lundi 10 janvier 2022

Propositions pour une démocratie sanitaire

La principale objection qui surgit aussitôt lorsqu'on critique les mesures répressives du gouvernement (couvre-feu, passeport vaccinal, etc.), se présente comme suit: "Les hôpitaux débordent, on n'a pas le choix. C'est bien beau la critique, mais que proposez-vous à la place?" Bref, il n'y a pas d'alternative.
Certains disent même que le gouvernement ne va pas assez loin, qu'il faudrait intensifier les mesures de confinement et durcir les mesures contre les personnes non-vaccinées pour nous sortir de la crise. L'assouplissement de certaines mesures, le retrait du couvre-feu ou du passeport sanitaire dans les circonstances actuelles serait désastreux, contribuant à accélérer l'implosion du système de santé qui est déjà au bord du gouffre. Entre la gestion autoritaire et centralisée et le laissez-faire total, il n'y aurait pas de troisième de voie.

C'est bien ce faux-dilemme duquel il faut se sortir impérativement, car il empêche d'imaginer d'autres solutions possibles à la crise pandémique qui fait rage. On le voit bien: même avec une population largement vaccinée à 80%, un couvre-feu, un passeport vaccinal élargi, l'état d'urgence, et deux ans de gestion de crise avec des (re)confinements en yoyo, nous voilà revenus à la case départ, avec une situation quasiment aussi intense que la première vague de 2020. Omicron n'est pas le dernier variant, et si on veut espérer sortir de cette logique infernale qui paralyse la société, effrite la confiance envers les institutions, valide la ségrégation sociale et alimente une crise générale de santé mentale, on ne pourra pas laisser le pouvoir indéfiniment à une poignée d'experts, de politiciens et de conseillers triés sur le volet.

Il nous faut donc un plan global de sortie de crise qui agit sur les causes multiples du problème, et qui accepte de défier certains paramètres du statu quo. Je ne prétend pas avoir trouvé la réponse magique et parfaite à la crise actuelle, mais je crois avoir identifié un élément crucial qui fut abandonné dès les premiers jours de la pandémie: la démocratie. Celle-ci n'est pas de trop dans un contexte de crise, car on voit bien que que la gestion centralisée du Léviathan sanitaire n'a pas réussi à protéger la population et à modifier les conditions sociales pour nous permettre de vivre de façon décente avec un virus qui est là pour rester.

Très peu de personnes ont réfléchi au rôle que la démocratie pourrait jouer en temps de pandémie, celle-ci étant perçue comme étant trop lente, chaotique, vulnérable aux discours irrationnels et farfelus, de sorte qu'on ne pourrait pas faire confiance à la population et/ou aux personnes concernées. Dans le livre Democracy in a Pandemic: Participation in Response to Crisis (2021), les auteur·e·s nous invitent à remettre en question cette idée reçue qui nous empêche de progresser collectivement. Voici la traduction d'un extrait de l'introduction:

"Face à l'urgence, l'hypothèse de travail a trop souvent été que la centralisation et la concentration du pouvoir politique et la limitation des droits démocratiques étaient justifiées et efficaces. Les approches plus participatives et délibératives de la politique démocratique sont des luxes que l'on peut abandonner. Cependant, la faiblesse de cette hypothèse a été exposée par les échecs généralisés des formes centralisées de gouvernance dans la protection des populations depuis le début de la pandémie; par l'émergence de groupes d'aide mutuelle et d'auto-assistance pour répondre aux besoins non satisfaits; et par des initiatives réussies menées par certains organismes publics et caritatifs qui se sont attachés à écouter et à travailler avec le public, en particulier les groupes sociaux vulnérables.

L'argument de ce livre est que, face à une situation d'urgence, les attitudes et les politiques centralisatrices qui concentrent excessivement le pouvoir sont malavisées. La participation et la délibération ne sont pas seulement possibles. Elles sont précieuses, voire indispensables. Par participation, nous entendons l'implication directe des personnes dans les décisions et les activités qui affectent leur vie. Par délibération, nous entendons la possibilité pour les gens de partager et de tester des idées dans le cadre de conversations inclusives et respectueuses. Un autre monde démocratique peut être réalisé face à une crise. Et ses contours peuvent être discernés à partir des multiples pratiques de la dernière année."

Comment favoriser la participation et la délibération démocratique dans le contexte actuel, non de façon abstraite et généreuse, mais pour contribuer de façon concrète à la lutte contre la pandémie? Là est la question. Au lieu de prendre cette hypothèse pour une chimère ou une utopie puérile, regardons en face les échecs de la gouvernance centralisée autoritaire, et essayons d'imaginer des alternatives à partir d'expériences ailleurs dans le monde, d'initiatives locales ayant émergé sur le terrain ici ou dans d'autres pays, écoutons ce que les milieux de la santé ont à dire.

Par exemple, dans la lettre ouverte Don’t Look Up, version infirmières, on constate que le gouvernement a systématiquement ignoré les demandes des infirmières, privilégiant des primes décevantes, du temps supplémentaire obligatoire (TSO), et maintenant la suppression des vacances en guise de récompense alors que des milliers de travailleurs·se·s ont déjà été ou sont actuellement sur le bord du burn out.

"Dès le début de la pandémie, faute de stratégies suffisantes, nous avons tenté de nous organiser par nous-mêmes. Des collègues dentistes, étudiants en pharmacie et d’autres se sont mobilisés pour apporter de l’équipement de protection aux soignants en CHSLD et dans les organismes communautaires alors que les CIUSSS et CISSS les retiraient pour les accumuler dans les hôpitaux. Nous avons écrit et avons partagé les données scientifiques existantes avec le plus de personnes possible pour proposer une approche différente qui aurait pu faire une différence⁠. Nous avons été ignorées. [...]

Bien avant la pandémie, les ruptures de services étaient communs. On peut blâmer l’ancien ministre Barrette ou le fédéral tant qu’on veut, reste que ceux qui sont au pouvoir en ce moment nous ignorent tout autant. Que faire maintenant ? Le gouvernement n’a pas écouté nos recommandations sur l’équipement de protection, sur l’organisation des effectifs, sur les mesures de rétention et d’attraction. Nous allons faire ce que l’on fait toujours : continuer à les marteler et tenter de nous faire écouter malgré l’indifférence et l’hostilité politique. [...]

Des solutions, il y en a beaucoup plus. Ces propositions ne sont que la pointe de l’iceberg du travail énorme effectué dans la dernière année et même avant la pandémie. Suspendre les vacances et imposer du temps plein à des soignants qui sont épuisés, traumatisés et désillusionnés ne va pas aider à limiter les ruptures de services. [...] C’est ce genre de gestion à court terme qui nous a menés à l’impasse dans laquelle nous sommes actuellement. Le cercle vicieux dans le réseau de la santé, ce n’est pas le manque de personnel qui mène à plus de TSO, c’est le manque d’écoute chronique aux solutions que nous proposons. On doit le briser, ce cercle vicieux."

J'arrive maintenant à un condensé de 12 propositions qui jetteraient les bases d'une démocratie sanitaire qui reste largement à penser et expérimenter. Actuellement, aucun parti politique n'a proposé de plan global de sortie de crise qui serait une alternative à la gestion autoritaire du gouvernement Legault, hormis peut-être le Parti conservateur du Québec qui miserait sur le laissez-faire et la privatisation du système de santé. Les revendications présentées ici ne sont pas parfaites, ce sont des hypothèses qui susciteront parfois l'adhésion, parfois des doutes, mais je les soumets ici au débat public.

1. Fin immédiate de l’état d’urgence sanitaire.
2. Fin de la gouvernance par décrets et primauté du pouvoir législatif (parlementaire) sur le pouvoir exécutif.
3. Décentralisation du pouvoir au sein du système de santé, laissant plus d’autonomie aux institutions locales et aux directions de santé régionale.
4. Autogestion des horaires et des milieux de travail dans le réseau de la santé: miser sur la créativité et les initiatives bottom-up au lieu de l’uniformité et la gestion top-down.
5. Investissement massif immédiat dans le réseau de la santé (20G$). Pour financer le tout, taxer les GAFAM, ultra-riches et multinationales, puis prendre le 10G$ prévu pour le troisième lien pour financer les infrastructures du care.
6. Création d’un service civique volontaire et bien rémunéré ayant pour objectif le recrutement de 200 000 personnes pour prêter main forte dans le réseau de la santé et d’autres secteurs stratégiques souffrant de pénurie de main-d'oeuvre.
7. Plaider en faveur de l’abolition des brevets sur les vaccins et la fabrication de tests rapides et PCR, puis relance de la production industrielle de matériel médical, pour assurer l’approvisionnement national et se préparer aux crises futures.
8. Fin immédiate du couvre-feu et du passeport sanitaire, combiné à un appel large à la prudence, la responsabilité individuelle et collective, et l’auto-limitation raisonnée des contacts sociaux.
9. Création de brigades sanitaires volontaires qui auraient pour rôle d’assurer le soutien aux personnes vulnérables dans les villages et quartiers urbains, de développer des initiatives locales solidaires et de résoudre des conflits liés à la pandémie, au lieu de tout faire reposer sur la surveillance et les forces policières.
10. Miser sur une campagne de vaccination volontaire et privilégiant les groupes vulnérables, axée sur la sensibilisation plutôt que sur le paternalisme et la répression. Cela implique de renoncer au nationalisme vaccinal, à l’obligation vaccinale et la maximisation à tout prix des doses de rappel, au profit d’une redistribution des doses vers les pays du Sud afin de lutter plus efficacement contre la pandémie à l’échelle mondiale.
11. Création d’une assemblée citoyenne tirée au sort et accompagnée d’experts de différentes disciplines, dont le mandat serait d’élaborer un plan de sortie de crise à court et moyen terme, avec de larges consultations publiques auprès de différents secteurs de la société. Cette assemblée citoyenne aurait six mois pour rédiger un plan de match, qui serait soumis au vote par référendum.
12. Suite à ce processus démocratique qui servira de répétition générale à la rédaction d’un nouveau contrat social, mise en place d’une assemblée constituante qui aura pour mandat de refonder les institutions politiques du Québec et d'instaurer les bases d’une véritable démocratie.

Cela peut sembler ambitieux, la pandémie de COVID-19 semble l'événement mondial le plus perturbateur, complexe et global que nous ayons vécu en ce début de XXIe siècle. N'ayant jamais rien connu de tel de mon vivant, il est temps de se mettre en "mode solution" si on veut trouver des alternatives au capitalisme algorithmique autoritaire, au Léviathan sanitaire et au patriotisme vaccinal qui nous enferment dans un monde injuste, répressif et franchement emmerdant.

dimanche 9 janvier 2022

Réflexions sur le Léviathan sanitaire

Vit-on dans un monde hobbesien? Dans son célèbre ouvrage Léviathan, le philosophe Thomas Hobbes dépeint un « état de nature » marqué par l’insécurité générale. Chaque personne représente une menace potentielle pour autrui, et les individus sont avant tout animés par l’impératif de conservation de soi. Certains commentateurs ont souligné que l’état de nature dépeint par Hobbes représente moins un état pré-social hypothétique, qu’un portrait de sa propre société en contexte de guerre civile. D’où la célèbre expression bellum omnium contra omnes, « la guerre de tous contre tous », où règne la peur et la méfiance mutuelle.

Aujourd’hui, la pandémie mondiale de COVID-19 amène une actualité nouvelle à ce portrait sombre. Chaque individu devient, contre son gré, un « danger de mort » potentiel pour autrui. Les mesures sanitaires comme le confinement, le couvre-feu et les règles de distanciation sociale favorisent un climat d’insécurité, d’atomisation et de méfiance mutuelle, chaque personne étant guidée par l’instinct de survie et la conservation de soi. L’homme n’est pas forcément un « loup pour l’homme », mais un porteur potentiel d’un virus imprévisible et contagieux menaçant l’intégrité physique de tout un chacun.

Comment échapper à cette situation de chaos et de danger diffus? La célèbre réponse de Hobbes se trouve dans le Léviathan, cette figure qui incarne non seulement l’État, mais le pouvoir absolu de l’État. Pour se sortir de cet état de nature (pandémique), les individus doivent aliéner leur « droit naturel », c’est-à-dire leur liberté de faire tout ce qu’ils veulent, et se soumettre d’un commun accord à un pouvoir souverain, c’est-à-dire « un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger leurs actions vers l’intérêt commun ». L’acte de se soumettre collectivement à une volonté une, souveraine et indivisible, est la clé de voûte qui permet de réinstaurer un climat de « paix » et de « sécurité ». Peu importe que le gouvernement soit élu par le peuple, composé d’experts ou dirigé par un seul chef, la souveraineté de l’État réside ultimement dans ce lien de « confiance » entre le peuple et l’instance suprême incarnant la sécurité collective contre un chaos menaçant. À l’heure du retour en force de la toute-puissance de l’État justifiée par la crise sanitaire, le Léviathan décrit par Hobbes apparaît dans toute sa force.

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; […] que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. »

À l’époque moderne et dans le cadre des démocraties représentatives libérales, l’État se présente habituellement sous la forme d’un gouvernement encadré par le droit, l’opinion publique et des élections périodiques; mais il réapparaît maintenant sous sa forme menaçante originaire. Il ne s’agit plus de l’État-providence, celui des services publics et des programmes sociaux, mais de l’État tout-puissant gouvernant dans un état d’exception prolongé, devenant l’ultime rempart contre le danger de mort imminente. Je n’avais jamais vu de mon vivant ce visage particulier de l’État, c’est-à-dire cette forme phénoménale d’une puissance souveraine s’arrogeant d’immenses pouvoirs au nom de la sécurité publique. Sa puissance repose ultimement sur un acte de soumission volontaire au nom d’une protection collective souhaitée, mais il règne aussi par la terreur qu’il inspire.

« C’est là la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui réside l’essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin qu’elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection. »

Ma première hypothèse est que la pandémie de COVID-19 a créé un climat social analogue à l’état de nature chez Hobbes, favorisant ainsi l’émergence du Léviathan ou souveraineté absolue de l’État, gouvernant de façon autoritaire dans un état d’urgence quasi-permanent au nom de la sécurité publique. Ma deuxième hypothèse est que ce pouvoir souverain n’est pas issu d’une décision collective ou d’un acte de consentement libre et éclairé, mais d’une « décision par le haut » où les dirigeants de l’État se sont arrogé le droit de régner sur la population par l’état d’urgence sanitaire grâce à l’article 119 de la Loi sur la santé publique.

Comme le souligne Hobbes : « On parvient à ce pouvoir souverain de deux façons. La première est la force naturelle : comme quand un homme parvient à faire en sorte que ses enfants, et leurs enfants se soumettent à son gouvernement, en tant qu’il est capable de les détruire s’ils refusent, ou quand, par la guerre, il assujettit ses ennemis à sa volonté, leur laissant la vie à cette condition. L’autre façon consiste en ce que, quand des hommes, entre eux, se mettent d’accord pour se soumettre à quelque homme, ou quelque assemblée d’hommes, volontairement, parce qu’ils leur font confiance pour les protéger de tous les autres. On peut alors parler de République politique, ou de République par institution, et dans le premier cas, de République par acquisition. »

En reprenant le vocabulaire de Hobbes, nous pourrions dire que le Léviathan contemporain ou le « pouvoir souverain confié par l’état d’urgence sanitaire » a été mis en place par la « force » ou par « acquisition », plutôt que par une institution volontaire choisie directement par le peuple. Certes, le peuple continue de consentir au pouvoir illimité du Léviathan sanitaire, mais ce pouvoir a été « imposé d’en haut » plutôt que d’avoir émergé par un acte collectif d’institution. Il n’en demeure pas moins que chez Hobbes la souveraineté relève avant tout de la convention, du « pacte » ou d’un « contrat social », de sorte que cet acte peut être défait sous certaines conditions.

Ma deuxième hypothèse est que tant qu’on ne mettra pas fin à l’état d’urgence sanitaire, nous devrons nous soumettre à ce Léviathan paternaliste et autoritaire, n’hésitant pas à recourir aux forces policières, aux amendes salées et au couvre-feu pour asseoir son autorité. Le gouvernement Legault, tout comme l’ensemble des États prolongeant l’état d’urgence de manière illimitée, représentent autant de « Léviathans sanitaires » s’arrogeant des pouvoirs énormes au nom de la conservation de tous, de la sécurité et de la santé publique. Que nous soyons pour ou contre l’État, je m’inquiète du fait qu’une majorité de mes concitoyens et concitoyennes continuent d’accorder leur confiance au Léviathan, et s’accommodent assez bien de l’autoritarisme ambiant. L’insécurité générée par la pandémie et l’atomisation renforcée par les mesures sanitaires créent un « état de nature » artificiel renforçant la légitimité du Léviathan et le « désir de protection » octroyé par ce pouvoir tutélaire. Tant que nous ne surmonterons pas cette crainte du Léviathan, trouverons des alternatives solidaires à la santé publique et retrouverons le désir de nous autogouverner, nous resterons soumis à ce « monstre froid ».

« Une république par acquisition est celle où le pouvoir souverain est acquis par la force; et il est acquis par la force quand des hommes, individuellement, ou plusieurs ensemble à la majorité des voix, par crainte de la mort, ou des fers, autorisent toutes les actions de cet homme, ou de cette assemblée, qui a leurs vies et leur liberté en son pouvoir. Et cette espèce de domination, ou de souveraineté, diffère de la souveraineté par institution seulement en ceci que les hommes qui choisissent leur souverain le font par crainte l’un de l’autre, et non par crainte de celui qu'ils instituent. Mais dans ce cas, ils s’assujettissent à celui dont ils ont peur. »

Pour nous libérer du Léviathan sanitaire, nous devrons donc cesser d’avoir peur, et surtout d’avoir peur les uns des autres, car là réside le secret de son pouvoir illimité.

Qu'est-ce que le patriotisme vaccinal?

Vous connaissez sans doute le terme de « nationalisme vaccinal », qui désigne la tendance des États à prioriser la vaccination de leur population, privilégiant la sécurité de leur nation au détriment de la solidarité internationale. Le problème réside dans l'accaparement de doses par les pays du Nord afin de maximiser la couverture vaccinale au sein de leurs frontières, empêchant ainsi les pays moins fortunés d'avoir une couverture minimale (notamment pour les personnes vulnérables), augmentant ainsi les risques de nouveaux variants et freinant la résolution de la pandémie à l'échelle mondiale.

De son côté, le « patriotisme vaccinal » fait plutôt appel au dévouement de chaque citoyen qui sont invités à faire un effort pour garantir le bien-être collectif et défendre la patrie contre la menace pandémique. Alors que la nationalisme vaccinal renvoie à un problème de redistribution et un déficit de coopération au niveau des relations internationales, le patriotisme vaccinal désigne plutôt une relation particulière entre l'État et ses citoyen.ne.s, un discours, une idéologie, un appel aux sentiments, au sacrifice et à la fibre patriotique, faisant de la vaccination un marqueur de vertu civique.

Dans cette perspective, les personnes vaccinées sont perçues comme des « bons citoyens », des personnes raisonnées, responsables, faisant preuve de courage, prêtes à faire primer l'intérêt collectif sur leur bien-être personnel. Les discours du gouvernement véhiculés par les points de presse récurrents, les campagnes de sensibilisation, l’injonction constante que tout le monde doit encore faire un effort pour l'intérêt général, mais aussi les personnes qui publient leurs photos de leur deuxième ou troisième dose sur les médias sociaux, participent à la diffusion du patriotisme vaccinal. Il s'agit autant d'une croyance qu'un sentiment, une attitude d’abnégation orientée par l'amour de la patrie.

Si le patriotisme n'a rien de mal en soi, il a néanmoins tendance à créer une grande ferveur qui peut mener à discréditer les individus qui ne participent pas à cet effort collectif. Les personnes non-vaccinées sont ainsi perçues comme irrationnelles, lâches, ignorantes, égoïstes ou irresponsables, refusant de contribuer à la mobilisation nationale pour défendre la patrie. Emmanuel Macron, qui n'a pas cacher son désir d'emmerder les non-vaccinés, a eu un autre propos très révélateur qui témoigne de ce patriotisme vaccinal hostile aux réticents: « un irresponsable n'est plus un citoyen ».

La phrase est forte, mais évocatrice, car elle exprime de façon franche ce dont il est question: créer deux groupes au sein de la population: les « bons citoyens » ayant le privilège d'avoir accès aux restaurants, bars, cinémas, trains et autres activités sociales parce qu'ils ont participé à l'effort de guerre, puis les citoyens de seconde zone, qu'on exclut littéralement de la société, sur le plan symbolique, physique et matériel, pour des raisons de non-coopération à la campagne vaccinale. Comme le gouvernement vise une couverture maximale (idéalement de 100%), que l'obligation vaccinale représente son souhait le plus cher mais que cette mesure reste inapplicable en pratique (pour des raisons juridiques, mais aussi par la pénurie de personnel soignant), il utilisera toutes les stratégies pour stigmatiser les récalcitrants.

Tout récemment, au Canada, « la ministre fédérale responsable de l'assurance-emploi affirme que les Canadiens sans travail refusant de se faire vacciner pourraient se voir privés de prestations tant que les préoccupations de santé publique resteront au premier plan ». On voit ici que malgré la justification initiale que le passeport vaccinal et autres mesures n'allaient pas entraver l'accès à des services essentiels, on constate que la radicalisation du patriotisme vaccinal restreint toujours plus les marges de manœuvres de ce groupe réticent.

La « citoyenneté » n'est plus considérée comme un droit fondamental, mais comme un privilège, un statut conditionnel pouvant être (partiellement) retiré dans un contexte d'état d'urgence, au nom de l'intérêt national et de la sécurité publique. On enferme ainsi les gens chez eux, de façon plus ou moins directe, expulsant symboliquement les non-vaccinés du périmètre de la nation, de la citoyenneté et du respect minimal qui leurs sont associés.

Le patriotisme vaccinal contribue à légitimer cette relégation des non-vaccinés, car ceux-ci sont perçus comme des individus déserteurs, des citoyens de seconde zone, ne méritant pas l'accès à des services et un minimum de solidarité collective. Cette discrimination systémique, alimentée par la haine de l'hésitation vaccinale, le mépris des opposants aux mesures sanitaires, et une bonne dose de violence symbolique, est renforcée par l’exacerbation du patriotisme vaccinal.

Qui plus est, le nationalisme vaccinal au niveau des relations internationales est renforcé par le patriotisme vaccinal à l'intérieur de chaque nation, et inversement. Le stockage compulsif de doses par chaque État est alimenté par le besoin de maximiser la couverture vaccinale à l'interne, et l'écoulement de doses doit mobiliser la ferveur et le patriotisme au sein de la population afin que celle-ci se fasse vaccinée à de multiples répétitions, maintienne son adhésion à des mesures sanitaires très restrictives et prolongées. Le patriotisme vaccinal crée un sentiment d'insécurité envers les personnes non-vaccinées, avec une attitude maximaliste de protection universelle au niveau national, ce qui renforce le besoin d'avoir toujours plus de doses pour protéger sa patrie, et ce au détriment de la vaccination ailleurs dans le monde.

En résumé, la haine des non-vaccinés ne vient pas de nulle part, mais de l'intensification d'un patriotisme vaccinal alimenté par l'État, mais aussi par un vaste nombre de médias, de personnalités publiques, d'experts et de « citoyens ordinaires » via les conversations ordinaires et les échanges sur les médias sociaux. J’ajoute une nuance importante ici: ce n'est pas la promotion de la vaccination comme telle qui pose problème, c'est même l'une des clés de l'atténuation des méfaits de la COVID-19 en limitant le nombre d’hospitalisations, de décès et de complications graves. Mais c'est plutôt l'instrumentalisation du patriotisme, la ferveur pro-sanitaire, la légitimation de la violence envers les personnes non-vaccinées qui nous amène collectivement dans un cul-de-sac.

Le patriotisme est un sentiment particulièrement puissant dans certains contextes révolutionnaires, mais aussi lors de crises sociales de grande intensité, et surtout dans un contexte de guerre. Le patriotisme est une passion associée à la dévotion, l’engouement, l’attachement à la patrie, mais aussi le zèle et la vénération lorsqu’il atteint un certain degré d’intensité. Il existe différentes formes de patriotisme : certains sont plus inclusifs et démocratiques, d’autres portent la marquent du conservatisme, de la vénération de l’identité nationale, avec une pointe de xénophobie. Il y a des patriotismes libéraux, attachés au respect de la constitution et la défense des libertés individuelles contre l’empiètement de l’État (comme aux États-Unis par exemple), alors que d’autres sortes de patriotisme peuvent s’associer à l’effort guerrier, le zèle révolutionnaire, etc. Le patriotisme a tendance à renforcer un clivage « eux/nous », mais le sens concret de ce « eux » et ce « nous » peut changer en fonction des circonstances.

Où se situe le patriotisme vaccinal parmi cette variété de formes? Je fais l’hypothèse ici qu’un patriotisme sanitaire modéré ou de faible intensité, surtout présent dans les trois premières vagues de la pandémie, a contribué positivement à l’effort collectif pour lutter contre la pandémie, via un respect général des mesures sanitaires, et un fort taux de vaccination sur des bases volontaires (75% de la population doublement vaccinée en août 2021 au Québec, et ce sans mesures coercitives). Or, il semble qu’à partir de l’automne 2021, les choses commencent à dégénérer : l’arrivée du passeport sanitaire, puis l’arrivée du variant Omicron qui déjoue l’efficacité des vaccins en termes de contamination, l’explosion de la cinquième vague, le retour du couvre-feu et les mesures de confinement drastiques, ont alimenté une radicalisation du patriotisme vaccinal.

La haine à l’égard des non-vaccinés, déjà présente l’année dernière, s’est accentuée; les appels à leur « serrer la vis » ou leur faire la vie dure, les discours plaidant pour l’obligation vaccinale (même si cela implique 3 doses obligatoires annuellement), l’extension du passeport sanitaire aux commerces non-essentiels, l’adhésion encore forte à des mesures comme le couvre-feu alors que celle-ci n’a jamais avérée son efficacité, tout cela découle du patriotisme sanitaire dont le patriotisme vaccinal représente l'une des modalités. L’esprit de dévouement et de sacrifice en solidarité avec les hôpitaux saturés (alors que le gouvernement n’a pas été en mesure de se préparer à une nouvelle vague prévisible, d’écouter le personnel soignant et de faire des investissements massifs dans le réseau de la santé depuis les deux dernières années), justifiant l’état d’urgence et une gestion hyper-centralisée de la crise sanitaire, tout cela participe à intensifier un patriotisme qui prend de plus en plus une forme autoritaire, disciplinaire et punitive, appelant les personnes à joindre les rangs sous peine d’exclusion symbolique et matérielle.

Ce durcissement du patriotisme vaccinal ne prend pas une forme émancipatrice, mais un appel anti-démocratique à prolonger l’état d’urgence et à restreindre des libertés fondamentales, surtout pour les personnes récalcitrantes. Il appelle à la solidarité nationale en favorisant non pas une couverture suffisante de la population qui serait jugée acceptable pour permettre une redistribution des doses avec les pays du Sud, mais une couverture maximaliste dont l’horizon est la vaccination totale et obligatoire. Le patriotisme vaccinal ne plaide pas pour l’empathie et la sensibilisation, mais pour la coercition et la surveillance, couplée au nationalisme vaccinal qui ralentit la gestion de la crise à l’échelle mondiale.

L’appel à la répression des déserteurs, hésitants, antivax, complotistes ou autres, est d’autant plus forte que les bons citoyens ayant fait leur effort pour respecter les mesures sanitaires se sentent eux aussi « punis » injustement par le gouvernement, et doivent donc trouver un exutoire à leur malaise. Au lieu de remettre en question le patriotisme vaccinal auquel la majorité d’entre nous avons adhéré consciemment ou non dans les derniers mois (je m’inclus dans cette critique), cette dissonance cognitive amène plutôt l’amplification du patriotisme qui a besoin de trouver un « coupable » pour expliquer l’échec partiel des mesures, un bouc-émissaire. Le clivage « eux/nous » se renforce: le « nous » est celui des bons citoyens vaccinés, respectueux des mesures sanitaires, acceptant docilement de se conformer à des restrictions importantes pour le bien commun en espérant que cela pourra porter fruit à moyen et long terme; le « eux » sont les irresponsables, les mauvais citoyens, celles et ceux qui privilégient leur nombril au détriment de l’intérêt général, et qui méritent donc de perdre leurs libertés.

Avec le patriotisme vaccinal, ne soyez pas surpris que le gouvernement Legault continue de se maintenir très haut dans les sondages, et ce malgré toutes les gaffes et faux-pas dans les derniers mois. Un peuple dont le sentiment patriotique est fort et partagé (et ce au-delà du clivage gauche/droite, souverainiste/fédéraliste), continuera de vouloir être « protégé » par un gouvernement fort et centralisé, préférant de loin la stabilité et la préservation du statu quo plutôt que le changement. La majorité des personnes adhérant consciemment ou non au patriotisme vaccinal veulent surtout retrouver une « vie normale » le plus tôt possible, acceptant l’ensemble de mesures plutôt de les évaluer de façon critique et rationnelle au cas par cas, tout en acceptant qu’une minorité de la population soit ostracisée au nom du « bien commun ».

Le patriotisme vaccinal s’accommode très bien de l’absence de démocratie, ne se soucie guère de l’impact différencié des mesures sanitaires sur des groupes particuliers de la population (selon l’âge, le genre, la couleur de peau, le revenu, le statut de citoyenneté, etc.). Il crée un fort sentiment majoritaire, homogénéisant, faisant l’éloge du sacrifice individuel et collectif pour assurer la victoire contre un ennemi commun, et n’hésitant pas à discréditer/punir les personnes qui ne démontrent pas le même enthousiasme à défendre la patrie. Il renforce donc le clivage eux/nous, en écartant les positions qui n’entrent pas dans son schème binaire.

Ainsi, patriotisme vaccinal nuit à la critique de certaines mesures sanitaires, empêchant l’émergence de voies mitoyennes entre l’acceptation totale et conformiste de l’ensemble des mesures, et le refus en bloc de l’ensemble de celles-ci (comme les anti-masques et complotistes anti-5G). Les personnes qui reconnaissent le besoin d’une auto-limitation individuelle et collective par des mesures sanitaires raisonnées et basées sur des données probantes, mais qui se mettent à douter de certaines mesures plus contraignantes, discriminatoires et à l’efficacité non-démontrée (comme le passeport et le couvre-feu), éprouvent ainsi une peur latente de se faire accuser d’un manque de solidarité, d’être des égoïstes, de manquer de rationalité, de légitimer le discours des non-vaccinés, de minimiser les efforts collectifs pour assurer le salut sanitaire.

Dans ce contexte, les personnes critiques ont peur d’être accusées de complotistes, de ne pas avoir suffisamment à cœur l’intérêt général, bref de manquer de patriotisme. Plusieurs personnes ont ainsi peur de sortir dans la rue et de contester des mesures sanitaires de façon plus ouverte et décomplexée, de peur d’être associés au camp des malfrats, égoïstes, non-vaccinés et complotistes. J’ai ressenti cette peur refoulée et diffuse l’année dernière lorsque j’ai publié la lettre ouverte Pour la santé publique, contre le couvre-feu en mai 2021; des dizaines de personnes m’avaient alors écrit pour me remercier d’exprimer ouvertement des idées, intuitions et malaises qu’elles n’osaient pas partager publiquement de peur des réactions de désapprobation sociale de leurs pairs, employeurs ou ami.e.s. Il s’agit à mon avis d’un symptôme des effets pervers du patriotisme sanitaire, qui n’a fait que se renforcer depuis avec une vaccination devenue coercitive, un passeport vaccinal et un système de santé au bord de l’implosion.

Pour terminer, l’un des éléments les plus problématiques du patriotisme vaccinal réside dans son caractère fataliste, son TINA implicite (there is no alternative). Il bloque l’imagination pratique et politique en validant les mesures du gouvernement, au lieu de miser sur la créativité, l’innovation et l’auto-prise en charge des milieux concernés. Il alimente une gestion unidirectionnelle et unilatérale, laissant les individus et organisations avec le seul choix d’obéir, ou sinon de désobéir sous peine d’amende ou autres sanctions dissuasives. De plus, les justifications sanitaires prennent systématiquement le dessus sur les autres considérations sociales, éthiques, juridiques, économiques ou démocratiques. Ces arguments sont presque systématiquement ignorés, ou sont au mieux minimisés. Les réponses du genre : « oui c’est vrai que telle mesure a un impact négatif sur tel groupe, ça occasionne aussi des enjeux de santé mentale mais, vous savez, nous sommes en pandémie, on n’a donc pas le choix », sont omniprésentes dans l’espace public.

La rationalité réduite au calcul des lits d’hôpitaux et au nombre de cas quotidiens, évacuant toute autre considération éthique ou politique, renforce une gestion technocratique, paternaliste, post-politique et verticale de la crise. Cette « rationalité calculatrice bornée » (pour reprendre l’expression d’Adorno et Horkheimer), qui se combine au dénigrement des critiques et à la répression des opposants plus affirmés, contribue à diviser des alliances potentielles entre les personnes critiques du gouvernement.

Le patriotisme vaccinal justifie l’existence du Léviathan sanitaire, et ce dernier contribue à bâtir ce patriotisme qui représente l’idéologie et la passion collective nécessaire à son autorité. Comme le patriotisme vaccinal s’avère anti-démocratique et répressif, il est fondamentalement incompatible avec les exigences de justice sociale et l’État de droit; il avalise l’état d’urgence illimité et la violence symbolique à l’égard des dissidents. Le patriotisme vaccinal ne représente pas la solution à la crise sanitaire, mais un problème central qui contribue au prolongement indéfini d’une crise qui s’enfonce à cause d’une gestion hiérarchique et bornée. Tant que la gauche restera prisonnière des paramètres idéologiques du patriotisme vaccinal, elle stagnera et sera incapable de mobiliser les gens en faveur d’une démocratie sanitaire et d’une sortie de crise digne de ce nom. 

Photo: Eugène Delacroix, Liberty Leading the People