samedi 27 janvier 2018

9 thèses sur la CAQ, la vie ordinaire et la métathèse

Les gens semblent terrassés par le dernier sondage qui prédit un gouvernement majoritaire de la CAQ, mais cette nouvelle permet d'éclaircir les tendances lourdes au Québec et les perspectives stratégiques pour renverser la situation.

§1 De toute évidence, la CAQ surfe sur la vague d'insatisfaction et incarne une nette volonté de changement face aux Libéraux qui ont perdu leur crédibilité à s'occuper des « vraies affaires » (insatisfaction à 75%). Elle ramasse les demandes insatisfaites autour d'un signifiant vide, Legault, qui n'a pas besoin d'ouvrir la bouche pour dominer les sondages. Legault règne d'autant mieux que la majorité continue à croire qu'il pourra régler toutes ses demandes pressantes comme par magie : accès à un médecin de famille, réduction des temps d’attente aux urgences, accès aux centres de la petite enfance, création d’emplois, réduction des impôts, maintien de l’équilibre budgétaire, etc.

§2 La population ressent les coups durs de l'austérité, elle veut avoir accès à des services publics de qualité (santé, éducation, garderies), mais elle est endettée et ne veut pas payer plus d'impôts. Elle veut protéger la « langue française et de la culture québécoise » (comme le PQ), elle veut le « partage de la richesse et la protection de l’environnement » (comme QS), mais elle est surtout concernée par des préoccupations immédiates. Bref, il y a toujours une forte volonté de trouver le « bon gestionnaire » pour s'occuper des finances publiques, pour redresser une entreprise qui va mal, pour remettre la maison familiale en ordre. Les gens ne veulent pas l'austérité, mais ils souhaitent toujours le même genre de leaders qui leur fourniront ce régime minceur.

§3 La situation actuelle est marquée par un haut niveau de dépolitisation, propice à un scénario populiste à la Trump : insécurité économique et culturelle, mépris de la classe politique, volonté d'un leader fort pour faire le grand ménage. Cette insécurité se caractérise par une véritable peur face aux « changements significatifs » qui impliqueraient une rupture avec le statu quo : souveraineté, transition écologique, redistribution massive de la richesse, changement des modes de vie, ouverture d'un processus constituant pour refonder la démocratie, etc. Ainsi, les gens veulent à la fois un changement de gouvernement et le statu quo. C'est le signe même d'un conservatisme profondément enraciné depuis une vingtaine d’années, et amplifié par l'instabilité croissante du monde. Les classes moyennes précarisées, qui tiennent toujours à préserver leur acquis et leurs modes de vie, ne veulent pas un véritable changement sociopolitique qui augmenterait l'incertitude sur le plan individuel et collectif.

§4 Le Québec, comme la plupart des sociétés occidentales d'ailleurs, est moins xénophobe que « cambiophobe ». Ce n'est pas la peur des étrangers qui domine, mais le peur du changement (du latin cambiare) qui se manifeste de différentes manières. Comme le souligne Mathieu Bélisle dans son dernier essai : « la domination de vie ordinaire constitue au Québec un fait massif, absolument déterminant, un fait non nul ne peut faire l'économie, aussi bien ans la conduite des affaires que dans l'écriture d'une oeuvre. » Si les gens peuvent apprécier certaines formes de nouveauté (innovations technologiques, condos, nouvelles téléséries), ils ne veulent pas être bousculés dans leurs habitudes; ils veulent la tranquillité, le bien-être, ne pas être dérangés. « Qu'est-ce que le pays de la vie ordinaire? C’est un pays gouverné par l’habitude, où chacun vaque à ses affaires sans s'inquiéter de rien, tout à la certitude que demain sera pareil à hier, un pays où rien ne se transforme ni ne disparaît vraiment, où les événements ont toujours, par quelque côté, un air de déjà-vu, tant le cours de son histoire, comme celui du grand fleuve qui traverse son territoire, semble n'accuser aucune variation. »

§5 Dans ce contexte historique, il n’est guère étonnant que le PQ stagne; son projet politique né dans la période d’effervescence de la Révolution tranquille ne suscite plus l’enthousiasme, malgré une partie d’irréductibles fidèles qui gardent une lueur d’espoir. Il n’est pas plus surprenant que la gauche plafonne à 10%, car ce qu’elle propose est un projet de transformation sociale, même si au fond elle ne fait que réanimer les aspirations brisées d’une Révolution tranquille inachevée. Au-delà des questions de financement, de la mobilisation militante, des communications publiques et des stratégies électorales, c’est bien la « panne des grands récits » et le conservatisme ambiant qui bloquent structurellement toute tentative de changement, à court et moyen terme. L’insatisfaction face aux libéraux, le dégoût de la politique - source de divisions et de chicanes - pousse les gens à vouloir un « changement sans changement », un leader sans vision, un ménage rapide qui pousse la poussière sous le tapis, bref, un gouvernement médiocre pour préserver les bases culturelles d’une vie ordinaire.

§6 Deux facteurs déterminants pourraient changer la donne politique après 2018. Sur le plan socioéconomique, la dégradation des conditions matérielles d’existence, engendrée par l’aggravation des mesures d’austérité ou une possible crise (explosion de la bulle immobilière, crise financière), pourrait créer un contexte historique favorable au besoin partagé d’un changement significatif. Une masse critique serait alors plus ouverte à une réforme radicale du modèle de développement, c’est-à-dire une modification substantielle des bases institutionnelles de la société. Le statu quo ne serait plus le garant d’une certaine sécurité ou d’une protection face à l’inconnu, comme c’est le cas actuellement. L’éternelle reproduction du présent deviendrait une impossibilité pratique, voire la principale cause de la souffrance vécue par une majorité de la population. Tant que les gens voudront préserver l’ordre établi face aux ruptures nécessaires pour assurer la pérennité du monde, les « forces du changement » resteront coincées sous leur plafond de verre.

§7 Néanmoins, attendre tranquillement une bonne crise favorise l’attentisme et la politique du pire, tout en laissant la porte ouverte aux forces réactionnaires, autoritaires et xénophobes qui pourront profiter de la crise en radicalisant la « cambiophobie » ambiante. Si une crise générale brise l’extrême centre, elle ouvre la voie tant à la gauche qu’à l’extrême droite. Cela signifie qu’il serait périlleux de rester les bras croisés, pendant que la CAQ épuise la force de réserve du statu quo et du capitalisme néolibéral. La lutte à mener n’est donc pas strictement électorale, car au-delà des tentatives pour faire quelques gains à l’intérieur ou l’extérieur de Montréal (QS), et des tactiques et sorties surprises pour éviter la catastrophe (PQ), c’est bien la quête de l’hégémonie culturelle qui devient le combat névralgique. Certes, la période électorale amène son lot d’impératifs à court terme, mais la bataille imminente ne doit pas masquer la guerre à mener, soit la lutte idéologique qui doit prendre appui sur le sens commun pour le réformer. La gauche a certes été habile pour déconstruire quelques préceptes du néolibéralisme, qui n’a plus une grande crédibilité; même l’austérité n’est plus vantée comme une bonne façon de gouverner. De même, on aura beau convaincre les gens que le fédéralisme n’est pas un bon régime et que l’indépendance a plusieurs avantages à ne pas négliger, cela ne suffit pas à renverser la tendance. Cette catéchèse peut certes convaincre l’intellect, mais c’est le coeur des gens qu’il faut gagner. Certes, la pédagogie est importante, mais au-delà des stratégies de communication ou d’une patiente éducation - qui prennent pour acquis que la « vérité » a déjà été trouvée et qu’il suffirait de bien la propager - c’est la reconstruction de récits collectifs et d’une conception partagée du devenir historique qui doit être entreprise.

§8 Comment dépasser la logique de la vie ordinaire, et affronter les dangers qui mettent en péril sa tranquillité et son indifférence? Comment reconstruire un grand récit collectif, ancré dans un passé où gît encore des promesses inaccomplies, et qui ouvre sur un avenir commun qu’il faut dès maintenant rebâtir pour assurer la suite du monde? Comment créer un dégoût face à l’inaction, une critique radicale du statu quo, mais surtout donner le goût de la Transition, de l’émancipation individuelle et collective, de la nécessaire résilience locale et nationale pour protéger nos communautés contre les multiples crises qui minent l’horizon? Comment appeler une « Renaissance », d’une refondation des bases sociales, économiques et politiques de notre monde, sans sombrer dans les récupérations crasses du Make our country great again? Sous les discussions ordinaires et les analyses superficielles des sondages d’opinion, il faut sonder les profondeurs de la culture, de la vie commune, des angoisses et des dénis collectifs, des significations imaginaires qui inhibent ou favorisent les possibilités du changement social.

§9 Le terme technique pour désigner la peur du changement est la « métathesiophobie », du grec metáthêsis qui signifie changement ou « permutation ». La peur du changement, inscrite dans la condition humaine et s’exprimant à divers degrés à travers les individus, les groupes, les sociétés et l’histoire, est exacerbée par l’accélération du rythme de vie, des crises et des périples de l’époque. Par le fait même, il faut identifier les conditions de possibilité d’une « métathèse », soit une réorganisation générale, une métamorphose globale, une auto-institution imaginaire de la société. Cela nécessite de désactiver les mécanismes d’inhibition qui freinent l’audace, la créativité, les luttes fécondes et l’imaginaire radical, c’est-à-dire la capacité d’amorcer une régénérescence culturelle et démocratique. Ce n’est pas le grand retour à un passé révolu, mais le saut de la liberté, la ligne du risque d’une collectivité à défricher.
 
Photo : Jacques Nadeau Le Devoir

dimanche 14 janvier 2018

Visage, autrui et amitié, entre Facebook et démocratie

Présence, visage, voix, langage non verbal, interprétation des émotions d’autrui: autant d’éléments indispensables à la conversation, la compréhension mutuelle, et la délibération démocratique. Davantage que le partage d’informations et l’expression d’opinions via des moyens de communication, c’est bien la parole et la capacité d’écoute qui sont au fondement de la démocratie. Comme le note l’historien de la démocratie athénienne Moses Finley, « le monde grec était fondamentalement un monde de la parole et non de l’écriture »1. Il en va de même pour les communautés non occidentales qui ont exercé diverses formes de « démocratie par consensus », où les décisions étaient prises collectivement après une patiente circulation de la parole parmi les gens concernés.

Or, à l’heure où nous côtoyons physiquement nos proches (ami·e·s, famille et collègues), mais où nous nous informons, échangeons et débattons dans un espace public médiatisé par les technologies numériques, l’écriture, l’affirmation de soi et l’assertion catégorique viennent progressivement se substituer à la parole partagée. Les différents discours circulent et résonnent toujours plus forts, mais ils ne sont pas incarnés par des personnes en face de nous, dont nous pouvons voir le visage et interpréter les nuances en fonction du ton et du timbre de la voix, des signes corporels, du contexte, des intentions et des affects d’autrui.  Paradoxe : alors que Facebook permet d’étendre considérablement nos réseaux « d’amis » et de nous mettre « face à face » dans l’espace virtuel, il efface progressivement le visage d’autrui qui me regarde et me parle, dans la relation Je-Tu et l’intersubjectivité concrète. Conséquence : les vertus civiques se dégradent, les liens sociaux s’effritent et la confiance diminue entre les individus et différents groupes.

Évidemment, ce phénomène n’est pas le résultat exclusif des médias sociaux, car plusieurs facteurs peuvent contribuer à la plus ou moins grande « santé démocratique » de l’espace public : inégalités sociales, transformations culturelles, éducation lacunaire, insécurités et crises de toutes sortes, etc. Mais il est un peu naïf de croire que les technologies de communication ne seraient que de simples « outils » dont il faudrait faire bon usage. D’une part, Facebook est conçu pour nous rendre accroc à cette interface, que ce soit par les notifications, les commentaires et la validation sociale par les likes, la régulation algorithmique du fil d’actualités, des jeux addictifs, et toute une série d’incitatifs plus ou moins déguisés qui permettent d’activer notre circuit de récompense et stimuler notre niveau de dopamine. D’autre part, ce média social constitue en fait une « médiation sociale », c’est-à-dire un rapport social qui structure nos rapports aux autres, au monde et à nous-même. La subjectivité ne se rapporte pas aux autres « directement », par la parole et la conversation synchrone, mais par une communication asynchrone qui structure autrement nos attentes, nos désirs, nos attitudes et nos formes d’expression. Il ne s’agit pas de diaboliser outre mesure cette technologie qui peut présenter plusieurs avantages sous de nombreux aspects, mais de bien comprendre les effets induits ou favorisés par cette nouvelle manière de débattre en société.


Les médias sociaux accélèrent la circulation des informations et des idées, ils amplifient les dynamiques sociales et les réponses affectives qui existent déjà dans le monde «hors ligne». Ainsi, les médias sociaux constituent un miroir grossissant ou un reflet plus ou moins déformé de la réalité sociale. Mais ils la structurent aussi en retour, dans un rapport dialectique où les rapports sociaux déterminent l’usage des technologies numériques, qui déterminent à leur tour les pratiques de communication et les relations entre les individus dans le monde social. Qui plus est, Facebook va bientôt modifier notre accessibilité au contenu de la sphère publique. En effet : « Votre Facebook devrait prochainement se remplir de visages familiers : le plus grand réseau social du monde a annoncé, jeudi 11 janvier, une refonte de son fil d’actualité, la page d'accueil où les utilisateurs voient les nouvelles publications. Il donnera désormais la priorité aux contenus partagés par la famille et les amis, assure Facebook, au détriment des marques, médias et autres pages. C’est la plus importante refonte de la façon dont le site présente ses contenus depuis plusieurs années. "Vous verrez moins de contenus publics comme des publications d’entreprises, de marques et de médias", a expliqué le cofondateur et PDG du groupe, Mark Zuckerberg »2.

Or, comment délibérer sur les affaires publiques si nous devenons moins exposés à ce qui se passe dans le monde extérieur à nos « familles et amis »? Et comment peut-on « faire société » si chaque personne s’enferme plus ou moins volontairement dans sa « bulle informationnelle », ses groupes affinitaires et ses « chambres d’écho » qui nous renvoient constamment les images et les discours que nous voulons entendre, qui correspondent toujours plus à nos valeurs et nos préférences? Plus fondamentalement, quel est le sens de l’amitié, et quelle est sa signification pour la démocratie?
 

Aristote disait que la communauté politique repose sur la philia, c’est-à-dire l’amitié entre personnes d’une même cité. Outre l’amitié utilitaire (basée sur le partage d’intérêts communs) et l’amitié hédoniste (basée sur le plaisir partagé), il y a l’amitié vertueuse. Comme le souligne Christophe Perrin dans un texte fort intéressant sur la philia chez Aristote : « Supérieure à ces deux premières espèces d’amitié imparfaites, il existe pour Aristote une amitié excellente, l’amitié fondée sur la vertu : « la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons et ils sont bons par eux-mêmes ».L’amitié parfaite s’avère l’amitié entre pairs. Les hommes de bien, chez qui elle se noue exclusivement, sont en effet amis lorsqu’ils sont aussi vertueux l’un que l’autre et lorsqu’ils ont les mêmes vertus. Cette égalité constitue la source même de leur relation. Leurs volontés, leurs actes et leur attachement sont alors semblables. La vertu étant une disposition qui rend bon ce dont elle est la vertu, et l’amitié, un attachement réciproque et manifeste qui consiste à vouloir du bien à une personne, lorsque deux hommes vertueux sont amis, ils se veulent du bien, mutuellement – il y a donc réciprocité [...] Il y a donc amour de la personne pour elle-même, et non pour ce qu’elle possède ou procure – chacun veut donc pour l’autre la même chose, c’est-à-dire la vertu - et au même degré. Ainsi l’amitié fondée sur la vertu repose de part en part sur l’égalité, une égalité de volonté, de caractère, de disposition et d’action. »3 

L’amitié entre pairs ne se retrouve pas seulement entre personnes qui partagent des intérêts, des valeurs, des préférences ou des croyances communes, mais entre des individus égaux qui partagent certaines dispositions éthiques, des vertus morales et civiques. Cela nous permet donc de penser, par contraste aux amitiés privés dont Facebook fait l’apologie, la possibilité d’une amitié civique, c’est-à-dire des liens d’attachement et des dispositions qui favorisent de bonnes relations entre concitoyens et concitoyennes. Plus que la civilité (savoir vivre, courtoisie et respect mutuel), et le lien « vertical » du civisme (respect pour la collectivité et ses lois, sens du devoir et dévouement pour l’État), l’amitié civique est ce qui rend possible à la fois l’égalité et la réciprocité, bases de la coopération, de la communication non-violente et d’une délibération publique inclusive. Comme le souligne Aristote : « l’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. Chacun rend à l’autre des bienfaits semblables à ceux qu’il a reçus. » Enfin, c’est bien sur ce plan précis que Facebook et les technologies numériques en général affectent négativement la dynamique de l’espace public, la capacité de délibérer et la possibilité même de la démocratie; les médias sociaux contribuent à accélérer la privatisation de l’existence et des amitiés, au lieu de nourrir et de favoriser l’amitié civique.

Le modèle de l’amitié privée devient ainsi le modèle des relations sociales en général; nous considérons de plus en plus les autres individus et simples connaissances dans une logique d’affinités (d’intérêts, de valeurs et de préférences individuelles). Et lorsque le désaccord survient, c’est plutôt la logique antagonique ami/ennemi qui prend le dessus : la réaction devient alors d’aimer ou de haïr les propos des autres, de louanger ou de blâmer spontanément les idées, personnes, événements et actions qui suscitent en nous un affect de joie, d’indignation, de colère ou de rire. Sur le plan politique, les individus branchés sur les médias sociaux auront donc tendance à interagir toujours plus sur un modèle affinitaire, lequel favorise la pensée de groupe, l’appréciation ou le rejet des autres sur la base des critères culturels, moraux, identitaires ou autres. Nul ne sert de s’étendre sur les multiples effets négatifs qu’il est facile d’identifier en observant les interactions sociales dans le monde numérique; mais nous devons absolument réfléchir aux conditions pratiques, technologiques et sociales pour reconstruire ou plutôt retisser des liens de confiance au-delà de nos amitiés privées. Ainsi, nous faisons nôtre cette idée simple et profonde d’Aristote : « l’objet principal de la politique est de créer l’amitié entre les membres de la cité ».

Encore plus qu’une citoyenneté numérique, nous avons donc cruellement besoin d’une citoyenneté incarnée.Nous avons besoin de nous voir en chair et en os, d’assurer une présence dans l’espace public physique, de nous rassembler, de parler en personne avec des personnes issues d’autres groupes, clans, familles et communautés, pour ne pas s’enfermer dans le monde numérique qui enveloppe toujours plus le monde social avec sa propre logique. Cela ne veut pas dire qu’il suffit de se déconnecter de Facebook ou d’Internet, de façon définitive ou ponctuelle ; il s’agit plutôt de se reconnecter aux autres, de réapprendre à discuter, débattre, délibérer et écouter, d’examiner de façon réflexive ses propres notions préconçues et ses convictions, non pour les abandonner au profit d’une tolérance mièvre ou du respect d’une liberté d’expression abstraite, mais pour préserver les bases pratiques de la coopération citoyenne. Bien sûr, le monde social est traversé par des intérêts en opposition, des relations de pouvoir et de domination, que ce soit au niveau systémique, institutionnel, culturel et interpersonnel, que ce soit entre classes, hommes et femmes, majorité et minorités, etc. Mais au-delà de la critique des rapports de domination, il faut aussi agir simultanément sur un autre plan pour éviter que l’hypertrophie de la critique amène l’atrophie d’autres capacités tout aussi importantes pour la vie sociale et politique.

En d’autres termes, il faut développer avec la même intensité des formes de réciprocité, de communication non-violente, ainsi que des dispositions éthique et civiques qui seront nécessaires à la création d’une véritable démocratie participative, délibération, directe et inclusive. Cette exigence morale et politique s’adresse encore plus aux milieux militants, qui ont pour double fonction de critiquer les formes d’exploitation, d’oppression et de domination afin de paver les chemins de l’émancipation, mais également de développer dès maintenant les capacités individuelles, sociales et délibératives qui seront essentielles pour vivre dans une nouvelle société libérée des injustices systémiques.

Sans cette double exigence, qui implique de cultiver à la fois deux dimensions de notre personnalité et de nos interactions sociales (l’esprit critique et l’écoute, la lutte et la coopération), un seul pôle prendra le dessus en inhibant l’autre, la lutte acharnée détruisant les bases de la coopération, la tolérance excessive anesthésiant la critique des pratiques sociales problématiques. Il s’agit certes d’un défi immense, qui consiste à tenir ensemble deux impératifs sous tension, voire contradictoires; mais la transformation sociale, si elle doit mener à la démocratie, doit veiller à préserver ses propres conditions de possibilité. Voilà énoncé, de façon un peu sinueuse, un argument en faveur de l’amitié civique.


1 Moses Finley, Démocratie antique et démocratique moderne, Payot, Paris, 1976, p. 65-66.
2 https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/facebook-va-mettre-en-avant-les-amis-et-la-famille-au-detriment-des-autres-pages-sur-son-fil-d-actualite_2557945.html
3 Christophe Perrin, « Égalité et réciprocité : les clés de la philia aristotélicienne », Le Philosophoire, no. 29, 2007 p. 265.