samedi 23 mai 2015

John Dewey contre l’expertocratie

Le soubassement épistémologique de l'autorité du public

Introduction

La théorie deweyenne de la démocratie repose sur une conception originale du public, celui-ci étant défini par la perception des conséquences indirectes des interactions sociales et l'effort visant à réguler leurs effets négatifs. L'émergence du public en tant qu'acteur collectif renvoie à l'expérience et à la résolution de problèmes vécus ; les citoyens dotés d'un savoir d'usage doivent donc être intégrés au processus de délibération concernant les enjeux qui affectent leur vie. Dès lors, comment devons-nous articuler les connaissances « tacites » des habitants aux connaissances formelles/professionnelles des élus et des experts ? Cette question épistémologique implique d'importances conséquences politiques : les personnes immédiatement concernées doivent-elles être simplement consultées, ou prendre part directement au processus de décision ? Autrement dit, la démocratie participative représente-t-elle un complément ou plutôt une alternative au modèle du gouvernement représentatif ? La délibération est-elle un simple préalable épistémique servant à éclairer les décisions qui restent tributaires d'une légitimité politique fondée sur la profession, ou bien une propriété émergente d'un processus participatif ?

Du public à l’autorité publique

Pour commencer, John Dewey définit le public par les réactions humaines visant à réguler les conséquences complexes des interactions sociales. « Nous prenons donc notre point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des conséquences sur d’autres hommes, que certaines de ces conséquences sont perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler l’action de sorte que certaines conséquences soient assurées et d’autres, évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celles qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public.

Quand des conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les réglementer, quelque chose ayant les traits d’un État commence à exister. Quand les conséquences d’une action sont confinées (ou crues confinées) principalement aux personnes directement engagées, la transaction est privée. Quand A et B discutent ensemble, l’action est une trans-action : tous deux sont concernés par elle ; son résultat passe pour ainsi dire de l’un à l’autre. Mais les conséquences en terme d’avantage ou de préjudice ne s’étendent apparemment pas au-delà de A et de B ; l’activité demeure entre eux ; elle est privée. Cependant, si l’on montre que les conséquences de cette conversation s’étendent au-delà des deux personnes directement concernées, qu’elle affecte le bien-être de nombreuses autres, l’acte acquiert une capacité publique, que la conversation soit menée entre un roi et son premier ministre, entre un Catiline et un conspirateur allié, ou entre des marchands projetant de monopoliser le marché. »[1]

La distinction public/privé ne repose donc pas sur des sphères distinctes de la société, ni sur des caractéristiques essentielles de certaines activités individuelles ou collectives ; tout dépend du contexte, ou plutôt de la portée des conséquences des interactions sociales sur autrui. Le public en tant que groupe social émergent est lié au principe des intérêts affectés. Un public est une entité sociale qui se mobilise pour répondre à certaines préoccupations communes et réguler les enjeux qui la concernent. Des organisations plus informelles comme un ensemble de voisins signant une pétition pour contrer un projet de développement, des groupes de citoyens, des comités de vigilance ou des mouvements sociaux plus amples, tout comme des ONGs ou d’autres organisations formelles de la société civile, sont autant d’exemples de publics surgissant à différents moments en fonction d’enjeux particuliers.

Cette mobilisation fluctuante des multiples publics s’adresse aux institutions pour réguler certains domaines d’activités de la vie sociale. Découle alors une distinction supplémentaire entre le public comme groupe social mobilisé et les autorités publiques comme ensemble d’agents chargés de veiller à l’intérêt général par des lois, normes et autres dispositifs nécessaires pour assurer le bien-être de tous. « Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences. Les fonctionnaires sont ceux qui surveillent et prennent soin des intérêts ici affectés. […] La reconnaissance de ces conséquences préjudiciables engendre un intérêt commun dont la protection requiert certaines mesures et certaines règles, ainsi que la sélection de certaines personnes qui en seront les gardiens, les interprètes et, si besoin est, les exécutants. »[2]

Cette phénoménologie du public décrit l’émergence de l’État comme corps de spécialistes distinct des citoyens et de la société civile. L’appareil parlementaire, administratif, judiciaire et policier apparaît comme une institution séparée et placée au-dessus du public, celle-ci étant dotée d’un pouvoir accru (monopole de la décision politique et de la violence légitime) et d’un savoir spécialisé. La séparation entre la société civile et l’État s’élargit par l’action conjuguée de la division sociale du travail et de la spécialisation des connaissances qui caractérisent la modernisation technique, scientifique et économique des sociétés capitalistes avancées. Cette dynamique renforce l’emprise d’une classe de professionnels sur la gestion des enjeux complexes qui semblent exiger un savoir spécialisé. « On peut dire qu’aujourd’hui, les questions les plus préoccupantes sont des problèmes tels que le système sanitaire, la santé publique, un logement hygiénique et adéquat, le transport, l’urbanisme, […] l’ajustement scientifique de l’impôt, la gestion efficace des fonds, et ainsi de suite. Toutes ces questions sont aussi techniques que la construction d’un moteur efficace destiné à la traction ou à la locomotion. […] Qu’est-ce que le compte des voix, la décision à la majorité et tout l’appareil du gouvernement traditionnel ont à voir avec de telles questions ? »[3]

Entre savoir d’usage et savoir professionnel

S’instaure ainsi une tension entre la légitimité démocratique et la légitimité technocratique, laquelle repose plus fondamentalement sur deux types de savoirs : les savoirs d’usage du public et le savoir professionnel des experts. Cette distinction épistémologique, qui est au fondement du gouvernement représentatif qui implique la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre gouvernants et gouvernés, peut être illustrée par cette célèbre métaphore de Dewey : « celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut. »[4] Il va sans dire que la traduction politique de cette analogie suppose que les citoyens correspondent aux personnes chaussées et que les gouvernants sont censés être de bons cordonniers. Avant d’interroger cette présupposition, regardons de plus près la nature de chaque type de connaissance.

D’un côté, la notion de savoir d’usage se réfère à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat et quotidien, en s’appuyant sur l’expérience et la proximité. Aussi appelé « savoir local », « savoir de terrain » ou « savoir riverain », le savoir d’usage vient d’une pratique répétée d’un environnement (un quartier, un mode de transport, un service social, etc.), qui donne aux citoyens une fine connaissance de ses usages et de son fonctionnement permanent. C’est l’idée largement répandue selon laquelle les usagers connaissent mieux que quiconque leurs propres intérêts. Selon la sociologie pragmatiste, le savoir d’usage s’appuie sur différents éléments : la coutume, l’utilisation, la consommation et le maniement.[5] Il s’agit ainsi d’un « savoir multiple, à la fois lié à l’expérience sensible et concrète du lieu, à la coutume révélant une expérience temporelle plus longue du lieu, ou encore à l’utilisation ».[6]

De l’autre côté, le savoir professionnel renvoie à une connaissance scientifique, conceptuelle ou formalisée dont l’acquisition dépend d’une formation dans un champ disciplinaire spécialisé. Alors que le savoir d’usage renvoie à l’expérience vécue, à la connaissance de l’amateur ou du profane, bref à une connaissance virtuellement accessible à n’importe qui, le savoir professionnel est davantage l’apanage d’un groupe particulier de personnes, les experts, qui détiennent la maîtrise de concepts, notions, opérations, techniques et dispositifs qui leur confèrent un pouvoir accru sur un champ déterminé de la réalité matérielle et sociale. Cette distinction épistémologique recoupe celle entre la théorie et la pratique, la connaissance conceptuelle acquise par une formation académique permettant de faire abstraction des données sensibles de l’expérience, tandis que la connaissance par fréquentation relève davantage de la pratique ou d’un « savoir tacite » qui ne peut pas forcément être codifié, mais seulement transmis par apprentissage et expérience personnelle d’un phénomène concret.

Cette distinction entre deux formes irréductibles de connaissance étant établie, surgit une question politique fondamentale : quel est le rôle et le poids respectif de chaque type de savoir dans le processus de décision collective ? Cette question renvoie à celle de l’autorité politique, c’est-à-dire de l’attribution du pouvoir décisionnel à une catégorie d’acteurs étant reconnus comme les porteurs légitimes de l’intérêt général. Comment devons-nous articuler les connaissances « tacites » des citoyens aux connaissances formelles/professionnelles des élus et des experts ? Face à un enjeu social complexe, quelle catégorie d’acteur possède l’autorité de trancher le débat une fois que l’ensemble des voix ont été entendues ? Selon Dewey, il n’y a pas de réponse simple à ces questions, le public comme les experts étant confrontés à leurs propres difficultés.

D’une part, le caractère inextricable des externalités des interactions sociales prenant part dans les sociétés contemporaines complique l’identification des problèmes, et par ricochet des différents publics susceptibles de s’organiser pour essayer de les résoudre. « Les ramifications des questions portées à la connaissance du public sont si grandes et si embrouillées, les problèmes techniques impliqués sont si spécialisés, les détails sont si nombreux et si changeants que le public ne peut pas s’identifier lui-même et rester constant longtemps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de public ou un grand ensemble de personnes ayant un intérêt commun pour les conséquences des transactions sociales. Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition. Et il y a de trop nombreux publics, car les actions conjointes suivies de conséquences indirectes, graves et persistantes, sont innombrables au-delà de toute comparaison ; et chacune d’elles croise les autres et engendre son propre groupe de personnes particulièrement affectées, tandis que presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de sorte qu’ils s’intègrent dans un tout. »[7]

À cette difficulté de former un public unifié, qui pourrait être caractérisé comme un « espace public » au sens du philosophe Jürgen Habermas, s’ajoute la difficulté épistémique du savoir d’usage des habitants qui relève avant tout de la connaissance des effets plutôt que des causes des problèmes. « À présent, de nombreuses conséquences sont ressenties plutôt que perçues ; elles sont endurées, mais on ne peut pas dire qu’elles sont connues, car pour ceux qui en font l’expérience, elles ne sont pas référées à leur origine. Il va donc de soi qu’aucun organisme apte à canaliser le flux de l’action sociale et ainsi, à le réglementer, n’est établi. Ainsi les publics sont amorphes et inarticulés. »[8]

Néanmoins, faut-il en déduire que la complexité des enjeux socio-techniques et la relative désorganisation des publics, dotés de connaissances embrouillées et confuses, doivent laisser toute la place au savoir professionnel des experts? Dewey nous met en garde ici contre la tentation de la tyrannie bienveillante de l’expertocratie. « On suppose que les mesures politiques adoptées par les experts sont à la fois avisées et bienfaisantes, entendant par là qu’elles sont constituées de sorte qu’elles protègent les véritables intérêts de la société. L’obstacle insurmontable jalonnant le chemin de n’importe quelle autorité aristocratique est que, dans l’absence d’une voix articulée de la part des masses, le meilleur ne reste pas et ne peut rester le meilleur, le sage cesse d’être sage. Il est impossible aux intellectuels de monopoliser le type de connaissance devant être utilisée pour la régulation des affaires communes. Plus ils viennent à former une classe spécialisée, plus ils se coupent de la connaissance des besoins qu’ils sont censés servir. »[9]

Cet argument renvoie au fossé épistémique généré par la professionnalisation politico-scientifique et la concentration du pouvoir public, qui s’autonomise des intérêts affectés qu’il est supposé représenter. Comment une « bonne gestion » des affaires communes est-elle possible sans une connaissance adéquate de ce qu’il faut gérer, et sans la prise en compte des besoins des citoyens ? Ainsi, bien que le savoir des experts puisse représenter une condition nécessaire à l’élaboration d’une bonne décision, il ne saurait constituer une condition suffisante pour fonder l’efficacité, la justice et la légitimité des décisions politiques. Toute la question réside dans l’analyse de l’articulation des savoirs d’usage et professionnels dans l’élaboration des lois et de l’action publique, laquelle doit impliquer l’échange des perspectives et la participation du public.

Vertus de la démocratie délibérative

L’analyse générale de Dewey plaide en faveur d’un élargissement de la participation citoyenne, et non d’une augmentation du pouvoir des experts. Autrement dit, il ne s’agit pas d’accroître la marge de manœuvre des décideurs et de l’autorité publique, mais de renforcer l’autorité du public, affermir l’autorité du peuple sur ses institutions, c’est-à-dire démocratiser la démocratie. Dewey souligne ainsi que « nous avons toutes les raisons de penser que, quels que soient les changements qui puissent affecter la machinerie démocratique actuelle, ils seront d’un type qui fera de l’intérêt du public un guide et un critère plus décisifs en regard de l’activité gouvernementale, et qui rendra le public apte à former et à manifester ses buts de manière plus autoritaire. En ce sens, le remède aux maladies de la démocratie est davantage de démocratie. »[10] Or, nous avons vu qu’un des problèmes est que le public est actuellement éparpillé, mobile et multiforme, de sorte qu’il a de la difficulté à se reconnaître et agir par lui-même en fonction de ses intérêts. Comment pouvons-nous alors faire en sorte que la participation du public aux décisions collectives soit réellement démocratique, légitime et efficace pour résoudre les problèmes qui le concernent?

La réponse réside dans la notion de délibération ou de communication. Pour Dewey, la réalité sociale est d’abord formée par les interactions entre les individus et l’interdépendance fonctionnelle des activités humaines, mais cela ne permet pas encore de produire un monde de sens, une conscience commune formée par des significations et des symboles partagés. La régulation des conséquences indirectes des interactions sociales nécessite la perception des causes, l’identification de problèmes et une définition commune de la situation, ce qui suppose le langage. « Des interactions et des transactions se produisent de facto et des faits d’interdépendances s’ensuivent. Mais la participation aux activités et le partage des résultats sont des préoccupations supplémentaires. La communication doit être leur condition préalable. […] Ce n’est que quand des signes ou des symboles des activités et de leurs résultats existent que le flux peut être vu comme du dehors, qu’il peut être arrêté afin d’être considéré et estimé, et qu’il peut être contrôlé. »[11]

L’organisation du public procède donc par l’analyse de l’expérience de problèmes vécus, où les besoins et impulsions sont attachés à des significations communes pour être transformés en désirs et en buts, ce qui permet de convertir une activité collective en une communauté d’intérêts et d’efforts. « C’est ainsi qu’apparaît ce qu’on peut appeler métaphoriquement une volonté générale et une conscience sociale : un désir et un choix de la part d’individus en faveur d’activités qui, par le moyen de symboles, sont communicables et partageables par tous ceux qui sont concernés. […] Nous naissons comme des être organiques associés avec d’autres, mais nous ne naissons pas membres d’une communauté. […] Apprendre à être humain, c’est développer par la communication mutuelle la conscience effective d’être un membre individuel et distinctif d’une communauté ; quelqu’un qui comprend les convictions, les désirs et les méthodes, et qui contribue à amplifier la conversion des pouvoirs organiques en ressources et en valeurs humaines. »[12]

Comme la démocratie n’est pas naturelle et que le public n’émerge pas spontanément, il faut que certaines conditions permettent la création d’un intérêt public. Il faut d’abord garantir une véritable liberté d’expression, laquelle ne se limite pas à l’absence formelle de censure, mais requiert des moyens effectifs pour partager les résultats de l’enquête sociale sur les conséquences des activités humaines. « Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le concernent. Tout ce qui entrave ou restreint la publicité limite et déforme l’opinion publique, et entrave et dénature la pensée sur les questions sociales. »[13] Le concept de démocratie délibérative vise précisément à déplacer l’analyse de la source de l’autorité publique à la formation rationnelle de l’opinion publique, c’est-à-dire de la simple expression et agrégation des préférences individuelles à la construction réflexive de celles-ci par la délibération publique. La question n’est pas d’abord de savoir qui décide (même si cela demeure important), mais comment arrive-t-on à une bonne décision ? C’est pourquoi Dewey met autant l’accent sur l’enquête comme méthode collective de connaissance et sur l’expérience démocratique comme une expérimentation continue visant à résoudre en commun des problèmes partagés.

« Au regard de toute cette discussion, la connaissance est communication aussi bien que compréhension. […] La communication des résultats de l’enquête sociale est la même chose que la formation de l’opinion publique. […] Les opinions et les convictions concernant le public présupposent une enquête effective et organisée. À moins de disposer de méthodes pour détecter les énergies à l’œuvre et les retrouver à travers un réseau complexe d’interactions jusque dans leurs conséquences, ce qui passe pour l’opinion publique ne sera une « opinion » qu’en un sens péjoratif plutôt qu’une opinion véritablement publique, si répandue que soit l’opinion. […] Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et connectée aux conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur les affaires publiques. »[14]

Rouages de l’expertocratie

L’insistance sur l’enquête rationnelle, la délibération et la bonne formation de l’opinion publique pourrait néanmoins favoriser un recours accru à l’expertise pour éclairer l’expérience confuse et l’opinion brute des participants. D’ailleurs, la littérature contemporaine sur la démocratie délibérative porte une attention particulière aux mini-publics (jurys citoyens, conférences de consensus, sondages délibératifs, etc.), car la sélection d’un nombre restreint de citoyens discutant dans des conditions optimales de délibération orchestrées par des professionnels de la participation semble augmenter la qualité épistémique des échanges et des conclusions. L’usage de ces mini-publics pourrait certes augmenter la diffusion des résultats de l’enquête sociale et contribuer au débat public, mais elles ne sauraient remplacer complètement les mécanismes traditionnels de la démocratie où la majorité des citoyens dotés de simples savoirs d’usage participent.

« L’argument le plus solide en faveur des formes politiques de la démocratie même aussi rudimentaires que celles qui ont déjà été réalisées – le vote populaire, la règle de majorité, etc. –, c’est qu’elles en appellent dans une certaine mesure à la consultation et à la discussion, qui permettent de dévoiler les besoins et les troubles sociaux. […] Ce gouvernement contraint à reconnaître qu’il existe des intérêts communs, même si la reconnaissance de ce qu’ils sont est confuse ; et le besoin de discussion et de publicité qu’il impose apporte une certaine clarification de ce qu’ils sont […]. Le gouvernement populaire a au moins créé un esprit public, même s’il n’a pas franchement réussi à former cet esprit. »[15]

Ainsi, les experts peuvent avoir un rôle à jouer dans la construction de l’opinion publique, mais ils ne sauraient se substituer à l’autorité du public dans la prise de décision. « Il est vrai que l’enquête est un travail qui incombe aux experts. Leur qualité d’expert ne se manifeste toutefois pas dans l’élaboration et l’exécution des mesures politiques, mais dans le fait de découvrir et de faire connaître les faits dont les premières dépendent. Ils sont des experts techniques au sens où les investigateurs scientifiques ou les artistes manifestent une expertise. Il n’est pas nécessaire que la masse dispose de la connaissance et de l’habilité nécessaire pour mener les investigations précises ; ce qui est requis est qu’elle ait l’aptitude de juger la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes. »[16]

Ainsi, l’éducation civique et la promotion de l’esprit critique sont des conditions essentielles pour que le public puisse développer pleinement sa faculté de juger. Or, le faible niveau de connaissances des citoyens ordinaires est souvent évoqué pour justifier le pouvoir accru des professionnels qui auraient une connaissance privilégiée de certaines questions ; ils transforment ainsi leur expertise en expertocratie. Paradoxalement, le manque de connaissance du public qui l’amène à faire des jugements incohérents ou erronés, à s’enfoncer dans l’opinion au mauvais sens du terme, apparaît comme la cause du problème et une raison qui justifie qu’on l’écarte des lieux de décision, alors que son ignorance est en fait la conséquence d’une confiscation du savoir et d’un manque flagrant de transparence. « Indubitablement, le grand problème actuel est que les données pour former un bon jugement font défaut ; et aucune faculté innée de l’esprit ne peut pallier l’absence des faits. Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l’intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale. »[17]

C’est pourquoi Dewey s’oppose fondamentalement à l’expertocratie et à la concentration du pouvoir dans les mains de quelques uns, y compris une classe spécialisée de politiciens et de gestionnaires professionnels. « Tout gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas la possibilité d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie administrée en vue des intérêts de quelques uns. Et l’information éclairée doit se faire d’une manière qui contraigne les spécialistes administratifs à prendre en compte les besoins. Le monde a plus souffert des chefs et des autorités que des masses. »[18] Or, l’emprise de l’expertocratie qui affecte actuellement les démocraties libérales des sociétés capitalistes avancées (dont le gouvernement Harper et Couillard représentent de tristes exemples) découle-t-elle d’élites politiques autoritaires, de la puissance des industries extractives et de la haute finance? Bien que ces facteurs ne doivent pas être négligés, le fossé entre gouvernants et gouvernés est aggravé par la nature même du régime représentatif, comme le démontre admirablement le sociologue Claus Offe dans son analyse de l’aliénation temporelle, sociale et épistémique des citoyens ordinaires qui se retrouvent toujours plus éloignés de leurs soi-disant « représentants ».

« En premier lieu, l’aliénation politique dans le temps résulte de la tension existant entre élections et décisions. Le mandat que les électeurs accordent au corps législatif s’étend sur une longue période pendant laquelle seront prises des décisions dont la nature et le contenu sont tout à fait inconnus au moment du vote, et sur lesquelles, par conséquent, les électeurs n’auront aucun contrôle ; ce problème est accentué par le « déficit de mémoire collective » qui résulte de l’action des médias et des stratégies de communication. En deuxième lieu, la dimension sociale du mécanisme d’aliénation est l’effet de ce qui peut apparaître comme un paradoxe : au fur et à mesure que la participation politique s’étend à des catégories plus larges et plus hétérogènes de la population, la classe politique des législateurs professionnels et des hauts fonctionnaires devient homogène du point de vue de sa formation et de son origine sociale, créant ainsi un hiatus croissant entre les citoyens et les politiciens. Enfin, et en relation étroite avec les deux modalités précédentes de l’aliénation, il se crée également une distance croissante entre le savoir, les valeurs et l’expérience quotidienne des citoyens ordinaires d’une part, et l’expertise des politiciens professionnels d’autre part. Ces divers aspects de l’aliénation politique peuvent engendrer deux effets aussi probables l’un que l’autre. Soit un comportement opportuniste et à courte vue des élites politiques qui ne se sentent plus obligées de se soumettre à des critères de rationalité politique et de responsabilité suffisamment exigeante. Soit une « déqualification » morale et politique de l’électorat et la diffusion d’attitudes cyniques à l’égard de la chose publique et de l’idée du bien public. Il n’est pas difficile de se rendre compte que ces deux effets, celui qui affecte l’élite et celui qui affecte les masses, sont susceptibles de se renforcer mutuellement.[19]

Du gouvernement représentatif à la démocratie intégrale

Ainsi, la démocratie ne saurait être identifiée au gouvernement représentatif, lequel favorise en plus la séparation entre les citoyens et les élites. Le pragmatisme de Dewey, qui ne se limite pas à une théorie de la connaissance et de l’action, repose fondamentalement sur une philosophie de la participation[20]. Pour lui, la démocratie n’est pas d’abord une « forme de gouvernement », mais une idée sociale beaucoup plus générale. « L’idée de démocratie est une idée plus large et plus complète que ce dont un État peut donner l’exemple, même dans le meilleur des cas. Pour être réalisée, cette idée doit affecter tous les modes d’association humaine : la famille, l’école, l’usine, la religion. »[21] L’idée maîtresse de cette démocratie est celle de la participation, car elle consiste pour l’individu « dans le fait de prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient, et à participer en fonction de ses besoins aux valeurs que le groupe défend. Pour les groupes, elle exige la libération des potentialités des membres d’un groupe en harmonie avec les intérêts et les biens communs. »[22]

Cette définition assez générale et exigeante de la démocratie, qui ne repose pas d’abord la représentation ou la séparation entre gouvernants et gouvernés, mais sur la participation de chacun aux décisions collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu ou membre d’une communauté, met en relief ce que nous pourrions appeler l’idée d’une « démocratie intégrale », devant s’accomplir dans toutes les sphères de la vie sociale, politique, économique, culturelle, associative, etc. Cette idée n’est pas descriptive, mais normative, elle renvoie à un idéal régulateur qui devrait servir de perspective critique pour juger la qualité démocratique de nos institutions. « Considérée comme une idée, la démocratie n’est pas une alternative à d’autres principes de vie en association. Elle est l’idée de la communauté elle-même. Elle est un idéal au sens intelligible du terme ; à savoir, la tendance et le mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée comme rendue complète, parfaite. Puisque les faits n’atteignent jamais un tel degré d’accomplissement, mais sont, dans la réalité, détournés et sujets à interférences, la démocratie en ce sens n’est pas un fait et n’en sera jamais un. »[23]

Ainsi, la démocratie intégrale est bel et bien une démocratie inachevée, laquelle doit se poursuivre au-delà des formes institutionnelles contingentes qu’elle a pu revêtir au fil de l’histoire. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer une conception essentialiste de la démocratie directe qui serait incompatible avec le principe même de l’État, à la manière des anarchistes, mais de soumettre les institutions politiques à un examen scrupuleux afin d’éviter qu’elles ne deviennent des instruments de domination. Comme le Thomas Jeffersion, le prix de la liberté est la vigilance éternelle. « Par sa nature même, l’État est quelque chose qui doit toujours être scruté, examiné, cherché. Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait. […] Et comme les conditions d’action, d’enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l’expérimentation doit toujours être reprise ; l’État doit toujours être redécouvert. »[24] Or, sans entrer ici dans les considérations complexes de la démocratie économique, à quoi ressemblerait un État réellement démocratique?

La démocratie intégrale n’implique pas le rejet de la représentation politique comme telle, car celle-ci est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques à différentes échelles. Mais elle est incompatible avec le modèle du « gouvernement représentatif » tel que décrit par Bernard Manin, qui consacre la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les gouvernants et les gouvernés, et l’asymétrie épistémique entre les savoirs professionnels légitimes et les savoirs d’usage des citoyens ordinaires. Comme le rappelle Aristote, la liberté politique repose sur l’égalité des citoyens, lesquels sont appelés à être tour à tour gouvernants et gouvernés. Cela suppose une égalité de compétences, une égalité épistémique des membres du public, une égalité de n’importe qui à juger des affaires publiques. « Voici les traits caractéristiques du régime populaire : choix de tous les magistrats parmi tous les citoyens; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle; tirage au sort des magistratures, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir; magistratures ne dépendant d'aucun cens ou d'un cens très petit; impossibilité pour un citoyen d'exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement un petit nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée des magistratures, soit toutes, soit toutes celles pour lesquelles c'est possible; fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugent de tout, ou des causes les plus nombreuses (...); souveraineté de l'assemblée dans tous les domaines. »[25]

Cette conception de la démocratie comme égale capacité pour tous de participer de manière significative aux décisions collectives et égal accès aux charges publiques remet donc en question le monopole du « mandat représentatif » comme principale forme de délégation du pouvoir politique, mais elle ne se réduit pas pour autant à l’absolutisation du « mandat impératif » à tous les niveaux. La démocratie intégrale désigne un régime politique hybride, qui articule la représentation avec des procédures de démocratie directe et semi-directe. « Cette perspective conceptualise ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte. » Dans cette optique, l’institutionnalisation de la « participation » est loin de correspondre à chaque fois à l’émergence d’une [démocratie intégrale], mais elle doit dans certains cas être analysée à l’aide de cette notion. »[26]

Conclusion

Pour conclure, John Dewey rejette l’expertocratie au profit d’une conception forte de la démocratie basée sur la participation citoyenne, laquelle présuppose une grande liberté de parole et d’expression pour favoriser la communication, l’enquête publique et la formation rationnelle de l’opinion publique. Le soubassement épistémologique de la démocratie repose sur l’expression des savoirs d’usage des habitants qui doivent servir de guide à l’élaboration des lois et règlements, et garantir que les institutions et l’action publique restent au service de l’intérêt général. Pour que l’autorité publique ne devienne pas une puissance séparée et contrôlée par une minorité d’experts dotés d’un savoir spécialisé, il faut impérativement renforcer l’autorité du public sur les institutions par la transparence, la reddition de comptes, la participation citoyenne et la délibération, lesquels permettent d’intégrer les savoirs d’usage des individus et d’affiner leur jugement sur les décisions collectives.

Ces conditions sont loin d’être remplies, et c’est pourquoi nous ne serions nous contenter de la forme actuelle des démocraties libérales qui reposent essentiellement sur l’idée des libertés formelles. « La croyance que la pensée et sa communication sont désormais libres du simple fait que les restrictions légales qui prévalaient dans le passé ont été supprimées, est absurde. Le fait que cette croyance soit répandue perpétue l’infantilisme de la connaissance sociale, en empêchant la reconnaissance claire de notre besoin central ; à savoir disposer de conceptions utilisées comme des outils d’enquête maîtrisés, des conceptions mises à l’épreuve, rectifiées et susceptibles de mûrir dans l’usage réel. »[27]

Ainsi, il nous faut réhabiliter la conception positive de la liberté des Anciens en dépassant la liberté négative des Modernes que Benjamin Constant illustrait de la manière suivante. « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »[28] Dewey préconise l’émergence d’une démocratie délibérative, participative, active, inclusive et directe, bref une démocratie intégrale, à titre de boussole de l’émancipation humaine. Celle-ci ne saurait être suivre un plan prédéterminé, car elle repose sur une expérimentation collective qui permettra au public, via son expérience pratique des problèmes vécus et des luttes sociales, d’inventer de nouvelles institutions chemin faisant.

« Aucun homme ni aucun esprit n’ont jamais été émancipés par le simple fait d’être laissé en paix. La suppression des limitations formelles n’est qu’une condition négative ; la liberté positive n’est pas un état, mais un acte qui implique des méthodes et des moyens instrumentaux pour contrôler les conditions. Parfois, l’expérience montre que la conscience d’une oppression extérieure, comme une censure, agit comme un défi, fait surgir de l’énergie intellectuelle et suscite du courage. Mais la croyance en une liberté intellectuelle là où elle n’existe pas ne fait qu’inciter à se satisfaire d'un esclavage virtuel, de négligence, de superficialité, et d'un recours aux sensations en guise de substitut à des idées ; voilà les traits particuliers de notre état présent quant à la connaissance sociale. »[29] Comme le soulignait Rosa Luxemburg, « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ».

[1] John Dewey, Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2005, p.91-92
[2] Ibid., p.95-97
[3] Ibid., p.216-217
[4] Ibid., p.310
[5] Breviglieri, M. « L’horizon du ne plus habiter et l’absence de maintien de soi en public », in Cefaï D., Joseph I. (dir.), L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2002, p.319-336.
[6] L. Damay, Construire le politique au cœur de l’action publique participative. Une analyse du budget participatif de la ville de Mons, Thèse de sciences politiques et sociales, Université de Saint-Louis, 2009, p.298
[7] Ibid., p.229-230
[8] Ibid., p.223
[10] Ibid., p.308-209
[11] Ibid., p.241
[11] Ibid., p.247
[12] Ibid., p.248-250
[13] Ibid., p.264
[14] Ibid., p.274-277
[15] Ibid., p.309-310
[16] Ibid., p.311
[17] Ibid., p.312
[18] Ibid., p.311
[19] Claus Offe, Ulrich Preuβ, « Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage « efficace » des ressources morales ? », dans Claus Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Paris, 1997, p.223-224
[20] J. Zask, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l'eau, Paris, 2011
[21] Le public et ses problèmes, p.237
[22] Ibid., p.238
[23] Ibid., p.243
[24] Ibid., p.113,115
[25] Aristote, Politiques, VI, 2, 1317a. Traduction Pellegrin, 1990
[26] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? », dans Démocratie participative et gestion de proximité. Une perspective comparative, La Découverte, Paris, 2005, p.37
[27] Le public et ses problèmes, p.265
[28] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819. http://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_libert%C3%A9_des_Anciens_compar%C3%A9e_%C3%A0_celle_des_Modernes
[29] Ibid., p.265-266

mardi 19 mai 2015

Johnny s’en va-t-en guerre

  Quelques mises au point

Le dernier article « Au-delà du Printemps 2015 » n’a pas manqué de soulever intérêt et passion au sein du mouvement étudiant. Il semble avoir touché une corde sensible chez plusieurs, certaines personnes venant me confesser qu’ils partageaient la même analyse critique de la grève, mais n’avaient pas encore trouvé les mots appropriés ou le courage pour exprimer leurs impressions face aux franges dogmatiques du mouvement. D’autre part, cette critique de la mythologie lupine a visiblement irrité certains membres des comités Printemps 2015, comme l’Institut de louvetisme printanier ou le Collectif de débrayage qui ont répliqué avec un texte vitriolique n’hésitant pas à attaquer « l’intellectuel organique de Québec solidaire », surnommé amicalement « Johnny » pour l’occasion.

Sans vouloir tomber dans le même ton hostile de la réplique, nous voudrions répondre aux objections des auteurs anonymes en appliquant le « principe de charité interprétative », c’est-à-dire l’idée selon laquelle il faut attribuer aux déclarations de son interlocuteur un maximum de rationalité. Pour transformer des accusations stériles et une vaine polémique en une occasion de réflexion collective sur notre action, lançons « de bonne guerre » un véritable débat sur les présuppositions théoriques et les perspectives stratégiques des différents courants qui se revendiquent d’un projet de transformation sociale. Pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, « il s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps », y compris au sein de la gauche québécoise.

Commençons par remettre les pendules à l’heure : critiquer l’idéologie dominante du Printemps 2015 n’implique pas le fait de « mépriser celles et ceux qui mettent leur intégrité physique et mentale en jeu pour opposer une résistance concrète, ici et maintenant, à la dévastation de l’existence », mais de questionner certains schèmes d’interprétation et de comportements. Il s’agit de critiquer des idées, et non des gens. Il faut rester solidaire des personnes qui combattent dans la rue, sur les lignes de piquetage ou ailleurs, en résistant activement à la dure répression politique et policière ; mais cela n’empêche pas de remettre en question une stratégie qui n’a pas porté ses fruits dans la présente conjoncture historique. Il ne sert à rien d’opposer les « radicaux » et les « bureaucrates » dans l’abstrait, les « vrais révolutionnaires » et les « clérico-staliniens » en multipliant les épithètes pour mieux disqualifier l’adversaire, car il faut réfléchir aux meilleurs moyens d’agir dans cette situation concrète pour mener les luttes nécessaires, favoriser la conscientisation politique et la radicalisation des masses.

Le fait de mener une lutte implique, qu’on le veuille ou non, un ensemble de rapports de pouvoir implicites ou explicites imprimant une certaine orientation aux pratiques des individus et des collectifs qui cherchent à produire certains effets dans le monde. D’ailleurs, le verbe « mener » signifie à la fois « faire aller avec soi », « emmener », « marcher en tête de », « transporter une chose à telle destination », « conduire », « piloter », « guider », « orienter ». C’est en ce sens qu’il faut entendre le verbe « gouverner », qui ne renvoie pas ici à la domination des structures politiques, administratives et policières de l’appareil d’État, mais au fait de donner une certaine direction aux actions en cours. C’est pourquoi le fait de récuser verbalement tout principe de gouvernement n’élimine pas magiquement la « gouvernementalité » au sein des milieux militants, c’est-à-dire l’art de « conduire la conduite des autres » par certaines idées, techniques, règles et stratégies permettant la direction des consciences. Qui plus est, l’Institut de louvetisme printanier reconnaît lui-même ce fait lorsqu’il affirme que « chaque mode de fonctionnement vient avec sa tyrannie », et qu’on peut contester « une tendance politique par le discours et les influences », y compris la logique des groupes affinitaires.

L’idéologie prédominante au sein des Comités printemps 2015, c’est-à-dire la vision du monde qui a largement dirigé dans les faits l’organisation des luttes des derniers mois, est celle du spontanéisme qui prône l’action individuelle collective sans médiation. Cette tendance politique porte la grève au-delà de toute réflexion critique et renie le principe de représentation jusqu’à prôner la destitution de n’importe quel groupe essayant d’offrir une orientation stratégique générale au mouvement. La perspective est celle du pouvoir sans nom des comités invisibles, tactique qui peut s’avérer utile par moments mais qui devient contre-productive lorsqu’elle s’enfonce dans la logique d’une destitution à l’infini. L’important n’est pas de savoir qui va lutter, pourquoi et comment, mais de faire en sorte que la grève ait lieu, tout simplement, peu importe sa forme et son intensité, car celle-ci n’a pas d’objectif extérieur à son auto-déploiement. Malgré sa radicalité apparente, cette perspective rejoint la thèse de Bernstein : « le but, quel qu'il soit, ne signifie rien pour moi, le mouvement est tout », comme en témoigne cette mise au point en faveur du printemps 2015.

« Néanmoins, la réalité amère qu'affronte la grève présente la porte au-delà de tout intérêt : il en va maintenant de la poursuite du monde. Peu importe qui, quoi et comment, il faut s'opposer corps et âme, maintenant comme demain, à la catastrophe de l'austérité extractive. C'est pourquoi nous nous réjouissons de ne pas connaître l'identité des membres du Comité Printemps 2015. Et pourquoi nous appelons à la multiplication de tels comités : Comité des louves affamées, des grévistes acharnés, de comités centraux et périphériques, collectifs de débrayage, de grévage et peu importe. Et que l'on s'entre-destitue à notre gré. Que personne ne représente plus quiconque. Le problème n'est pas là : peu importe qui l'on est et d'où l'on vient, ce qui importe est bien de faire échec à la répression du mouvement, de contrer les injonctions et de lever les sanctions aux expulsé-es de l'UQAM. Le mouvement est là et il faut le poursuivre : il en va maintenant de la capacité même des mouvements de grève d’avoir lieu. »[1]

Cette évacuation de la question stratégique au profit d’une grève printanière érigée comme une fin en soi alimente d’ailleurs une opposition où les meutes enragées et les centrales bureaucratisées deviennent les deux seules voies possibles. C’est pourquoi la lecture des récits du Collectif de débrayage joyeusement intitulés « On s’en contre-câlisse » m’inspirèrent la publication du commentaire suivant : « La rhétorique du Comité invisible semble gouverner la logique du Printemps 2015, témoignant d'une crise de leadership du syndicalisme qui se manifeste par deux tendances opposées : une sur-radicalisation d’une frange qui conspue la médiation nécessaire des luttes, puis sous une sous-politisation des grandes organisations qui restent prisonnières de la mythique concertation. La question du rapport de force, du cadrage des enjeux, des alliances et de la stratégie est complètement évacuée au profit d'une logique étroite des tactiques, l'alternative entre l'action directe et la négociation de pacotille épuisant le champ des possibles. À quand un syndicalisme de combat large, ouvert et populaire, conciliant les deux impératifs du radicalisme démocratique et de l'efficacité politique? »

Évidemment, il est nécessaire de commencer le mouvement quelque part, et c’est le grand mérite des Comités Printemps 2015 d’avoir initié quelque chose en prenant le leadership de la lutte étudiante il y a quelques mois ; encore faut-il ouvrir un chemin pour bâtir un mouvement plus large, qui pourra éventuellement devenir populaire. Or, le fait de tout miser sur la logique affinitaire dans un contexte non-révolutionnaire d’éparpillement organisationnel, de faible conscience politique de la majorité sociale et d’un régime autoritaire n’est pas propice à créer un véritable rapport de force. La dispersion des forces et des revendications, la confusion et le manque de coordination n’aidant pas la mobilisation, il faudra éventuellement se demander si le « coït interrompu » du printemps 2015 a fait avancer ou plutôt reculer mouvement étudiant. S’il est encore trop tôt pour le dire, il faut souligner que plusieurs associations étudiantes votaient contre la grève du 1er mai au moment même où plusieurs syndicats de professeurs votaient des grèves illégales d’une journée. S’il est parfois bon que les structures soient débordées par leur gauche, il faut encore que ce débordement soit massif et permette une radicalisation effective des luttes, et non le renforcement de la répression qui dissuadera les prochaines tentatives de mobilisation. Il ne s’agit pas ici « de dénoncer la violence policière qu’après avoir condamné les « débordements » de la partie étudiante », à la manière des « chroniqueuses qui ont « le coeur à la bonne place » (Francine Pelletier, Josée Boileau, Rima Elkouri) », mais de réfléchir à ce que nous devons faire et comment nous organiser pour assurer la suite du monde.

Si toute critique constructive peut être taxée a priori de moralisme culpabilisateur par ceux et celles qui croient détenir la Vérité, préférant accuser leur adversaire d’être un « québecsolidarien », adepte de la « gauche Apple », social-démocrate ou « spécialiste de la critique du capitalisme sur Excel », il peut s’avérer plus utile d’approfondir le réel désaccord philosophique sur lequel repose cette querelle. « En l’occurrence, le « malaise » qu’inspirent les élucubrations de Johnny chez de nombreux camarades indique les coordonnées d’une opposition autrement plus cruciale, qui déchire les apologues du processus constituant et les partisan(e)s de la puissance destituante. »

Critique de la puissance destituante

De son côté, la stratégie de la « puissance destituante » n’est pas difficile à saisir, car elle se résume au blocage systématique de toute « prolifération infrastructurelle du pouvoir ». Il suffit de lire L’insurrection qui vient, À nos amis, La société du spectacle, quelques conseillistes et une bonne dose de littérature anarchiste pour se gonfler les poumons à bloc, aller dans la rue, affronter les flics, occuper, saboter et destituer tout ce qui cherche à représenter quoique ce soit. Il s’agit d’opposer un « front commun du multiple », bref de brandir l’auto-organisation de la Multitude face à l’Empire devenu omniprésent, pour mobiliser ceux et celles qui voient l’insurrection comme une brèche, accélérer la fin d’une civilisation, porter des coups, chercher des complices, déserter et construire une force révolutionnaire invisible. Cette vision rappelle la perspective de Blanqui qui cherchait à donner un « coup de main » au peuple pour l’amener vers la révolution par la force des armes. Or, l’erreur consiste à identifier la révolution avec l’insurrection, et à identifier l’insurrection avec la barricade, le blocage. La critique de Daniel Bensaïd demeure à ce titre toujours aussi pertinente :

« S’il s’avère que « ceux qui réclament une autre société feraient mieux de commencer par voir qu’il n’y en a plus », la stratégie doit se dissoudre dans la tactique, les fins dans les moyens, le but dans le mouvement. La question cruciale n’est plus « Que faire ? », mais « Comment faire ? ». C’est « la question des moyens, pas celle des buts, des objectifs, de ce qu’il y a à faire stratégiquement dans l’absolu. Celle de ce qu’on peut faire tactiquement, en situation ». […] Ce primat du « comment » détaché du but, cette tactique sans stratégie, se traduisent logiquement par un fétichisme de la forme (le blocage, le sabotage) indifférente aux effets et aux conséquences. C’est la politique de la forme pour la forme, écho tardif à la mélancolie romantique de l’art pour l’art. Alain Brossat appelle lui aussi à « sortir des logiques purement défensives » en « suscitant toutes sortes de blocages et d’effets d’entrave », à mettre l’accent « sur les conduites davantage que sur les projets ». Cette politique sans projet ni programme, simule l’offensive, mais s’en tient à une forme sans contenu. L’inflation symbolique des controverses sur l’opposition tactique, dans le mouvement étudiant, entre bloqueurs et non-bloqueurs est l’un parmi d’autres, des signes d’impuissance stratégique et de manque de fond. Ce fétichisme de la forme n’est qu’un autre nom pour l’esthétisation de la politique. »[2]

Cette esthétisation de la politique surgit surtout dans les cercles militants où s’opère une radicalisation subjective par la force centripète de « l’entre-soi » très présente dans les groupes affinitaires. Un collègue anarchiste a récemment publié une remarque symptomatique de ce phénomène social, où un antagonisme se creuse non pas entre la gauche au sens large et les élites adeptes de l’austérité extractive, mais entre les vrais révolutionnaires et la « gauche modérée ». « Ton pire ennemi n'est pas celui qui est à l'opposé de tes valeurs, de tes actions ou de tes rêves, mais celui qui veut les modérer. J'ai plus de respect pour mes ennemis que pour mes faux amis. » Faisant preuve d’une bonne dose d’auto-critique, les auteurs du Comité invisible souligne ainsi les dérives de cette logique sectaire :

« Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie. La petite terreur qui y règne et qui rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchévique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des vidés. »

À cette consommation esthétique de la radicalité politique qui cherche à devenir mode de vie par la constitution d’une éthique intransigeante, s’ajoute une conception évènementielle et spectaculaire de la transformation sociale. Pablo Iglesias, qui on l’aura deviné endosse plutôt la stratégie du « processus constituant », oppose deux visions de la révolution. « Il y aurait d’un côté ceux qui s’extasient devant « le moment destituant » comme « moment cinématographique de la révolution » : l’assaut du Palais d’Hiver en 1917 ou l’étudiant de mai 68 affrontant les CRS. Ces photographies enthousiasmantes de la fiction révolutionnaire, qui « illusionnent les poètes et servent de couvertures aux livres d’histoire », seraient l’apanage de « ceux qui ont une myopie politique : ils restent avec les photos ». Or, pour le professeur de sciences politiques, le processus révolutionnaire ne peut se photographier puisqu’il a une temporalité qui n’est pas celui des changements politiques. Il est d’abord et avant tout la dislocation des consensus passés, et se déroule « dans le magma social, dans les sous-sols de l’Histoire. »[3]

L’hypothèse du processus constituant

En fait, la perspective de la « puissance destituante » cherche à mener une « guerre de mouvement » en faisant l’économie d’une « guerre de position », c’est-à-dire d’une lutte idéologique visant à forger une volonté collective de transformation sociale par une réforme intellectuelle et morale du sens commun. L’idée sous-jacente du pouvoir constituant ne se résume pas à la détermination des modalités d’une éventuelle Assemblée constituante (bien que celle-ci puisse représenter un moment particulier d’un processus historique plus large), mais à l’élaboration d’un discours contre-hégémonique capable de souder les groupes subalternes en une puissance politique visant à transformer les institutions. Il ne s’agit pas d’opérer une « captation institutionnelle des dites infrastructures par le Peuple en vue d'une gestion plus solidaire et plus propre du même désastre », mais d’élaborer démocratiquement de nouvelles institutions appropriées là où les gens vivent.

Cette conception de la révolution comme processus historique rompt avec la vision de l’insurrection comme « événement rédempteur », sans pour autant s’enfermer dans la plate logique du « bon gouvernement social-démocrate ». Comme le rappelle Marx, le peuple ou la classe ouvrière « ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte », surtout dans le cas des institutions parlementaires désuètes héritées du régime britannique. C’est pourquoi il est utile, même d’un point de vue libertaire, de lutter à la fois contre le « Parlement impérial » de l’État canadien et l’« Assemblée coloniale » du Québec, en misant sur la brèche historique de la question nationale pour ouvrir un processus constituant qui pourrait fonder une communauté politique allant au-delà de la forme institutionnelle de l’État-nation. Nous pouvons avoir un mépris absolu pour les deux formes gouvernementales les plus répandues – la monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise – tout en préconisant une troisième voie analogue à la Commune, dont le drapeau était celui de la « République universelle », ou une confédération de municipalités libres, comme le préconise Murray Bookchin et le parti anticapitaliste, indépendantiste et municipaliste catalan des Candidatura d’Unitat Popular.

Or, miser sur la voie du processus constituant suppose d’aller au-delà de la Multitude et de commencer à réfléchir aux conditions d’émergence de quelque chose comme un Peuple. Et c’est là qu’il y a un désaccord plus fondamental, non seulement au niveau de la tactique politique mais de l’ontologie sociale, la posture de la puissance destituante étant de dénoncer toute forme de représentation qui confèrerait une unité surplombante à l’assemblage des parties. « Il est plutôt question d’une tendance à glorifier la nation comme entité « historico-spirituelle » que laisse deviner, outre l’insistance un peu terrifiante sur l’UNITÉ, le recours au pathos métaphysique de la Nature et de l’Esprit pour caractériser la grandeur de « l’âme du Peuple ». A-t-on bien lu ? La social-democratie inclusive en est-elle vraiment à faire l’apologie du Volkgeist, F.W.J. Schelling et Fernand Dumont à l’appui ? Il y a une sorte de tare indécrottable qui semble accabler la gauche québécoise : la croyance en une totalité sociale à préserver, le mythe d’une Société réconciliée enfin unifiée et sans fractures. Tout, jusqu’aux révolutions, devrait être tranquille. Cette Société, objet-fétiche de tous les sociologues qui sortent ponctuellement de leur terrier pour en déplorer la décomposition, c’est précisément elle l’objet du gouvernement et c’est bien aussi ça le noeud de la guerre. »

Or, il ne s’agit pas ici de préserver une totalité sociale déjà donnée, mais de construire une « unité populaire » à partir de forces sociales actuellement divisées ou soudées aux classes dominantes. On passe ici du « bloc » de Sorel qui misait sur le mythe de la « grève générale » au « bloc historique » de Gramsci qui visait à unifier l’Italie de son époque par une alliance entre le prolétariat industriel du Nord et la paysannerie du Mezzogiorno. Il n’est donc pas question du « mythe d’une Société réconciliée enfin unifiée et sans fractures », mais de contrer l’hégémonie des valeurs conservatrices et néolibérales par la formation d’une nouvelle culture émancipatrice permettant d’unir les groupes subalternes, classes moyennes et populaires contre les élites économiques et politiques. Comme le souligne Gramsci, « créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu’une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »[4]

Cette conception « émergentiste » de l’unité populaire découle de l’idée que le peuple n’existe pas encore, et que c’est pour cette raison qu’il faut le créer sur de nouvelles bases. Cette réflexion prend à rebours l’analyse d’Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire, lesquels déconstruisent la souveraineté impériale en critiquant la forme de l’État, la Nation puis le Peuple pour finalement aboutir au concept de Multitude comme ensemble hétérogène de singularités. En effet, chaque palier supérieur constitue une abstraction ou une représentation du niveau inférieur, l’État étant plus abstrait que la nation, la nation formant la trame historique et imaginaire d’un peuple, ce dernier étant lui-même une unité symbolique recouvrant la réalité complexe de la multitude. Si nous suivons la logique de la puissance destituante jusqu’au bout, il est normal de récuser a priori toute forme d’unité supérieure au degré zéro de la multitude et des groupes d’amis coopérant librement via les réseaux. Malheureusement, l’État reste toujours au service des classes dominantes, la nation conserve une forme homogène et exclusive, et le peuple demeure une fiction mobilisée par les chroniqueurs de droite et les radio-poubelles pour contrer les mouvements sociaux. Dans ce contexte, comment promouvoir l’auto-organisation de la multitude au-delà des groupes affinitaires alors que l’imaginaire collectif reste colonisé par le discours dominant ?

C’est ici qu’entre en jeu le rôle de la représentation, qui ne doit pas ici être interprétée comme la représentation étatique d’un parti d’avant-garde, mais comme la formation de représentations collectives, d’une nouvelle culture commune. Fernand Dumont ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme dans Raisons communes la chose suivante : « c’est pourquoi il importe, comme j’y insistais plus avant, que le projet de la souveraineté du Québec vise à l’édification d’une communauté politique et non d’un État-nation ». Pour ce faire, il faut transformer la multitude en un peuple par la formation d’une volonté collective. Comme le rappelle Hobbes, « le peuple est un certain corps, une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté, et une action propre ; mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitude ». Deleuze souligne la même chose lorsqu’il décrit le rôle du cinéma dans la création d’un peuple qui n’existe pas encore. « Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. »[5]

Et c’est là que les adeptes de la puissance destituante rétorquent par l’objection suivante : « Il faut donc bien s’entendre sur ce que Johnny conçoit comme le « Peuple » qu’il incante à tout bout de champ. S’agit-il du « Peuple indivisible et souverain » des Républiques, aisément couronné de présidence, référent mythique des fondations constitutionnelles, où nulle foule n’est en vue à vrai dire. Ou s’agit-il plutôt de la « populace », du « petit peuple » sans culottes, de la plèbe bigarrée, pas présentable et, pour cette raison, pas représentable? À coup sûr, le mythe de l’UNITÉ et le jargon du Volkgeist sont allergiques à la multiplicité indomptable du second, et tiennent à la pure intelligibilité vide du premier. Seule cette question pourra débusquer, derrière la facticité clinquante de l'antagonisme qui oppose les « radicaux » aux « citoyens », une ligne de partage que semblent ignorer tous les Johnny de ce monde. »

La réponse la plus simple est celle du devenir hégémonique de la « plèbe » qui vise à représenter l’ensemble du « peuple québécois ». La perspective du processus constituant emploie la stratégie du « populisme de gauche » où l’unification symbolique représente le socle de l’unité populaire. Celle-ci se forme au sein du discours par le biais de la rhétorique, c’est-à-dire par l’utilisation de procédés comme la synecdoque qui permet la représentation du tout par la partie. Ernesto Laclau insiste particulièrement sur cette figure de style, car elle renvoie directement à la relation d’hégémonie, où un groupe social particulier cherche à représenter la totalité sociale. Le peuple n’est pas une entité homogène déjà constituée, mais un horizon, une entité précaire qui vient combler, par subjectivation politique, le lieu vide d’une totalité qui ne peut jamais être refermée sur elle-même, le conflit étant un élément irréductible de toute communauté politique. Cette analyse linguistique apparemment abstraite permet de distinguer deux façons de conceptualiser le peuple. La première perspective consiste à identifier le peuple avec l’ensemble des membres d’une communauté, tous les membres de la population du Québec par exemple.

« Dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens – soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres discours – serait une affirmation strictement populiste.) »[6]

Conclusion

Le débat pourrait se poursuivre longtemps, mais l’analyse précédente cherchait à offrir quelques matériaux pour construire une gauche qui s’enfonce trop souvent dans les lieux communs de l’anarchisme mainstream ou des mièvreries sociale-démocrates. Ce texte ne se voulait pas une réfutation définitive de la perspective de la puissance destituante, laquelle reste une position cohérente et légitime, mais désirait en présenter certaines limites quant à la construction d’une force révolutionnaire efficiente. Plus fondamentalement, il était question d’exposer un différend entre deux visions du monde : la première récuse toute unité ou représentation au profit d’une auto-organisation horizontale des subjectivités en réseaux, tandis que la seconde considère que l’émancipation sociale nécessite une transformation les institutions et la création d’une nouvelle communauté politique démocratique. La première répugne l’idée de peuple au profit de la glorieuse Multitude, tandis que la seconde vise la formation d’une unité populaire en renversant la conception classique de la question nationale et en réhabilitant la lutte des classes sous une nouvelle forme. La puissance destituante repose sur une guerre de mouvement initiée par les groupes affinitaires qui cherchent à contaminer le corps social par le mythe de la grève générale, tandis que la seconde stratégie mise d’abord sur une guerre de position par l’élaboration d’un bloc historique en labourant le terreau révolutionnaire par le travail du processus constituant.

[4] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 11, §12 Note 4
[5] Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Editions de Minuit, 1985
[6] Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.101