samedi 23 juillet 2016

Le défi du Léviathan

Réflexions sur la fusillade de Munich, l’attentat de Nice et autres folies de l’époque

Entre attentat et fusillade, acte terroriste et folie meurtrière, les médias et commentateurs invoquent tour à tour l'idéologie politique ou les troubles psychiatriques afin de découvrir «la nature profonde» du phénomène à combattre. En psychologie sociale, l'attribution causale consiste à relier un effet constaté (événement, comportement) à une cause interne (dispositions, traits de personnalité), ou externe (situation, circonstances) pour expliquer un phénomène complexe. Évidemment, cette explication simplifiée repose sur des filtres sociaux liés à l'appartenance, la culture et l'identité, donc aux présuppositions des auteurs qui interprètent un événement insensé pour lui donner un sens.

De son côté, la droite aura tendance à attribuer l'attentat terroriste à des causes internes (idéologie islamiste radicale, guerre contre l'Occident), tandis que la gauche insistera davantage sur les causes externes : exclusion sociale, effets collatéraux de l'impérialisme, etc. Dans les deux cas, l'objectif consiste à attribuer un acte morbide à un groupe social déterminé (musulmans radicalisés) ou à une structure sociale particulière (capitalisme/colonialisme), c'est-à-dire à une
«cause sociale ultime» plus ou moins concrète ou impersonnelle selon le niveau de sophistication des interprétations.

Or, il semble y avoir dans tous les cas un mélange inextricable d'idéologie politique, de problèmes mentaux et de nihilisme sur le plan psychologique, tout comme une bonne dose d'anomie, d'inégalités sociales, de guerres interminables et de nouvelles technologies numériques qui expliquent la propagation d'idées nocives et la réduction du seuil du passage à l'acte. Il faut donc élargir notre compréhension de la «psychologie politique» et de la sociologie de la pensée autoritaire-suicidaire pour expliquer et déjouer les schèmes cognitifs de la violence sociale à notre époque.

À l'instar du
«populisme», qui peut être conservateur ou démocratique, de gauche ou d'extrême droite, le "terrorisme" n'est pas l'apanage d'une seule idéologie, bien qu'à certains moments de l'histoire certaines idées semblent avoir une influence plus directe ou profonde pour donner un supplément de sens à une société qui en génère de moins en moins. De nos jours, ce n'est plus l'extrême gauche qui pose des bombes pour accélérer la révolution prolétarienne, mais le djihadisme et le néo-fascisme qui stimulent l'imaginaire de la purification sociale.

En un certain sens, la multiplication des tueries de masse s'explique par un double processus de mimétisme morbide et de désintégration sociale. Cela nous amène donc à la question suivante : si la crise sociale génère la violence politique et que la seule réponse
«réaliste» se réduit à l’État d’exception, la surveillance de masse, la répression policière et la liquidation des libertés démocratiques, que pouvons-nous espérer pour vaincre le nihilisme, l’exclusion sociale, l’insécurité psychologique, la xénophobie et toutes les caractéristiques d’une société malade? Comment surmonter l’État policier ou la «dérive sécuritaire», qui n’est nulle autre que la réaction auto-immune contre un mal diffus qui ronge la société de l’intérieur?

Si le statu quo est devenu la terreur, la restauration de loi et l’ordre, ou un mélange des deux, et s’il n’y a pas de retour en arrière, que nous reste-t-il à inventer? Bref, comment penser une transformation sociale et démocratique devant la généralisation des comportements anti-sociaux et le naufrage de la démocratie? Comment se libérer collectivement dans un contexte de propagation de la guerre de tous contre tous? La réaffirmation de la souveraineté politico-sécuritaire et la dissolution sociale, l'État absolutiste de Hobbes et le monstre biblique qui symbolise un cataclysme éminent et le retour au chaos primitif, sont co-originaires. Voilà le défi du Léviathan qui est déjà parmi nous.

mercredi 6 juillet 2016

Le sens du dème

Intuition philosophico-politique de la journée: pour avoir une démocratie, il faut un dèmos, et pour construire un dèmos, il faut des dèmes. Retournement conceptuel : on croyait à tort que le dèmos était le peuple-nation considéré dans son abstraction, alors qu'il repose en fait sur des relations concrètes entre des gens habitant dans un même lieu. L'unité démocratique de base n'est pas l'État, ni même la ville, mais le voisinage. À quoi servait le dème dans la réforme de Clisthène qui mena à la démocratie athénienne? À contrer le pouvoir de classe des élites et des clans ; « c'est désormais le lieu, et non plus la naissance qui fonde le système des relations et du contrôle politique », disait Finley. Les liens de voisinage ne sont pas en soi des relations politiques, mais ils les rendent possibles ; ils entretiennent la philia, la confiance et l'amitié qui nourrissent l'action civique. Groupes de voisins, bazars de quartier, block party, comme lieux de rencontres, d'échanges et de constructions micro-politiques.

Intuition complémentaire : la fonction du dème est triple : 1) organiser le territoire politique de la Cité en reliant la ville, l’intérieur et la côte ; 2) assurer l'autogestion des services locaux et former les citoyen.nes aux pratiques d'auto-gouvernement ; 3) servir de base à la sélection des membres du Conseil des Cinq Cents via le tirage au sort. Décentrement du regard : et si l'alternative au gouvernement représentatif n'était pas la démocratie directe et consensuelle, mais la combinaison d'assemblées populaires de quartier (ou de village) avec un conseil municipal (ou régional) composé de membres tirés au sort? Comme disait Rancière, il faut « rendre à la démocratie son scandale », car elle est basée sur « le pouvoir de n'importe qui ». Qu'est-ce que l'émancipation? C'est le « jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier ». Où est-ce que tout cela nous mène?

Le dépérissement du parti politique comme véhicule de transformation sociale ; création de plateformes visant à sélectionner des candidatures citoyennes et populaires par tirage au sort, lesquelles ne peuvent mener plus qu'un mandat ou gagner plus que le revenu médian. Les élu.es doivent assurer un va-et-vient constant entre le conseil et les assemblées locales, démocratiser en profondeur les institutions et garantir une transparence radicale des décisions. Écho de l'appel du 22 mars 1971 du Comité central de la Garde nationale de la Commune de Paris : « les membres de l'assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l'opinion, sont révocables, comptables et responsables ».

Retour aux dèmes : créer des groupes de voisins visant à prendre en charge directement des enjeux locaux, inventer des agoras et des lieux de socialisation, mélanger la fête, l'économie du partage, l'entraide et l'action politique, sans séparer l'amitié de la réflexion critique, les pratiques situées et l'auto-émancipation. Créer des banques de candidatures volontaires en vue d'un prochain "gouvernement de n'importe qui", c'est-à-dire une démocratie. Et vous, connaissez-vous vos voisins? Seriez-vous vous prêts à assurer une charge publique si le hasard vous y conviait? Qu’est-ce qu’on attend pour créer un dème ? Citoyen.nes de tous les quartiers et de tous les villages, unissez-vous !