lundi 26 mai 2014

Critique du républicanisme nationaliste


L’échec d’une certaine idée souverainiste

La lutte idéologique ne s’opère pas seulement entre différentes théories sociales et doctrines politiques, mais à l’intérieur de chaque discours. Parfois, certaines idéologies s’emparent de concepts issus d’autres courants de pensée en retraduisant dans leurs propres termes les éléments susceptibles de renouveler leur vision du monde, appauvrie par la routine et/ou un échec stratégique. La crise du mouvement souverainiste représente un cas typique ce phénomène, comme le souligne le professeur de philosophie Danic Parenteau : « Ce n’est pas le projet souverainiste qui a été battu le 7 avril dernier, mais une certaine idée de la souveraineté. C’est une certaine manière de concevoir et de défendre ce projet politique, au premier plan par le Parti québécois, qui a été mise en échec. Le manque se trouve dans le sens même de ce projet politique, tel qu’actuellement défendu par cette formation. […] Ainsi, le vaisseau amiral de la souveraineté doit aujourd’hui s’engager dans une réflexion de fond. Les débats sur la stratégie et les tactiques, voire les plans de communications pour faire avancer l’idée de souveraineté, viendront plus tard. Pour l’instant, c’est le sens même de ce projet politique qui doit être renouvelé. »[1]

Dans son Précis républicain à l’usage des Québécois (2014), Parenteau entend refonder le projet souverainiste sur l’idéal républicain. Or, l’objectif de sa démarche consiste moins à justifier la transformation des institutions québécoises par la mise sur place d’un régime républicain, qu’à constater que le peuple québécois est d’ores et déjà adepte de cette idéologie. « Cet essai part d’un constat : il existe au Québec une pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif. En effet, la manière dont les Québécois conçoivent la société et se représentent comme peuple et comme société d’accueil témoigne de la présence de repères symboliques typiques du modèle républicain. Nous entendons ici par républicanisme non pas un régime politique particulier — opposé habituellement à la monarchie —, mais une conception de la société différente du libéralisme anglo-saxon, dont découle, par exemple, le multiculturalisme canadien. »[2]

Nous voyons déjà le point de départ de l’analyse qui proposera non pas une archéologie de cette doctrine politique à travers l’histoire des Patriotes[3], une critique du « monarchisme québécois »[4] ou une anthologie des discours républicains portants sur des thèmes comme la corruption, la domination coloniale, les vertus civiques, les institutions et les symboles de la République[5], mais une attaque en règle du régime canadien et de son modèle d’intégration d’origine libérale. Le républicanisme tel que défini par Parenteau ne s’appuie pas sur un idéal positif et émancipateur et ne cherche pas la transformation de la société québécoise ; il repose d’abord sur la négation du multiculturalisme canadien et la consolidation d’une conscience nationale qui s’ignorerait elle-même.

« Nous sommes persuadés que les Québécois auront fait un grand pas vers leur liberté le jour où ils parviendront pleinement à se concevoir à l’aide d’une pensée plus conforme à leur façon concrète d’être et d’agir comme peuple. Autrement dit, c’est en s’affranchissant des schèmes de pensée forgés à travers une expérience historique et sociale d’un autre peuple, et par la suite mal adaptés à sa représentation, que le peuple québécois pourra enfin se penser lui-même et se dire à lui-même ce qu’il est. Dès lors, peut-être saura-t-il mieux exprimer ce qu’il veut continuer d’être comme nation politiquement organisée. »[6]

Au fond, il suffirait au peuple québécois de se libérer de l’idéologie multiculturaliste par une conscience républicaine afin de reprendre en main son destin, sans modifier pour autant le projet d’indépendance qui repose sur une vérité éternelle. « La raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en 1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, en passant par l’indépendance du Soudan du Sud il y a trois ans. Cette raison est intemporelle et universelle. »[7]

La laïcité en question

Pour redonner au peuple québécois une représentation adéquate de lui-même, Parenteau aborde quatre aspects du républicanisme : laïcité, citoyenneté, identité nationale et souveraineté populaire. La stratégie conceptuelle consiste à opposer systématiquement deux conceptions de la société : la vision individualiste du libéralisme canadien et le républicanisme sensible aux aspirations nationalistes du peuple québécois. Concernant la laïcité, nous pouvons distinguer deux modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique. D’une part, la laïcité républicaine repose sur une séparation stricte de l’Église et l’État, confinant la pratique religieuse dans l’espace privé, l’égalité étant garantie par l’université de la loi dans la sphère publique. D’autre part, le sécularisme libéral met de l’avant la neutralité de l’État face aux différentes religions, laissant une marge de manœuvre à l’expression des croyances religieuses des individus dans l’espace public, ceux-ci étant protégés contre la discrimination par la Charte canadienne des droits et libertés.

Parenteau se sert de cette distinction pour expliquer la réaction « républicaine » des Québécois face à la question des accommodements raisonnables et au fameux débat sur la Charte des valeurs. « La vive opposition exprimée par les Québécois à l’égard des accommodements religieux trouve essentiellement son origine dans le rapport que ces derniers entretiennent avec la religion depuis la Révolution tranquille. Pour eux, la pratique de l’accommodement est vue comme un retour du religieux dans l’espace public. […] Lorsque la pratique religieuse d’une personne se heurte à une règle collective universelle, par ailleurs légitime, légale et raisonnable, la majorité estime qu’il n’y a pas lieu d’assouplir cette règle pour accommoder la pratique religieuse de cette dernière. »[8]

D’abord, il faut noter que le rejet des accommodements raisonnables et l’appui au projet de charte du Parti québécois ne sont pas partagés par l’ensemble de la population, ni même de la majorité d’origine canadienne-française, car il s’agit d’une question polarisante qui ne fait donc pas consensus par définition. De plus, même si la grande majorité de la société était en faveur de la Charte des valeurs québécoises, cela ne signifierait pas pour autant qu’elle aurait raison. Ainsi, nous devons rejeter cet argumentum ad populum (sophisme de l’appel à la majorité), car il faut se demander si ce projet répond à des critères de justice. Néanmoins, nous pouvons objecter que Parenteau ne cherche pas tant à justifier les réactions du peuple québécois, à prescrire ce qui doit être, mais à décrire simplement ce qui est. Or, on peut également douter de la thèse selon laquelle le rapport ambivalent des Québécois avec la religion aurait pour origine une certaine idée la laïcité issue de la Révolution tranquille.

En fait, le retrait du pouvoir religieux de la sphère publique dans les années 1960 ne vient pas d’une conception républicaine de la laïcité, ni d’un modèle anglo-saxon de neutralité de l’État, mais d’un processus de modernisation de l’État. La laïcisation consista à faire passer le système d’éducation et de santé, qui étaient dirigés par l’Église, sous le contrôle de l’État-providence. Cette déconfessionnalisation représente un long processus, car la Révolution tranquille préserva des privilèges pour l’Église catholique et protestante dans les commissions scolaires jusqu’aux années 2000, les derniers cours d’enseignement religieux à l’école publique ayant été éliminés en 2007. D’ailleurs, l’État finance toujours les écoles confessionnelles privées, ce qui demeure une aberration du point de vue de la laïcité républicaine. En remettant cette question à l’intérieur d’une trajectoire historique, nous pouvons constater que la laïcité québécoise ne renvoie pas d’abord à l’immigration, aux accommodements religieux et au modèle d’intégration, mais à une émancipation du pouvoir religieux par la réappropriation collective des institutions publiques.

Citoyenneté

Tout comme la section sur la laïcité, la citoyenneté républicaine semble porter avant tout sur l’intégration à la communauté politique, soit les droits et surtout les devoirs des membres d’une nation qui les attachent à leur État. « La citoyenneté renvoie en règle générale à une manière pour toute personne de se savoir pleinement intégrée à une communauté politique et de se sentir solidaire du sort de cette dernière. La citoyenneté implique également une façon de percevoir son rôle dans les affaires touchant sa communauté, dont le fait de pouvoir directement prendre part aux décisions collectives touchant celle-ci — par exemple, aller voter, voire se porter elle-même candidate à un poste électif public — et de se sentir liée par ces décisions. En outre, l’exercice de la citoyenneté implique pour tout citoyen la possibilité de servir sa communauté, notamment sous les drapeaux. Cet attachement s’accompagne habituellement de certaines protections juridiques de la part de l’État — sous la forme de lois ou de grandes chartes de droits —, de même que de certains privilèges — tels l’octroi de titres officiels, comme un passeport, ou l’accès à certains services publics, comme des soins de santé ou l’enseignement —, privilèges dont sont précisément privées les personnes qui n’ont pas le statut de citoyen. »[9]

Cette conception ne fait pas réellement référence à l’humanisme civique du républicanisme classique, qui met de l’avant la participation citoyenne comme élément essentiel à la liberté politique, comme moyen de lutter contre la corruption des institutions et la domination des élites. La citoyenneté ne se limite pas à voter, à se présenter aux élections ou à obéir (se sentir lié) aux décisions des dirigeants, comme le préconise la démocratie représentative qui représente une forme d’aristocratie élective ; elle consiste d’abord à participer et à délibérer des affaires publiques, à contester les lois injustes et à décider directement par le biais de mécanismes comme les référendums d’initiative populaire, des assemblées locales, etc.

Ainsi, la conception de Parenteau ne fait que défendre la forme actuelle de la démocratie libérale, en lui ajoutant une composante collective centrée sur le modèle d’intégration et l’identité nationale. L’analyse proposée décrit moins l’exercice de la citoyenneté que l’acquisition de la citoyenneté nationale, laquelle peut être plus ou moins exigeante selon la doctrine libérale qui permet une cohabitation de différentes cultures (laisser-vivre), ou la doctrine républicaine qui nécessite une adhésion forte aux valeurs majoritaires (vivre-ensemble). Pour le multiculturalisme canadien, « l’acquisition de la citoyenneté semble davantage tenir d’une modalité administrative que d’un véritable processus d’intégration à une communauté. »[10] La citoyenneté républicaine est alors fondée sur l’assimilation (plus ou moins complète) à la culture nationale.

« En somme, les Québécois rejettent l’idée qu’il soit possible pour un nouvel arrivant de devenir citoyen tout en demeurant « étranger » à la culture du pays d’accueil, replié au sein de sa communauté ethnoculturelle d’origine. Il est tout à fait normal pour tout citoyen, qu’il soit d’immigration récente ou ancienne, de rester attaché à sa culture d’origine, celle de ses parents ou celle dans laquelle il a grandi. Il va de soi qu’il peut continuer de parler une autre langue que la langue nationale de son pays d’accueil en famille et avec ses amis. Il peut même conserver certaines valeurs étrangères à celles de ses concitoyens, dès lors qu’elles sont compatibles avec les lois de son nouveau pays. Dans l’espace public de tous les jours toutefois, c’est-à-dire au sein du domaine ouvert à l’interaction des citoyens et où justement s’exerce la citoyenneté, se déploie la culture commune. Pour la majorité des Québécois, cette culture commune prend la forme d’une culture et d’une langue nationales. »[11]

On retrouve ici les lieux communs de la critique du multiculturalisme, qui au nom de la défense des minorités culturelles, favoriserait en fait les ghettos et l’exclusion sociale, tout en niant la réalité de la culture majoritaire et l’existence de la nation québécoise. Certes, il est vrai que le multiculturalisme canadien ne permet pas de mettre en évidence le phénomène de « minorité nationale », par contraste avec l’interculturalisme qui la reconnaît explicitement et cherche un dialogue entre la culture majoritaire et les minorités[12]. Il est aussi vrai que l’idéologie multiculturaliste élaborée par Pierre Elliott Trudeau n’est pas neutre parce qu’elle visait une neutralisation du nationalisme québécois, autre raison pour laquelle cette doctrine doit être justement critiquée. Or, il serait hasardeux de rejeter toute forme de pluralisme sous prétexte qu’il faudrait absolument privilégier une culture nationale bien soudée. Malheureusement, la critique de Parenteau conduit à rejeter l’interculturalisme parce qu’il serait basé sur la même vision individualiste que le multiculturalisme : l’idéologie libérale.

« Si l’interculturalisme et le multiculturalisme présentent des différences que l’on ne saurait nier — le premier repose sur l’admission de l’existence d’une « nation » québécoise, alors que le second nie cette réalité —, il reste que ces modèles reposent tous deux sur une même conception de la société, celle fondée sur le libéralisme anglo-saxon. Or, cette conception de la société n’a pas réussi à s’imposer au Québec, car les Québécois continuent de souscrire majoritairement à une autre conception de la société — ni meilleure ni pire, seulement différente et ignorée à tort —, laquelle tend davantage vers le républicanisme, même s’il est encore mal assumé. »[13] Ainsi, le « rejet majoritaire » des accommodements raisonnables s’expliquerait par une conception implicite de la citoyenneté qui mettrait de l’avant un sentiment d’appartenance nationale qui ignorerait sa nature républicaine.

Identité nationale

Il est dommage que l’aspect du républicanisme qui est systématiquement mis en valeur soit la méfiance envers les communautés, associations et corps intermédiaires qui s’insinueraient pour briser le lien entre les citoyen(ne)s et leur État unitaire. L’égalité de tous les citoyen(ne)s repose ainsi sur la transcendance des différences culturelles qui relèvent de la sphère privée, la culture publique commune servant de socle à la République. Les liens horizontaux et les appartenances particulières qui attachent les individus à des communautés, guildes et corporations doivent ainsi être remplacés par la relation verticale entre le citoyen et la communauté nationale, à la manière de la loi Le Chapelier de 1791 qui continue encore aujourd’hui de marquer le républicanisme français. Le procès du multiculturalisme canadien conduit alors au rejet pur et simple du pluralisme par la mise en avant de l’identité nationale.

« Une telle conception « communautariste » est aux antipodes de la manière québécoise de penser la nation. Pour les Québécois, la nation québécoise forme non pas une communauté de communautés, mais une communauté de citoyens, puisqu’elle est celle de tous les Québécois, dès lors qu’elle réunit tous les citoyens du Québec, quelles que soient leurs origines, leur religion, leurs préférences politiques ou leurs préférences en matière de style de vie. La nation québécoise est elle-même une communauté rassembleuse, qui transcende par nature toutes les appartenances particulières que peuvent entretenir certains citoyens à l’égard de leur communauté immédiate. »[14]

Face au programme de construction identitaire du multiculturalisme canadien, dont Parenteau souligne à juste titre le caractère récent et artificiel, il oppose un programme de construction identitaire (nation building) qui serait intiment lié à la nature de l’État québécois. « On l’a vu, les Québécois conçoivent en général l’État du Québec comme l’incarnation institutionnelle de ce qu’ils sont comme peuple. L’État est en ce sens indissociable de leurs ambitions collectives. Bien plus qu’un instrument au service des individus, il est l’expression politique d’un peuple conscient de son caractère national. Si l’État du Québec porte en lui une composante identitaire marquée, et qu’il lui revient de sauvegarder et de promouvoir celle-ci, c’est qu’il est au cœur de la vie collective. La composante identitaire n’est pas ici accessoire ; elle participe de la nature même de cette institution politique. »

Ainsi, le but essentiel de l’État québécois serait la sauvegarde de la culture nationale et du Bien commun, qui n’est pas identifié ici à la justice sociale mais à une vision compréhensive du Bien issue de la majorité culturelle. Cette vision est explicitement anti-libérale, car elle rejette l’idée que l’État doive demeurer neutre quand aux diverses conceptions de la vie bonne (pluralisme des valeurs), et se concentrer plutôt à promouvoir les droits individuels et l’équité. Dans le triptyque républicain « Liberté, égalité, fraternité », cette conception anti-pluraliste privilégie la troisième composante, la solidarité nationale, en accordant un rôle secondaire aux deux premiers éléments.

« La sauvegarde et la promotion de l’identité nationale sont des éléments importants de la tâche dévolue à l’État du Québec parce que les Québécois estiment que leur identité est liée à une conception du « Bien commun » à préserver. Fidèles à l’approche républicaine, les Québécois jugent qu’il incombe à l’État d’incarner une certaine vision du monde, des choix collectifs ou des valeurs communes qui renvoient à une conception du bien. Celle-ci n’a pas la prétention d’être universelle, car elle se sait indissociable de l’expérience historique et sociale particulière du peuple québécois. »[15]

Par ailleurs, cette interprétation identitaire du Bien commun mène l’auteur à concevoir le mouvement coopératif comme une caractéristique culturelle du peuple québécois, une propriété essentielle liée à son histoire particulière, et non comme un mouvement social issu du mouvement ouvrier qui visait à lutter contre les excès du capitalisme. Le coopérativisme ne s’inscrit plus dans une tradition de gauche, mais serait le fruit d’un républicanisme implicite qui accorde une place privilégiée à la collectivité et l’identité nationale ! Outre le fait que cette explication soit historiquement et sociologiquement fausse, elle représente une récupération nationaliste d’un mouvement qui émane d’une doctrine politique différente.

« Suivant leur conception de la société, le Québec est une véritable communauté nationale avec son identité propre. Il ressort de cette conception une dimension collective plus affirmée. La présence plus grande de valeurs de coopérations au Québec, plus grande qu’elle ne l’est au Canada — pensons seulement au nombre d’organisations formées en coopératives, notamment le Mouvement Desjardins —, témoigne à sa façon de l’importance accordée par les Québécois à la collectivité. Le phénomène trouve certainement son origine dans l’histoire du Québec, laquelle est traversée depuis près de trois siècles par le thème de la survivance — même si par ailleurs celui-ci semble de moins en moins présent dans l’imaginaire collectif québécois contemporain. L’esprit de coopération des Québécois porte la marque d’une communauté qui a su se « serrer les coudes » au fil du temps pour continuer d’exister à travers l’adversité, notamment depuis la Conquête britannique. Plus fondamentalement, cette vision collective participe d’une conception plus républicaine de la société. »[16]

Souveraineté populaire

Cette conception culturaliste du républicanisme se réfracte même dans l’interprétation du concept de souveraineté populaire. Le peuple québécois serait intrinsèquement plus actif dans la sphère politique, contrairement au reste du Canada qui resterait plus passif à cause d’une conception « atomisée » de la société et une certaine méfiance à l’égard des institutions politiques. « Si les Québécois sont républicains, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils accordent une place centrale au peuple dans leur représentation du pouvoir politique. La souveraineté du peuple, ou la souveraineté populaire, est en effet au cœur de l’idéal républicain qui fait du peuple un acteur politique de premier plan. […] Concrètement, le républicanisme des Québécois se manifeste d’abord à travers une conception plus active de la citoyenneté. La comparaison entre le Québec et le Canada permet d’observer une différence quant à la participation des citoyens dans l’espace public. En dépit de la perte de confiance généralisée des citoyens à l’égard de la « chose publique » qui est visible partout en Occident — phénomène que les uns appellent « cynisme », les autres « désenchantement » —, le Québec continue de montrer une capacité de mobilisation et de participation élevée des citoyens, sans contredit plus importante que celle observée au Canada ou ailleurs dans la plupart des pays européens » »[17]

S’il est vrai que la société civile québécoise est relativement plus dynamique dans l’espace public et dans la rue, cela n’émane pas d’une mentalité républicaine répandue mais d’une tradition de luttes sociales, de l’histoire du syndicalisme, du mouvement indépendantiste et d’autres facteurs politiques, économiques et culturels complexes qui ne peuvent être subsumés sous l’égide d’une identité nationale unifiée. Or, l’hypothèse selon laquelle le républicanisme serait la principale structure de l’imaginaire québécois conduit à interpréter tous les phénomènes politiques de l’histoire contemporaine du Québec à travers cette grille d’analyse. Par exemple, les multiples consultations publiques et commissions d’enquête, les deux référendums sur la souveraineté et même le printemps québécois seraient les signes d’un inconscient collectif républicain. L’analyse de la grève étudiante de 2012 est symptomatique de ce « forçage idéologique » qui consiste à masquer l’origine de gauche du mouvement pour le ramener à sa source républicaine.

« L’ampleur du mouvement de contestation tient précisément au fait qu’il s’est agi là d’un affrontement entre deux conceptions diamétralement opposées de l’agir politique. Sans un tel écart, jamais l’enjeu des droits de scolarité n’aurait pu à lui seul conduire à une pareille mobilisation. D’une part, se réclamant d’une conception résolument républicaine (même si c’est en grande partie de manière inconsciente), les manifestants, étudiants et citoyens confondus, défendaient haut et fort l’idée que la question des droits de scolarité relevait d’un choix collectif sur lequel le peuple pouvait légitimement se prononcer. Indépendamment du régime adopté sur ce point ailleurs en Amérique du Nord ou au Canada, les Québécois manifestant estimaient avoir le droit de choisir un système d’éducation plus conforme à leur conception de l’éducation — conception qui fait de celle-ci un bien commun plutôt qu’un instrument d’avancement personnel, suivant la vision libérale de l’éducation. D’autre part, un gouvernement et une certaine élite politique et économique semblaient refuser, fidèles à l’approche libérale, que ces questions puissent faire l’objet d’un débat public. Complexes, ces questions devaient, selon les tenants de l’approche libérale, être réservées à des experts (comptables, administrateurs scolaires ou économistes), lesquels savent mieux que le peuple comment il convient d’administrer des univer- sités. Ainsi, le « printemps érable » a-t-il été le théâtre d’une lutte entre une approche républicaine axée sur le pouvoir du peuple, capable de se prononcer sur les grandes questions le touchant, et une approche technocrate libérale du politique réaffirmant une certaine conception élitiste du pouvoir. »

Ici, l’analyse de Parenteau rejoint une conception émancipatrice du républicanisme, qui contraste cependant avec la perspective nationaliste qui fut élaborée tout au long de l’ouvrage. Ce glissement est rendu possible par la confusion dans l’interprétation des variantes du libéralisme sur le plan socio-culturel, politique et économique. Si les sections sur la laïcité, la citoyenneté, et l’identité nationale portaient sur la critique du modèle d’intégration pluraliste-libéral, laissant intact le libéralisme politique et économique attachés à la démocratie représentative et au capitalisme, le discours structurant du printemps québécois renvoie avant tout à la critique d’une démocratie confisquée par les élites et les dérives du néolibéralisme, et non au rejet du multiculturalisme ou au nationalisme identitaire qui furent plutôt la réponse du Parti québécois pour refermer la brèche de ce mouvement populaire.

Deux républicanismes

Autrement dit, nous avons affaire à deux grandes conceptions du républicanisme : la première version, inspirée du modèle jacobin et français, est centrée sur la critique du communautarisme associé au libéralisme culturel et insiste sur la primauté de l’identité nationale, tandis que la seconde repose sur une conception critique de l’économie de marché et du gouvernement représentatif, qui met de l’avant la participation citoyenne et la démocratie radicale. Le républicanisme nationaliste n’est pas réductible mais compatible avec l’idéologie du nationalisme conservateur, plusieurs arguments contre le libéralisme anglo-saxon et le multiculturalisme étant repris par les partis populistes qui sévissent dans plusieurs pays du monde, comme le témoignent les résultats inquiétants des dernières élections européennes, avec la montée de l’extrême-droite et le « séisme » du Front national en France.

À l’inverse, le républicanisme socialiste considère que la souveraineté populaire doit s’étendre dans la sphère économique, car la démocratie ne pourrait se restreindre aux urnes et s’arrêter à la porte du travail. Comme le dit Jaurès, « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ». Le socialisme, en tant que contrôle démocratique de la vie économique par des coopératives, des entreprises publiques incluant les citoyens, une planification collective au niveau local et une stricte régulation du marché, serait ainsi la réalisation de la République qui restera inachevée tant et aussi longtemps qu’elle se limitera aux institutions politiques. Cette version du républicanisme permet d’articuler la question sociale et nationale, socialisme et indépendance, patriotisme et internationalisme : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »[18]

Or, cette conception du républicanisme est fondamentalement incompatible avec le nationalisme conservateur, et reçoit un accueil plutôt tiède des républicains centristes qui souhaitent éviter un conflit de classes par un projet nationaliste qui évacue les droits socioéconomiques pour ce concentrer sur l’identité nationale. Danic Parenteau, qui cherche à refonder la coalition souverainiste sur l’idéologie républicaine, doit donc se placer sur un terrain mitoyen pour permettre une alliance entre la gauche et la droite. La stratégie de l’assemblée constituante est ainsi revendiquée, à juste titre, mais l’interprétation du projet de constitution est clairement orientée vers la centralité du modèle d’intégration et la question identitaire.

« Cette constitution, rédigée et adoptée par le peuple du Québec, pourrait affirmer le principe de la laïcité, définir une conception de la citoyenneté, reconnaître la place centrale de certains symboles identitaires, qu’il reviendrait expressément à l’État de sauvegarder et de préserver. Elle pourrait aussi inscrire la reconnaissance officielle du caractère souverain du peuple. La volonté d’instituer le républicanisme au Québec ne peut exister sans remettre en cause l’ordre constitutionnel canadien. Toute mesure conçue en essayant d’éviter le terrain constitutionnel sera fatalement vaine ou risque de n’avoir qu’une portée symbolique. »[19]

L’élément pertinent du républicanisme repose moins sur la critique du multiculturalisme et la défense de l’identité nationale, que sur son incompatibilité avec le régime politique canadien, le Canada étant à juste titre « foncièrement antirépublicain »[20]. Si nous pouvons rejeter le monarchisme constitutionnel, le « gouvernement des juges » et la faiblesse démocratique des institutions politiques canadiennes, il faut approfondir cette critique en dénonçant le libéralisme politique et économique des élites québécoises, y compris nationalistes, en montrant qu’une réelle souveraineté populaire au Québec est incompatible avec le système fédéral, mais aussi au sein des institutions québécoises actuelles.

C’est ici que la limite de l’analyse de Parenteau montre sa principale faiblesse et s’avère contre-productive : l’idée selon laquelle le peuple québécois serait déjà républicain en puissance et n’aurait qu’à le devenir par le développement de sa conscience nationale occulte la critique du libéralisme économique et politique du discours dominant au sein de la société québécoise, et empêche donc les Québécois et Québécoises de devenir réellement républicains. En ce concentrant sur la critique du pluralisme libéral et du multiculturalisme canadien, on reste enfermé dans la défense d’une identité nationale, d’une conception étroite de la citoyenneté et d’un débat confus sur la laïcité qui alimente les divisions entre la majorité et les minorités culturelles, et les tensions au sein même de la majorité. Ce républicanisme à tendance jacobine, qui insiste sur l’universalité de la loi contre les accommodements « déraisonnables » et la défense des « valeurs québécoises » contre la fragmentation libérale, canadienne et multiculturelle, ne permet pas de construire une pensée de l’émancipation, de donner un sens concret à la souveraineté populaire et de guider l’action politique autrement qu’en appuyant un parti souverainiste dans les urnes.

C’est pourquoi il faut reconnaître que l’idéal républicain n’est pas un bloc monolithique, mais le terrain d'une lutte idéologique où des discours nationalistes, conservateurs, socialistes ou émancipateurs cherchent à s'approprier la signification de cette tradition politique. D’ailleurs, la voie la plus prometteuse pour refonder la lutte de libération nationale consiste à l’attacher à la question sociale et la reconstruction de l’État-providence issu de la Révolution tranquille, qui est maintenant détourné de ses finalités par les élites économiques. L’idéal démocratique issu du printemps québécois peut être considéré comme une forme de républicanisme inconscient en considérant qu’il s’attachait davantage à la critique du libéralisme économique, de la corruption et d’un gouvernement représentatif qui entravent le pouvoir d’agir des individus et le principe d’auto-détermination, c’est-à-dire la capacité de la société à agir sur elle-même. La pleine expression du caractère subversif du républicanisme ne repose pas sur la question de l’identité culturelle, mais sur le terrain chaud de la sphère socioéconomique où surgissent les luttes sociales et la contradiction fondamentale entre l’idéologie libérale et le projet d’une République réellement démocratique.

L’anthologie De la République en Amérique française renoue davantage avec cet idéal émancipateur structurant l’imaginaire du mouvement des Patriotes, et persistant comme une tradition politique qui n’a rien à avoir avec le nationalisme de survivance qui se retrouve dans le duplessisme et le récent virage conservateur du Parti québécois. D’ailleurs, l’expression politique la plus claire de cette tradition se retrouve probablement au sein de Québec solidaire, dont des éléments républicains se retrouvent clairement dans le programme sans être complètement explicites dans le discours officiel du parti. Le républicanisme patriote était d’ailleurs davantage influencé par la Révolution américaine que par un modèle d’intégration français ou la critique du pluralisme libéral.

Enfin, la distinction entre libéralisme et républicanisme présentée dans l’introduction de l’ouvrage dirigé par les républicains Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly et Samuel Trudeau, est plus pertinente que le débat poisseux qui oppose multiculturalisme et nationalisme identitaire, car elle met en évidence la domination économique et politique qui sévit non seulement entre le Canada et le Québec, mais entre le gouvernement québécois et son propre peuple. La souveraineté populaire représente une lutte contre la domination sous toutes ses formes, qu’elle soit capitaliste, coloniale, sexiste, raciste, etc. Elle permet une critique de la société marchande qui endort le pouvoir citoyen, en donnant à la liberté politique une texture plus riche, qui inclut mais dépasse en même temps le strict cadre de la communauté nationale.

« Le libéral applaudit à la civilisation du commerce et de l’industrie adoucissant les mœurs, elle offre un éventail grandissant de possibilités aux individus liés les uns aux autres par la recherche de leur intérêt mutuel. Pour ce faire, l’État prend soin de soutenir l’essor du capitalisme, notamment en le finançant par son crédit et en facilitant la création de puissantes entreprises capables d’expansion et de grands projets. Le républicain reste sceptique devant les progrès annoncés par cette civilisation du commerce ; il craint même que l’abondance des biens et des distractions amollisse les mœurs, détourne le citoyen de la chose publique et augmente les occasions de corruption. Le consommateur finit par l’emporter sur le citoyen – le lien social se réalise par les choses échangées, produites, consommées et non plus par l’éclat des actions publiques ; la personnalité humaine en est alors affectée, devenue malléable, ouverte à une multitude de dépendances. À son grand dam, le républicain voit l’État s’allier aux puissances financières et sacrifier la chose publique à leurs intérêts. Ainsi, l’État finit par être de connivence avec de grands groupes économiques, dont la concentration fait disparaître nombre de petits producteurs. Pour le républicain, la liberté politique se double donc d’une liberté économique, celle de pouvoir gagner son pain sans devoir subir la domination des monopoles qui raflent les moyens de production et jettent les petits producteurs propriétaires vers le salariat précaire. »[21]

Si le Précis républicain à l’usage des Québécois reste prisonnier du carcan nationaliste et souverainiste en limitant la critique républicaine au multiculturalisme canadien au lieu de l’étendre à l’ensemble de la société, la conclusion de l’ouvrage reste pertinente et s’accorde avec une conception socialiste de la République. L’hypothèse de recherche pour la reconstruction d’un républicanisme démocratique qui soit susceptible d’articuler la question de l’émancipation sociale et la lutte de libération nationale consiste à montrer que la République représente la forme politique essentielle à la liberté du peuple québécois, et qu’elle s’inscrit dans un projet de société plus large qui permet d’élargir la souveraineté populaire à la sphère économique. Il est possible d’écarter le modèle d’intégration assimilationniste et centralisateur d’origine française tout en conservant la critique du libéralisme économique et politique, évacuant ainsi le débat houleux sur l’identité nationale qui se prête facilement aux dérives populistes.

Cette stratégie permet de se concentrer sur la construction d’une unité populaire capable de s’institutionnaliser par la transformation de l’État québécois. Ce type de républicanisme progressiste s’accorde avec la décentralisation, l’autonomie régionale, le pluralisme et une solidarité concrète qui ne se réduit pas au sentiment d’appartenance. Ce projet ne sera possible sans un processus constituant largement démocratique, qui seul pourra résoudre la question nationale par l’exercice d’une citoyenneté active qui remet en cause l’ordre économique et politique actuel. Cet idéal républicain ne deviendra effectif qu’à condition qu’il ne soit plus dirigé idéologiquement par le nationalisme conservateur, et qu’il renoue avec un projet de société pleinement assumé dont l’indépendance représente une dimension incontournable. Ainsi, nous nous accordons avec le projet indépendantiste et républicain sans partager pour autant la conception étroite de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale suggérée par le républicanisme de Parenteau. Si le républicanisme doit refonder le projet souverainiste, c’est à condition de rompre avec l’obsession identitaire et de baser un nouveau nationalisme sur la souveraineté populaire et l’idéal émancipateur de l’indépendance nationale. Le tournant républicain ne se fera pas vers la droite, mais vers la gauche.

« En définitive, la question du statut politique du Québec et la question constituante sont inséparables. C’est dans la perspective plus générale de la question du régime politique que la question du statut politique du Québec trouvera sa solution. Le projet de faire du Québec un pays n’a véritablement de sens que si le projet s’inscrit dans une démarche globale — celle par laquelle le peuple du Québec, exerçant son pouvoir constituant, pourra se donner des institutions politiques bien à lui. La question du statut politique que le peuple québécois voudra bien donner à ces institutions doit être saisie comme un aspect de cette démarche constituante. Sans un tournant résolument républicain, le projet souverainiste risque fort bien de demeurer ce qu’il a toujours jusqu’ici été : un rêve. L’idée d’un pays pour le Québec ne trouvera la force de sa réalisation que si elle tend, effectivement, vers la République libre du Québec. »[22]




[1] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[2] Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides, Montréal, 2014, p.11
[3] Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois. 1805-1837, Boréal, Montréal, 2005
[4] Marc Chevrier, La République québécoise. Hommage à une idée suspecte, Boréal, Montréal, 2012
[5] Marc Chevrier et al. (ed.), De la République en Amérique française, Anthologie pédagogique des discours républicains. 1703-1967, Septentrion, Québec, 2013
[6] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.23-24
[7] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[8] Ibid., p.45-46
[9] Ibid., p.55-56
[10] Ibid., p.66
[11] Ibid., p.70
[12] Pour défaire l’idée répandue que l’interculturalisme serait une simple variante québécois du multiculturalisme, voir Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Boréal, Montréal, 2012
[13] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.22
[14] Ibid., p.106
[15] Ibid., p.109
[16] Ibid., p.75
[17] Ibid., p.115,126
[18] Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, éd. L'Humanité, 1915, p. 464
[19] Ibid., p.141
[20] Ibid., p.119
[21] De la République en Amérique française, p.14-15
[22] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.147

mardi 20 mai 2014

La Révolution verte, ou comment repenser la voie québécoise vers le socialisme


Le besoin d’une alternative globale

Ni une réforme radicale dans le système de répartition de la richesse, ni une démocratisation majeure des institutions politiques ne peuvent, à elles seules, renverser le mode de production responsable de la crise écologique : le capitalisme. Il faut non seulement mieux distribuer les ressources produites par le marché et les entreprises privées, ni simplement contrôler davantage le gouvernement, mais produire autrement. La révolution verte permet de reposer à nouveaux frais la question de la sortie du capitalisme et d’esquisser les contours d’une société écosocialiste, sans employer pour autant un vocabulaire qui pourrait rebuter certaines personnes peu familières au discours de la gauche radicale. L’idée de révolution a d’ailleurs l’avantage de désigner un changement de paradigme, une transformation en profondeur de la sphère économique, du travail et de l’entreprise. L’adhésion ou non à ce projet dépendra du caractère désirable, viable et réalisable de l’alternative proposée, et donc de la capacité de la gauche à mobiliser la population grâce à l’image positive d’une société postcapitaliste. Comment le disait Marx, « une idée devient une force matérielle lorsqu’elle s’empare des masses. »

Trois structures économiques

Afin de bien saisir les contours d’une nouvelle structure économique, nous ferons d’abord un détour par une analyse des relations de pouvoir inspirée des travaux du philosophe et sociologue Erik Olin Wright dans son ouvrage Envisioning Real Utopias (disponible gratuitement ici). Qu’est-ce que le pouvoir ? Bien que ce concept soit particulièrement controversé et débattu au sein des théories philosophiques, sociales et politiques, nous le définirons ici comme la capacité des acteurs à accomplir des choses dans le monde. Cette idée comporte une dimension instrumentale au sens où elle met l’accent sur les capacités que les agents utilisent pour accomplir des choses, et une dimension structurelle dans la mesure où l’effectivité de ces capacités dépend de conditions et de structures sociales dans lesquelles les personnes agissent[1]. Par exemple, le pouvoir des capitalistes dépend non seulement de leur richesse, mais des rapports de production comme les droits de propriété privée qui rendent possible une telle accumulation. Le contrôle d’importantes ressources économiques ne constitue donc un pouvoir réel qu’à partir de conditions sociales particulières, à savoir la formation historique du capitalisme.

À partir de cette perspective générale, nous pouvons distinguer trois formes particulières de pouvoir : le pouvoir économique est basé sur le contrôle des ressources économiques, le pouvoir étatique sur la création et le renforcement des lois sur un territoire, et le pouvoir social sur la capacité des gens à se mobiliser pour des actions collectives volontaires et coopératives. Il faut noter ici que le pouvoir social est synonyme du pouvoir citoyen, soit l’auto-organisation et le renforcement des capacités d’action des classes subalternes et populaires à l’extérieur des institutions.

De manière synthétique, nous pouvons influencer les gens en les achetant, en les forçant ou en les persuadant. Ces trois types de pouvoir correspondent à des domaines distincts de la vie sociale. Premièrement, la sphère économique est constituée par les interactions permettant de produire et de distribuer des biens et services, l’économie capitaliste étant composée majoritairement d’entreprises privées et d’activités coordonnées par le marché. Deuxièmement, l’État représente un ensemble d’institutions capables d’imposer des lois et des règles contraignantes sur un territoire, soit l’appareil juridique, législatif et administratif possédant le monopole légitime de la violence. Troisièmement, la société civile est une sphère d’interaction sociale où les individus et les groupes forment volontairement des associations pour diverses raisons. Certaines d’entre elles sont organisées de manière formelle avec des membres et objectifs précis, comme les clubs, partis politiques, syndicats, églises, associations de quartier, etc. D’autres associations sont de nature plus informelle, à la manière de réseaux sociaux ou de la communauté. Bien que chaque société comprenne ces trois types de pouvoir à différents degrés, nous pouvons distinguer trois structures économiques en fonction de la forme dominante de pouvoir dirigeant l’activité économique :

1. Le capitalisme est défini par la propriété privée des moyens de production, qui permet le contrôle des investissements, de la production et de la distribution par l’exercice du pouvoir économique.
2. L'étatisme est caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, l'allocation et l'usage de ressources pour différents objectifs sociaux étant réalisés à travers une forme de mécanisme administratif d'État.
3. Le socialisme est une structure économique définie par la propriété sociale des moyens de production, l’allocation et l’usage des ressources étant effectué par le pouvoir social au sein de la société civile. Cette dernière ne doit pas être conçue comme un simple espace d'activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. La propriété sociale renvoie à la propriété collective d’un bien par tous les membres d’une unité sociale quelconque, qu’il s’agisse d’un kibboutz ou d’une coopérative par exemple[2].

Cette grille d’analyse permet de penser à nouveaux frais l’impératif démocratique. Dans son sens politique, la démocratie peut être conçue comme la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social. L’expression du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ne signifie donc pas le gouvernement par des élites choisies périodiquement par l’agrégation de préférences individuelles, mais le gouvernement du peuple collectivement organisé sous diverses formes : partis, syndicats, coopératives, organisations citoyennes, associations de quartier, etc. « La démocratie est donc, en soi, un principe profondément socialiste. Si démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, socialisme est celui de la subordination du pouvoir économique au pouvoir social. »[3] Pour le dire autrement, le socialisme est la poursuite de la révolution démocratique dans la sphère économique, comme le rappelle Jean Jaurès dans sa célèbre formule : « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ».

Du néolibéralisme à la social-démocratie en déroute

Même si cette typologie vise d’abord à distinguer des structures économiques, l’articulation des trois formes de pouvoir permet de dégager différents régimes sociopolitiques comme le néolibéralisme, le social-libéralisme ou la social-démocratie. Pour ce faire, nous ferons appel à une schématisation dynamique des relations entre la sphère économique, politique et associative en fonction de leur capacité à influencer les processus de décision et à déterminer les normes qui structurent la vie collective. L’utilisation du langage visuel élaboré par Wright servira à illustrer plus simplement des relations complexes de pouvoir.[4]

Dans le régime néolibéral, la forme dominante du pouvoir réside dans la possession d’importantes ressources économiques et la diffusion de la logique marchande dans l’ensemble des secteurs de la société. Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme ne doit pas être réduit à l’idéologie du libre marché et à un retrait de l’État ; il désigne plutôt une nouvelle rationalité économique qui implique une transformation et un rôle accru de l’État dans le gouvernement des conduites, la construction du marché et la mise en ordre des subjectivités[5]. Le néolibéralisme, étroitement lié à la logique de la « gouvernance » et du management, augmente la porosité entre le secteur public et privé par un discours prônant les valeurs entrepreneuriales comme la bonne gestion, le partenariat, la responsabilité, l’efficacité, la compétitivité, etc. C’est pour cette raison que la société civile se trouve elle-même « colonisée » par la rationalité économique, plusieurs organismes non-gouvernementaux et à but non lucratif prenant à leur compte ces thèmes et ces modes d’organisation.

De son côté, le social-libéralisme ou « troisième voie », tel que théorisée par Anthony Giddens et appliqué par les gouvernements de Bill Clinton et Tony Blair, représente un régime sociopolitique hybride associant certains présupposés du néolibéralisme avec une attention particulière aux politiques sociales. La prédominance de l’économie de marché est contrebalancée par une forte modernisation de l’État, la promotion des droits civiques, la cohésion de la communauté et une volonté de diminuer les inégalités économiques sans pour autant remettre en question les causes structurelles de celles-ci. D’une certaine manière, elle récuse la tendance conservatrice et autoritaire du néolibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour favoriser la conciliation des sphères économique, politique et associative par le dialogue. L’idée de « démocratie associative », telle que défendue par les théoriciens Paul Hirst, Joshua Cohen et Joel Rogers, vise à mettre les ONGs et les associations au cœur du renouvellement démocratique, tout en restant prisonnier d’une conception libérale de la société civile[6].

« Ce modèle social-libéral peut prendre en compte les conditions socioéconomiques et politiques de l’exercice du pouvoir, sans pour autant interroger structurellement les inégalités sociales. Il intègre une partie de la critique féministe quand celle-ci défend par exemple l’intégration des femmes dans le marché du travail comme un apport au développement économique. Dans ce modèle, l’empowerment prend place dans une chaîne d’équivalences aux côtés des notions d’égalité, d’opportunités, de lutte contre la pauvreté, de bonne gouvernance, d’autonomisation et de capacité de choix. »[7] Ainsi, ce modèle considère le pouvoir citoyen comme un vecteur d’inclusion et de prise en charge de la collectivité permettant de diminuer le fardeau de l’État et d’améliorer la bonne marche de l’économie de marché, et non comme le tremplin d’une transformation sociale.


Par ailleurs, la social-démocratie renvoie à la régulation du secteur privé par l’État et des entreprises publiques fortes, le pouvoir étatique étant contrôlé par le pouvoir social via la démocratie représentative. Elle définit un régime sociopolitique plus étatiste que le néolibéralisme et le social-libéralisme, qui mettent surtout de l’avant l’économie de marché et la société civile. La social-démocratie est sans doute ce qui caractérise le mieux le modèle québécois forgé par les réformes de la Révolution tranquille. La nationalisation de l’hydro-électricité, la création d’importantes institutions et entreprises publiques et la mise sur place de programmes sociaux donnent à l’État un rôle accru. Celui-ci est d’ailleurs le garant du consensus national, qu’il négocie avec les « partenaires sociaux » que ce sont les centrales syndicales et le milieu patronal.


Néanmoins, la social-démocratie se retrouve dans une double impasse : sur le plan économique, une faible croissance et une crise fiscale amènent une importante pression sur les finances publiques, tandis que la corruption et la crise de légitimité des institutions politiques font en sorte que la démocratie représentative ne parvient plus à canaliser les demandes populaires, l’État devenant largement au service des élites et du milieu des affaires. De manière générale, l’effondrement du bloc soviétique, l’affaiblissement du mouvement ouvrier ainsi que l’absence d’alternative crédible confirment la victoire idéologique du néolibéralisme sur la classe politique. La social-démocratie est en panne d’idées, se tournant alors vers le social-libéralisme ou le modèle suédois pour essayer de rénover vainement le modèle québécois.

Un nouveau type de socialisme

Quel régime sociopolitique est-il susceptible de réaliser une transformation du système économique et d’assurer une véritable transition écologique? Ni le social-libéralisme qui accepte les règles du jeu capitaliste, ni l’étatisme de la social-démocratie ne peuvent prétendre mettre sur pied les bases d’une nouvelle société libérée du carcan productiviste et de la dictature des marchés financiers. Reste-t-il uniquement comme alternative le socialisme étatiste qui vise le renversement du capitalisme par la prise du pouvoir d’État, la nationalisation des moyens de production et la planification centralisée de l’économie? Si nous considérons la dictature du prolétariat puis du Parti-État sur l’ensemble de la société comme foncièrement incompatible avec l’égalitarisme démocratique radical de la révolution citoyenne, alors il ne semble plus rester de perspectives d’émancipation.


Heureusement, il existe une « quatrième voie » qui réhabilite une conception conflictuelle et anti-capitaliste de la société civile : le socialisme participatif. Cette perspective insiste davantage sur le contrôle démocratique des institutions politiques, l’extension de l’économie sociale et solidaire et le ré-encastrement de l’économie de marché par des normes sociales et écologiques collectivement définies. Contrairement à l’anarchisme ou au communisme qui souhaitent l’abolition ou le dépérissement de l’État, le socialisme participatif considère que cette institution est nécessaire pour soutenir et protéger la société civile contre les forces du marché. L’État peut avoir un certain rôle à jouer sur le plan de la redistribution et de l’organisation des services publics, qui ne peuvent pas toujours être fournis par des collectifs citoyens autogérés.

Bien qu’un tel scénario ne soit jamais complètement réalisé, l’exemple du budget participatif de Porte Alegre est probablement ce qui se rapproche le plus de cet idéal. L’objectif de la démarche participative est alors une participation active des citoyens à la gestion des ressources communes et au contrôle de la machine administrative, ainsi que l’inversion des priorités sociales en faveur des classes subalternes. Ce projet suppose une « démocratisation de la démocratie » par l’articulation de la démocratie directe et représentative permettant un réel partage du pouvoir décisionnel à plusieurs échelles. Les institutions démocratiques doivent laisser place au conflit et à la coopération, la contestation et la délibération, assurer une co-construction des politiques publiques et une co-décision entre les élus et les citoyens, ainsi qu’une forte autonomie à la société civile[8].

Si le socialisme participatif prend la forme de la révolution citoyenne dans la sphère politique, elle incarne une révolution verte dans la réorganisation de la sphère économique. La révolution verte insiste sur les activités humaines qui permettent de nouer un rapport d’appartenance avec la communauté et l’environnement. Elle représente une réforme radicale du modèle de développement par la relocalisation et la démocratisation des activités économiques, en transformant les entreprises pour qu’elles deviennent vertes et à échelle humaine : coopératives, économie sociale et solidaire, PME, agriculture de proximité, etc. La révolution verte implique également un contrôle démocratique des ressources naturelles, les communautés locales ayant le droit de décider par elles-mêmes de l’usage de leur territoire. Gestion écosystémique des forêts, planification urbaine participative, délibérations démocratiques sur les projets d’exploitation, aménagement durable du territoire, développement local et régional, toutes ces facettes de la révolution verte permettent de redonner le pouvoir aux citoyen(ne)s sur leur environnement et leur économie.

Au-delà de la sortie du pétrole

Cette perspective a l’avantage d’intégrer les principales composantes du plan de sortie du pétrole de Québec solidaire (développement massif des transports collectifs, chantier d’efficacité énergétique, énergies renouvelables)[9], sans insister sur l’objectif d’un renoncement aux hydrocarbures d’ici 2030. Entendons-nous bien : la lutte contre l’exploitation pétrolière, le gaz de schiste et les projets d’oléoducs représente un combat essentiel à mener dans les prochaines années. Mais cela ne peut représenter l’idée directrice d’un plan qui devra restructurer des pans entiers de l’économie québécoise, l’aménagement du territoire, l’agriculture, etc. La révolution verte insiste moins sur l’abandon d’une ressource énergétique qui amènera par ailleurs des conséquences économiques, que sur la transformation de la structure économique qui permettra l’abandon progressif d’énergies sales. Autrement dit, la transition énergétique est l’une des pièces d’un grand projet d’émancipation sociale, et non son fil d’Ariane.

La révolution verte met en arrière-plan les importants investissements publics (sans y renoncer) et le discours néo-keynésien (New Green Deal) qui prête le flanc à l’étatisme et à l’idée d’une croissance verte qui ne tient pas compte du mur écologique qui nous attend vers 2025-2030[10]. L’étatisme débouche trop souvent sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de déplacer l’accent de la nationalisation vers le concept de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyen(ne)s.

La révolution verte permet ainsi de donner chair à l’idée d’une « économie plurielle, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité, de diversité, d’autogestion et de liberté, sous des conditions d’équilibre écologique et d’efficacité, incluant l’exploration de systèmes économiques alternatifs. »[11] Bien qu’elle laisse au secteur public un rôle non négligeable, cette conception anti-étatiste vise à long terme la socialisation des activités économiques par le rôle structurant des coopératives, le milieu communautaire et les organisations à but non lucratif, tout en gardant une place aux petites et moyennes entreprises privées qui répondent à des normes sociales et écologiques. Ce modèle de socialisme participatif laissent une place secondaire à la propriété privée et au marché à l’intérieur d’une République décentralisée, où le pouvoir citoyen incarne la souveraineté populaire dans la sphère politique et économique.

Par ailleurs, la révolution verte doit articuler soigneusement la question urbaine et rurale, le droit à la ville et la revitalisation des villages, afin de proposer une transformation du système économique à la fois globale et adaptée aux différentes régions du Québec. De plus, elle ne doit pas oublier la question du « travail », qui inclut non seulement la question de la gestion hiérarchique ou démocratique de l’entreprise, mais le monde syndical qui demeure souvent allié aux intérêts du patronat dans le maintien des énergies sales ou d’industries non durables. Une alliance entre les groupes écologistes, les comités citoyens, et les travailleurs et travailleuses est un aspect incontournable d’une stratégie de gauche en faveur d’une transition sociale et environnementale. La reconversion écologique des industries et les « emplois verts » (électrification des transports collectifs, rénovation des bâtiments, développement des énergies renouvelables, agriculture paysanne), pourraient ainsi susciter un large appui des classes ouvrières, moyennes et populaires, car ce seront elles et non l’État qui bâtiront concrètement les infrastructures du Québec de demain.

Enfin, le concept de révolution verte, éclairé par la perspective du socialisme participatif qui l’articule à la révolution citoyenne, permet de donner une cohérence au projet économique de Québec solidaire en mettant l’accent sur le pouvoir régional et les initiatives locales. Il concrétise ce qu’on doit entendre par « une économie au service du bien commun », en incluant le plan de sortie du pétrole (énergie, transport et climat) dans un plan qui met de l’avant la souveraineté alimentaire, l’occupation dynamique du territoire, le soutien à la relève et l’innovation, le développement régional, les entreprises locales, la démocratie économique, l’autogestion, la décentralisation, la gestion communautaire des ressources naturelles, l’aménagement de milieux de vie sains, le verdissement des villes et la revitalisation des collectivités territoriales.

Tous ces éléments étaient déjà présents dans la plateforme de Québec solidaire, mais ils étaient mis sous l’ombre d’un grand projet de relance économique par l’État, qui prêtait facilement le flanc à l’argument des dépenses publiques astronomiques (28 G$ en 5 ans) et à une critique de son montréalo-centrisme (20G$ pour le transport collectif seulement, dont presque la moitié dans la grande région de Montréal). Cette restructuration est sans doute bénéfique et nécessaire, mais il n’en demeure pas moins qu’elle privilégie la création d’emplois par le haut et non la mise sur pied d’alternatives économiques par la base. C’est pourquoi il est nécessaire de dépasser la perspective d’une social-démocratie verte pilotée par une classe politique éclairée par un écosocialisme participatif ancré dans le développement d’initiatives locales et une démocratisation de l’économie qui renforce le pouvoir citoyen sur l’ensemble du territoire québécois.

Digression sur l’économie sociale et solidaire

Le concept d’économie sociale et solidaire (ESS) sur lequel s’appuie la perspective du socialisme participatif doit être précisé. En effet, cette notion est souvent définie vaguement, à la manière d’autres notions à la mode comme le « développement durable » ou la « transition ». Elle peut renvoyer autant au statut juridique des organisations concernées (associations, coopératives, mutuelles), qu’à un « tiers secteur » qui rassemblerait l’ensemble des activités extérieures à l’économie marchande et publique. Le Chantier d’économie sociale du Québec définit cette notion de la manière suivante : « Pris dans son ensemble, le domaine de l’économie sociale regroupe l’ensemble des activités et organismes, issus de l’entrepreneuriat collectif, qui s’ordonnent autour des principes et règles de fonctionnement suivants :

- l’entreprise de l’économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des profits et viser le rendement financier;
- elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État;  
- elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs;
- elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition de ses surplus et revenus;
- elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et collective. »[12]

Au début des années 2000, l’économie sociale regroupait plus de 7000 entreprises collectives (coopératives et OSBL), 150 000 emplois, 17 G$ en chiffre d’affaires et représentait plus de 8% du PIB. Néanmoins, elle ne semble pas représenter pour l’instant une « alternative » cohérente au système capitaliste, celle-ci cherchant plutôt à gagner une légitimité auprès du secteur public et privé dans une logique de concertation. Par exemple, si le projet de renforcement de l'économie sociale à Montréal est une excellente nouvelle en soi, les motivations sous-jacentes demeurent social-libérales, voire néolibérales : relancer l'économie dans les espaces vacants du marché, augmenter l'attractivité de la ville pour les grandes entreprises, améliorer la compétitivité, etc. Les « innovations sociales » sont ainsi au cœur de luttes idéologiques entre discours cherchant à dépasser ou à consolider le modèle dominant de développement.

Dans un contexte comme le nôtre, l’économie sociale peut rapidement perdre son potentiel émancipateur en s'hybridant à la logique marchande et aux techniques dominantes du management. Les caisses populaires Desjardins représentent un excellent exemple de ce phénomène, les organisations non-capitalistes imitant les entreprises privées qui les entourent par un processus d’« isomorphisme organisationnel ». Comme le dit Jean-Louis Laville : « les coopératives pensaient changer le marché ; c’est le marché qui a changé les coopératives ». Mais ce n’est pas pour autant une fatalité, car il est possible de politiser les acteurs et actrices de l’économie sociale par un projet visant la construction d’une économie postcapitaliste, à la manière du « socialisme associatif » de Pierre Leroux, des républicains de gauche et d’autres socialistes au XIXe siècle.


C’est pourquoi nous limiterons l’usage du terme « économie sociale » à sa définition minimale (en bleu) qui se prête à une récupération par les entreprises capitalistes (en jaune) et utiliserons l’expression « économie solidaire » pour marquer une perspective émancipatrice associée à un projet général de démocratisation de l’économie (en vert). L’ESS ne pourra devenir une alternative qu'à condition d’être décolonisée de l’imaginaire néolibéral (dimension idéologique) et d’un renversement du rapport de force entre le pouvoir économique et politique par le « réencastrement » de l'économie dans la société par des normes collectives et écologiques élaborées démocratiquement (dimension institutionnelle). Cela n'adviendra qu'avec une forte régulation du marché, ainsi que l'abolition de la propriété privée des principaux moyens de production. L'ESS en soi n'est donc pas une alternative, quoiqu'elle représente un élément clé d'une économie postcapitaliste, c'est-à-dire d’une société libérée de la dictature du grand capital et des forces du marché.



[1] Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Verso, London, 2010, p.112
[2] Ibid., p.120-121
[3] Erik Olin Wright, En quête d’une boussole de l’émancipation. Vers une alternative socialiste, Contretemps, 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/en-quête-dune-boussole-émancipation-vers-alternative-socialiste-0
[4] Erik Olin Wright, « Transforming Capitalism through Real Utopias », American Sociological Review, XX(X) 1–25, 2012, p.13-19
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009
[6] Ash Amin, « Beyond associative democracy », New Political Economy, vol.1, no.3, 1996, p.309-333
[7] Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013, p.16
[8] Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer, Henri Rey, Démocratie participative et gestion de proximité, La Découverte, Paris, 2015, p.298-299
[11] Québec solidaire, Pour une économie solidaire, écologique et démocratique, enjeu II,  2011. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme_de_QS-_Pour_une_economie_solidaire_verte_et_democratique.pdf