samedi 27 décembre 2014

Vers une alliance PQ-CAQ?

Dans un texte d’avril 2013 qui proposait une analyse gramscienne du rôle des intellectuels et la reconfiguration idéologique des partis, j’évoquais l’hypothèse d’une éventuelle convergence du Parti québécois et de la Coalition Avenir Québec. Loin de représenter une spéculation excentrique, de nouveaux signes sur la scène politique québécoise commencent à corroborer ce pronostic. Ce qui à l’époque demeurait un monde possible lointain s’avère un scénario de plus en plus probable qui pourrait se concrétiser dans un avenir rapproché. Cet article vise à faire la démonstration qu’une alliance entre le PQ et la CAQ est non seulement possible, mais réalisable dans la conjoncture actuelle, notamment à cause du rôle clé de Pierre Karl Péladeau dans la création d’un nouveau bloc historique. Comme le rappelle Simon-Pierre Savard-Tremblay (SPST), l’analyse des structures socioéconomiques ne doit évacuer la fonction déterminante des acteurs dans les contextes de crise et de désarroi idéologique.

« Il est de bon ton de marteler que les individus ont un poids bien faible à l’échelle de l’histoire, contrairement aux facteurs lourds et aux déterminismes de toutes sortes à qui on prête des facultés démiurgiques. Pourtant, les acteurs s’investissent au sein de l’espace politique pour en définir les contenus et les contours. Chacun souhaite définir la problématique centrale de cet espace : c’est le propre même de la logique politique que d’espérer y imposer les thèmes centraux de son agenda. Il est dès lors d’autant plus fondamental d’étudier les acteurs au cours des périodes névralgiques où le paradigme politique est en redéfinition. […] Il est trop tôt pour juger si Pierre Karl Péladeau bouleversera le système politique québécois et mènera le Québec vers un nouveau cycle. Il n’est cependant pas ardu de constater qu’il est en position pour le faire, qu’il peut potentiellement bouleverser le jeu et que plusieurs en ont une peur bleue. S’il est impossible de prédire s’il s’agira d’un pétard mouillé, il est tout aussi impossible de prétendre avec certitude que les structures actuelles de l’espace public demeureront indemnes. » [1]


La caquisation comme vecteur du bloc historique


Avant d’entamer l’analyse précise de la fonction actuelle de PKP dans le paysage politique québécois, rappelons quelques objectifs stratégiques que poursuivait le PQ en le nommant à la tête du conseil d’administration d’Hydro-Québec en avril 2013, puis en annonçant sa candidature lors campagne électorale de 2014 : 1) assurer une couverture médiatique favorable au PQ auprès des classes moyennes conservatrices grâce à la convergence médiatique, économique et parlementaire ; 2) percer le bastion de la ville de Québec en favorisant une articulation organique entre le maire Labeaume/PKP/PQ, dont le cœur est représenté par le nouveau phare de l’industrie culturelle québécoise, l’amphithéâtre Quebecor ; 3) opérer la caquisation du PQ, comme le souligne Pierre Dubuc dans son article sur la « berlusconisation du Parti québécois ».


« Dans les cercles souverainistes et progressistes, on attribue le fait que le gouvernement soit minoritaire à la division du vote entre le Parti Québécois, Québec solidaire et Option nationale, et on parle de « convergence nationale », d’alliance électorale en vue du prochain scrutin. Mais, dans l’entourage de la direction du Parti Québécois, on entend un autre discours. Le PQ est minoritaire, dit-on, à cause de son virage à gauche, de son appui à la lutte étudiante. Parlez aujourd’hui à un ministre péquiste et il vous expliquera comment tous ses projets de loi sont conçus pour aller chercher l’appui de la CAQ. Les politiques du Parti Québécois ont d’ailleurs une forte odeur caquiste : pensons à l’objectif du déficit zéro, les compressions dans les commissions scolaires, les suppressions de poste à Hydro-Québec, les coupures à l’aide sociale. Tout est conçu pour plaire à l’électorat caquiste. Avec la CAQ qui ne décolle pas dans les sondages et le rapprochement entre le PQ-PKP, faudrait peut-être envisager la possibilité d’une alliance entre le PQ et la CAQ comme plus probable qu’une alliance PQ-QS-ON ! » [2]


Ce n’est pas un hasard si le principal potentiel de croissance électorale du PQ est à droite de l’échiquier politique (classes moyennes conservatrices et petite bourgeoisie nationale), comme l’a bien montré Philippe Brisson de la firme de conseil stratégique STRATEGEUM lors de son discours au congrès de la Convergence nationale en mai 2013. Un éventuel effondrement du PQ ou de la CAQ amènera une migration de 30% de l'électorat en faveur de l’autre parti, ce qui explique pourquoi le PQ continue son virage à droite malgré la frustration de sa frange militante « progressiste et indépendantiste ». Ainsi, la stratégie identitaire et le réalignement populiste du PQ auraient pour objectif de courtiser la base sociale et électorale de la CAQ, malgré les divergences idéologiques entre ces deux partis. Nous reviendrons sur la tension entre souverainisme et autonomisme, car la mise en place d’une vision commune pourrait surmonter ces contradictions et favoriser la formation d’un nouveau bloc historique.


Selon Gramsci, chaque classe sociale possède un seul parti qui représente la conscience de cette classe, bien qu’il puisse y avoir plusieurs partis indépendants défendant les intérêts complémentaires d’une même classe. Ces derniers peuvent être en compétition, diverger sur des intérêts secondaires et les moyens les plus aptes pour les favoriser, mais il n’en demeure pas moins que ces diverses entités forment en réalité une unité objective. « La vérité théorique selon laquelle chaque classe a un seul parti, est démontrée, dans les tournants décisifs, par le fait que les regroupements divers qui tous se présentent comme parti « indépendant » se réunissent et forment un bloc unique. La multiplicité qui existait auparavant était uniquement de caractère « réformiste », c’est-à-dire qu’elle concernait des questions partielles ; en un certain sens, c’était une division du travail politique (utile, dans ses limites) ; mais chacune des parties présupposait l’autre, au point que dans les moments décisifs, c’est-à-dire précisément quand les questions principales ont été mises en jeu, l’unité s’est formée, le bloc s’est réalisé » [3]


Si une coalition entre le PQ et la CAQ est logiquement possible, la question reste de savoir si elle est réellement accessible à court ou moyen terme, compte tenu de l’histoire, des écarts programmatiques et des rivalités pratiques entre ces deux organisations. Nul ne sait encore si le PQ et la CAQ finiront par s’unir pour former un seul parti de droite nationaliste, ou s’ils continueront de s’entre-déchirer pour répondre aux intérêts contradictoires d’une même base sociale. Il n’en demeure pas moins que les deux partis auraient objectivement intérêt à s’allier en vue des élections de 2018. Bien que l’élection de PKP à la tête du PQ pourrait théoriquement suffire à supplanter le Parti libéral du Québec [4] il n’en demeure pas qu’une coalition avec la CAQ permettrait d’obtenir une écrasante majorité. Comme François Legault a déjà annoncé qu’il quitterait la vie politique s’il ne gagne pas en 2018, il aurait grandement avantage à envisager une alliance s’il désire vraiment prendre le pouvoir et ne pas voir son parti mangé par le PQ revampé par l’effet PKP qui attire tous les regards [voir vidéo]. Le tandem entre les deux hommes d’affaires représente-t-il une idée farfelue ou une possibilité réelle ?


Gouvernement de coalition et souveraineté culturelle


Tout porte à croire qu’un tel scénario pourrait bientôt voir le jour, d’autant plus qu’une alliance entre le PQ et la CAQ aurait pu survenir il y a deux ans, bien avant l’arrivée de PKP. « Au lendemain de l’élection du gouvernement minoritaire de Pauline Marois en septembre 2012, Jean-François Lisée a proposé la formation d’un gouvernement de coalition où François Legault et Jacques Duchesneau, de la Coalition avenir Québec, et Françoise David, de Québec solidaire, auraient siégé au Conseil des ministres. […] Pour former ce gouvernement de coalition, Pauline Marois aurait offert le poste de ministre de l’Économie à François Legault — « il demanderait aussi les Finances, on négocierait », avance l’auteur —, celui de ministre de l’Intégrité à Jacques Duchesneau et celui des Affaires sociales à Françoise David. De plus, un ou deux autres députés caquistes auraient obtenu un portefeuille. Renouvelable, l’entente se serait étendue sur deux ans (ou deux budgets). En échange, « la CAQ s’engagerait à nous laisser l’initiative référendaire » et à accepter la tenue d’un référendum, quitte à rejoindre le camp du Non. « Legault aurait-il accepté ? […] Difficile à dire. […] Mettre en balance des années d’opposition stériles à venir et le poste qu’il convoitait depuis 10 ans — ministre de l’Économie — l’aurait conduit à une réelle réflexion. Je pariais aussi que Duchesneau serait très favorable à un accès rapide au pouvoir. » [5]


Si l’invitation de Françoise David à participer à ce gouvernement demeure symbolique voire méprisante, celle-ci étant appelée à s’occuper des pauvres pendant que Legault aurait le volant sur l’économie ou les finances publiques, Lisée voyait dans cette coalition la possibilité de surmonter la faible popularité du PQ dans l’opinion publique en cooptant les piliers de la CAQ. Or, la question délicate du référendum sur la souveraineté politique du Québec aurait été un repoussoir pour la formation autonomiste de Legault ; il fallait donc trouver un terrain d’entente, un cessez-le-feu sur cet enjeu polarisant, en mettant de l’avant une proposition consensuelle entre les deux partis. C’est ici que le deus ex machina fait son entrée : la souveraineté culturelle. Cette pièce stratégique préconisée par plusieurs acteurs clés (Curzi, Lisée, Legault, Bock-Côté et PKP), représente la pierre angulaire d’une éventuelle coalition PQ-CAQ.


Quelques mois après son départ du PQ, l’ex-député Pierre Curzi critiqua la mollesse de la CAQ sur la question constitutionnelle et fit quelques suggestions à M. Legault. « Si j'étais un vrai autonomiste et non un nationaliste très mou comme la plupart des caquistes, je proposerais aux Québécois un référendum sur les quelques points d'autonomie précis à aller arracher au gouvernement fédéral. […] Je demanderais aussi aux Québécois s'ils veulent la souveraineté culturelle, c'est-à-dire tous les pouvoirs en matière de langue, d'immigration, de télécommunications et de culture. Les sondages nous disent que plus de 75% des Québécois sont d'accord. Le Québec ferait inévitablement des gains puisque le Canada serait obligé de négocier de bonne foi et aussi parce que le négociateur québécois s'appuierait sur une majorité claire. » [6]


Un plus grand contrôle du Québec sur ces domaines névralgiques pourrait ainsi être revendiqué à la fois par les autonomistes et les souverainistes, les premiers y voyant une manière de défendre le caractère distinct de la société québécoise sans s’embourber dans les débats sur l’indépendance, les seconds y trouvant une occasion de provoquer une nouvelle crise constitutionnelle favorable à la remontée de l’option souverainiste dans l’opinion publique. Tel était l’objectif de la proposition avortée du gouvernement de coalition de Jean-François Lisée. « Le conseiller préconisait « un calendrier d’action rapide » pour la tenue d’un référendum sectoriel sur la souveraineté culturelle. Lisée écrit qu’il est arrivé à la même conclusion que le sondeur du PQ, Pierre-Alain Cotnoir : « La seule approche susceptible d’avoir l’effet escompté, c’est-à-dire de faire tomber les masques et révéler le vrai visage du Canada, passe par des actions politiques débouchant sur un affrontement avec Ottawa, par un moment de vérité, par une crise politique dont nous aurions commandé les tenants et les aboutissants. » [7]


La stratégie de la souveraineté culturelle n’est pas propre à certains ténors péquistes, car elle vient récemment d’être intégrée à la vision officielle de la CAQ. À première vue, Legault semble réitérer le mantra du nationalisme autonomiste de la défunte ADQ, reformulé sous l’expression de « nationalisme d’affirmation ou d’ouverture », cherchant une troisième voie entre le « fédéralisme mou » du PLQ et le « pays imaginaire » du PQ. Il s’agit de surmonter le clivage sur la question nationale en misant sur le redressement économique, la résolution de la question constitutionnelle étant repoussés aux calendes grecques. Or, si Legault répète qu’il « n’y aura jamais de référendum sur la souveraineté avec un gouvernement de la CAQ », il rompt avec l’attentisme de son parti sur la question culturelle en ouvrant la porte à la revendication de nouvelles compétences.
« Dans l’incapacité de négocier « quoi que ce soit » avec Ottawa sur le terrain constitutionnel, le gouvernement du Québec devrait à ses yeux se battre sur deux fronts: la langue et l’immigration. Il doit détenir les « pleins pouvoirs » dans ces deux champs. « M. Couillard n’a fait aucune demande concernant entre autres la langue et l’immigration », mais « il a déjà évoqué à quelques reprises […] la possibilité de signer la Constitution canadienne ». « Si demain matin, on dit le Québec — parce qu’il est le seul État qui représente une majorité de francophones en Amérique du Nord — a tous les pouvoirs en matière de langue, a tous les pouvoirs en matière d’immigration, je pense que ça vient asseoir notre nation sur du solide », a-t-il souligné aux journalistes. Le gouvernement du Québec doit avoir en main « tous les pouvoirs » en matière de sélection des immigrants afin de « protéger » le « caractère distinct » de la société québécoise, a soutenu M. Legault à l’occasion du discours de clôture du 1er congrès de la CAQ, dimanche midi, dans un centre des congrès de Trois-Rivières. » [8]


Ce repositionnement idéologique plaît évidemment à certains adeptes du nationalisme conservateur comme Mathieu Bock-Côté, qui y voit l’occasion de ranimer le débat identitaire en coupant les ponts pour de bon avec le « folklore gauchiste radical » de Québec solidaire et la « social-démocratie en déroute ». En écartant l’option de l’alliance à gauche, l’impasse du mouvement souverainiste l’oblige à emprunter la seconde voie, celle d’un « vrai virage nationaliste. Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue, laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même, il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies. Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse, elle, applaudira. » [9]


Si la forme initiale de la charte des valeurs québécoises montra ses limites et l’échec stratégique de la « catho-laïcité », Bernard Drainville a annoncé qu’il présenterait une nouvelle mouture « plus souple et plus consensuelle » de sa charte au début de l’année 2015, laquelle « ressemblera à ce qu'il aurait proposé après discussion avec la CAQ s'il n'y avait pas eu une élection au printemps » [10] Cette convergence sur une charte 2.0 sera elle-même insérée dans une perspective plus large sur la langue et l’immigration, d’autant plus que PKP appuie toujours le projet de la charte et demeure proche des milieux nationalistes conservateurs. Par ailleurs, le propriétaire de l’empire Quebecor sera particulièrement bien positionné pour discuter des autres enjeux de la souveraineté culturelle comme la question sensible des télécommunications. À l’heure du démantèlement de Radio-Canada, le rôle névralgique de Quebecor dans l’industrie culturelle et l’espace médiatique québécois lui permettra d’obtenir un rapport de force vis-à-vis Ottawa afin de rapatrier les pouvoirs du CRTC au Québec. Après tout, nous pouvons reformuler le célèbre adage de Charles Erwin Wilson (ancien président de General Motors) : « What is good for Quebecor is good for Quebec and vice versa ».


Le post-souverainisme Legault-PKP


Nous assistons présentement à l’épuisement idéologique de l’option souverainiste. Élaboré comme une stratégie habile permettant de réunir le nationalisme autonomiste et l’indépendantisme, la gauche réformiste et la droite économique dans un même parti, le souverainisme appartient maintenant au rêve d’une autre époque. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’indépendance du Québec devient un objectif superflu ou utopique, bien au contraire ; mais elle ne peut plus être portée par l’ancienne vision du monde qui la vu naître et son principal véhicule politique qui a atteint sa fin de vie utile. Cela ne veut pas dire non plus que le PQ disparaîtra de la scène politique, mais il devra changer de forme et de discours pour aspirer au pouvoir. Ce constat n’est pas seulement partagé par la gauche radicale, mais par Mathieu Bock-Côté qui y voit l’occasion d’une refondation idéologique du nationalisme qui pourrait recevoir une nouvelle traduction politique. Il porte à ce titre une attention particulière sur la nouvelle stratégie de Legault qui définit un nationalisme post-souverainiste.


« François Legault veut désormais fédérer le vote nationaliste et reléguer l’indépendantisme dans les marges de la vie politique, où il serait condamné au statut de tiers-parti. Le nationalisme québécois s’est défini principalement comme souverainisme depuis quarante ans. Il voudrait le redéfinir comme autonomisme. Quoi qu’on en pense, c’est un pari tenable. Il s’agit d’un positionnement optimal pour Legault, qui occupe ainsi le créneau politique dominant au Québec : le nationalisme non-souverainiste  (ce qui ne veut pas dire fédéraliste) de centre-droit.  J’avais constaté l’émergence de ce courant politique dans Fin de cycle, surtout dans les deux premiers chapitres. J’y montrais comment cette sensibilité était probablement majoritaire au Québec mais ne parvenait pas à se traduire politiquement. Son émergence politique dépend en fait de la liquidation du clivage souverainiste-fédéraliste. […] Le nationalisme post-souverainiste à la Legault s’inscrit moins dans une logique d’adhésion sentimentale au Canada que de consentement à une situation historique où l’idéal d’indépendance entre peut-être en dormance. […] Chose certaine, ce repositionnement stratégique sera intéressant à suivre. » [11]


Si l’émergence politique du nationalisme post-souverainiste à la Legault-Bock-Côté suppose la liquidation de l’antagonisme souverainiste-fédéraliste, la figure PKP associée au poing levé indépendantiste ne viendrait-elle pas entraver cette stratégie? Cette donnée compromettante doit être prise en compte, d’autant plus que l’appui à l’indépendance n’a pas le vent dans les voiles et que le clivage sur la question nationale nuit fortement à Legault. « Après avoir bénéficié d'un buzz lié au référendum écossais, selon M. Rivest, les intentions de vote en faveur du Oui sont passées de 41 % le mois passé à 32 % ce mois-ci. Cette polarisation entre fédéralistes et souverainistes est ce qui nuirait le plus à la Coalition avenir Québec (CAQ) et à François Legault avec une victoire de M. Péladeau à la chefferie. Bien avant la stature économique du député de Saint-Jérôme, soutient M. Rivest. Lorsque l'enjeu référendaire refait surface, la CAQ est souvent éclipsée. » [12]


On constate également que l’arrivée surprise de PKP lors de la dernière campagne électorale et l’improvisation autour de la question référendaire a directement nui au PQ et favorisé l’élection du PLQ. L’angoisse existentielle du mouvement souverainiste vis-à-vis la stratégie référendaire l’empêcherait-il pour toujours de redevenir une force politique? Est-on sur le point de dépasser cette phobie découlant des deux traumatismes référendaires afin de reparler de nationalisme et de souveraineté dans de nouveaux termes? Toute la question est là : l’énigme de la course à la chefferie du PQ ne consiste pas à savoir qui arrivera premier (tout le monde le sait depuis le début), mais de découvrir comment se positionnera le nouveau chef par rapport au référendum. Celui-ci aura-t-il lieu à la première, deuxième, troisième année d’un premier mandat, en 2022, au moment opportun? La stratégie de PKP est exemplaire à cet égard : ne voulant pas jouer toutes ses cartes immédiatement, il crée un suspense afin de rallier les indépendantistes durs et les moins pressés en laissant planer le doute sur son intention de passer à l’action. Il préfère plutôt opter pour la pédagogie et mettre entre parenthèse les modalités référendaires pour ne pas donner de munitions à ses adversaires :


« J’ai l’intention de parler de souveraineté [principalement]. D’avoir une approche pédagogique, didactique, d’expliquer… Le référendum est une modalité, la souveraineté est essentielle. » […] Contrairement à plusieurs de ses collègues-adversaires, M. Péladeau n’entend pas dire à quel moment il souhaiterait tenir un référendum. Du moins, pas pour le moment. « À la veille de l’élection [de 2018], je pense qu’on va être en mesure de faire en sorte de déterminer ma position sur le référendum », a-t-il indiqué. Le PQ a « quatre années pour faire un exercice d’explications qui va rapprocher les citoyens de la politique, a mentionné Pierre Karl Péladeau. Les gens vont être en mesure de mieux apprécier en quoi la souveraineté consiste et éviter qu’il y ait cette adéquation entre souveraineté et référendum — comme ça s’est malheureusement produit durant la dernière campagne électorale. » [13]


Il est intéressant de noter que PKP reprend l’idée de SPST selon lequel il faudrait dissocier le mythe du Grand Soir référendaire et la construction pratique de l’État-nation par une série de gestes concrets. « Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se solde par son rejet – plutôt que d’inaugurer une série d’actes d’État édifiant le pays réel. » [14] Dans sa critique du « référendisme » qui condamne le mouvement souverainiste à l’attentisme et au provincialisme, SPST préconise de forger une « doctrine de l’intérêt national » qui ne s’embourbe plus dans les tactiques politiciennes, mais vise la réalisation d’une souveraineté de facto.


« La mutation de cette éventuelle doctrine en politiques concrètes pourrait se décliner en mesures tout aussi diverses que l’établissement d’une nouvelle Charte de la langue française, la création d’un régime québécois d’assurance-emploi, l’intégration du ministère des Relations intergouvernementales au sein d’un nouveau ministère des Affaires internationales, la mise en place d’un rapport d’impôt unique, d’un Conseil de la radio-diffusion et des télécommunications du Québec, etc. Des réformes audacieuses des modes de production industrielle pourraient faire de lui un chef de file dans un Occident qui peine à gérer sa démondialisation. Le tout serait précédé d’une constitution et d’une citoyenneté québécoises qui fixeraient le cadre de légitimité d’action de l’État québécois. » [15]


Dans une conférence donnée devant des étudiants de l’Université de Montréal le 28 novembre 2014 [16], PKP fait la promotion de l’accessibilité des études supérieures, de l’électrification des transports comme projet structurant de l’économie québécoise, et référendums multiples pour consulter davantage la population sur une foule de questions. La stratégie de la souveraineté culturelle viendrait évidemment jouer un rôle clé sur ce plan (langue, laïcité, télécommunications, culture), bien que l’immigration reste un thème absent du discours de PKP pour l’instant. La pédagogie post-souverainiste risque donc d’être présentée par une série d’exemples de « gestes de reconquête ou de rupture », nouveau terme à la mode dans les milieux nationalistes qui essaient de dépasser l’opposition entre élection référendaire et étapisme.


Virage identitaire et nationalisme autoritaire


La stratégie de la « souveraineté culturelle » s’inscrit donc dans une reformulation idéologique du virage identitaire et du nationalisme d’affirmation post-souverainiste, qui entend refonder l’État-nation sur la réappropriation des pouvoirs permettant de protéger la culture de la « majorité historique ». Autrement dit, l’alliance PQ-CAQ catalysée par la direction hégémonique de PKP permettrait la réalisation pratique du projet politique exprimé par les écrits de Mathieu Bock-Côté et le manifeste du groupe Génération nationale. « L’idée nationale doit prévaloir comme horizon de pensée. Génération Nationale réaffirme la légitimité même de la majorité historique de se définir comme référence culturelle. Notre statut de « petite nation » – dont l’existence même n’est aucunement garantie à long terme – exige précisément une fermeté accrue en matière d’affirmation identitaire. La nation se doit d’être le cadre de solidarité et de protection de ses composantes, surtout à l’ère de la mondialisation soi-disant immuable. » [17]


Contrairement aux apparences, le projet de charte des valeurs n’est pas mort et enterré par le dernier échec électoral du PQ ; il représente plutôt le prélude d’une stratégie générale basée sur une doctrine jacobine de l’intérêt national. Dans un texte d’un collectif d’auteurs réunissant SPST, Louise Mailloux, Tania Longpré et d’autres protagonistes de cette mouvance, la laïcité représentait clairement un instrument de réaffirmation culturelle. Notons que l’idée de « fermeté » est encore au rendez-vous : « La mise en place d’une charte ferme, mais juste, vise la cohésion sociale par la cohérence institutionnelle, soit par la transformation de l’identité en doctrine d’État, plaçant la culture de la majorité historique française au centre de l’action gouvernementale - comme la loi 101 en a jadis été un jalon majeur. Nos institutions doivent donc relayer ce qui unit l’ensemble des composantes de la société, tout en constituant un lieu de convergence par rapport à ce qui nous distingue et nous divise. » [18]


Cette vision de l’action politique, fondée sur le rôle prédominant des acteurs et d’une volonté forte capable de redéfinir les règles du jeu, amène une certaine fascination pour le pouvoir et les grandes figures de l’histoire : Jules César, Charles de Gaulle, Jacques Parizeau, Pierre Karl Péladeau, et même… Stephen Harper. SPST en fait même l’éloge en proposant au mouvement souverainiste de s’en inspirer directement, non pas au niveau du contenu, mais de la forme. « Le PQ sera possiblement appelé à former le prochain gouvernement. Une chose est certaine – et la dernière année nous l’a confirmé : aucun parti ne peut tenir pour acquise sa victoire prochaine. Pour parvenir à prendre le pouvoir, Pauline Marois, dont la force de caractère et la détermination ne sont plus à prouver, devra s’inspirer des meilleurs, de ceux qui parviennent à gagner. L’exemple le plus proche de nous est Stephen Harper. Je ne puis penser, en Occident, à un meilleur exemple pour les souverainistes. Non pas qu’il faille calquer intégralement le conservatisme canadien-anglais et le réformisme albertain, non plus qu’il soit productif de traiter notre minorité anglophone avec le mépris dont les québécois sont victimes sous la gouverne du PCC. Mais Stephen Harper est un homme d’État et a le sens de l’État. Harper comprend comme nul autre la politique. Le premier ministre du Canada est passé de régionaliste de l’Ouest à nation builder canadian. Tacticien et stratège hors pair, Harper tient ses promesses, et rebâtit le vieux Canada anglais floué par les libéraux de Trudeau, un Canada qui n’a pas peur d’embrasser toute sa dimension identitaire, historique, britannique et même monarchique malgré le marécage du multiculturalisme imposé par les trudeauistes. » [19]


Dans un texte analysant le rôle symbolique de Lucien Bouchard et l’émergence du populisme autoritaire en sol québécois [20], le concept gramscien de « césarisme » servait à expliquer l’arrivée de figures politico-médiatiques. Dans un contexte de crise (du mouvement souverainiste) et d’équilibre des forces (entre le PQ et la CAQ), la fonction mythique de PKP s’exprime par le fait qu’il est  le seul à pouvoir incarner ce rôle tragico-comique de cette situation historique. « Dresser un catalogue des événements historiques qui ont culminé dans une grande personnalité « héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte sur B ou B sur A, mais aussi que ni A ni B ne l’emporte, mais qu’ils s’épuisent réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et s’assujettisse à ce qui reste de A et de B. […] Mais si le césarisme exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par  un équilibre des forces annonciateur de catastrophe, il n’a pas toujours la même signification historique. Il peut y avoir un césarisme progressif et un césarisme régressif et, en dernière analyse, ce n’est pas un schéma sociologique, mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte de chaque forme de césarisme. » [21]


Il n’est donc pas étonnant que les nationalistes soient susceptibles de chercher cette personnalité héroïque. Ce que SPST affirmait à propos de Pauline Marois vaut a fortiori pour PKP, qui représente son dauphin et le prolongateur tout désigné du virage identitaire entamé par le PQ dès la crise des accommodements raisonnables et l’arrivée en scène de Jacques Beauchemin en 2007 [22]. Il n’est pas non plus étonnant que la stratégie de PKP s’inscrive dans la logique de la « gouvernance souverainiste », mais dans une version plus affirmée que sa prédécesseure qui l’enferma dans le provincialisme. « Dans un Québec en manque en crise politique et en recherche de direction, la Dame de Béton a déjà prouvé sa valeur personnelle, mais elle n’a absolument rien à perdre à faire le pari de l’audace. Le mouvement souverainiste a déjà gaspillé assez de conjonctures et d’occasions de sortir le Québec de sa torpeur. Pour être tout simplement différent, il doit promettre autre chose que de la gestion à la petite semaine. La « gouvernance souverainiste » a déjà le mérite de rompre avec le fatalisme du « grand soir », mais elle serait futile si elle ne savait s’inscrire que dans l’espace de la gestion provincialiste. Contrairement au gouvernement libéral, qui a reculé devant le pouvoir de la rue chaque fois qu’il a avancé une timide réforme, un gouvernement péquiste ne devrait pas avoir peur des sondages, car il puiserait sa légitimité des urnes. » [23]


Cet accent mit sur une personnalité forte appuyée directement sur les masses par le biais de sondages d’opinion et de consultations populaires est l’un des traits du gaullisme, qui associe centralisation et démocratie plébiscitaire. S’il peut être de gauche comme de droite en théorie, cette forme particulière de populisme a tendance à prendre des traits conservateurs lorsqu’il s’inscrit d’emblée dans une stratégie identitaire et un nationalisme qui renonce à la souveraineté réelle (indépendance) pour se recroqueviller sur la souveraineté culturelle (sphère symbolique de la majorité historique). C’est pourquoi nous assistons à la transformation du péquisme en pé(k)pisme prenant la forme d’une doctrine d’État fondée sur le national-populisme autoritaire.


Bouchard et le parti du 357c


Pour revenir au sujet principal de l’article qui consiste à démontrer la rationalité politique d’une alliance entre le PQ et la CAQ dans le contexte des années 2010, nous devons retracer le rôle d’un acteur souterrain qui pourrait expliquer en partie l’émergence du parti de François Legault et certaines reconfigurations de l’espace idéologique québécois. Si PKP représente le visage sensible de cette nouvelle synthèse potentielle, le père du nationalisme « lucide »,  Lucien Bouchard, aurait directement fomenté la création de la CAQ dans les coulisses du célèbre club privé 357c, selon un article de deux journalistes du Globe and Mail en 2011 qui semble corroboré par un article d’Alec Castonguay dans l’édition de mai 2012 du magazine L’Actualité.


« In early 2010, at an exclusive private club in Old Montreal, Lucien Bouchard met with his former prize recruit, François Legault, to talk politics and the need for a new party in Quebec. The club, named 357c for its 200-year-old address on rue de la Commune, bills itself as a place where creative thinking can be conducted in “the utmost comfort and discretion.” This occasion called for privacy. Mr. Bouchard, a former Parti Québécois premier and an inspirational figure for pro-independence forces in the 1995 referendum, had been out of politics for almost a decade and was determined to stay out of the fray. Mr. Legault, a former minister recruited by Mr. Bouchard in 1998, had resigned from the PQ just a few months earlier. Experience drove them to the same conclusion: Quebec sovereignty was an impossible dream and the PQ, while leading in the polls at the time, was defending an option that was obsolete.


“I met Mr. Bouchard a few times over the past few years, and we discussed a lot of things,” Mr. Legault recalled in an interview. “For a few years now I witnessed a political vacuum in Quebec. It was only by default that the PQ [in 2010] was ahead in the polls. … But I sensed that people had no desire to decide between sovereignty and Canadian federalism.” Nearly two years later, Mr. Legault leads an upstart party called the Coalition Avenir Québec that swallowed up its right-of-centre rival this week. The new party was far in the lead in recent polls – thanks, in part, to a promise to put sovereignty on the shelf. The PQ is coming apart at the seams with constant leadership crises, while the Bloc Québécois is a rump. Support for Quebec independence has slipped as low as 33 per cent, below the 40 per cent long held as a floor. » [24]


Il faut noter qu’après son départ de la vie politique « active » ou « officielle », Lucien Bouchard continua d’influencer l’espace public québécois, non seulement par son rôle central dans la filière des gaz de schiste, mais pour manigancer les courses à la chefferie du PQ et la formation d’autres partis politiques. Comme le souligne Pierre Dubuc, « Lors de la course à la direction du Parti Québécois de 2005, il s’est associé à onze autres personnalités pour publier le manifeste Pour un Québec lucide, dans le but d’influencer le cours des débats et favoriser la candidature d’André Boisclair. Dès l’annonce de la démission de François Legault des rangs péquistes, le 24 juin 2009, il se précipitait sur le téléphone pour le joindre dans sa voiture durant le trajet Québec-Montréal afin de l’inciter à créer un nouveau parti politique, comme nous l’apprenait le journaliste Alec Castonguay dans l’édition de mai 2012 du magazine L’Actualité.


Aujourd’hui, à la veille du déclenchement d’une nouvelle course à la direction du Parti Québécois, Lucien Bouchard reprend du service. Il est au centre d’une nébuleuse où on retrouve, entre autres, la famille Bédard du Saguenay, d’où Bouchard est originaire, et Pierre-Karl Péladeau avec tout son réseau d’influence. Quel est l’objectif de cette nébuleuse? En astronomie, on dit que les nébuleuses jouent un rôle clef dans la formation des étoiles. Dans quel projet politique se cristallisera notre nébuleuse? Identifions sur la carte du ciel quelques-uns de ses éléments. Rappelons d’abord que les médias de Québecor et la maison de sondages Léger Marketing ont joué un rôle clef dans l’ascension politique fulgurante de François Legault après son départ du PQ. Des photos bien léchées de Legault et des résultats de sondage favorables publiés à la Une du Journal de Montréal et du Journal de Québec le catapultaient premier ministre avant même qu’il ait créé son parti! Aujourd’hui, le sondeur Jean-Marc Léger confie à ceux qui veulent l’entendre qu’il est favorable à une fusion de la CAQ et du Parti Québécois. Le programme commun pourrait s’articuler autour des thèmes déjà mis de l’avant par la CAQ : nationalisme économique et culturel, assainissement des finances publiques du « Québec dans le rouge », et engagement à ne pas tenir de référendum sur la souveraineté au cours des 10 prochaines années. » [25]


Qui plus est, l’alliance PQ-CAQ reproduit un scénario qui a déjà reçu un appui populaire dans le passé, comme en témoigne un sondage Léger Marketing datant de mai 2006 montrant qu’un parti dirigé par Lucien Bouchard et Mario Dumont écraserait le PQ et le PLQ. Autrement dit, le tandem PKP-Legault pourrait réaliser pratiquement dix ans plus tard le duo virtuel Bouchard-Dumont. « La moitié des Québécois souhaitent le retour de Lucien Bouchard en politique. Ils seraient même prêts à l'appuyer massivement s'il formait avec l'actuel chef de l'Action démocratique, Mario Dumont, un nouveau parti politique, laissant loin derrière péquistes et libéraux. […] La domination de ce nouveau parti politique se serait surtout fait sentir dans le centre de la province (58 %) et dans la grande région de Québec (48 %), là où le Parti conservateur de Stephen Harper a marqué des points lors des élections fédérales de janvier dernier. Selon le sondeur Jean-Marc Léger, il faut y voir l'émergence, dans le sillage de M. Harper, d'une éventuelle troisième voix au Québec. « Les gens cherchent ailleurs. La voie alternative d'un parti conservateur québécois incarné par Lucien Bouchard et Mario Dumont a de l'effet. C'est le courant nationaliste de la droite modérée que, seul, Mario Dumont ne réussit pas à incarner. Mais avec Lucien Bouchard, le tandem ramasse le Québec au complet », fait valoir M. Léger. » [26]


Le culte de Bouchard représente la nostalgie d’un césarisme québécois disparu qui pourrait revivre à travers la figure d’un nouvel homme fort capable de remettre le Québec sur ses rails. Et le plus drôle de cette histoire est que l’alliance potentielle entre le PQ et la CAQ, qui pourrait même donner naissance à un éventuel parti nationaliste hégémonique sous la direction de PKP, rassemble une constellation étroitement associée au club 357c : Bouchard, Legault, Marois, Lisée. Bien que ce lieu soit également fréquenté par des libéraux, hommes d’affaires et maffioso comme Jean-Marc Fournier, Line Beauchamp, Pierre Moreau, Tony Tomassi ou Paolo Catania [27], il n’en demeure pas moins que ce club sélect réunit une clique de politiciens et d’élites économiques qui décident en secret de l’avenir du Québec.


C’est pourquoi cette « caste » doit être nommée et identifiée comme l’adversaire principal du peuple, sans quoi celui-ci serait peut-être prêt à pactiser avec ceux qui l’exploitent et le dominent. Nous pouvons nommer provisoirement « parti du 357c » l’ensemble de classe politique qui rassemble le PLQ, le PQ et la CAQ, ou plus provisoirement le système d’alternance qui opposera bientôt les libéraux à une éventuelle alliance sous la bannière du pé(k)pisme. Étant donné que le clivage souverainiste-fédéraliste sera liquidé dans les prochaines années, il nous restera l’alternative entre l’austérité libérale et le national-populisme autoritaire… à moins que les forces progressistes et indépendantistes prennent en considération cette reconfiguration historique en proposant une troisième voie anti-système qui pourra tirer partie de cette nouvelle donne.




[1] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Vers une « révolution PKP » ?, Argument, 7 décembre 2014. http://www.revueargument.ca/article/2014-12-16/623-vers-une-revolution-pkp.html

[2] Pierre-Dubuc, Nomination de PKP à HQ : vers la berlusconisation du Parti Québécois?, L’Aut’ journal, 19 avril 2013. http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=4583

[3] Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Éd. Sociales, Paris, 1959, p.218

[4] Guillaume Bourgault-Côté, Péladeau ferait gagner le PQ, Le Devoir, 15 novembre 2014.


[5] Robert Dutrizac, Lisée a proposé un gouvernement de coalition avec la CAQ, Le Devoir, 1er novembre 2014. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/422736/lisee-a-propose-un-gouvernement-de-coalition-avec-la-caq

[6] Pierre Curzi, Le nationalisme mou de la CAQ, La Presse, 26 janvier 2012. http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201201/25/01-4489407-le-nationalisme-mou-de-la-caq.php


[8] Marco Bélair Cirino, Le Québec devra signer la Constitution la tête haute, dit Legault, Le Devoir, 2 novembre 2014. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/422758/congres-de-la-caq-le-nationalisme-d-affirmation-pour-se-glisser-entre-le-plq-et-le-pq

[9] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le Journal de Montréal, 19 janvier 2012. http://www.journaldemontreal.com/2012/01/18/sos-pq

[10] Simon Boivin, Une nouvelle mouture de la Charte début 2015, Le Soleil, 15 décembre 2014. http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/politique/201412/15/01-4828459-une-nouvelle-mouture-de-la-charte-debut-2015.php

[11] Mathieu Bock-Côté, La CAQ, une nouvelle Union nationale ?, Le Journal de Montréal, 11 avril 2014. http://www.journaldemontreal.com/2014/04/11/la-caq--une-nouvelle-union-nationale

[12] Simon Boivin, Sondage CROP-Le Soleil-La Presse: PKP, favori des souverainistes, Le Soleil, 26 octobre 2014. http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/politique/201410/26/01-4812695-sondage-crop-le-soleil-la-presse-pkp-favori-des-souverainistes.php

[13] Guillaume Bourgault-Côté, PKP parlera souveraineté, Le Devoir, 28 novembre 2014. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/425277/peladeau-parlera-souverainete

[14] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, 2014, p.139-140

[15] Ibid., p.220-221


[17] Manifeste de Génération nationale, http://generation-nationale.org/2013/01/le-manifeste/

[18] Collectif d’auteurs, Identité – La Charte des valeurs, étape cruciale de notre réaffirmation culturelle, Le Devoir, 5 septembre 2013. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/386636/la-charte-des-valeurs-etape-cruciale-de-notre-reaffirmation-culturelle

[19] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Redéfinir l’indépendantisme, Vigile, 27 avril 2012. http://www.vigile.net/Redefinir-l-independantisme

[20] Enquête sur le boucharisme, 17 juin 2013. http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/06/enquete-sur-le-bouchardisme.html

[21] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, livre 13, §27

[22] Antoine Robitaille, L’entrevue – Le « nous » c’est lui, Le Devoir, 23 septembre 2007. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/158085/l-entrevue-le-nous-c-est-lui

[23] Ibid.

[24] Rhéal Séguin, Les Perraux, Sovereignty losing around in Quebec, The Globe and Mail, 16 décembre 2011. http://www.theglobeandmail.com/news/politics/sovereignty-losing-ground-in-quebec/article534309/

[25] Pierre Dubuc, C’est la rentrée politique, et quelle rentrée ! L’Aut’ Journal, 29 août 2014. http://lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5464

[26] Kathleen Lévesque, Sondage Léger Marketing - Les Québécois veulent Bouchard, Le Devoir, 6 mai 2006. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/108582/sondage-leger-marketing-les-quebecois-veulent-bouchard

[27] Isabelle Richer, Le club 357c populaire chez les politiciens, Radio-Canada, 28 novembre 2012. http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2012/11/28/004-club-prive-politiciens.shtml


mercredi 24 décembre 2014

Critique du souverainisme

Avant d’entamer la lecture du livre Le souverainisme de province de Simon-Pierre Savard-Tremblay (SPST), co-fondateur et principal intellectuel du groupe Génération nationale, je m’attendais à retrouver les lieux communs du discours « nationaliste identitaire » : critique de la gauche postmoderne, relecture conservatrice de la Révolution tranquille, apologie de l’identité nationale, etc. Ce « préjugé » découlait de la lecture de textes fort douteux faisant la critique superficielle de la « gaugauche multiculturaliste, antinationale, communautariste et montréalocentriste » de Québec solidaire[1], la promotion du Québec inc. et d'une faible imposition des entreprises[2], ou l'appui musclé au virage identitaire du Parti québécois qui n'aurait pas été assez loin avec son projet de Charte des valeurs[3]. De prime abord, tout porte à croire que le think tank Génération nationale, ardent défenseur des « valeurs occidentales » et de la laïcité contre le choc des civilisations (euphémisme de l'« islamisation »), proposant une troisième voie par-delà la gauche accommodante et la droite libertarienne, incarnerait une version québécoise du nationalisme autoritaire et de la « mouvance identitaire »[4] surgissant à différents coins de l'Europe à l'heure actuelle.
                                     
Quelle fut ma surprise de découvrir que le premier livre de SPST adopte non seulement une posture résolument indépendantiste qui rompt avec le repli culturel du nationalisme autonomiste, mais défend les nombreuses réformes socio-économiques des années 1960-1970. La question nationale est clairement posée sur le terrain politique en épousant un « nationalisme d’affirmation, soit celui qui ne se contente pas uniquement de la timide protection des référents identitaires, mais qui vise carrément la conquête des institutions »[5]. Nous n'avons pas affaire aux rengaines de la « dénationalisation tranquille » et aux lamentations de l'oubli de l'héritage symbolique de la Nation, mais à la critique politique de la stratégie référendaire qui fit basculer le mouvement souverainiste vers une logique provincialiste. À l'heure de la crise du Parti québécois et de la course à la chefferie qui portera inéluctablement sur les modalités de l’échéancier référendaire, l'analyse historico-critique de l'étapisme arrive à point nommer pour éclairer la tache aveugle d'un mouvement en profond désarroi idéologique.

Pour comprendre le propos général du livre et le positionnement politique de son auteur, il faut tout d'abord rappeler quelques distinctions conceptuelles subtiles entre nationalisme, indépendantisme et souverainisme. Si le nationalisme au sens large désigne toute doctrine politique fondée sur la protection ou l'affirmation d'une nation, l'indépendantisme dépasse la question du sentiment d'appartenance en faisant la promotion d'une libération nationale multidimensionnelle qui rompt avec l'ordre politico-économique dominant. Comme le rappelle Andrée Ferretti et Gaston Miron, « le nationalisme traditionnel limite ses luttes à la sauvegarde de la langue et des autres spécificités de la culture nationale, alors que l’indépendantisme vise l’émancipation politique, économique, sociale, autant que culturelle, de la nation en la dotant d’un État libre et indépendant »[6]. Si le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) représente le véhicule politique historique de cette conception du monde, celle-ci ne saurait être identifiée au « souverainisme » qui désigne plutôt « la doctrine défendue par le Parti québécois touchant la question nationale ».

Bien que les termes indépendance, souveraineté et séparation soient des synonymes qui renvoient tous au fait qu'un État ait le plein contrôle sur les lois, impôts et traités internationaux (le fameux LIT), il n'en demeure pas moins que René Lévesque chercha à réaliser la quadrature du cercle en construisant une vision capable de rassembler les indépendantistes de gauche (RIN), les nationalistes de droite (Rassemblement national) et une partie de la population favorable à une réforme majeure du fédéralisme canadien. Pour ce faire, il proposait une option « à mi-chemin entre continuité et rupture historique […] susceptible de réconcilier la réalité de l'interdépendance avec les exigences de la souveraineté politique nécessaire au développement des nations modernes, où l'État joue un si grand rôle dans la vie économique, sociale et culturelle des peuples. À la différence du RIN, le propos est peu teinté par le discours anticolonialiste multipliant les références à Cuba ou à l'Algérie, dont la logique de libération serait transposable au Québec. On sent une volonté de placer la souveraineté dans un cadre moderne, soit dans un univers de pays interdépendants de par l'intensification du commerce, et de la présenter comme une continuité logique de la Révolution tranquille de même que l'unique moyen de surmonter ses limites systémiques. »[7]

Pour résumer, si le nationalisme se place d'emblée dans une logique de continuité et l'indépendantisme dans une perspective de rupture avec l'ordre social, le souverainisme cherche à trouver un point d'équilibre entre ces deux pôles du continuum national. La création du Mouvement souveraineté-association (MSA) visait précisément à atténuer la posture révolutionnaire de l'approche indépendantiste pour rendre l'option plus acceptable aux yeux de la population, en articulant étroitement la souveraineté politique du Québec à une association économique avec le Canada (qui comprenait également une liaison maritime, militaire et monétaire). Même si SPST souligne les ambiguïtés de la  souveraineté-association et les ambivalences de René Lévesque, qui incarnait en quelque sorte les hésitations du peuple québécois, le jeune auteur souscrit entièrement à la doctrine souverainiste de son père fondateur. Autrement dit, l'origine de la dérive du mouvement souverainiste ne devrait pas être cherchée dans les fondements mêmes de ce projet politique, mais dans un point de bifurcation ultérieur, soit le « grand virage » de l'étapisme en 1974.

Le grand virage étapiste

Pour expliquer cette inflexion subtile mais déterminante de la stratégie péquiste, qui passe généralement inaperçue au sein des rangs souverainistes et de la population qui considèrent que le référendum remonte à l'origine du mouvement, SPST rappelle le programme initial du parti à l'élection de 1973. « Les premières parties du document traitent des institutions d'un Québec indépendant, réitérant l'engagement de créer une république, de mettre en place un mode de scrutin plus représentatif et un modèle administratif répondant aux besoins des régions. […] Le programme précise ensuite les modalités d'accession à l'indépendance : mise en branle du processus d'accession à la souveraineté dès l'élection du PQ ; adoption de son principe par l'Assemblée nationale (et opposition à toute intervention fédérale) ; adoption par référendum d'une constitution définie par une assemblée constituante ; négociations avec le Canada sur les modalités de l'entente entre les deux pays... »[8]

Il est curieux de remarquer que l'objectif initial du PQ était de fonder une république et que le parti proposait la mise en place d'une assemblée constituante, bien que celle-ci ne soit pas considérée comme un préalable à la souveraineté. À ce titre, le référendum ne représentait pas la pièce centrale ou la voie obligée de l'accession à l'indépendance, mais plutôt un élément parmi d'autre d'un processus complexe. « Il s'agissait d'un débat tactique et non un changement de stratégie, car le référendum – sur la constitution et non sur l'indépendance – était donné par Lévesque comme l'aboutissement d'un processus et non comme le commencement de celui-ci. »[9] Or, la distribution d'une carte de rappel aux électeurs à quelques jours de la date du scrutin des élections générales de 1973 vient marquer l'apparition de la logique étapiste en introduisant une séparation nette entre l'exercice du pouvoir et le référendum sur la souveraineté. « Aujourd'hui, je vote pour la seule équipe prête à fournir un vrai gouvernement. En 1975, par référendum, je déciderai de l'avenir du Québec. Une chose à la fois. »[10]

On venait alors de dissocier pour la première fois l'élection d'un « bon gouvernement » péquiste et la réalisation de la souveraineté le jour ultime d'un référendum victorieux. SPST voit dans cette manœuvre non pas le fruit d'une simple manigance électorale, mais le début d'un changement de paradigme. L'auteur de ce revirement stratégique, Claude Morin, est dépeint comme un être machiavélique, entretenant des relations troubles avec la GRC, un « calculateur méticuleux » craintif de la base militante du parti, prêt à manipuler le programme du PQ pour répondre aux impératifs de la Realpolitik. Au-delà de ce portrait qui retrace le rôle central d'un acteur oublié  du mouvement souverainiste, il s'agit de retracer le virage électoraliste qui pourrait survenir dans n'importe quel parti. En d'autres termes, le constat critique de SPST à propos de cette « dérive » du PQ peut être généralisé à n'importe quelle formation politique qui aspire à rompre d'une manière ou d'une autre avec l'ordre établi.

« L'étapisme s'affichait comme une posture réaliste dans le but de rassurer l'électorat. Ce précepte repose sur l'idée selon laquelle le peuple ne serait pas prêt d'emblée pour l'aventure souverainiste. Si les efforts en vue d'une redéfinition réconfortante de l'image du projet ont été au cœur du souverainisme moderne depuis qu'il est porté par René Lévesque, l'étapisme vise à dédramatiser le sens profond d'un vote en faveur du Parti québécois. L'idée sous-entendue est limpide : la meilleure manière de démontrer que les souverainistes ne versent pas dans l'incompétence ou dans le fanatisme révolutionnaire, c'est d'exercer le pouvoir provincial afin d'apporter la preuve de leur capacité de gouverner. »[11]

Contrairement à l'image reçue selon laquelle la perspective étapiste serait une approche modérée et procédant par étapes successives (gradualisme), par contraste aux indépendantistes pressés qui voudraient une déclaration unilatérale d'indépendance le lendemain de l'élection d'un gouvernement péquiste, c'est bien la croyance au moment magique du référendum qui amena une conception événementielle de la souveraineté. Paradoxalement, l'étapisme substitua la construction progressive du pays réel à l'attente d'un pays imaginaire à venir. Ce renversement conceptuel représente le point pivot de l'ouvrage de SPST : « Nous verrons que c'est bien l'étapisme qui transforma l'indépendance en événement alors qu'il s'agissait auparavant d'un processus. Il n'y avait, dans les documents péquistes pré-1974, aucune croyance en un providentiel « Grand Soir » où l'indépendance se réaliserait instantanément. Par contre, il n'était aucunement question de séparer l'exercice du pouvoir et la construction effective du pays québécois. […] La stratégie de l'étapisme fait plutôt reposer tous les espoirs sur la seule consultation référendaire, dont l'issue sera déterminante pour l'avenir collectif. C'est donc plutôt la croyance illusoire en l'imaginaire du « Grand Soir », qui relève de la pensée magique. »[12]

Contre l'idéalisme de cette approche qui s'avéra perdante à deux reprises en 1980 et 1995, notamment parce qu'elle change l'action politique en une affaire de communication publique, de sondages d'opinion, de bonne gestion et de manœuvres politiciennes, il s'agit de revenir à une perspective qui entend fonder, de manière graduelle mais décomplexée, les bases concrètes d'un nouvel État. « Tout bien considéré, l'étapisme porte très mal son nom : plutôt que de poser l'existence d'étapes concrètes dans la définition et la construction de l'État-nation, il inscrit l'indépendance dans le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d'administration de la province, il ne suffira qu'une trentaine de journées référendaires – et d'une brillante joute oratoire – pour convaincre la majorité de voter en faveur du « oui ». Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se solde par son rejet – plutôt que d'inaugurer une série d'actes d'État édifiant le pays réel. […] La seule démonstration convaincante est dans l'effectif, dans l'établissement, dès l'élection, des bases de l'État indépendant, comme les premiers programmes péquistes le prônaient. »[13]

Retour à la case départ : l'intérêt national

Si SPST considère l'étapisme comme le point de départ de la dérive électoraliste du mouvement souverainiste, ce n'est pas pour ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques et relancer le combat pour l'indépendance nationale sur un autre principe politique. Le problème serait plutôt la déviation par rapport à la doctrine originaire, de sorte que la solution serait de revenir à la stratégie péquiste pré-1974. Il s'agit donc de répudier l'étapisme en tant que provincialisme déguisé afin de restaurer le souverainisme dans sa forme pure. Malheureusement, et c'est un trait dominant des nombreuses auto-critiques du mouvement souverainiste qui excellent dans l'art de l'introspection limitée, on reste toujours à l'étape d'une critique partielle qui entend débusquer l'auteur, la raison ou la cause principale de l'échec du projet politique, sans jamais remettre en question les contradictions centrales de celui-ci. Tout se passe comme si la perspicacité dans l'analyse des détails et des intrigues de l'histoire s'accompagnait d'une incapacité à problématiser la structure du récit. D'où la tendance à multiplier les recensions archéologiques, les polémiques partielles et autres ouvrages savants qui explorent les innombrables facteurs responsables de la non-réalisation d'une Idée maîtresse. L'unique question devient alors de déterminer le moment exact où les choses commencent à déraper. Pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, le mouvement souverainiste et « la psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence à mal tourner. »

Heureusement, SPST ne propose pas un remake naïf du Mouvement souveraineté-association mais une reformulation du projet politique selon le principe de l'« intérêt national ». S'il s'agit d'un progrès significatif ou du moins d'un élargissement par rapport à l'idée d'une « fermeté accrue en matière d'affirmation identitaire »[14] (qui se limite généralement à la dimension symbolique-culturelle de la société), le sens exact de ce concept reste largement à définir. Pour le meilleur et pour le pire, tout porte à croire que l'intérêt national représente un « signifiant vide » dont la transcendance vis-à-vis les enjeux particuliers des groupes sociaux garantirait la supériorité ontologique du principe. « Le Québec peine aujourd'hui à définir une vision de son intérêt collectif. Seule une posture indépendantiste cohérente, assortie d'une doctrine nationale qui fait cruellement défaut, saura y remédier. […] Nul besoin de chercher sur l'axe idéologique et artificiel de la « gauche » et de la « droite ». L'intérêt national transcende ces étiquettes qui détournent le mouvement souverainiste de sa mission et ne sèment que la division. Les indépendantistes doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. »[15]

On voit revenir ici le dogme classique de l'idéologie nationaliste et souverainiste, soit le refrain  répété ad nauseam que l'indépendance n'est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Entendons-nous bien ici : il ne s'agit pas de nier la pertinence du concept de volonté générale, de bien commun ou d'intérêt collectif en prétendant qu'il n'existe au fond que des intérêts matériels de classe. S'il peut arriver qu'une définition de l'intérêt national puisse déborder les intérêts particuliers de certains groupes sociaux, c'est parce qu'il s'est produit un processus d'hégémonisation par lequel des revendications particulières sont venues à représenter l'intérêt général d'une totalité sociale. Autrement dit, la question n'est pas débattre sur l'existence ou l'inexistence d'un intérêt supérieur, mais sur le processus de formation qui déterminera toujours un contenu contingent, historique et contestable de cette idée générale. L'intérêt national du Québec était-il le même en 1960, en 1995 ou en 2012 ? Qui définit cet intérêt général dans les faits, et qui devrait le définir en droit ? Selon la perspective souverainiste, ce n'est pas le peuple qui devrait déterminer lui-même ce qui est bon pour lui, mais « les indépendantistes [qui] doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp ».

C’est pourquoi le mouvement souverainiste peut être défini par la subordination de la question sociale à la question nationale, dont le processus doit être dirigé par un grand parti unifié. L’antagonisme gauche/droite est occulté au profit d’une lutte centrale entre politiciens souverainistes et fédéralistes. La souveraineté ne doit pas être un projet de société construit collectivement, mais une question constitutionnelle sous le contrôle des élus de l’Assemblée nationale. L’indépendance ne doit pas être portée par les mouvements sociaux, mais remâchée par une classe politique qui devra gagner une majorité parlementaire afin d'instituer des actes de rupture tout en consolidant le consentement populaire. La gauche et la droite représentent des intérêts particuliers sources de divisions (la question de la justice n'étant qu'un rapport de forces entre classes sociales), l'intérêt national étant tout sauf le déguisement des intérêts d'une classe politicienne prenant la forme de la volonté générale.

Outre cette prétention à vouloir transcender les étiquettes idéologiques sous couvert de réalisme politique, SPST amène quelques pistes concernant la définition actuelle de certains antagonismes entre le Québec et le Canada. L'élément central est sans doute le projet pétrolier de l'État canadien, définissant un pétro-fédéralisme qui affecte directement les intérêts sociaux, économiques et écologiques du peuple québécois, mais aussi la vie des Premières Nations et des générations futures. Il y a donc convergence entre les intérêts locaux, nationaux et globaux à rejeter fermement ce mode de développement extractiviste, et toutes les bonnes raisons du monde à vouloir défendre le territoire québécois contre ce néo-colonialisme qui ne dit pas son nom.

Or, une contradiction centrale de la logique souverainiste surgit aussitôt ; si les intérêts des élites fédérales et nationales sont complètement intégrées sur le plan financier et pétrolier, et que la classe politique au grand complet, y compris Pierre-Karl Péladeau, endosse ce projet à condition qu'il soit « sécuritaire » et « rentable » pour le Québec, devrait-on appuyer tout de même le leader du mouvement souverainiste même si son programme va directement à l'encontre de l'intérêt national ? Jusqu'où doit-on renoncer à la construction et la protection du pays réel au profit d'un pays imaginaire à venir ? Quand le mouvement souverainiste pourra-t-il dépasser son intérêt particulier pour la prise du pouvoir afin de tenir compte des contradictions centrales de la société québécoise, dont l'austérité, la corruption, la crise écologique et la question constitutionnelle représentent les nœuds inextricables ? Pourquoi repousser le débat gauche/droite après l'élection d'un gouvernement souverainiste et la réalisation de l'indépendance, alors que le l'intérêt national est exprimé aujourd'hui par une multitude de mouvements sociaux dont il s'agit de faire la synthèse et d'offrir un débouché politique ? La doctrine souverainiste qui affirme la primauté absolue de la question nationale sur l'ensemble des enjeux sociaux peut-elle encore aspirer à représenter l'intérêt national et faire l'indépendance au XXIe siècle ? Cette mise entre parenthèse généralisée de toutes les questions cruciales, hormis la souveraineté à venir, n’est pas le propre de l’étapisme mais de la logique souverainiste elle-même.

Leçons de l'histoire

Qui plus est, les principales réalisations du gouvernement de René Lévesque (loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, régime d'assurance automobile du Québec, loi sur le financement des partis politiques, entente intergouvernementale sur l'immigration, loi 101, réforme de la fiscalité municipale, loi contre les briseurs de grève, loi sur la santé et la sécurité au travail, régime d'épargne-action, etc.) ont été réalisées à l'intérieur du cadre fédéral sans attendre l'éventuel Grand Soir de la souveraineté. Le PQ agissait selon l'intérêt national jusqu'au moment où il a renoncé non seulement à son projet de souveraineté (Beau risque et tournant affirmationniste de Pierre-Marc Johnson), mais à la question sociale en instaurant une loi spéciale qui répudia son  « préjugé favorable aux travailleurs », mit fin à la grève générale de 1983 et diminua les salaires de la fonction publique de 20%. Le mur référendaire, de même que la morose économique des années 1980, amenèrent le virage autonomiste et libre-échangiste du PQ qui marqua son déclin progressif jusqu'à aujourd'hui, à l'exception du sursaut Meech-Parizeau qui fut déclenchée par une crise constitutionnelle majeure entre 1990 et 1995.

Somme toute, ce qui marqua la fin de l'âge d'or du mouvement souverainiste, ce n'est pas le virage étapiste mais l'interruption de la Révolution tranquille. Celle-ci prit ses racines dans un contexte d'ébullition sociale et réussit ses principales conquêtes institutionnelles dans le cadre provincial, même si l'objectif était peut-être, on l'espère, de briser le plafond de verre et d'instaurer une véritable souveraineté populaire. On peut certes regretter le virage stratégique initié par Claude Morin et montrer qu'il n'a pas réussi à atteindre l'objectif ultime du mouvement souverainiste, à savoir la création d'un État indépendant ; mais il n'en demeure pas moins que le PQ a effectivement réussi à prendre le pouvoir en 1976. En d'autres termes, la faiblesse théorique de l'étapisme vis-à-vis l'idéal souverainiste n'exclut pas son efficacité pratique dans la conquête du pouvoir d'État. S'il faut souligner qu'il n'y a pas de lien mécanique entre l'élection d'un gouvernement souverainiste et la victoire du référendum, il faut également reconnaître que le PQ a effectivement contribué à poser quelques briques dans l'édification de l'État québécois, qu'il a ensuite contribué à détruire après chaque traumatisme référendaire.

C'est pourquoi SPST a raison d'affirmer que « fondamentalement, c'est d'une nouvelle Révolution tranquille que le Québec a besoin »[16]. Or, ce n'est pas la gouvernance souverainiste, ni le projet de Charte des valeurs québécoises, ni l'élection de PKP qui viendra poser les jalons d'une telle transformation sociale qui manque cruellement aujourd'hui. Le fait de planter le dernier clou dans le cercueil de l'étapisme ne réglera pas les choses non plus, car l'éradication du provincialisme laissera indemne les fondements de la logique souverainiste. Ce n'est pas une critique du souverainisme de province qu'il nous faut, mais une critique du souverainisme tout court. C'est pourquoi il faut revenir aux deux dernières thèses du Précis républicain à l'usage de la gauche québécoise :

§9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

§10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».


[5] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.32
[6] Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, tome II (1992-2003), Typo, Montréal, 2004
[7] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.53-54
[8] Ibid., p.110
[9] Ibid., p.117
[10] Souligné dans le texte.
[11] Ibid., p.130
[12] Ibid, p.131
[13] Ibid., p.139-140
[15] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, p. 219-220
[16] Ibid., p.223