. L'individualisation croissante, le consumérisme, l'étalement urbain et la commercialisation des espaces ont probablement contribué à ce repli généralisé sur la sphère privée, laissant un espace public atrophié. La perte des biens communs déchirant petit à petit les ponts entre groupes (bridging capital), augmente ainsi la tension et la méfiance, ce qui suscite un besoin accru de sécurité (surveillance, contrôle social, prisons) chez les individus atomisés.

Or, les tiers lieux sont essentiels pour maintenir la vigueur de la société civile, la démocratie, l'engagement civique et le sentiment d'appartenir à un endroit, ce que les anglais nomment a sense of place. Ils doivent donc être recherchés et préservés, car ils permettent non seulement le développement d'une identité, mais le croisement des identités et l'émergence d'une confiance d'autant plus nécessaire dans nos sociétés pluralistes, qui sont continuellement en voie de différenciation. Pour ce faire, les tiers lieux doivent demeurer accessibles, tant sur le plan physique, social que monétaire. Ils doivent être gratuits ou relativement abordables, accessibles à pied ou à vélo idéalement, et permettre une certaine perméabilité entre les habitués et les nouveaux, un équilibre délicat capable d'offrir un certain confort et attachement, tout en laissant place à l'autre et à l'inconnu.

Ainsi, loin de représenter un repli communautaire et identitaire, un fétichisme du familier et de l'authenticité, les tiers lieux suscitent l'émergence d'un véritable espace public, au sens habermasien du terme : un ensemble de personnes privées faisant un usage public de la raison. N'est-ce pas un hasard si l'espace public est apparu au XVIIIe siècle à travers les cafés, salons, revues littéraires, où les individus revendiquaient un espace d'autonomie pour penser et discuter librement de politique, à l'abri de l'État? Évidemment, l'espace public (politique) ne peut se réduire à ces petits lieux de réunion sociale, mais doit s'étendre à différentes sphères (parcs, assemblées de quartier, journaux, etc.) pour assurer l'assise d'une véritable démocratie délibérative.

Par ailleurs, les endroits comme le Alexandraplatz amènent un angle original sur le milieu bâti et le patrimoine urbain. Inséré dans un quartier industriel relativement dévitalisé, il ne vise pas à camoufler l'extérieur insécurisant au profit d'une ambiance intérieure factice, mais à rendre visible le dehors, à présenter le quartier comme décor intérieur. Il favorise donc la conscience du milieu, qui transforme un lieu de circulation qui n'existe pas pour lui-même (la rue, les murs, les immeubles poussiéreux), en un lieu qui trouve un sens en soi et pour soi.  À l'opposé d'une muséification cherchant à préserver le passé de toute activité susceptible de dégrader le cadre bâti, ou d'une volonté capitaliste de revitalisation cherchant à transformer le vieux en condos de luxe, cette initiative souhaite (selon ses propriétaires), présenter "un vecteur de transformation urbaine par l'appropriation citoyenne d'espaces industriels", à l'image des biergartens allemands.

Le biergarten désigne le jardin ou la terrasse d'un restaurant où les usagers peuvent apporter leur propre nourriture, à condition de consommer de la bière sur place. Espace hybride, ni privé ni public, sa porosité laisse place au jeu des rencontres et discussions, laisse s'entre-pénétrer l'intimité et le public, favorisant ainsi une liberté socialisante, l'expression en miniature d'une société véritablement libre. C'est pourquoi le degré de liberté dont jouit une société ne se mesure pas au revenu de ses habitants, mais à l'expression spontanée de ceux-ci à l'intérieur de l'espace public, non identique au marché ou à l'État. Qui a déjà senti la liberté de se promener dans le parc Lafontaine, où jeunes, familles et personnes marginales, pique-niquent, jouent au Frisbee, boivent un peu de bière, lisent tranquillement ou jouent de la musique? Qui a déjà apprécié la joie des promenades aléatoires dans la ville, où ventes de trottoir, spectacles artistiques improvisés, itinérants et caravanes pour personnes en difficulté, klaxons, bicyclettes et planches à roulettes qui se côtoient non sans frictions, dans un drôle d'équilibre chaotique?


Ainsi, tout cet écosystème urbain, cet ensemble complexe d'interactions sensibles à la qualité de l'espace dans lequel elles sont insérées, permet d'envisager une nouvelle manière de penser le lien social, trop souvent oublié par la consommation d'espaces embourgeoisés. Malheureusement, les tiers lieux comme le Alexandraplatz ne résisteront probablement pas à la gentrification, maladie si pernicieuse de nos villes, qui suce le sang des espaces vivants, des artistes, petits entrepreneurs et habitants responsables de leur existence, pour asseoir la valeur d'échange en lieu et place de la valeur d'usage.

À lire et à visiter :
Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Community Centers, Beauty Parlors, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You Through the Day, Paragon House, New York, 1989
Robert D. Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon & Schuster, New York, 2000
Jürgen Habermas, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997

jeudi 12 juillet 2012

Un nouveau monde a déjà commencé!

Ekopolitica se veut un blog d'information, de réflexions et de propositions, bref un journal critique et constructif, visant à promouvoir la transformation sociale, l'écologie vécue et une politique repensée.

Comme Facebook représente une sorte de réservoir sans fond, où chaque étincelle intellectuelle retombe sans cesse dans le quasi-néant du passé, un blog semble être la meilleure manière de réunir des morceaux de réflexion. Ni tranche mince ni gros volume, entre l'instantané et l'éternité, le billet présente une sorte d'entre-deux, un milieu où peut germer les nouvelles idées. Deleuze ne disait-il pas qu'il faut tracer des lignes, au lieu de faire le point, et penser comme un brin d'herbe? "Non seulement l'herbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle-même, par le milieu" (Dialogues, 1977)

Ekopolitica se veut ainsi un intermezzo, à l'image de l'écologie politique dont il s'inspire. Ce vaste mouvement, protéiforme et émergeant, se situe à la jonction de la philosophie, l'écologie, la critique radicale, le design, la sociologie urbaine, les alternatives économiques, la démocratie concrète, l'agriculture paysanne, la culture open source et le do-it-yourself (DIY), bref l'expérimentation sociale post-industrielle. L'écologie politique s'inspire librement du socialisme, l'anarchisme, le féminisme et d'autres courants auxquels elle tente de donner une cohérence propre.

Système théorique ou éclectisme, unité ou pluralité? Tout comme l'écologie, il s'agit à la fois de diversifier et de relier les composantes d'un agencement, pour lui permettre de s'adapter rapidement et de manière créative au changement. Ekopolitka vise à instituer, hic et nunc, de nouveaux espaces de vie autonomes et résilients, capables d'affronter les nombreuses perturbations qui sont d'ores et déjà à l'oeuvre : changements climatiques, épuisement des ressources naturelles, crises économiques, perte de légitimité des institutions, déchirement du tissu social, biotechnologies, nausée existentielle, etc.

Diversité dans l'unité donc, éclectisme systématique pour répondre aux besoins du présent et de l'avenir, afin de ré-injecter du possible dans notre société qui ne croit plus à la transformation radicale, si ce n'est qu'à travers la destruction créatrice si chère au capitalisme, qui innove et détruit tout au fur et à mesure afin de maximiser la production et l'écoulement de marchandises toujours plus insignifiantes.

Pour cela, l'ennemi premier de ce blog sera le capitalisme sous toutes ses formes, non pas le système économique comme tel, mais la société de marché et la rationalité instrumentale qui colonise toujours plus le monde vécu (Habermas). Mais il ne s'agit pas pour autant d'évoquer une rupture définitive (la révolution) ou de proposer des maigres changements (éco-gestes) pour gérer cette situation qui dégénère. L'une des particularités de l'écologie politique, largement apparentée à l'altermondialisme, est qu'elle tente de dépasser la dichotomie réforme/révolution. Comme le souligne André Gorz :

"Il est temps de penser à l'envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non les buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables" (Misère du présent, richesses du possible, 1997).

Les transformations ici proposées ne sauraient être apparentées à un grand saut dans la foi, une tabula rasa. C'est plutôt un re-commencement, ici et maintenant, un ré-agencement de ce qui est déjà là. Une sorte de création continuée, incessant changement qui bouscule à chaque instant nos manières de percevoir, de sentir et d'agir dans le monde.

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...