mercredi 17 juin 2015

Dépasser le républicanisme


La République contre l’État – Partie 2

Dans son dernier livre L’indépendance par la République, le philosophe Danic Parenteau poursuit son argumentation en faveur d’un renouvellement substantiel de l’imaginaire politique indépendantiste. Contrairement à son premier livre Précis républicain à l’usage des Québécois, il ne s’agit plus de déceler une « pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif », thèse peu plausible que nous avons critiquée dans un billet intitulé Critique du républicanisme nationaliste. En effet, Parenteau tentait alors d’arrimer le modèle républicain aux repères symboliques du peuple québécois en essayant de montrer que celui-ci possède déjà une conception de la société opposée au libéralisme anglo-saxon.

Si nous pouvons admettre que l’imaginaire collectif de la société québécoise se distingue du multiculturalisme canadien et qu’il est compatible avec l’idéal républicain, il semble excessif, voire pernicieux, de rabattre certaines manifestations sociopolitiques propres à la gauche ou l’écologisme sur une prétendue mentalité républicaine déjà établie. Cela amène des thèses absurdes qui témoignent d’une tentative de récupération politique, comme l’illustre ce passage : « Les Québécois sont généralement plus réticents que les Canadiens à accepter l’exploitation sans contrainte de leurs ressources naturelles par l’industrie privée. Cette différence d’attitude ne tient pas au fait que les Québécois seraient foncièrement plus écologistes que les Canadiens, mais bien à l’influence du républicanisme au Québec. »[1]

Heureusement, l’argumentation de Parenteau ne repose pas entièrement sur la thèse que « le peuple québécois serait déjà républicain sans le savoir », car ce deuxième livre cherche plutôt à définir la République comme régime politique et à présenter le républicanisme comme nouvelle voie stratégique de l’accession à l’indépendance. Il faut signaler dès le départ que le républicanisme n’est pas un idéal abstrait, mais une stratégie, un discours performatif visant à avoir des effets sur le réel. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux « la voie républicaine », car elle propose de surmonter trois grandes difficultés stratégiques qui accablent durablement le mouvement indépendantiste :

« D’abord, elle permettra de reconstruire la grande alliance stratégique entre progressistes (pour qui la question sociale est centrale) et nationalistes (qui accordent une grande importance aux questions identitaires), alliance qui s’est rompue au cours des dernières années. […] La deuxième difficulté ainsi en voie d’être surmontée par le républicanisme est qu’il permettra d’intégrer au discours indépendantiste le procès du régime canadien, montrant à quel point il sert mal les intérêts nationaux du peuple québécois. […] Enfin, l’idéal républicain contribuera à repenser la grande stratégie indépendantiste, laquelle a jusqu’ici échoué à conduire le peuple québécois à son indépendance. »[2] Passons tour à tour ces trois objectifs sous le prisme de l’analyse critique afin d’évaluer la force de cette idéologie politique.

L’effritement de la grande alliance

Danic Parenteau souligne que le mouvement souverainiste est né d’une coalition de forces politiques, progressistes et nationalistes, bref une alliance gauche/droite. « Malgré des divergences importantes dans leur vision politique respective, ces deux forces ont su mettre de côté leurs désaccords pour travailler ensemble à l’atteinte d’un objectif stratégique commun : l’indépendance du Québec. Par exemple, lors de la fondation du Parti Québécois en 1968, les éléments plus progressistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) se sont joints aux militants plus franchement nationalistes du Ralliement national (RN). »[3] Bien qu’il admette que « la convergence entre les deux forces politiques n’a pas toujours été facile », Parenteau rappelle cette vérité politique fondamentale que la conquête du pouvoir ne peut pas être le simple résultat de luttes sociales et d’un parti politique agile, mais qu’elle doit reposer sur la formation d’un « bloc historique », c’est-à-dire une alliance complexe de classes sociales soudées idéologiquement à certaines élites par le biais d’un discours rassembleur.

L’épuisement du projet souverainiste se manifeste par la séparation de ses composantes, que ce soit la frange progressiste qui se détourne du Parti québécois à cause du virage à droite accéléré sous le règne de Lucien Bouchard, où le camp nationaliste qui rejoint les rangs de l’ADQ et la CAQ pour prioriser le redressement des finances publiques. Sans qu’il soit possible de s’entendre sur les causes exactes et multiples de l’effritement de cette alliance, il y a consensus sur le constat que la « grande famille souverainiste » n’existe plus, et que clivage entre l’aile progressiste et nationaliste s’est accentué lors du dernier débat sur la Charte des valeurs québécoises. La question centrale pour tout souverainiste convaincu et intéressé à retrouver une hégémonie perdue est donc de savoir comment forger une alliance sur de nouvelles bases. Comment faire pour éviter que les progressistes se méfient systématiquement des questions identitaires (qu’ils associent automatiquement à la droite conservatrice), et que les nationalistes ne répugnent plus à accorder une place à la question sociale, le projet indépendantiste devant « être le plus « neutre » possible sur le plan idéologique afin de rallier une majorité de Québécois ? »[4]

Toute la stratégie de Parenteau consiste à définir un nouveau modèle unificateur afin de surmonter la division des indépendantistes. D’ailleurs, la publication de son projet républicain en deux tomes n’est pas un fait anodin ; le premier livre, présentant la « conception de la société » républicaine à travers les thèmes de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale, visait d’abord à séduire les nationalistes conservateurs afin qu’ils adhèrent à l’idéal républicain. À l’inverse, le deuxième livre semble taillé sur mesure pour les progressistes, notamment par la promotion de la souveraineté populaire et de la démarche constituante. En s’éloignant de la logique identitaire promue par Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Pauline Marois, le républicanisme reconnaît l’importance centrale de la gauche dans tout projet d’émancipation nationale. « Dans toutes les sociétés occidentales, les progressistes représente une force de mobilisation politique et de changements incontournables. […] En fait, dans le présent contexte, un changement politique de l’ampleur de celui de l’indépendance du Québec apparaît tout simplement irréalisable sans l’apport des progressistes. En somme, il en va d’une nécessité stratégique indéniable que ces deux forces politiques réapprennent à travailler ensemble. »[5]

Comme il n’est plus possible aujourd’hui de miser sur le rapprochement « spontané » entre la question sociale et la question nationale qui prévalait à l’époque de la Révolution tranquille, il est nécessaire de construire une nouvelle vision du monde pour réunir ce qui est actuellement séparé, un imaginaire commun capable d’intégrer les aspirations respectives de chaque tendance. « Le modèle républicain est compatible à la fois avec les univers progressiste et nationaliste. Il permet de formuler, en termes renouvelés, non seulement plusieurs préoccupations fondamentales des progressistes et des nationalistes, mais surtout de rendre celles-ci à nouveau compatibles les unes avec les autres. Ce souci de compatibilité entre les points de vue progressistes et nationalistes est inhérent à la reconstruction de la grande alliance indépendantiste. La notion républicaine d’intérêt général rend possible une nouvelle synthèse des enjeux sociaux et identitaires. »[6]

La clé de voûte de cette alliance réside ainsi dans la mobilisation du concept républicain d’« intérêt général », qui signifie à la fois le bien commun et l’intérêt national. « Les deux notions sont complémentaires et formulent deux aspects d’un même référent normatif, qui désigne l’intérêt supérieur du peuple souverain dans tous les aspects de sa vie sociale, économique ou politique. Par sa dimension sociale, la notion de bien commun renvoie à une préoccupation proche de l’univers des progressistes ; celle d’intérêt national a de plus grandes affinités avec l’imaginaire des nationalistes puisqu’elle renvoie à l’identité de la nation. »[7] Il faut remarquer à ce titre le glissement sémantique de Simon-Pierre Savard-Tremblay, leader du groupe Génération nationale, qui délaisse progressivement le « lexique identitaire » dans ses derniers écrits au profit d’une « doctrine de l’intérêt national » dans la lignée de Robert Laplante. Or, la notion d’intérêt général n’est-elle qu’un écran de fumée visant à créer une alliance factice entre deux tendances irréconciliables ?

D’une part, il faut admettre que les deux forces politiques se sentent interpellées par la notion d’intérêt général, celle-ci agissant comme un « signifiant vide », c’est-à-dire un concept vague permettant à chaque courant d’introduire le contenu qui lui est cher. Par exemple, « la notion républicaine de bien commun offre la possibilité de renouveler la question sociale dans une perspective indépendantiste. Une reprise en main par le peuple de ses institutions politiques au nom du bien commun signifie la fondation de la société sur des valeurs de solidarité et une vision du pouvoir qui accorde aux citoyens une place plus importante dans le jeu politique. L’idéal de bien commun justifie la pertinence du maintien par l’État de mesures sociales vigoureuses visant notamment la réduction des inégalités économiques entre citoyens. Du coup, il prévient, en principe, le détournement actuel des institutions et des ressources par l’élite politique et économique au détriment du peuple. »[8] Il est difficile pour un progressiste d’être en désaccord avec cet idéal.

D’autre part, l’idée d’intérêt national permet aux nationalistes d’identifier « une série de dossiers sur lesquels les intérêts supérieurs du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. La géopolitique de l’énergie et des ressources naturelles doit, en toute logique, être au cœur de celle-ci. Le Canada est en mutation pétrolière, alors que les oléoducs s’ajoutent aux chemins de fer dans la construction d’un pays centralisateur fondé sur les axes d’échange est-ouest. »[9] L’intérêt national va également de pair avec l’idée que l’État doit favoriser un meilleur « vivre-ensemble » des citoyens et cultiver chez eux un sentiment de solidarité et d’appartenance nationale, notamment à travers la défense de la langue française qui favorise la participation politique. « Comment quelqu’un pourrait-il participer activement à la vie de sa communauté s’il ne maîtrise pas la langue commune officielle de celle-ci ou s’il n’éprouve pas à son endroit nul sentiment d’appartenance ? En effet, le danger d’assimilation linguistique évoqué par les nationalistes est un argument qui a peu de chances d’interpeller les progressistes, alors que celui du caractère mobilisateur les ralliera davantage. »[10]

L’intelligence stratégique de Parenteau permet ainsi de surmonter certaines divisions idéologiques, du moins en théorie. Dans la pratique, il n’en demeure pas moins que le contenu de la notion d’intérêt général sera le résultat d’une lutte entre progressistes et nationalistes pour déterminer le sens précis de ce signifiant vide. C’est pourquoi on ne peut pas présumer du succès ou de l’échec de cette stratégie a priori ; mais nous pouvons reconnaître que la formulation d’idées communes représente une condition nécessaire, mais non suffisante, à la formation de véritables alliances. Par exemple, une éventuelle alliance basée sur l’intérêt général du peuple québécois pourrait consister en certaines conditions non-négociables : la réforme du mode de scrutin (rénovation des institutions démocratiques), un processus constituant (réponse populaire à la question nationale), la fin des mesures d’austérité (question sociale) et le rejet des projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures en sol québécois (question écologique). Sans la définition commune de certaines revendications particulières permettant de concrétiser l’idéal de l’intérêt général, toute « convergence nationale » ou appel à rejoindre la « famille souverainiste » restera un vœu pieux dissimulant un vide stratégique.

Critique du régime canadien

Une autre force du républicanisme réside dans sa capacité à formuler une critique directe et efficace du régime politique canadien. La gauche a souvent tendance à dénoncer les politiques néfastes du gouvernement Harper, en explicitant ainsi le fait que le clivage gauche/droite est bien présent sur la scène fédérale en opposant les intérêts du Québec et ceux du Canada. Or, cette stratégie ne fait pas nécessairement remonter la popularité de l’option progressiste ou indépendantiste sur la scène politique québécoise, et elle laisse l’illusion qu’un gouvernement social-démocrate ou NPD règlerait la situation. De son côté, le mouvement souverainiste privilégie la défense des intérêts du peuple québécois et la critique de l’ingérence du fédéral dans son champ de compétences, en délaissant ainsi le procès du régime canadien au profit d’une logique corporatiste au niveau national.

Devant ce double écueil, le républicanisme offre une posture théorique plus robuste pour opérer une critique fondamentale du régime canadien. « Depuis plus de trois siècles, soit depuis la Conquête britannique, le peuple québécois vit dans un état d’assujettissement politique. Les institutions qui encadrent sa vie politique, régissent son destin collectif et expriment ses ambitions collectives ne sont pas de son fait. Elles lui ont été imposées à la suite d’une conquête militaire, état de fait entériné par les différents ordres constitutionnels qui se sont succédé depuis lors : Proclamation royale de 1763, Acte constitutionnel de 1791, Acte d’Union de 1840, Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 et Loi constitutionnelle de 1982. Aux yeux de bien des Québécois, ces traités appartiennent à l’histoire ancienne ; beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la bataille des plaines d’Abraham […] Avec le temps, le peuple québécois a même réussi à s’accommoder de ces institutions en y aménageant un espace où il a pu organiser sa vie démocratique. Dans la foulée de la Révolution tranquille, il s’est même doté d’institutions politiques et culturelles à caractère « national » à l’intérieur du cadre « provincial » qui est le sien.

Mais toutes ces avancées n’enlèvent rien au fait que le présent régime canadien reprend les grands principes politiques fondateurs des régimes précédents : parlementarisme britannique, pouvoir exécutif concentré entre les mains du premier ministre ou du gouverneur général, mode de scrutin nominal à un tour ou principe de la souveraineté des parlements. En fait, le régime canadien, celui d’hier, comme celui d’aujourd’hui, est érigé sur la négation implicite du caractère souverain du peuple québécois. »[11] Ainsi, le modèle républicain s’oppose directement à la monarchie constitutionnelle, la centralisation du pouvoir dans les mains d’une élite politique, le mode de scrutin anti-démocratique, le parlementarisme hérité des institutions britanniques, etc. Bref, à l’occasion de la célébration du 150e anniversaire de la confédération canadienne, il est tout à fait pertinent de ranimer la critique du régime de 1867. Il s’agit bien ici d’opposer l’oligarchie et la démocratie, la « caste » et la souveraineté populaire, l’Empire canadien et la République.

Cette stratégie discursive permet de rompre avec la vision dominante du mouvement souverainiste, c’est-à-dire « avec le paradigme de l’aboutissement historique, en cessant de voir dans l’accession du Québec au rang d’État souverain l’aboutissement naturel d’un quelconque processus historique. »[12] Comme nous ne sommes plus à l’époque de la Révolution tranquille, il n’est plus possible d’adhérer spontanément au mythe de l’« État complet » ; c’est pourquoi il faut délaisser l’obsession de la souveraineté de l’État québécois et la logique technocratique qui en découle en prenant le tournant républicain qui consiste « à placer au cœur de ce projet politique la souveraineté du peuple québécois. »[13] La principale force du républicanisme ne réside pas dans sa critique du libéralisme multiculturaliste anglo-saxon, mais dans son idéal d’émancipation : « notre démarche vise plutôt à repenser les fondements théoriques de l’indépendance du Québec sur la base de la volonté du peuple québécois, dans une démarche de réappropriation collective de ses institutions politiques. L’indépendance consisterait pour le peuple québécois à se donner des institutions politiques bien à lui. »[14]

Afin d’éviter le repli nationaliste ou une conception chauvine du républicanisme, il est nécessaire d’élargir le principe de souveraineté populaire en parlant de la souveraineté des peuples. Ainsi, ce n’est pas seulement le peuple québécois, mais l’ensemble des peuples présents sur le territoire de l’État fédéral qui sont soumis à la logique coloniale du régime impérial. « La présente Constitution canadienne n’a jamais été ratifiée ni par le peuple canadien, ni par les Premières Nations, ni par le peuple québécois. Cette Constitution, tout comme celles qui l’ont précédée, est l’œuvre de tractations entre les élites politiques, à savoir les représentants du pouvoir impérial britannique et les représentants des colonies britanniques de l’Amérique du Nord. »[15]

Contre toute attente, le « tournant républicain » permet de rompre avec le colonialisme et d’envisager un nouveau pacte avec les Premières Nations, alors que le mouvement souverainiste restait exclusivement rivé sur la seule nation québécoise. « Pour refonder la relation entre le peuple québécois et les Premières Nations du Québec sur une base républicaine, il est primordial d’accorder aux représentants de ces nations une place particulière dans la démarche constituante que nous proposons et dont il leur reviendrait de déterminer le sens et la portée. Nous sommes persuadés que les Premières Nations du Québec ont tout intérêt à participer à une telle démarche constituante qui deviendrait un levier politique important en vue d’une reprise en main de leur propre destin politique. Leur participation poserait également les bases d’une nouvelle relation entre elles et la nation québécoise, laquelle saura perdurer une fois que le Québec volera de ses propres ailes. »[16]

Le piège élitiste

Si nous sommes d’accord jusqu’ici avec l’idéal républicain d’une réappropriation collective des institutions politiques, il faut encore préciser la nature du régime républicain. C’est ici que l’analyse de Pareanteau reste prisonnière de ce que nous nommons le « piège élitiste », c’est-à-dire une conception faiblement démocratique de la République. Du moins, il y a une certaine ambiguïté permanente au sein du projet républicain sur le détenteur réel du pouvoir politique. Pour illustrer cette ambivalence, examinons la distinction de l’auteur entre deux types de régimes : « en république, le pouvoir émane d’en bas, alors qu’en monarchie, il vient d’en haut. Concrètement, une telle différence veut dire qu’en république, le chef d’État, qui porte le plus souvent le titre de président, tire son autorité et sa légitimité du peuple qui l’a élu. Dans les régimes monarchiques, les monarques ne sont pas élus ; ils héritent le plus souvent du titre par simple filiation de sang. »[17]

S’il est vrai que « le Canada est une monarchie constitutionnelle officiellement soumise à une monarque étrangère [et que] les institutions politiques encadrant ce régime tirent leur légitimité non pas du peuple, mais de la souveraine qui délègue à une élite politique, réunie dans des parlements et des cours de justice, la gestion du pouvoir »[18], il n’en demeure pas moins que le premier ministre qui dirige dans les faits le Canada est sélectionné par le peuple à travers des élections au suffrage universel. Il faut donc distinguer l’origine symbolique de l’autorité politique et l’exercice effectif du pouvoir politique ; dans le régime politique canadien, l’autorité vient symboliquement d’en haut, mais la légitimité démocratique émane d’en bas. En fait, tout le problème réside dans cette fameuse théorie de l’« émanation » de la volonté collective par le biais de la représentation.

Parenteau admet que son idéal républicain repose ultimement sur le paradigme du gouvernement représentatif. « Dans le républicanisme, le pouvoir tient lieu d’outil d’expression de la volonté peuple. Par l’intermédiaire de ces institutions politiques, le peuple parvient à ériger en décisions et en lois sa volonté collective. Le pouvoir politique sert à imprimer une direction à la société conformément aux ambitions collectives du peuple. Est à l’œuvre une double médiation républicaine qui va du peuple aux gouvernants et, inversement, des gouvernants au peuple. La loi est l’œuvre du peuple qui accepte de s’y conformer, car elle émane de lui. La loi étant sienne, le peuple est son propre maître. »[19]

Or, le peuple est-il vraiment son propre maître dans un gouvernement représentatif, et sommes-nous réellement « maîtres chez nous » dans une République quelle qu’elle soit ? Il faut rappeler que le régime représentatif ne renvoie pas d’abord à la souveraineté populaire décrite par Rousseau mais à la souveraineté nationale (de Locke, Montesquieu et l’abbé Sieyès), la souveraineté appartenant à la nation qui est une entité collective abstraite, unique et indivisible ; le pouvoir n’est donc pas exercé directement par chaque citoyen, mais par l’intermédiaire des représentants de la nation qui sont titulaires d’un mandat représentatif et œuvrent dans l'intérêt de la nation toute entière. C’est donc bien l’État qui dirige dans les faits la société, conformément aux « ambitions collectives » du peuple qui sont toujours interprétées (médiatisées) par les élites politiques.

La supposé « double médiation » donne une impression de va-et-vient entre les gouvernants et les gouvernés, alors que le régime représentatif repose sur la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les représentants et le peuple qui ne peut que gouverner indirectement par la sélection des chefs. Lorsque le pouvoir émane du peuple mais n’est pas exercé directement par lui (auto-gouvernement), nous n’avons pas affaire à la souveraineté populaire mais à la souveraineté nationale et parlementaire, la souveraineté de l’État gouvernant à la place du peuple. Il faut rappeler ici la grande leçon de Rousseau qui réaffirme que la souveraineté populaire n’existe qu’à travers la participation directe des citoyens et citoyennes aux décisions collectives, et que la représentation n’est pas un gage de liberté politique.

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »[20]

C’est pourquoi il faut rejeter l’idée métaphysique de l’« émanation » du pouvoir qui sert souvent à masquer les intérêts d’une élite qui dirige « au nom » du peuple, et établir la différence fondamentale sur le plan de l’exercice réel du pouvoir. Lorsque le pouvoir est exercé « par le haut », nous avons affaire à une monarchie, un régime autoritaire ou une république élitiste ; lorsque le pouvoir est exercé « par en bas », c’est-à-dire par la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe, alors nous pouvons véritablement parler d’une souveraineté populaire en acte. La démocratie est l’autorité du peuple, le gouvernement du peuple, pour le peuple, et surtout par le peuple qui l’exerce directement.

Il faut donc éviter la confusion qui vient généralement à l’esprit lorsqu’on cherche à comparer les républiques et les monarchies existantes à travers le monde. Comme le souligne Parenteau, il y a des républiques dites « démocratiques » (présidentielles, parlementaires et semi-présidentielles), d’autres dominées par une idéologie unique (comme la République populaire de Chine ou la Corée du Nord), et même des républiques islamistes (Afghanistan, Iran, Pakistan). D’autre part, il y a des monarchies constitutionnelles dotées d’un gouvernement élu, ainsi que des monarchies absolues. L’auteur admet donc que la ligne de partage se trouve entre les « démocraties libérales » et les « régimes autoritaires », ces deux tendances pouvaient être incarnées à la fois dans des républiques ou des monarchies. Pourquoi dès lors faudrait-il tenir mordicus à l’idée de République si celle-ci ne permet pas de distinguer le véritable lieu de la souveraineté populaire ?

Comme le rappelle Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie. Histoire politique d’un mot, les pères fondateurs des républiques modernes cherchaient d’abord à renverser l’Ancien régime (personnifié par la noblesse et la monarchie) tout en étant hostile à la démocratie ou l’auto-gouvernement populaire, qu’ils associaient au chaos, à la violence et à la tyrannie des pauvres ; c’est pourquoi ils optèrent pour le gouvernement représentatif qui permettait de sélectionner une élite éclairée en laissant les individus vaquer à leurs affaires privées. Le « gouvernement constitutionnel » des États modernes cherchaient d’abord à garantir l’équilibre et la séparation des pouvoirs, à marier l’« aristocratie élective » du modèle représentatif avec une émanation du pouvoir par le suffrage démocratique.

« Les républicains des temps modernes se méfiaient de la démocratie, tout comme des autres formes de régimes purs. La démocratie, dans le cadre du discours républicain, ne signifiait pas autre chose qu’un régime où le peuple assemblé à l’agora gouverne directement. Ce type de régime est dangereux, car il offre trop de pouvoir aux pauvres qui vont l’utiliser pour menacer la sécurité des riches, c’est-à-dire l’équilibre de la communauté. […] Harrington recommandait que dans ce qui « est proprement appelé démocratie, ou gouvernement populaire, le débat soit géré par une bonne aristocratie car le débat au sein du peuple produit l’anarchie. » […] On retrouve chez les philosophes du républicanisme moderne des arguments dont se serviront les parlementaires pour justifier leur pouvoir et pour condamner la démocratie. »[21]

Parenteau tombe ainsi dans le « piège élitiste » lorsqu’il fait reposer l’idéal républicain sur le paradigme de la démocratie libérale « fondé sur les grands principes du libéralisme politique, notamment la tenue d’élections libres, la protection des droits et libertés des minorités et la primauté du droit. […] Le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon représentent les deux principales manières de donner sens au politique dans les démocraties libérales. »[22] Non seulement il n’accorde pas une véritable place à la souveraineté populaire dans le cadre du régime politique, mais il fait reposer la théorie républicaine sur le socle de la philosophie libérale ! Au fond, tout se passe comme si le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon n’étaient que deux variantes idéologiques du gouvernement représentatif. Ces deux perspectives divergent au niveau de leur « conception de la société » respective – la première mettant l’accent sur la laïcité et le holisme (la société comme grand corps unifié), la seconde sur le multiculturalisme et l’individualisme – mais toutes deux convergent par leur rejet implicite de la démocratie participative, active et directe qui permet l’incarnation réelle de la souveraineté du peuple.

Néanmoins, il faut nuancer cette thèse car Parenteau admet qu’il est nécessaire de renforcer le pouvoir citoyen par la mise en place de mesures comme les référendums d’initiative populaire et des dispositifs permettant une plus grande implication citoyenne dans le processus législatif ou certaines sphères budgétaires (pensons aux budgets participatifs par exemple). Il s’agit ainsi de rompre avec une vision passive de la citoyenneté, sans pour autant remettre en question la division structurelle qui sépare la société en deux camps : les dirigeants et les exécutants, les politiciens et les gens ordinaires, les détenteurs du pouvoir décisionnel et les simples citoyens. « Il ne s’agit pas de renier en bloc les principes de représentation politique, pour embrasser, par exemple, un système de démocratie directe, mais de donner plus de pouvoirs aux citoyens à l’intérieur même du système représentatif de gouvernement. »[23] La souveraineté nationale prime donc toujours sur la démocratie, la souveraineté de l’État se substituant, in fine, à la souveraineté populaire.

Les raisons de la démarche constituante

La principale raison qui motive l’usage de la souveraineté populaire pour repenser le projet indépendantiste réside dans sa capacité mobilisatrice. Si la conception élitiste de la république reste prisonnière du paradigme de la souveraineté nationale, étatique et parlementaire, le chemin menant à la création du nouvel État doit être basé sur un processus participatif et populaire. Autrement dit, l’analyse de Parenteau ne permet pas de poser les bases d’un régime politique réellement démocratique et émancipateur, mais elle a le mérite de rompre avec l’approche technocratique qui accorde un rôle central à la « classe politique » au sein du mouvement souverainiste. « Aussi longtemps que pareille vision gestionnaire et technocratique continuera, pour un grand nombre de Québécois, de représenter l’horizon indépassable du jeu politique, le projet indépendantiste n’a que très peu de chances de s’imposer comme option mobilisatrice. […] En d’autres mots, la réappropriation collective, par le peuple souverain du Québec, de ses institutions politiques, réappropriation à laquelle doit servir l’indépendance du Québec, n’a de sens que si la démarche engage et implique activement les citoyens. »[24]

La voie républicaine vers l’indépendance, d’abord mise de l’avant par Québec solidaire en 2009, constate l’échec de la stratégie référendaire et propose de dépasser ses écueils. Depuis ses débuts, le projet souverainiste a conçu la question du statut politique du Québec comme un objectif premier et autonome, séparé de la question constitutionnelle et du projet de pays. Il s’agit maintenant de renverser cette perspective en considérant « la détermination du statut politique du Québec comme un élément de la démarche plus large de reprise en main par le peuple québécois de ses institutions politiques. Le référendum doit être considéré comme un élément de la démarche constituante. »[25] Pourquoi n’est-il pas préférable de rédiger une Constitution après la victoire du « Oui », afin d’éviter les divisions sur le contenu particulier du projet de pays ? Pourquoi ne pas laisser à la classe politique le soin de mener le processus de construction du nouvel État, au lieu de confier aux gens le soin de déterminer la charpente de leur futur pays ?

En résumé, l’approche républicaine soutient un processus d’accession à l’indépendance « par en bas », dirigé par la société civile et les citoyens eux-mêmes, au lieu de confier le projet de souveraineté aux professionnels de l’appareil d’État. Voilà tout le sens de la formule « la souveraineté du peuple précède celle de l’État ». Ceux qui privilégient une approche jacobine et technocratique ne considèrent pas que l’émancipation du peuple doive être l’œuvre du peuple lui-même, mais d’une avant-garde éclairée qui fera l’indépendance à sa place. Le peuple ne sait pas lui-même ce qu’il veut, et c’est pourquoi il faut lui amener une conscience de l’extérieur afin de garantir la souveraineté de l’État. C’est pourquoi le peuple doit faire confiance à ses dirigeants qui pourront mieux le gouverner pour son propre bien. L’indépendance « par en bas » souhaite renverser cette vision aliénée et autoritaire d’une souveraineté nationale « par le haut » en préconisant la formation d’un processus d’émancipation populaire.

« Lancer une démarche constituante serait également l’occasion pour le peuple québécois de s’impliquer dans l’élaboration du projet de pays sur lequel débouchera l’indépendance, participation tout à fait légitime d’un point de vue républicain. Ce serait alors l’occasion de rompre avec l’impression ressentie par une partie de la population québécoise pour qui voter « Oui » au référendum consiste à signer un chèque en blanc aux indépendantistes pour réaliser l’indépendance. Dans une démarche constituante, le peuple québécois serait convié à s’exprimer sur la forme des institutions qu’il souhaite se donner, sur les grands principes du vivre-ensemble, sur la meilleure manière de garantir le maintien de son caractère national, etc., le tout devant être inscrit dans sa constitution. Ainsi, le peuple québécois pourra-t-il, en toute connaissance de cause, se prononcer sur le statut politique qu’il souhaite donner à sa communauté politique. »[26]

Voilà sans doute l’une des meilleures justifications du projet indépendantiste qui permet de reposer la question nationale sur le terrain de la question démocratique, c’est-à-dire de formuler un indépendantisme du XXIe siècle. Parenteau évite également le piège d’une démarche constituante dirigé par les politiciens professionnels en préconisant la mise en place d’une « assemblée constituante populaire » composée de citoyens venant de tous les horizons et reflétant le peuple québécois dans toute sa diversité, et laissant une place significative aux Premières Nations. S’il reste ouvert sur le mode de sélection des membres de l’assemblée constituante (suffrage universel, tirage au sort, etc.), il souligne que la question constitutionnelle ne doit pas restée l’apanage d’experts, de juristes, de politologues et de constitutionnalistes. Il montre que cette stratégie permet de sortir de l’attentisme des « conditions gagnantes » et de reprendre l’initiative politique, en permettant au peuple de prendre part directement à l’élaboration de son projet de pays.

Néanmoins, l’auteur laisse planer la même incertitude que la démarche proposée par Québec solidaire qui ne précise pas l’articulation de la question constitutionnelle et du statut politique du Québec dans le projet qui sera proposé au peuple québécois lors du référendum qui achèvera le processus. Autrement dit, s’agira-t-il d’un projet de constitution d’un Québec autonome, d’un Québec indépendant, les deux, ou aucune de ces réponses ? Cela ne représente pas un problème insurmontable inhérent à la stratégie de l’assemblée constituante, mais ce flou artistique peut favoriser la confusion auprès des militant-es indépendantistes et la population. Il est curieux que Parenteau n’ait pas répondu à cette question centrale dans son livre. Bien qu’on puisse dire qu’il s’agit là d’une question de « quincaillerie » et des modalités particulières qui devront être déterminées par un gouvernement indépendantiste élu (durée du processus, nombre de membres, types de consultations publiques, etc.), le vague entourant le cœur de la démarche républicaine vers l’indépendance risque de nuire à l’intelligibilité de cette stratégie pour le commun des mortels.

C’est pourquoi nous mettons de l’avant trois hypothèses pour résoudre ce problème : 1) laisser le mandat de l’assemblée constituante ouvert afin que les membres constituants décident par eux-mêmes comment il convient le mieux de jongler avec la question du statut politique du Québec ; 2) préciser que le projet de constitution devra inclure une question séparée sur le statut politique du Québec afin de permettre au peuple québécois de se prononcer sur l’indépendance ; 3) préciser que le projet de constitution devra être exclusivement celui d’un Québec indépendant. La première option est plus ouverte quant à l’inclusion de différentes perspectives idéologiques au sein du processus constituant (souverainistes, autonomistes, fédéralistes, indécis, etc.), mais elle a le désavantage de laisser à un groupe restreint d’individus la possibilité d’évacuer l’option de l’indépendance si celle-ci ne fait pas consensus. De son côté, la troisième option a l’avantage de présenter un projet clair qui évacue toute ambiguïté (on n’écrit pas la constitution d’une province mais bien d’un pays), mais elle semble fermer la porte trop rapidement aux personnes indécises qui pourraient potentiellement se rallier à la cause à travers une démarche de démocratie participative et délibérative.

Face à une approche floue en aval (option 1) et une approche trop fermée en amont (option 3), le fait de garantir qu’il y aura une question distincte sur l’indépendance lors du référendum permet de présenter un projet qui serait à la fois clair et inclusif. Il y a aurait une double question (analogue au dernier référendum catalan) qui pendrait la forme suivante : 1. Voulez-vous que cette constitution devienne celle du Québec ? 2. Voulez-vous le Québec soit indépendant ? Les articles du projet de constitution qui ne pourraient voir le jour que dans le cadre d’un Québec indépendant seraient alors « activés » si une majorité vote « Oui » aux deux questions (Oui2). Les personnes non convaincues par l’option indépendantiste au début du processus pourraient tout de même participer activement à la démarche constituante, car qui ne voudrait pas définir lui-même les institutions politiques auxquelles il sera soumis par la suite ? Le pari d’une victoire de l’indépendance par la voie républicaine est que le peuple pourra constater par lui-même – par l’expérience démocratique directe et non par quelques idées martelées par les souverainistes convaincus – les limites du carcan canadien quant à la réappropriation collective des institutions politiques par le peuple lui-même.

Renverser la souveraineté de l’État

Comme nous pouvons le constater, le « paradigme républicain » est beaucoup plus puissant que la vision social-démocrate et souverainiste traditionnelle quant à la formulation d’un projet politique porteur pour le peuple québécois. L’argument le plus solide en faveur de l’approche républicaine consiste dans le fait que ce n’est plus à une élite technocratique de veiller à l’efficacité de la fonction publique et au rapatriement des fonctions étatiques, mais eu peuple lui-même de définir de nouvelles institutions appropriées à ses besoins. Comme l’a jadis souligné le patriote Louis-Joseph Papineau, « nous demandons des institutions politiques qui conviennent à l’état de société où nous vivons ». L’idée centrale d’une réappropriation collective des institutions par la souveraineté populaire constitue la base d’un véritable projet de transformation sociale et d’émancipation nationale qui mette au cœur l’activité vivante des citoyens et des citoyennes dans l’élaboration commune d’un projet de société. Pour reprendre la formule de Cornelius Castoriadis, il s’agit ni plus ni moins que de réactiver « l’auto-institution imaginaire de la société » par le biais d’un processus populaire ancré dans la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe.

Or, le point aveugle du républicanisme comme théorie politique demeure sa conception traditionnelle de l’État fondée sur le gouvernement représentatif. Si la démarche permettant la construction d’une nouvelle communauté politique est ancrée dans la souveraineté populaire et l’émergence d’un « pouvoir constituant », le peuple risque de devenir prisonnier de sa nouvelle demeure une fois que le processus sera terminé et qu’il devra vivre dans le régime pseudo-démocratique d’un nouveau « pouvoir constitué ». Ainsi, l’indépendance ne garantit en rien la liberté des peuples, comme on peut le constater dans la plupart des républiques du monde où le peuple est toujours gouverné par une élite. Si la vraie différence n’est pas entre république et monarchie, mais entre démocratie et oligarchie, il faut que les nouvelles institutions politiques puissent permettre une réelle souveraineté populaire après l’indépendance, et non seulement avant.

C’est là que la stratégie de Parenteau reste élitiste sans le savoir, car elle se sert de la souveraineté populaire comme un instrument pour fonder la souveraineté de l’État qui, une fois constitué, sera le seul véritable détenteur du pouvoir politique. D’où le sous-titre du livre « de la souveraineté du peuple à celle de l’État », qui évoque littéralement un transfert de souveraineté tel que le décrit Hobbes, où les individus aliènent leurs droits en donnant tout le pouvoir au Léviathan, le peuple déléguant son autorité à ses dirigeants qui pourront ensuite le dominer pleinement entre les élections. Comment faire en sorte que le processus d’émancipation politique ne devienne pas une nouvelle source dépossession ?

L’hypothèse réside dans le rejet de la notion de souveraineté de l’État, celui-ci étant entendu comme l’institution dont le personnel administratif jouit du monopole de l’utilisation légitime de la violence en vue de renforcer l’ordre sur sa population et son territoire. Il faut ici comprendre l’État comme un corps séparé et placé au-dessus de la société, un appareil parlementaire, bureaucratique, judiciaire, policier et militaire qui limite la véritable démocratie, c’est-à-dire la gestion collective des affaires communes par les citoyens eux-mêmes. L’idée moderne de l’État est inséparable de la logique du gouvernement représentatif et de la prise en charge de la société par une instance centralisée. L’État unitaire, indivisible et centralisé représente l’idéal-type du gouvernement dirigé par une caste politique. Bien qu’il puisse y avoir des États fédérés ou davantage décentralisés, la démocratisation des institutions politiques signifie toujours donner davantage de pouvoir aux citoyens aux dépends des dirigeants de l’appareil d’État. Ainsi, il ne s’agit pas de créer un nouvel d’État comme les autres, avec un drapeau de plus flottant au-dessus du siège social des Nations unies au bord de l’East River, pour reprendre l’image risible de Bernard Landry, mais d’instituer la République contre l’État. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

L’État canadien et québécois représentent tous deux la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.[27] La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».

D’où la nécessité de dépasser le républicanisme comme théorie « seulement politique » et d’élargir notre compréhension de ce que pourrait devenir une République « pas comme les autres ». Autrement dit, la démarche d’accession à l’indépendance ne doit pas d’abord viser la souveraineté de l’État, mais le dépassement historique de la forme archaïque de l’État. La souveraineté populaire doit permettre l’exercice effectif et continu de la souveraineté populaire après l’indépendance, et non l’instauration d’une nouvelle cage de fer. Comme le rappelle Vandana Shiva :

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise.  » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. »[28] Pour préciser la forme institutionnelle que prendrait une République qui ne serait pas un État, nous devrons explorer la piste de l’hypothèse municipaliste. À suivre.

[1] Danic Parenteau, L’indépendance par la République. De la souveraineté du peuple à celle de l’État, Fides, Montréal, 2015, p.81
[2] Ibid., p.27-29
[3] Ibid., p.107
[4] Ibid., p.115
[5] Ibid., p.158
[6] Ibid., p.160
[7] Ibid., p.161
[8] Ibid., p.162
[9] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.220
[10] Ibid., p.163
[11] Ibid., p.141-143
[12] Ibid., p.20
[13] Ibid., p.26
[14] Ibid., p.138-139
[15] Ibid., p.123
[16] Ibid., p.190-191
[17] Ibid., p.42-43
[18] Ibid., p.166
[19] Ibid., p.66
[20] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, chap. 3, idée 15, Les Classiques des sciences sociales, 1762, p.80
[21] Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, p.84-85
[22] L’indépendance par la République, p.47
[23] Ibid., p.153
[24] Ibid., p.152-153
[25] Ibid., p.172
[26] Ibid., p.173
[27] Ce passage est tiré des thèses 9 et 10 du Précis républicain à l’usage de la gauche québécoise, http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/10/precis-republicain-lusage-de-la-gauche_49.html

mardi 16 juin 2015

La République contre l’État


Partie 1 – Au-delà de l’État

Un tel titre peut sembler paradoxal à première vue. La République n’est-elle pas un régime politique opposé à la monarchie, ou encore la forme de gouvernement la plus répandue des États modernes ? Comment peut-on imaginer une République qui ne serait pas en même temps un État-nation souverain ? C’est bien cette évidence qu’il s’agit de questionner en toute lucidité. Et si l’État n’était pas la « chose publique », c’est-à-dire un outil appartenant aux citoyens et qui doit être à leur service, mais une « excroissance parasitaire » qui singerait la démocratie en se substituant à l’auto-gouvernement populaire ?

Avant d’approfondir davantage cette hypothèse, il est nécessaire de réaliser que la gauche politique, tout comme le mouvement souverainiste, font face aujourd’hui à une impasse stratégique ; tous deux sont centrés sur la défense de l’État, que ce soit pour garantir la justice sociale et protéger le bien commun, ou encore pour fonder un nouvel État indépendant. Or, l’État est aujourd’hui largement discrédité sur le plan idéologique, pour de bonnes et (surtout) de mauvaises raisons, notamment à cause de l’hégémonie néolibérale et sa campagne perpétuelle de discrédit du commun. Devant ces attaques qui visent à démanteler l’État-providence pour mieux privatiser les services publics et enrichir les élites économiques, il est normal de réagir promptement pour défendre les acquis sociaux et les institutions publiques. Néanmoins, ce réflexe nous place dans une posture défensive qui nous empêche non seulement de définir les termes du débat public, mais d’opérer une véritable auto-critique de l’État comme forme d’organisation du pouvoir politique. De cet impensé découle la fâcheuse tendance à justifier la forme dominante de l’État pour mieux administrer la société, et à considérer la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d’un seul gouvernement comme synonyme de l’émancipation politique.

Pour frayer un chemin vers une République qui irait au-delà de la forme historique de l’État-nation, il est nécessaire de prendre au sérieux la lutte idéologique et de critiquer les projets politiques qui prétendent refonder ou reformuler l’idéal progressiste et souverainiste : la social-démocratie et le républicanisme. Pour ce faire, nous proposerons une analyse critique de deux récents ouvrages remarquables par leur caractère paradigmatique : Mieux d’État de Martine Ouellet et L’indépendance par la République de Danic Parenteau. En effet, ces deux livres synthétisent en quelques pages les grandes lignes de doctrines compréhensives qui prétendent retrouver le sens de l’État. Nous prendrons ces deux perspectives comme des étapes logiques ou des moments idéologiques qu’il s’agit de dépasser afin de véritablement renouveler l’imaginaire politique. L’objectif consiste ni plus ni moins à suggérer une troisième vision, le municipalisme, comme levier de transformation sociale, d’expérimentation démocratique et de réponse inédite à la question nationale.

L’essence de l’État

La thèse centrale du livre de Martine Ouellet est somme toute assez simple : « le rôle de l’État est la défense du bien commun. L’État n’est pas une vue de l’esprit, une abstraction. Il est un outil appartenant aux citoyens et qui doit être à leur service. »[1] Il s’agit évidemment d’une conception idéale ou normative de l’État, qui définit son rôle, sa fonction, sa mission, et non pas son fonctionnement effectif. L’objectif consiste à déconstruire l’image négative véhiculée par les médias et la droite qui tentent de décrédibiliser cette institution comme étant synonyme de gaspillage, de corruption et de « gouvernemaman ». Ainsi, l’auteure tente de définir une image positive, une essence bonne, une vision vertueuse de l’État qui serait parfois sujet à certaines déviations accidentelles. « L’État n’est pas un monstrueux agencement de structures bureaucratiques inefficaces, comme on nous le présente trop souvent. Il est un outil exceptionnellement puissant au service du bien commun et de l’ensemble de la population. Du moins, il devrait l’être. Ce qui n’empêche donc pas qu’on en critique les travers et les dérives, justement. Bien au contraire, c’est parce qu’il est précieux qu’on doit réfléchir à son rôle, à sa mission et à ses actions. Afin qu’il puisse, à nouveau, être au service de l’ensemble des Québécoises et des Québécois. »[2]

Le problème ici ne consiste pas à définir le rôle fondamental de l’État par-delà ses égarements, mais de passer sous silence les raisons de son dévoiement, c’est-à-dire les causes internes et externes qui font en sorte qu’il n’est pas toujours garant du bien-être collectif et un outil au service des citoyens. Martine Ouellet a bien raison de critiquer la mécanique de la « privatisation sournoise », l’austérité de budgétaire et la perte de solidarité qui contribuent au saccage de l’État. En ce sens, son livre représente une critique pertinente du néolibéralisme, trop peu présente dans le mouvement souverainiste qui considère souvent que l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Mais tout se passe comme si la source du détournement des institutions publiques était exclusivement extérieure, comme si l’État, bon par nature, serait soumis aux forces obscures du capitalisme sauvage, de la corruption et du copinage. Cette conception qui fait de l’État le grand protecteur « des intérêts et des valeurs de la collectivité qu’il représente afin de contrebalancer la dynamique des intérêts privés qui prédomine partout » consiste à faire de celui-ci le détenteur du monopole de la volonté commune. Cela a pour effet de renforcer l’« étatisation du commun », comme le souligne les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval :

« Le réinvestissement de la notion théologico-politique de « bien commun » pose un certain nombre de questions qui ne sont généralement pas traitées, par exemple celles de savoir qui est en position de définir ce qu’est le « bien commun » ou de préciser qui détient les moyens effectifs d’une politique supposée conforme à ce « bien commun ». En réalité, le recours au « bien commun » reconduit un certain nombre de postulats parfaitement antidémocratiques qui attribuent à l’État, ou à des « sages » ou à des « experts en éthique », ou encore à l’Église, le soin de dire ce qu’il est. […] Pierre Abélard, dans sa Theologia Christiana, illustre bien l’usage étatisant qui est fait de la notion quand il définit la res publica comme ce dont l’administration est assurée en vertu de l’utilité commune. »[3]

Dardot et Laval notent que les notions latines d’utilité commune et d’utilité publique comportent une ambiguïté fondamentale. « Le public s’oppose au privé, comme le commun s’oppose au propre. D’un côté, il s’oppose donc à tout ce qui relève du domaine privé mais n’est pas nécessairement relié à l’État : c’est ainsi que l’on parle de « lecture publique », c’est-à-dire faite devant tout le monde, ou que l’on parle encore aujourd’hui d’« opinion publique », laquelle n’est évidemment pas l’opinion de l’État. D’un autre côté, le terme « public » désigne ce qui tient à l’État en tant que tel, à ses institutions et à ses fonctions : le publicum est le trésor de l’État, les bona publica sont les biens de l’État. La doctrine politique romaine a légué un terme qui, pour renvoyer à la communauté des citoyens, a pu cependant être utilisé aussi pour magnifier et augmenter la domination de l’institution étatique sur les sujets politiques. »[4]

Cette tendance à concevoir l’État comme seul garant légitime du bien commun est renforcé par la théorie économique dominante qui consiste à distinguer les biens privés (exclusifs et rivaux) produits par l’économie de marché et les biens publics (non exclusifs et non rivaux) que le marché n’est pas en mesure de produire de manière efficiente : lampadaires, routes, aqueducs, éducation, culture, nature, etc.[5] Cette opposition binaire entre propriété privée et propriété publique nous enferme dans un dualisme qui tend à naturaliser à la fois l’économie de marché et l’État dans son rôle de stabilisateur, protecteur et compensateur des défaillances du marché.

« Dénoncer la marchandisation du monde conduit bien souvent à se contenter de défendre les services publics nationaux ou d’en appeler à l’élargissement de l’intervention étatique. Quelque soit son bien-fondé, cette revendication reste sur le terrain de l’adversaire en se refusant à mettre en cause un antagonisme précisément constitué pour faire du marché la règle et l’État l’exception. Cette position, qui conçoit l’État comme lieu de résistance à l’envahissement du marché, justifie doublement la division du travail entre marché et État, puisque c’est à chacun une sphère qui lui serait « propre ». Depuis au moins les années 1950, la théorie économique standard admet pleinement la légitimité de la production publique ou gouvernementale au prétexte que certains biens relèveraient par nature de l’appropriation privée, tandis que d’autres relèveraient tout aussi naturellement de l’action étatique. Cette économie politique ne fait qu’obéir aux principes de la philosophie politique qui, depuis Hobbes au moins, attribuent à l’État la double fonction de protéger la propriété des biens privés et de fournir des biens publics que les atomes égoïstes sont incapables de fournir par leurs seuls moyens. Adam Smith lui-même avait d’ailleurs accepté ce cadre. Les entités « Marché » et « État », dans la philosophie politique comme dans l’économie classique, ont ainsi été considérés comme les deux pôles nécessaires et suffisants pour le bon fonctionnement de la société. »[6]

Bien que ce dualisme primaire soit maintenant réfuté par les récentes recherches sur l’économie politique des biens communs, il reste bien présent dans les théories politiques modernes qui continuent de soutenir une vision essentialiste de l’État. C’est bien cette conception dominante et idéalisée qu’il s’agit d’interroger, notamment à travers une lecture critique de la Révolution tranquille qui a consacré cette institution comme élément central de l’identité collective.

Digression sur le concept de révolution passive

Commençons par cerner les principales caractéristiques du processus de modernisation technico-économique et politico-administratif qui a marqué l’histoire contemporaine du Québec. « Il s’agissait d’abord d’accroître le rôle de l’État à la fois pour la redistribution de la richesse et pour le développement économique. À cet égard, les gouvernements successifs à Québec mettaient en place l’État-providence d’inspiration keynésienne comme il se développait partout en Occident, y compris à Ottawa. On considère alors l’État comme partenaire privilégié de l’entreprise privée pour son épanouissement. Un deuxième objectif politique majeur de l’époque visait, par la modernisation de l’économie, à rattraper un retard important qu’accusait alors le Québec vis-à-vis des autres économies industrialisées […] Finalement, les politiques de développement économique de la Révolution tranquille participaient d’une vision nationaliste visant à donner plus de place aux francophones – « aux Canadiens français » comme on les dénommait alors. »[7]

En effet, la nationalisation de l’hydro-électricité, la construction de nouvelles institutions publiques (cégeps, Régie des rentes, Caisse de dépôt et de placement, etc.) et la création de nombreux programmes sociaux permirent non seulement d’accroître la productivité économique et de mieux garantir la justice sociale, mais de participer à un processus de « nation-building », c’est-à-dire de construction de l’identité nationale par l’utilisation du pouvoir étatique. En ce sens, la crise de l’État qui marque la société québécoise depuis l’échec du deuxième référendum de 1995 n’est pas simplement une affaire économico-administrative centrée sur la bonne gestion des finances publiques, mais une crise culturelle, une remise en question d’un « modèle de société », c’est-à-dire la perte de repères communs quant à la définition de ce que nous sommes. La crise de l’État est inséparable d’une crise de représentation, non seulement au niveau de la légitimité démocratique, mais des formes de significations collectives qui permettent l’institution imaginaire de la société. Comme le souligne Castoriadis :

« Ces formes, créées par chaque société, font être un monde dans lequel cette société s’inscrit et se donne une place. C’est moyennant elles qu’elle constitue un système de normes, d’institutions au sens large du terme, de valeurs, d’orientations, de finalités de la vie collective comme de la vie individuelle. Au noyau de ces formes se trouvent chaque fois les significations imaginaires sociales, créées par cette société, et que ces institutions incarnent. Dieu est une telle signification imaginaire sociale, mais l’est aussi bien la rationalité moderne, et ainsi de suite. L’objectif ultime de la recherche sociale et historique est de resituer et d’analyser, tant que faire se peut, ces significations dans le cas de chaque société étudiée. »[8]

Dans le cas qui nous intéresse tout particulièrement ici, cette réhabilitation de l’État comme garant du bien commun témoigne d’une tentative de ranimer cette signification imaginaire sociale enfouie dans notre inconscient collectif. L’État représente l’idée de la rationalité moderne qui a permis au peuple québécois de sortir de la Grande Noirceur en mettant fin au cléricalisme dans le domaine social, c’est-à-dire en remplaçant le clergé dans la direction des réseaux de l’éducation, la santé et les services sociaux par une nouvelle élite technocratique. Ce passage de l’Église à l’État comme principe organisateur de la vie collective marque ainsi le « mythe fondateur » de la Révolution tranquille. Le concept de mythe ne renvoie pas ici à ce qui est fictif, illusoire ou idéologique, mais à la position de nouvelles formes, de significations imaginaires qui forment le discours que la société tient sur elle-même. Mais le mythe, qui désigne toujours quelque chose de bien réel, amène souvent un lot de mystifications quant aux mécanismes sous-jacents des processus historiques et des acteurs qui les ont porté.

Nous reprenons ici à notre compte l’analyse de Simon Tremblay-Pépin dans le plus récent ouvrage de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. « Nous proposons ainsi une nouvelle lecture de l’histoire du Québec contemporain, qui aura pour conséquence de contester la lecture progressiste et nationaliste qui fait de la Révolution tranquille une sorte d’âge d’or. Cette dernière perspective, que nous critiquons, conçoit ce moment de contestation de la colonisation, accompagné de l’injonction « Maîtres chez nous », comme moment fondateur […] Il s’agissait de prendre nos décisions nous-mêmes, d’être autonomes, de reprendre ce qui nous appartenait. On connaît la suite. L’arrivée du néo-libéralisme en 1980. Les compressions, les privatisations, les lois spéciales. Une longue histoire de reculs qui s’entame. Le déficit zéro, le réingénierie de l’État et tutti quanti. Plus récemment, l’extractivisme minier et pétrolier, le retour aux ressources primaires pour relancer le dynamisme économique.

C’est là l’histoire économique progressiste de la dépossession que nous connaissons jusqu’à maintenant. Nous aimerions pousser cette histoire plus loin. Nous voulons développer la thèse selon laquelle le ver de la dépossession était dans la pomme de la Révolution tranquille. Il nous faut donc faire la lumière sur des lieux de pouvoir très précis que ce changement a créés. Nous tenterons en ce sens de démontrer que la Révolution tranquille a permis l’émergence de deux groupes sociaux, les technocrates et les entrepreneurs québécois, et que tous deux ont pris le relais du pouvoir, perpétuant la dépossession à l’œuvre alors même qu’ils prétendaient y mettre fin. »[9]

Cette critique à rebours de la lecture dominante de la Révolution tranquille ne signifie pas que celle-ci n’a rien changé et que la totalité des institutions publiques ont servi à déposséder le peuple, mais elle cherche à relativiser les biais d’une lecture strictement étatiste de cette période historique. Autrement dit, s’il faut bien souligner les progrès significatifs en terme d’augmentation du niveau de vie et de partage de la richesse sociale, il faut également montrer les limites de l’État québécois à nous rendre véritablement « maîtres chez nous », notamment sur le plan démocratique. Il est nécessaire d’éclairer la dépossession subtile opérée par les politiciens et les technocrates oeuvrant dans les hautes sphères de l’État, qui ne sont pas toujours et « naturellement » les garants du bien commun. Cet écart entre la vision idéalisée des dirigeants et leur rôle effectif dans l’histoire est trop souvent occulté, notamment lors de la commémoration des grands hommes qui ont façonné la vie politique du Québec.

Pour ce faire, il est pertinent d’utiliser le concept de « révolution passive » formulé par Gramsci dans ses Cahiers de prison. Cette idée sert à illustrer la genèse des États modernes lorsque ceux-ci ne se sont pas constitués par « explosions révolutionnaires comme la révolution originelle française, mais par petites vagues réformistes successives. Les « vagues successives » sont constituées d’une combinaison de luttes sociales, d’interventions venant du haut, du genre monarchie éclairée, et de guerres nationales, avec une prédominance de ces deux derniers phénomènes. »[10] Comme le souligne le commentateur Razmig Keucheyan, « la révolution passive désigne les cas de changement social « par le haut », où l’État effectue des modifications dans la structure économique et politique, sans toutefois toucher aux rapports de propriété, et ce dans un contexte de passivité de la population. Une révolution passive n’est pas une « fausse » révolution, ses conséquences peuvent être importantes, mais les changements qu’elle induit ne sont pas endogènes, ils ne procèdent pas des rapports de classes inhérents à la société considérée. Comme le dira Gramsci, ces changements sont souvent importés dans un pays par une puissance extérieure, qui lui impose alors son hégémonie. »[11]

Nous pouvons ainsi décrire la Révolution tranquille comme étant un exemple de révolution passive, c’est-à-dire un processus de modernisation mené « par le haut ». « À la fin des années 1950, pour remplacer les pontes conservateurs proches de l’Église et au service des capitalistes américains et canadiens anglais, de nouveaux acteurs, une caste de jeunes technocrates dont la bureaucratie ecclésiastique ne sait que faire, prennent la direction du très jeune État québécois qui a grandement besoin de leurs compétences. Le terme « technocrate » doit être défini : il renvoie par son étymologie au pouvoir (cratos) du savoir (teknes). Nous l’utilisons pour désigner à la fois des hauts fonctionnaires et des hommes et femmes politiques qui se font connaître justement par pour leurs compétences techniques (comme économistes, gestionnaires, ingénieures, etc.). Il n’est donc pas question ici de l’ensemble de la fonction publique, mais bien d’une strate supérieure de l’appareil étatique particulièrement lié au processus politique, sans qu’il s’agisse nécessairement d’élus. Ces gens transiteront d’ailleurs facilement de la sphère politique à celle de la fonction publique proprement dite et à la direction d’entreprises privées. »[12]

Pourquoi faire un long détour par l’analyse de la Révolution tranquille et la mise en lumière du rôle de la technocratie dans la construction du Québec moderne ? Parce que la vision de l’État proposée par Martine Ouellet en particulier – et la social-démocratie en général – repose sur le rôle central de la technocratie dans l’édification et le contrôle de l’appareil étatique. Ainsi, ce n’est pas l’ensemble des citoyens et citoyennes qui doivent se gouverner et veiller à la protection de l’intérêt commun, mais un groupe restreint de spécialistes qui doivent « protéger » le bien-être collectif, diriger le développement économique, assurer l’administration des services publics et la gestion des ressources naturelles. Or, si la majorité sociale est dans les faits dirigée par une minorité de technocrates contrôlant les hautes sphères de l’administration publique, la légitimation du pouvoir étatique repose avant tout sur la « fabrication du consentement ». Le rôle du slogan « maîtres chez nous » sert précisément à diffuser la croyance que l’État est un outil au service du peuple, un point central et incontournable de la vie collective, le gouvernement représentatif appartenant, en dernière instance, aux citoyens.

« De fait, dans un discours célèbre, quelques mois après son élection, Lesage affirme sans détour que « l’État québécois est le point d’appui collectif de la communauté canadienne-française. L’État québécois n’est pas un étranger parmi nous. Allons-nous le comprendre ! C’est à nous. Il est à nous. Il nous appartient et il émane de nous ». Ces quelques phrases concentrent l’essentiel du projet politique mis de l’avant par le gouvernement Lesage, comme ses successeurs, dans les années 1960 et qui a donné naissance au Québec moderne. »[13] Cette emphase sert à favoriser l’identification imaginaire entre les institutions et les gens ordinaires, les gouvernants et les gouvernés, les premiers étant théoriquement au service des seconds, du moins dans l’idéal de l’État vertueux.

Mieux d’État ?

Si Martine Ouellet propose de réhabiliter cette vision originaire de l’État québécois, en quoi sa contribution est-elle quelque chose de plus que la justification du statu quo, la défense de l’État réellement existant ou le fantasme d’un âge d’or des années 1960 ? Autrement dit, que signifie le l’énigmatique « mieux » dans le titre Mieux d’État ? S’agit-il simplement de retrouver la mission initiale de l’État qui aurait été égaré par les sirènes du néolibéralisme, ou bien de proposer une vision renouvelée de son rôle ? En lisant attentivement l’ouvrage, il semble que la réponse soit la première option, et ce malgré les apparentes innovations conceptuelles comme l’« État agile » et le développement économique « intelligent ». En quoi ces nouvelles expressions se distinguent-elles de ce qui existe déjà ?

« Le développement économique intelligent se distingue du développement économique traditionnel et du développement durable en ce qu’il vise un objectif primordial : il doit profiter à l’ensemble de la collectivité à long terme. Le développement économique intelligent se distingue donc du développement durable – vocable qui a été largement dénaturé ces dernières années – en ce qu’il doit dépasser le simple respect de l’environnement et l’acceptabilité sociale. Les institutions de l’État doivent être mobilisées pour que la population s’approprie les projets de développement industriel ou d’exploitation des ressources naturelles et qu’elle ne soit pas sollicitée que pour approuver ou refuser des politiques économiques. C’est en ce sens que l’intelligence collective des citoyennes et des citoyens doit être sollicitée dès les premières étapes de conception de ces politiques. »[14]

Or, la définition classique du développement durable n’est-elle pas de veiller au bien-être à long terme de la collectivité en « répondant aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leur propre besoins » ? Et en quoi l’acceptabilité sociale se distingue-t-elle d’une consultation en amont des parties prenantes afin de s’assurer de la légitimité des projets de développement ? Nous restons  toujours dans le registre du développement durable, de la bonne gouvernance, du new public management et d’autres « buzzwords » de l’administration publique pour donner une nouvelle image à la même vieille technocratie. Ainsi, le développement économique intelligent ne fait que légitimer le modèle dominant de développement en essayant de le faire apparaître comme étant plus « intelligent » et participatif. On a ainsi affaire à la simple modernisation du concept vague de développement durable, terme rendu désuet par les usages équivoques des élites politiques et économiques qui sont restés prisonniers de la même logique technocratique.

Heureusement, Martine Ouellet ne limite pas son analyse du modèle québécois au seul rôle de l’État, car elle admet qu’il existe une pluralité d’organismes intermédiaires jouant un rôle complémentaire. « La défense du bien commun n’est pas que l’apanage de l’État central. Lorsqu’il est question de l’État, on fait référence généralement aux grandes institutions : ministères, sociétés d’État, système judiciaire, hôpitaux, etc. Or, les institutions publiques sont constituées d’un très grand nombre d’organisations diverses et variées, auxquelles s’ajoutent des organismes de la société civile et du milieu communautaire qui visent également à défendre l’intérêt de la collectivité dans son ensemble. »[15]

L’auteure sort ainsi légèrement du dualisme marché/État pour reconnaître le rôle du tiers-secteur, dans lequel elle mentionne l’importance des coopératives et bizarrement les cégeps (lesquels appartiennent plutôt à la sphère publique). Elle souligne à juste titre le besoin de financer la culture et la sphère associative, mais elle passe sous silence les nombreuses contraintes bureaucratiques imposées aux organismes à but non lucratif, groupes communautaires et autres organisations de la société civile qui deviennent extrêmement dépendants de l’État. Comme dans toute approche libérale, on admet la complémentarité vertueuse entre la sphère publique, marchande et associative, tout en occultant les asymétries de pouvoir et les rapports de domination entre les entreprises privées, les OBNL et les institutions étatiques, notamment lorsque l’État retire ses engagements en privatisant ses services et/ou sous-traitant à rabais ses obligations au milieu communautaire.

Enfin, la reconnaissance d’une diversité d’organisations ne sert qu’à réaffirmer le rôle prééminent de l’État-gardien et de l’expertocratie. « Pour que l’État joue son rôle de fédérateur entre les divers acteurs de la société et qu’il soit ainsi en mesure de défendre le bien commun, il doit compter sur une expertise de très haut calibre. Les institutions publiques ne sont pas que des structures administratives. Elles sont formées d’abord et avant tout de milliers de personnes dont le travail est dédié à servir la collectivité. Ce sont des professionnels de tous les horizons qui sont dédiés au service public. »[16] Il n’est pas question ici de dénigrer le rôle des fonctionnaires et de militer en faveur de la détérioration des conditions des travailleurs du secteur public, ni de sous-estimer l’importance des compétences dans la fonction publique qui sont actuellement saccagées par le démantèlement de l’État qui bénéfice essentiellement aux élites économiques. En effet, la perte d’expertise, surtout dans les réseaux régionaux des systèmes de santé et les centres locaux de développement, amène de graves complications dans le fonctionnement des institutions et les services offerts à la population.

Mais il ne faut pas oublier ici le concept wébérien de la bureaucratie, définie comme une organisation hiérarchique du travail fondé sur la rationalité légale, où les agents (fonctionnaires) sont recrutés par des procédures standardisées, doivent obéir à leur supérieur, respecter des règles impersonnelles qui permettent une plus grande prévisibilité, et utiliser un savoir précis en travaillant dans un secteur spécialisé. C’est précisément sur ce point que la droite attaque l’État en mettant de l’avant l’inefficacité de la bureaucratie. Martine Ouellet réplique avec justesse que le fait d’affirmer que l’État est trop gros et qu’il suffirait de l’amincir ne règle pas la question, et que « l’obsession de l’efficacité, qu’on l’appelle rationalisation, réingénierie, optimisation ou autre, a considérablement réduit depuis trop longtemps l’autonomie des employés du secteur public et a sclérosé les pratiques de gestion. Plutôt qu’ergoter sur l’efficacité du gouvernement, nous devrions parler de ses pratiques de gestion, ou dit autrement, de la culture organisationnelle. Il faut donc aller au-delà de l’efficacité et avoir une vision plus approfondie, plus intelligente de l’administration publique. »[17]

C’est ici qu’apparaît le mystérieux concept d’« agilité » supposé rompre avec l’approche néolibérale et réductionniste de l’« État efficace ». L’auteure s’inspire de la littérature managériale avec une théorie de  la « gestion agile » qui intègre trois dimensions : la motivation rationnelle des ressources humaines, l’usage intensif des nouvelles technologies, des processus reconfigurés en continu. « L’agilité organisationnelle dépasse la simple flexibilité dans l’organisation du travail. Il s’agit d’une philosophie de gestion qui s’oppose à ce qu’on appelle le « taylorisme » - c’est-à-dire le découpage des tâches des travailleurs en micro tâches qu’on cherche à optimiser […] L’agilité organisationnelle est, ou devrait être, une vision humaniste du travail. Une organisation agile est en mesure d’anticiper les problèmes auxquels elle fera face et d’avoir la capacité de réagir efficacement. Cette vision de la gestion suppose une capacité à sortir du cadre, des paradigmes dans lesquels les organisations sont trop souvent figées, justement. Or, pour offrir cette capacité à des organisations importantes comme à celles de l’État, il faut que leurs équipes soient autonomes et aient la capacité de s’adapter rapidement aux changements et aux problèmes qu’elles doivent résoudre. Les hauts gestionnaires doivent donc mettre en place les conditions nécessaires afin de favoriser l’utilisation de ces qualités chez leurs employés, misant sur l’organisation autonome du travail, la responsabilité de toutes et de tous et le respect de leurs compétences professionnelles. »[18]

Voici résumée en quelques mots la philosophie managériale de Martine Ouellet, qui considère que la principale source de rigidité et d’inefficacité de l’État découle d’une « culture organisationnelle déficiente et pétrifiée ». Or, on reste toujours dans le même paradigme de l’efficacité, c’est-à-dire de la capacité effective à atteindre des objectifs déterminés (rationalité instrumentale), en passant d’une vision hiérarchique et mécanique de la bureaucratie à une conception dynamique et cybernétique. La lourdeur administrative doit laisser place à davantage d’adaptabilité, de résilience et d’autonomie locale. Paradoxalement, cette transformation organisationnelle ne doit pas venir de la base mais se faire « par le haut », c’est-à-dire rester la prérogative de la caste des technocrates. « Ce changement passe, d’abord et avant tout, par le leadership des ministres. Cela dit, il se traduit trop souvent par du surplace : si un ministre désire qu’il ne se passe rien, il ne se passera rien. Le sommet de l’État doit changer sa vision de la culture organisationnelle – en réalité, nous n’en avons pas le choix –, question de défendre son rôle de gardien du bien commun et agent majeur de la prospérité collective. Les ministres, sous-ministres et l’ensemble de la haute direction des institutions publiques doivent promouvoir l’initiative de leurs employés, la rigueur et la documentation, tout en leur laissant le droit à l’erreur et en favorisant le dialogue. »[19]

L’angle mort démocratique

Enfin, le point aveugle de la vision de Martine Ouellet demeure sa conception étroite, voire étriquée de la démocratie. Elle constate à juste titre la crise de légitimité de l’État et la perte du lien de confiance entre les citoyens et les institutions publiques, mais sa solution se limite à établir « un dialogue social de qualité ». Ce manque de perspective se traduit par la perception effets du « déficit démocratique » (cynisme face à l’affairisme, au copinage et à la corruption), jumelée à l’incapacité d’identifier les causes du problème. En effet, le point de vue technocrate consiste à ajuster les processus démocratiques afin qu’ils répondent adéquatement aux objectifs, à changer les perceptions des citoyens afin qu’ils identifient correctement ce que sont leurs « véritables intérêts ». Une remise en question de la division structurelle du pouvoir entre les gouvernants et les gouvernés ne pourrait jamais lui passer par la tête, le problème étant de corriger les institutions existantes en rétablissant une légitimité qui semble temporairement dysfonctionnelle.

« Il ne s’agit pas de réinventer la roue ni de tout chambouler, mais bien d’améliorer les institutions existantes qui sont, je l’ai dit d’entrée de jeu, des outils appartenant aux citoyens et à leur service. Le principe fondamental qui devrait guider ces améliorations est de favoriser le dialogue social en visant des résultats concrets. On met beaucoup trop d’énergie à discuter de structures plutôt que de se concentrer sur ce qu’on désire véritablement atteindre comme objectif, collectivement. Ces améliorations ne ce concrétiseront que dans la mesure où elles permettront un dialogue démocratique véritable et où la confiance de la population sera restaurée en percevant clairement que l’État est réellement au service du bien commun et de son bien-être. »[20]

En posant l’État comme étant a priori le garant du bien commun et le gouvernement représentatif comme étant le seul modèle légitime d’organisation du pouvoir politique, il est évident que le problème ne peut découler des institutions existantes, celles-ci étant essentiellement bonnes et au service des citoyens. Le problème démocratique serait avant tout technique et moral, les errements des citoyens, groupes d’intérêts et politiciens résultant d’abord d’un manque de « documentation » et d’un manque d’« écoute ». « La délibération démocratique ne se résume pas à affirmer haut et fort qu’on est pour ou contre une politique, un projet ou une mesure législative. Le dialogue qu’elle met en place doit s’appuyer sur des arguments factuels et analytiques, sur une recherche rigoureuse et intelligente. »[21] L’expertise revient une fois de plus en avant plan, avec la nécessité d’une ouverture et d’une plus grande souplesse des institutions qui doivent être davantage transparentes. Martine Ouellet ne va pas jusqu’à préconiser un « gouvernement ouvert », mais se contente de défendre de vénérables institutions comme le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

« Bien que son rôle immédiat soit de faire des recommandations au gouvernement, ses activités dépassent largement ce cadre. Les principes de transparence, de dialogue et de documentation qui animent ses travaux alimentent le débat public et médiatique. C’est parce que divers acteurs de la société civile ont la possibilité d’exposer leur opinion, de donner leur avis et de présenter des propositions d’amélioration que l’ensemble se la population peut se faire une opinion éclairée sur les conséquences qui la toucheront directement. »[22] S’il faut souligner l’importance de cette institution, il demeure naïf d’en vanter les mérites alors qu’elle reste largement subordonnée au pouvoir de la classe politique et devrait être réformée en profondeur pour réaliser son plein potentiel. Tout se passe comme si cette vision technocratique de la démocratie participative, basée sur le rôle central de l’expertise et sa diffusion, était restée figée à la naissance du BAPE en 1978.

Il est important de remarquer que la vision développée par Martine Ouellet ne mentionne aucunement la nécessité d’une véritable démocratisation et décentralisation de l’État québécois. On pourrait certes rétorquer que l’objectif du livre est de définir rapidement les grandes prérogatives de l’État et de réhabiliter sa mission fondamentale, et non pas de préciser l’ensemble des réformes imaginables des institutions publiques. Mais le fait de faire abstraction du problème de la centralisation du pouvoir témoigne tout de même d’une insensibilité à l’égard du savoir d’usage des citoyens et d’une myopie face aux dérives de la technocratie. Il est essentiel ici de mentionner les réflexions d’une grande lucidité de Jacques Parizeau qui fut le mentor de Ouellet lorsqu’elle fit ses premiers pas au Parti québécois à la fin des années 1980. Dans sa dernière grande entrevue avec le journaliste Michel Lacombe, Parizeau confesse qu’il a été « un affreux jacobin », c’est-à-dire quelqu’un qui croit que l’État central peut tout régler. Il déconstruit en quelques phrases l’imaginaire de la technocratie sur lequel repose la vision social-démocrate et souverainiste classique :

« Quand au est au centre des opérations, au centre du pouvoir, on s’imagine toujours qu’on voit tout et qu’on nous renseigne sur tout, qu’on a le vrai portrait. Ça prend pas mal d’années pour qu’on se rende compte que c’est pas ça. À cet égard là, au début je trouvais ça affreux d’être député et ministre en même temps. Pour moi être ministre c’est une job à plein temps. Puis petit à petit j’ai compris. Vous êtes ministre, vous prenez des décisions, et croyez qu’elles vont se rendre jusqu’en bas, et qu’en bas ils vont vous renvoyer un renseignement exact. Là vous êtes député dans votre comté, et les politiques imaginatives remarquables que vous avez eu comme ministre, vous les voyez arriver dans le champ chez les gens. Puis ça ne marche pas, ou ça marche de travers, ou c’est le contraire de ce qu’on voulait avoir. Petit à petit on se dit peut-être que les gens dans le champ, ils savent des choses que je ne sais pas. Ils sont capables de prendre des initiatives que moi je ne suis pas capable de prendre parce que je ne serais pas averti à temps. C’est là qu’on commence à voir la nécessité de développer davantage le pouvoir des municipalités, des régions, des capacités de bouger et d’innover. Je suis souverainiste moi. Si j’avais réussi à réaliser la souveraineté du Québec, j’avais quelques dizaines de milliards de fonds par année qui étaient envoyé d’Ottawa à Québec avec les responsabilités qui viennent avec évidemment. Si on envoyait tout ça au ministère des Finances et au Conseil du trésor, une chose est claire : l’État du Québec devenait l’État le plus centralisé du monde. Il fallait voir dès le départ qu’est-ce qui irait dans les municipalités et qu’est-ce qui irait dans les régions. Dès le départ. Car c’est sûr que ce qui allait entrer à Québec n’en sortirait pas. Là ça m’a amené aussi à avoir des discussions avec les maires. Messieurs les maires, qu’est-ce que vous aimeriez recevoir, comme pouvoir de taxation, ceux d’Ottawa qui deviennent disponibles, voulez-une partie de la taxe, un impôt sur le revenu des villes. Inévitablement l’indépendance doit déboucher sur la décentralisation. »[23]

Le mythe de l’État complet

Cette reconnaissance de l’importance de la décentralisation représente un premier pas dans le sens d’un dépassement de la conception jacobine de l’État unitaire, indivisible et centralisé. Or, c’est bien cette perspective centralisatrice qui correspond à la trajectoire historique du mouvement souverainiste qui s’inscrit dans le sillage de la Révolution tranquille, c’est-à-dire d’une révolution passive menée par une caste de technocrates visant à construire un nouvel État doté d’une pleine souveraineté, c’est-à-dire de l’ensemble des prérogatives légales, fiscales, administratives et de sécurité qui lui permettent de bien gouverner sa population et son territoire. Les grands bâtisseurs de l’État québécois ont soulignent ainsi que ce projet politique demeurera inachevé tant et aussi longtemps qu’il n’aura pas complété le processus de modernisation technico-économique et politico-administratif.

« Québécois, nous avons le privilège de posséder l’outil par excellence pour promouvoir nos projets et pour protéger nos intérêts collectifs : notre État. Cependant, ce contrôle est limité. Nous possédons un demi-État, l’autre moitié étant contrôlé par le gouvernement fédéral. Nous ne sommes donc pas en mesure de développer nos politiques en respectant nos aspirations communes. Ce demi-État bloque nos aspirations les plus fondamentales. La défense de nos intérêts collectifs – c’est-à-dire du bien commun – passent à la trappe à cause de l’arrangement constitutionnel canadien. Tant et aussi longtemps que le Québec ne sera pas un pays, toutes nos décisions collectives passent, en grande partie, à travers le prisme du régime fédéral. »[24]

En résumé, l’aboutissement logique de ce processus historique de transformation sociale (État-providence) et d’émancipation nationale (construction d’une nouvelle identité collective) réside dans la création d’un « État complet ». Voilà toute la substance de la social-démocratie et du projet souverainiste réunis : l’efficacité de la fonction publique et le rapatriement de la totalité des fonctions étatiques. Si on admet que la relation entre l’État et le bien commun, le gouvernement représentatif et l’intérêt du peuple, les technocrates et les citoyens est toujours vertueuse, c’est-à-dire que les premiers représentent toujours fidèlement l’intérêt des seconds, alors ce projet de société mène théoriquement à l’émancipation politique.

À l’inverse, si on admet qu’il y a écart, tension, divergence voire opposition entre l’État et le bien commun, la démocratie représentative et le pouvoir citoyen, la caste politique et les gens ordinaires, alors nous faisons face à un projet qui prétend défendre l’intérêt général en masquant la domination d’une élite de politiciens, technocrates, financiers et hauts gestionnaires qui viennent contrôler la chose publique au profit de leur intérêts privés et du maintien de leurs privilèges ; le tableau est radicalement différent. Dès lors, la création d’un « État complet », c’est-à-dire d’un appareil administratif, parlementaire, judiciaire, policier et militaire, une institution séparée et placée au-dessus de la société, veillant à « l’intérêt général » par la bienveillance d’une technocratie éclairée et de professionnels à leur service, ce grand récit n’apparaît plus comme un rêve de transformation sociale ou de libération nationale, mais comme le renforcement d’une oppression vécue par la majorité d’une population qui ne sent plus représentée, ni même consultée.

Pour ouvrir l’imaginaire politique et l’horizon des possibles, il est primordial de tenir compte de cette intuition largement partagée que « ça ne tourne pas rond », que les politiciens ne sont pas là pour  protéger le bien commun mais défendre les intérêts du 1%, que les institutions publiques ne sont plus au service des citoyens, que les gens ordinaires sont tenus à l’écart des lieux de pouvoir et que la création d’un « État complet » n’est pas la panacée de tous nos maux. Bien au contraire, il s’agit de prendre au sérieux le fait que nous sommes dépossédés de nos institutions, que celles-ci sont maintenant perçues comme des choses séparées de nos existences, des organisations impersonnelles et bureaucratiques qui n’admettent plus de véritable contrôle démocratique. Cela ne signifie pas qu’il faille rejeter la société en bloc, refuser toute forme de pouvoir politique et se replier sur notre sphère privée. Au contraire, il s’agit d’ouvrir l’espace public, de définir de nouvelles institutions au-delà de la forme archaïque de l’État unitaire et centralisé, d’expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques, bref de constituer un pouvoir populaire et d’édifier du commun par-delà la dichotomie social-démocrate qui confine nos existences au mouvement déprimant décrit par Schopenhauer : « la vie moderne oscille, comme un pendule, entre la souffrance et l’ennui », le marché du travail et l’État.

Enfin, la crise de représentation qui met à mal notre confiance envers l’État ne saurait être surmontée par une version remâchée du statu quo, à la manière du Mieux d’État présenté par Martine Ouellet. Au fond, cette vision fait office de rêve moribond d’une caste de technocrates privilégiés. La « crise organique » à laquelle nous faisons face, c’est-à-dire la crise qui ne reste pas limitée à la sphère économique mais contamine toutes les champs de la vie sociale (institutions politiques, culture, morale, etc.), est une situation de flottement prolongé où « l’ancien se meurt et le nouveau hésite à naître ». C’est pourquoi il est nécessaire d’envisager les modalités d’une nouvelle institution imaginaire de la société sans laquelle aucun changement substantiel ne pourra survenir. D’où l’importance de formuler un projet politique qui ne se contente pas de maintenir mort-vivante une idée désuète, mais qui prend au sérieux le rôle central du processus identificatoire dans la constitution d’une nouvelle identité collective.

« Il ne peut pas ne pas y avoir de crise du processus identificatoire, puisqu’il n’y a pas une autoreprésentation de la société comme foyer de sens et de valeur, et comme insérée dans une histoire passée et à venir, dotée elle-même de sens, non pas « par elle-même » mais par la société qui constamment la re-vit et la re-crée ainsi. Ce sont là les piliers d’une identification ultime d’un « Nous » fortement investi, et c’est ce « Nous » qui se disloque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait matériel, tangible, l’indice d’un processus de dé-socialisation – et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininterrompues d’assistance ; l’illusion aussi de l’histoire comme, au mieux, paysage touristique à visiter pendant les vacances. »[25]

Devant l’incapacité de l’imaginaire social-démocrate et souverainiste à raviver les passions collectives, nous devons sortir des sentiers battus et explorer de nouvelles pistes plus prometteuses, notamment celle de la souveraineté populaire et de l’idéal républicain. À suivre.

[1] Martine Ouellet, Mieux d’État, Somme toute, Montréal, 2015, p.13
[2] Ibid., p.16
[3] Pierre Dardot, Christian Laval. Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p.25
[4] Ibid., p.28
[5] Mieux d’État, p.22
[6] Commun, p.137
[7] Mieux d’État, p.53
[8] Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefous du labyrinthe – tome 4, Seuil, Paris, 1996, p.191
[9] Simon Tremblay-Pépin (dir.), Dépossession. Une histoire économique du Québec contemporain. Tome I - Les ressources, Lux, Montréal, 2015, p.17-18
[10] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 10, §61, Gallimard, Paris, 1978
[11] Razmig Keucheyan, Guerre de mouvement, guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p.50
[12] Dépossession, p.18
[13] Mieux d’État, p.52
[14] Ibid., p.57-58
[15] Ibid., p.62
[16] Ibid., p.71
[17] Ibid., p.84
[18] Ibid., p.85
[19] Ibid., p.86
[20] Ibid., p.90
[21] Ibid., p.92
[22] Ibid., p.96
[23] http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2015/04/06/002-entrevue-jacques-parizeau-parti-quebecois-champ-ruines.shtml
[24] Mieux d’État, p.106-107
[25] La montée de l’insignifiance, p.161