lundi 28 juillet 2014

Comment le Big Shift permet de repenser la question canadienne


Une mystérieuse mutation

Les progressistes, qu’ils soient fédéralistes ou souverainistes, constatent à leur grand regret le virage conservateur du Canada depuis l’arrivée au pouvoir de Stephen Harper en 2006. Huit ans plus tard, ce changement de cap nous laisse encore pantois ; tout se passe comme si nous ne pouvions pas renoncer à l’idéal canadien, au mythe d’un grand pays bilingue, pacifique, ouvert à la diversité, soucieux de l’environnement, mariant habilement équité et efficacité. Ce grand récit, imprégné profondément dans notre imaginaire collectif, évoque en nous un sentiment confus de nostalgie, d’incompréhension et d’indignation face au renversement des valeurs qui avaient jadis fondé notre représentation de l’identité canadienne.

« Le Canada a-t-il troqué les Casques bleus, la coopération et la culture pour le pétrole, les coups de force dans l’Arctique et un rôle de mauvais garçon dans les sommets internationaux ? », s’interrogent les auteurs du dossier « Le Canada dont nous ne voulons pas » du dernier numéro de la revue Nouveau Projet. La réponse est évidemment oui, mais une question plus fondamentale demeure toujours en suspens : pourquoi ? Malheureusement, la grande majorité de l’intelligentsia libérale, néo-démocrate, souverainiste et solidaire semble incapable d’expliquer le processus sociohistorique ayant mené à cette grande transformation économique, idéologique, culturelle et géopolitique. Nous nous contentons trop souvent de constater les dégâts du gouvernement Harper, de décrire les effets de surface de cette mutation, au lieu de chercher attentivement les causes de celle-ci. Cette attitude mène la « bonne conscience » à condamner moralement les politiques publiques conservatrices, à renforcer sa croyance en la force irrésistible du progrès, à rejeter l’irrationalité des masses devant l’évidence de la crise climatique et la montée des inégalités économiques.

Néanmoins, l’ancienne vision progressiste du Canada ne colle plus à la réalité sociale, et devient de plus en plus impuissante face aux forces foudroyantes de l’économie pétrolière, la militarisation, le démantèlement de l’État-providence et la répression systématique des contre-pouvoirs scientifiques, écologistes et citoyens. Notre analyse politique de cette situation historique est cruciale, car elle déterminera en bonne partie les conclusions pratiques et stratégiques que nous devrons tirer pour changer cet état de choses. Les politologues David Morin et Stéphane Roussel, analysant la politique étrangère du gouvernement canadien, dégagent à ce titre deux perspectives divergentes : la première considère le virage conservateur comme un phénomène conjoncturel, tandis que la seconde suggère une transformation structurelle. La nouvelle question canadienne peut être résumée dans sa plus simple expression : Harper est-il la cause première, ou plutôt l’expression d’un changement plus profond ?

« D’une part, si l’on estime que la politique étrangère canadienne actuelle reflète la vision du monde de l’équipe au pouvoir, ou encore qu’elle est d’abord un instrument dont se sert le Parti conservateur pour affermir sa base électorale, alors il est possible de conclure qu’un changement de gouvernement entraînera un changement de politique étrangère et que le Canada pourrait revenir à un comportement international plus conforme à ce qu’il était jusqu’en 2006.

Mais convenir à l’inverse que la politique étrangère actuelle du Canada n’est que la conséquence d’une lame de fond économique, démographique ou idéologique mène plutôt à conclure que de tels changements sont là pour de bon, et que les citoyens canadiens qui ne se reconnaissent plus dans le rôle joué par leur pays sur la scène internationale devront s’y faire. »[1]

Tout nous porte à croire que la seconde interprétation est plus proche de la réalité, ou du moins qu’elle ouvre une piste de recherche qui sera plus fructueuse que les condamnations superficielles des méchants conservateurs. « Ne pas rire, ni se lamenter, ni haïr, mais comprendre », disait Spinoza. De plus, une fine compréhension de la situation ne peut se limiter à une critique extérieure de l’adversaire, car elle reste trop souvent ancrée sur des préjugés qui évacuent des ressorts essentiels de l’action humaine. C’est pourquoi il semble plus prometteur d’investiguer la stratégie de l’ennemi de l’intérieur. Pour le meilleur et pour le pire, la droite a lu Machiavel et Gramsci, et la gauche devra relire l’Art de la guerre de Sun Tzu. « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l'ennemi sera victorieux une fois sur deux. Qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même est toujours en danger. »

Le Big Shift

Pour bien comprendre la mentalité conservatrice, il faut lire l’influent livre The Big Shift (2013) co-écrit par John Ibbitson et Darrell Bricker. Malgré l’allégeance politique douteuse des auteurs et le ton triomphaliste qui célèbre les politiques de Harper, la marginalisation du Québec et le démantèlement de la CBC/Radio-Canada, il est tout à fait crucial de connaître la conception du monde dominante et les mécanismes sociaux sur lesquels elle s’appuie pour diriger la lutte idéologique dans la société civile. L’analyse qui suit n’est pas un compte-rendu objectif de leur propos, mais une lecture critique de leurs idées réfléchies à travers un prisme gramscien.

La thèse principale de leur livre se résume comme suit : depuis la seconde moitié du XXe siècle, le Canada fut dirigé par le « Consensus laurentien » composé par les élites politiques, médiatiques et économiques de Toronto, Ottawa et Montréal. Or, ce groupe a progressivement perdu son influence au profit d’une nouvelle coalition entre l’électorat rural de l’Ouest canadien et les immigrants des banlieues ontariennes. Un des pays les plus consensuels au monde est rapidement devenu polarisé entre l’Est et l’Ouest, les créatifs progressistes et les classes moyennes laborieuses, laissant les anciennes élites ébahies par ce soudain renversement. Une simple lecture des titres des chapitres montre le ton à la fois prophétique et cynique des auteurs qui considèrent que la réalité sociale canadienne a durablement changé.

1.   The Death of the Laurentian Consensus : Why the people who used to matter most don’t anymore
2.     The Great Divide : Conservatives values and the Big Shift
3.     Quebec : The suns sets. The sun might just possibly rise
4.     It’s not ROC Anymore : The Ottawa River Curtain descends
5.     The Wests : Getting used to being in charge
6.     They Don’t Get It : And why they don’t
7.     The Conservatives Century : Why the Tories will rule, and how they’ll be defeated
8.     Not So Fragile : The Canada your mother never knew
9.     The Big Shift Means Business : Is yours ready ?
10. The Decline of the Laurentian Media : Why it doesn’t matter if the press gallery doesn’t like Stephen Harper
11.  Things Will Change (1) : At home
12.  Things Will Change (2) : Abroad
13.  Conclusion : Margin of Error

Si le Parti conservateur a su tirer son épingle du jeu en proposant une idéologie adaptée à sa base électorale émergente, celle-ci procède d’un nouveau contexte démographique marqué par la relocalisation massive de la population canadienne vers l’Ouest et une importante immigration d’origine asiatique qui s’installe dans les banlieues des grandes métropoles. Si on ajoute à cela l’hégémonie du secteur pétrolier et la consolidation d’un modèle de développement basé sur l’exportation des ressources énergétiques, ce shift démographique et économique donnera une longueur d’avance aux forces conservatrices dans les années à venir. Autrement dit, nous n’assistons pas à un simple remaniement de surface, mais à l’apparition d’un nouveau bloc historique, c’est-à-dire à une alliance complexe entre des classes dominantes (liées au secteur pétrolier, minier et financier) et des classes dominées (populations rurales, classes moyennes immigrantes), unifiées par une même conception du monde. Cette base sociale et idéologique perdurera à travers le temps malgré le changement des partis au pouvoir. Pour le meilleur et pour le pire, le Big Shift est là pour rester.

Cette mutation historique succède à l’ancienne hégémonie des élites laurentiennes ; professeurs d’université, grands politiciens, figures médiatiques, artistes des grandes villes québécoises et ontariennes formaient alors un petit groupe sélect qui élaborèrent une conception libérale et progressiste du monde à travers le contrôle des leviers culturels et politiques à Québec, Montréal et Ottawa. Malgré les contradictions du Consensus laurentien, qui reposait sur une unité fragile entre les intérêts canadiens et la volonté d’accommoder les aspirations du peuple québécois dans certaines limites, cette alliance permettait tout de même d’assurer le leadership moral et intellectuel de l’Est sur l’Ouest, le bassin versant du Saint-Laurent représentant le pôle de gravité des grandes décisions politiques et économiques du grand rêve canadien.

La question du Québec occupait alors une place centrale dans l’espace public. La contradiction principale s’exprimait à travers les joutes constitutionnelles et idéologiques entre fédéralistes et souverainistes, tandis que la question sociale restait en arrière-plan sous la forme d’un consensus implicite en faveur de l’État-providence. À cette époque, le Canada et le Québec étaient tous deux largement « progressistes », tant sur le plan de la diplomatie internationale, la redistribution, l’ouverture sur le monde, etc. Or, l’effondrement du Consensus laurentien sur lequel reposait l’hégémonie libérale contribua également à la perte d’influence du mouvement souverainiste qui perdit son principal adversaire à Ottawa. Nous sommes passés d’un antagonisme dynamique entre l’État canadien et québécois à une sorte d’indifférence mutuelle. Le débat entre multiculturalisme et nationalisme se retrouve en arrière-plan, alors que le consensus progressiste s’effrite et fait revenir à la surface la fracture socio-économique entre l’Est et l’Ouest, la gauche et la droite. L’effondrement soudain du Bloc québécois et le surgissement du NPD au Québec représentent le symptôme de ce réalignement, qui laisse la question nationale en suspens.

Le triomphe des banlieues

Pour expliquer le Big Shift, John Ibbitson et Darrell Bricker se concentrent notamment sur les mutations démographiques et le rôle déterminant de l’urbanisation qui distribue différents groupes sociaux sur le territoire. Si dans les années 1920 50% de la population canadienne résidait dans les villes, 70% habite maintenant dans les grandes régions métropolitaines. Alors que la pression conjointe de l’industrialisation et de l’urbanisation contribua à l’émergence du capitalisme fordiste et de l’État-providence (d’abord au Canada dans les années 1930 et en 1960 au Québec), les années subséquentes furent marquées par un processus de péri-urbanisation (ou de métropolisation) qui relocalisa les nouvelles classes moyennes dans de larges municipalités faiblement peuplées et dépendantes de l’automobile. Le triomphe des banlieues et de la vie privée permit l’accélération du processus de modernisation, l’émiettement des valeurs collectives ainsi que la consolidation de la société de consommation. La jeunesse progressiste des années 1960 et 1970 (baby-boomers) se tourna vers la sécurité économique et le confort matériel, l’épuisement des projets d’émancipation sociale (communisme, social-démocratie) et de libération nationale (indépendance du Québec) laissant largement place au triomphe de la pensée économique, individualiste et sécuritaire.

Néanmoins, cette pensée conservatrice latente ne fut pas « activée » avant le milieu des années 1990, époque où l’idéologie néolibérale se répandit aux quatre coins du globe. Le Consensus laurentien et la conscience nationale (québécoise) occupaient encore largement l’imaginaire collectif, la « superstructure » reflétant encore les grands débats des décennies précédentes. Or, l’infrastructure économique et démographique se modifiait graduellement mais irréversiblement, la pression conjointe de la mondialisation et de l’immigration marginalisant toujours plus la nation québécoise et les peuples autochtones, la population canadienne représentant une grande mosaïque sans unité culturelle réelle. « The Canadien nation ? There is no such thing, and never was. »[2]

L’unité fictive de la nation canadienne fut remplacée par la construction de nouvelles identités collectives et l’émergence d’un antagonisme géographique opposant les strivers et les creatives. Ces catégories sociales floues représentent des marqueurs idéologiques, des idéaux-types sur lesquels s’appuient les conservateurs pour élaborer leur discours et leur stratégie politique. Les premiers désignent les classes moyennes qui travaillent durement pour obtenir une réussite sociale et une sécurité matérielle, tandis que les seconds s’intéressent davantage aux activités culturelles, écologiques et citoyennes. Ce portrait schématique, voire largement réducteur, exprime néanmoins une fracture sociale très visible sur le plan électoral et culturel si nous comparons par exemple des quartiers centraux comme le Plateau-Mont-Royal et Rosemont (bastion de Projet Montréal et Québec solidaire) avec les autres municipalités de la grande région de Montréal (qui votent majoritairement à droite).

« In marketing terms, middle-class suburbanistes are « strivers », upwardly mobile people seeking to own a home in a safe community while they pursue their dreams. They contrast with « creatives », who place a stronger emphasis on community supports, the environment, and international engagement. More likely to vote Liberal or New Democrat, creatives also tend to live downtown, which is where those parties remain strong, at least in English Canada. But in each election since 2004, suburban strivers have increasingly identified with the Conservatives – and immigrants are more likely to be strivers than creatives. »[3]

La force des conservateurs consiste à avoir gagné l’adhésion (conscience ou inconsciente) des couches immigrantes des banlieues ontariennes qui étaient historiquement attachées au Parti libéral du Canada. La réussite économique relative de ces groupes contribue à leur intégration dans le mode de vie américain et l’idéal multiculturel, où chaque personne peut acquérir sa propriété privée et vaquer librement à la poursuite de ses préférences individuelles et communautaires. Si le multiculturalisme fut forgé par les libéraux, ceux-ci ne semblent plus profiter du capital de sympathie des nouveaux arrivants. L’épuisement du PLC, le scandale des commandites et les problèmes de leadership représentent certes différents facteurs de ce phénomène, mais celui-ci se manifeste notamment à l'échelle municipale à Toronto avec le règne de Rob Ford qui incarne à merveille les valeurs conservatrices : taxes faibles pour plaire aux contribuables, assainissement des finances publiques, gros bon sens, etc. Si le populisme de droite est catalysé et renforcé par les élites politiques, c’est d’abord parce qu’il exprime et alimente une mentalité conservatrice largement diffuse dans la population. Il suffit de créer une alliance idéologique entre la région immédiate de la ville-centre (banlieues ontariennes), et les autres régions non-urbaines (de l’Ouest canadien) et de l’opposer à l’attitude snobinarde des étudiants, écologistes, élites médiatiques, artistes et autres fainéants pour consolider les idées de droite dans les classes moyennes et populaires.

L’impasse de la gauche canadienne

Devant ce phénomène de polarisation, où l’idéologie conservatrice s’étend à des couches plus larges de la population, est-il possible de réanimer le Consensus laurentien, l’idéal libéral et progressiste qui avait guidé les institutions politiques canadiennes jusqu’à la fin du XXe siècle ? Autrement dit, le rêve d’une social-démocratie dans l’unité canadienne est-il encore possible ? Malheureusement, ce scénario devient de moins en probable dans le contexte historique actuel. Le premier problème renvoie à la séparation croissante entre les aspirations et les attentes de la population, c’est-à-dire entre les grands enjeux sociaux et la croyance en la capacité effective des dirigeants à les résoudre. John Ibbitson et Darrell Bricker montrent par des sondages intéressants que la population canadienne s’intéresse encore aux enjeux transformateurs (transformative issues) comme la santé publique, le vieillissement de la population, l’éducation et l’environnement, mais qu’un nombre croissant de personnes ont peu confiance dans le fait que les gouvernements pourront sérieusement régler ces problèmes de grande ampleur. À l’inverse, une majorité d’électeurs considère que des enjeux de moindre importance pourront être pris en charge, ce qui permettrait d’améliorer légèrement leur situation matérielle.

« Respondents placed a lower priority on « transactional issues », incremental improvements that could make things modestly better. These include developing Canada’s natural resources, policing the border, trading with other nations, and improving infrastructures such as roads and bridges. But on these issues, there was much greater confidence that governments could actually get something done. […] You may have noticed something. The big transformative issues are embraced by socially progressive parties that rightly assume that they are championing the values that matter most to voters. What they don’t understand is that most voters have little confidence in their ability to deliver. »[4]

Les partis « progressistes » comme le Parti Vert, le PLC et le NPD se retrouvent alors dans une situation inconfortable, caractérisée par la perte de légitimité des institutions politiques, la crise de confiance envers les élus, l’affaissement des projets collectifs et l’atrophie de la vie publique. Le problème réside dans le fait que les gens ne croient plus en leurs capacités d’action, ni à la possibilité de changer radicalement la société, et encore moins au pouvoir des politiciens à réaliser les changements qu’ils promettent par lors de leurs campagnes électorales. Les conservateurs misent sur « les vraies affaires » qui touchent à la sécurité physique et matérielle d’une population inquiète, comme la lutte contre le crime et la croissance économique. Leur mot d’ordre frappe par sa simplicité : des prisons et des jobs.

Admettons à titre d’hypothèse que la population canadienne se lasse progressivement du discours conservateur et commence à s’inquiéter davantage des enjeux environnementaux, de la montée des inégalités sociales et de la guerre. Pour que ce changement idéologique se traduise en projet de société, il faudrait créer une alliance progressiste pan-canadienne qui propose une alternative politique à l’hégémonie conservatrice.

« Let’s quickly remind ourselves of what’s at stake here. The current values and priorities of Harper government emphasize a tough approach to law and order that punishes criminals and rewards gun owners, that play’s up Canada’s connection to the monarchy as well as other elements of the British colonial past, that is pro-military and anti-peacekeeping, that takes the side of Big Oil, that considers the CBC and other cultural institutions elitist and contemptuous of conservative values, that minimizes the role of the federal government in redistributing income and enforcing national standards for social programs, including health care.

Just listing that agenda suggests its polar opposite : giving new life to the federal power as a means of enforcing equity both vertically, among classes, and horizontally, among regions ; protecting and advancing a national culture that spans regions and languages ; reviving a vision of Canada that transcends its colonial past ; promoting a pan-national strategy for renewable energy. That might be something worth voting for. »[5]

Qui pourrait bien incarner ce projet politique d’envergure ? Un NPD qui reviendrait à ses sources sociale-démocrates (avant le recentrement opéré par Mulcair), un PLC qui miserait réellement sur la justice sociale, une coalition des deux partis ? Dans tous les cas, Bricker et Ibbitson considèrent que l’émergence d’une telle alternative ne peut venir que du Québec, qui demeure le dernier bastion de solidarité au Canada. « From Quebec could come the invitation to the surburban Ontario middle class to abandon its alliance with the Conservative Pacific West and embrase a progressive Central Canadian future. From Quebec could come a new alliance within the manufacturing heartland combining against the resource-based hinterlands. From Quebec in conjonction with Ontario could come the twenty-first-century equivalent of Robert Baldwin and Louis-Hippolyte Lafontaine. »

Évidemment, un tel scénario est extrêmement peu probable pour l’instant, notamment à cause des divergences politiques entre le NPD et le PLC, de la présence du Bloc québécois qui s’oppose a priori au renforcement du pouvoir fédéral et au projet d’unification canadienne, et de la timidité de Québec solidaire concernant la question fédérale. Les défis qu’une telle coalition devra relever sont redoutables, et il est presque impossible que ces obstacles pourront être surmontés par les partis existants.

Un autre projet politique pour une nouvelle situation historique

Par ailleurs, les nombreuses transformations institutionnelles imposées par les conservateurs, que ce soit sur le plan des institutions politiques, économiques, environnementales, culturelles et sociales, ne pourront pas être renversées par un parti progressiste à l’intérieur d’un ou deux mandats. Il faudrait sans doute des décennies avant de pouvoir recréer ce que les conservateurs ont détruit en quelques années. De plus, il faut reconnaître que le Canada est devenu un État pétrolier, militaire et sécuritaire, favorisant le colonialisme et l’oligarchie financière via ses législations de complaisance et son paradis fiscal pour les compagnies minières. Le visage sombre du Canada ne pourra pas être effacé par le sourire candide de Justin Trudeau, et il ne semble pas que la social-démocratie libérale ait un grand avenir politique. Les Trente Glorieuses sont terminées depuis quarante ans, et le XXIe siècle sera marqué par la fin de la croissance, l’austérité et la crise climatique.

Seule une grande transition écologique accompagnée d’une redistribution massive de la richesse et l’instauration d’une démocratie digne de ce nom pourra assurer l’avenir des générations futures. Pour l’instant, aucun parti politique ne porte un tel projet d’émancipation, et seule la convergence des mouvements sociaux pourrait favoriser l’émergence d’une alternative. Le Forum social des peuples qui aura lieu du 20 au 24 août à Ottawa sera sans doute l’occasion de réfléchir à cette douloureuse question : comment rallier la gauche québécoise, les organisations progressistes canadiennes et le mouvement Idle No More dans une même direction ? Quelle place donner au droit à l’auto-détermination des peuples, à la question de l’indépendance du Québec et à la question coloniale qui touche les Premières Nations ?

Somme toute, le plus grand défi réside dans l’élargissement des luttes écologistes, citoyennes et sociales à de plus larges secteurs de la population. La gauche doit enlever ses œillères et analyser sérieusement le nouveau contexte politique, en prenant à bras le corps la transformation structurelle de l’État canadien. Le même discours souverainiste ou progressiste, élaboré dans le sillage de la Révolution tranquille, ne peut plus être martelé compulsivement auprès des classes moyennes et populaires, conquises par la simplicité de l’idéologie conservatrice. Il faut réaliser une fois pour toute que le peuple n’est plus spontanément progressiste. Il faut briser l’alliance sur laquelle repose le Big Shift, recréer de nouveaux liens entre la ville et les régions, et dépasser le réflexe anti-institutionnel des mouvements sociaux qui empêchent trop souvent l’émergence d’une unité populaire. Il faut arrêter de penser que les militants pourront changer le monde en restant entre progressistes, et commencer à couper l’herbe sous le pied des conservateurs par la conquête démocratique des classes populaires. Telle est la leçon stratégique du Big Shift conservateur qui offre, par le dévoilement des mécanismes de son hégémonie, des munitions à son adversaire.

« Our only point is this : This Big Shift is real and permanent. The coalition of suburban middle-class voters in Ontario and voters in the West is powerful. If the Conservatives are to be defeated, progressives must take the Big Shift into account. They must take the changing attitudes of immigrants into account. They must take the the West into account. If the Conservatives are to be defeated, they must be defeated on their own turf. Rallying the votes of students and faculty at the University of Toronto, bringing Montreal’s student protestors onside, recruiting labour leaders (without actually recruiting factory workers), and co-opting the Occupy movement will not elect a government. By talking to one another about one another and then convincing one another that they are the majority, downtown progressives delude themselves. Get into the suburbs. Go west. Win your arguments there. And then you’ll be in government again. »[6]




[1] David Morin, Stéphane Roussel, Harper a-t-il vraiment tout changé?, Le Devoir, 19 juillet 2014.
[2] John Ibbitson, Darrell Bricker, The Big Shift. The seismic change in canadian politics, business, and culture and what it means for our future, HarperCollins, Toronto, 2013, p.15
[3] Ibid., p.34
[4] Ibid., p.44
[5] Ibid., p.66-67
[6] Ibid., p.245

dimanche 13 juillet 2014

Réflexions sur l’action politique émancipatrice


Qu'est-ce que la politique?

Nous distinguons généralement le politique de la politique. D’une part, le politique correspond à l’ensemble des mouvements sociaux et des discussions prenant part dans l’espace public et la société civile, c’est-à-dire comme l’activité délibérative des individus et des groupes visant à élaborer les normes de la vie commune. D’autre part, le sens commune limite le champ de la politique à la sphère institutionnelle de l’État, qui jouit du monopole légitime de la violence, détermine les lois ayant une force contraignante sur un territoire, par le biais du pouvoir exécutif, législatif, judiciaire, policier et militaire. Cette distinction, qui est à toute fait pertinente, a cependant tendance à opposer une « bonne société civile » qui serait le lieu naturel de la démocratie, et le « méchant gouvernement » qui serait essentiellement un vecteur de domination arbitraire.

Or, même les soulèvements populaires et les mouvements les plus anti-étatistes sont orientés vers l’État pour le contraindre, limiter son pouvoir, le transformer ou l’abolir. La société civile n’est pas un espace clos sur lui-même, mais un lieu protéiforme aux frontières floues, en constante interaction avec la sphère étatique et économique. La société civile, considérée en elle-même, renvoie autant au milieu communautaire, à l’économie sociale et solidaire, aux initiatives citoyennes, à la communauté, à la sphère culturelle et médiatique, bref à des espaces a-politiques et parfois dépolitisés. Le lieu de la politique proprement dit ne réside donc ni dans la société civile, ni dans l’État, mais entre les deux, lorsque ces deux sphères cherchent à s’influencer mutuellement. L’action politique est une interface, une mince couche d’eau sur laquelle glisse le pouvoir citoyen pour réaliser des figures sur la patinoire de l’État. Comme le dit Max Weber, la politique est « la direction ou l’influence exercée sur la direction d’un groupement politique, aujourd’hui par conséquent d’un État. »[1]

Or, si l’État constitue un appareil spécialisé et situé au-dessus de la société pour déterminer et renforcer la loi, son pouvoir ne repose pas uniquement sur la force et la coercition. L’autorité étatique se fonde ultimement sur le consentement, c’est-à-dire sur les différentes formes de légitimité qui amènent le corps citoyen à accepter les décisions des gouvernants. « De même que les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État est un rapport de domination exercé par des hommes sur d’autres hommes, et appuyé sur le moyen de la violence légitime (ce qui signifie : considérée comme légitime). Pour qu’il existe, il faut donc que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée par ceux qui se trouvent en position de domination dans chaque société. Quand et pourquoi le font-ils ? Sur quelles raisons justificatrices internes et sur quels moyens externes s’appuie cette domination ? »[2]

C’est ici qu’entre en jeu la célèbre typologie de Weber concernant les trois formes de légitimité qui permettent à l’État d’exercer son autorité. « En premier lieu, l’autorité de l’« éternel hier », c’est-à-dire des mœurs sanctifiées par une validité immémoriale et par l’habitude acquise de les respecter : la domination « traditionnelle », telle que l’exerce le patriarche et le prince patrimonial de type ancien. Ensuite, l’autorité de la grâce personnelle extra-quotidienne (charisme), l’abandon de soi tout à fait personnel et la confiance personnelle dans les révélations, l’héroïsme ou d’autres qualités propres aux chefs qu’un individu se trouve posséder : la domination « charismatique », telle que l’exercent le prophète ou (dans le domaine politique) le chef de guerre élu, le maître plébiscitaire, le grand démagogue ou le chef du parti politique. Enfin, la domination de la vertu de la « légalité », c’est-à-dire de la croyance en la validité d’une codification légale et de la « compétence » objective fondée sur l’application de règles instituées de manière rationnelle, donc en vertu de la disposition à l’obéissance et à l’accomplissement des devoirs conformément à cette codification : une domination du type de celle qu’exercent le « serviteur d’État » moderne et tous les détenteurs de pouvoirs qui lui ressemblent à cet égard. »[3]

Une nouvelle typologie du pouvoir

À première vue, les dominations traditionnelle, charismatique et rationnelle-légale présentent des caractéristiques essentiellement négatives qui ne donnent pas envie de leur accorder, pour la conscience progressiste, la moindre once de légitimité. Les figures du bon père de famille, du démagogue et du fonctionnaire conformiste ne sont guère sexy, malgré leur curieuse popularité en cette étrange période de populisme généralisé. Sur le plan stratégique, faut-il endosser malgré tout ces différentes formes de pouvoir pour exercer une influence politique, même progressiste, ou doit-on les rejeter en bloc par la valorisation d’une éthique libertaire ? Pour sortir de ce dilemme, nous voudrions nuancer la typologie de Weber et les formes particulières de domination qu’il évoque en remontant aux principes de légitimité qui les fondent, pour ensuite déterminer s’il est possible d’envisager des formes de pouvoir potentiellement émancipatrices.

Tout d’abord, la domination traditionnelle repose sur le passé, la domination charismatique sur la volonté, et la domination légale sur la rationalité. Ces trois principes peuvent être reformulés par les concepts de réceptivité, d’activité et de réflexivité. Dans le premier cas, la tradition renvoie à la culture, aux habitudes enracinées dans le langage et l’inconscient collectif, aux normes non-réfléchies qui guident le comportement des individus et structurent la vie quotidienne. Jürgen Habermas et Nancy Fraser parlent à ce titre d’une intégration sociale « stabilisée par les normes ». « Ce sont les actions coordonnées sur la base d’un consensus pré-réflexif, conventionnel, considéré comme allant de soi, à propos des valeurs et des fins, consensus qui est le produit d’une intériorisation pré-critique de la tradition culturelle et de la socialisation. »[4]

Néanmoins, la culture n’est pas pour autant un bloc monolithique ; elle peut recevoir diverses significations en fonction des perspectives qui la revendiquent et la mettent en jeu. Par exemple, nous pouvons soulever une conception « conservatrice » de la tradition, qui cherche d’abord à la préserver en bloc, à éviter toute critique de celle-ci, voire à restaurer une unité perdue. Par contraste, nous pouvons dégager une conception « progressiste » de la tradition qui ancre l’histoire présente dans la mémoire des vaincus, dans un rapport non-traditionnel à l’héritage qu’il importe de réfléchir pour comprendre le présent et orienter l’avenir. Cette nuance repose sur une conception dialectique de la culture, telle que théorisée par le philosophe et sociologue québécois Fernand Dumont dans son ouvrage Le lieu de l’homme. Celui-ci distingue une culture première et une culture seconde qui ne sont pas des choses séparées, mais deux moments d’un même processus historique.

« La culture première est un donné. Les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un réseau par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde comme dans sa maison. »[5] Mais cette culture première, généralement refermée sur elle-même, s’ouvre par ailleurs à de multiples remaniements par la stylisation, la connaissance scientifique, le retour réflexif sur soi et la création de visions du monde explicites qui permettent d’instaurer une distance entre soi et le monde.

« Dans ces diverses expériences, si courantes et si simples, comment ne pas apercevoir comme un retour de la culture sur elle-même, sa répudiation de soi comme donné, comme ensemble de signes et de modèles où elle dit d’abord, et d’une manière toute spontanée, ma première appartenance au monde ? C’est dans le mouvement de cette contestation que l’on saisit sa faculté d’élaborer de nouvelles imageries, cette fois plus construites et plus manifestes. […] Je reprends aussi à mon compte une certaine distance entre un sens premier du monde disséminé dans la praxis propre à mon contexte collectif et un univers second où ma communauté historique tâche de se donner, comme horizon, une signification cohérente d’elle-même. »[6]

L’unité de la culture ne se trouve plus dans la quête vaine d’une origine disparue, mais dans la reconstruction réflexive d’une vision du monde qui permet de redonner un sens à la vie commune, par la constitution d’une conscience historique qui n’a rien de réactionnaire, bien au contraire. Le problème de l’identité québécoise peut ainsi recevoir une interprétation conformiste lorsqu’il s’agit de retourner simplement à une culture première évidente et donc inquestionnée, et une interprétation émancipatrice lorsqu’il s’agit de problématiser la dualité de la culture et les moyens de lui redonner forme à l’intérieur d’une société hétérogène. C’est pourquoi le pouvoir de la tradition peut être mobilisé par la gauche à certaines conditions, à travers un souci du langage, de la langue, de la parole vivante et du sens commun, c’est-à-dire des représentations collectives que nous pouvons raviver à l’intérieur d’un projet d’émancipation. Nul discours progressiste ne pourra être popularisé s’il ne devient pas par le même mouvement un phénomène « populaire », c’est-à-dire ancré dans la culture populaire des classes moyennes et subalternes.

De la parrêsia au césarisme progressif

Dans le cas problématique du pouvoir charismatique, il est nécessaire de distinguer deux dimensions fondamentalement différentes. D’une part, il faut critiquer l’aspect démagogique, autoritaire et manipulateur du chef qui cherche à entretenir les préjugés populaires sans élever le niveau de conscience général, car son pouvoir repose précisément sur l’entretien de l’ignorance des masses. D’autre part, nous pouvons faire appel à une fonction non-démagogique du pouvoir persuasif dont parle Michel Foucault dans son cours sur Le courage de la vérité.

« Durant le cours de 1982-1983, en effet, Foucault avait étudié la notion de parrêsia (mot grec formé sur le pronom pan (tout) et le verbe rein (dire) et qu’on peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler ») dans ses implications d’ordre politique. Il s’agissait alors de dégager ce qu’on pourrait appeler une condition non formelle de la démocratie athénienne : le courage d’un dire-vrai s’exerçant depuis l’exposition publique d’une tribune politique. Ce qui rend effectif et authentique le jeu démocratique, c’est ce « courage de la vérité » qui suppose toujours une prise de risque et une mise en jeu de l’existence même du citoyen prenant la parole dans l’assemblée et acceptant le débat contradictoire. »[7]

« Parler librement » ne renvoie pas à la liberté d’expression abstraire de dire n’importe quoi ou de marteler des bêtises, comme le font les démagogues des radio-poubelles. Il s’agit de sortir de la langue de bois politicienne par le franc-parler, l’audace et même l’effronterie devant le pouvoir, à la manière de Socrate, Jésus ou Michel Chartrand. Malgré les différences profondes entre ces hommes, ceux-ci étaient bel et bien des leaders charismatiques au sens progressiste du terme. Ils étaient porté par le devoir de dire la vérité au nom du bien commun, tout en mettant leur vie en jeu. Ils gardaient un humour et une humanité qui ne les empêchaient pas de se mettre en colère pour défendre leurs idéaux ou améliorer le sort des plus démunis.

Nous pouvons donc opposer la figure du chef politicien à celui du tribun, du porte-parole lié aux organisations démocratiques qui le portent et déterminent les grandes lignes qui devront être exprimées par une voix persuasive et vivante. La rhétorique, si elle est aujourd’hui largement instrumentalisée par les sophistes, le marketing et les relations publiques, peut être subvertie par la capacité d’exprimer des idées concrètes, qui parlent aux sentiments tout en aiguisant l’esprit critique. Il ne s’agit pas d’endormir le peuple et de le guider passivement, mais de lui donner une voix afin qu’il se mette en mouvement et développe ses propres capacités d’auto-organisation.

Le pouvoir charismatique n’est pas chose commune, et c’est pourquoi Max Weber parle à ce titre d’une grâce. Mais cette disposition à convaincre peut être davantage développée par un travail d’activation, par la lutte collective, par le développement des capacités d’action dans certains moments clés de l’histoire. Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas né porte-parole de l’ASSÉ ; il fut porté par une organisation large, démocratique et combattive, il fut formé par d’anciens militants, et fut lancé à l’avant-scène médiatique pour défendre un discours contre-hégémonique qui bousculait l’ordre établi. Toute la question est de savoir si le tribun est réellement porté par un franc-parler qui résonne dans la conscience populaire, et non une personne simplement habile avec le jeu médiatique. Qu’on le veuille ou non, il faut composer avec ce genre de figures qui jouent un certain rôle dans le développement des luttes prenant part dans les périodes critiques de l’histoire. Gramsci parle à ce titre de « césarisme » pour parler du rôle ambivalent du pouvoir charismatique, qui peut recevoir différentes significations selon le contexte sociopolitique.

« Dresser un catalogue des événements historiques qui ont culminé dans une grande personnalité « héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. […] Mais si le césarisme exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par un équilibre de forces annonciateur de catastrophes, il n’a pas toujours la même signification historique. Il peut y avoir un césarisme progressif et un césarisme régressif et, en dernière analyse, ce n’est pas un schéma sociologique mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte de chaque forme de césarisme.

Le césarisme est progressif quand son intervention aide la force progressive à triompher, même au prix de certains compromis et de certains adoucissements qui limitent sa victoire ; il est régressif quand son intervention aide la force régressive à triompher, au prix, dans ce cas aussi, de certains compromis et de certaines limitations. […] Du reste, le césarisme est une formule polémique-idéologique et non un canon d’interprétation historique. On peut avoir affaire à une solution césariste, même en l’absence d’un César, même en l’absence d’une personnalité « héroïque » et représentative. »[8]

Le pouvoir charismatique n’est donc pas un bloc monolithique qu’il faudrait rejeter a priori, mais une arme politique essentielle à condition qu’elle soit arrimée rigoureusement à un contrôle démocratique. D’une certaine manière, même en l’absence d’une ou d’un porte-parole talentueux, une organisation peut elle-même être charismatique dans son ensemble, en tant que groupe exprimant une vision du monde de manière persuasive et capable de forger une unité populaire. Mais la formation d’une volonté collective ne peut pas reposer uniquement sur les qualités personnelles d’un individu ou d’une organisation ; elle doit elle-même être élaborée démocratiquement, c’est-à-dire par le biais d’une rationalité communicationnelle qui n’est pas du tout identique à la rationalité administrative et bureaucratique.

Rationalité réflexive et démocratie délibérative

D’un côté, nous avons la rationalité communicationnelle qui renvoie aux interactions, à la délibération, à la discussion critique et collaborative des individus qui définissent mutuellement des normes communes à partir des ressources symboliques du monde vécu. De l’autre, nous avons une raison instrumentale, qui n’est pas ancrée dans le langage vivant et la parole, mais procède d’une logique impersonnelle qui vise à déterminer les moyens les plus efficaces de réaliser certains objectifs, ceux-ci échappant au domaine de la réflexion. Il faut donc distinguer la rationalité des fins, la détermination des valeurs éthiques et politiques qui permettent de guider la conduite individuelle et la vie collective, de la rationalité des moyens qui renvoient à l’auto-régulation du système économique et politique (autonomie), soit l’intégration systémique détachée de la conscience des individus et des groupes qui les dominent de l’extérieur (hétéronomie).

La rationalité délibérative, critique ou réflexive correspond à une forme d’intégration sociale « réalisée par la communication ». « Ce sont des actions coordonnées au moyen d’un consensus explicite atteint réflexivement au terme d’une discussion sans contraintes dans les conditions de liberté, d’égalité et d’équité »[9]. Sans nous lancer dans des débats interminables sur le caractère idéaliste ou pragmatique de l’éthique de la discussion, nous pouvons situer ce principe de « rationalité démocratique » comme étant la troisième forme de pouvoir légitime, qui permet d’ancrer l’autorité d’une norme ou d’une décision sur un processus collectif, inclusif et réflexif. D’une certaine manière, il s’agit du fondement ultime de l’autorité, car la norme est alors fondée sur le pouvoir de persuasion de la meilleure idée, ou comme dit Habermas « the forceless force of the better argument. »

Cette rationalité démocratique ne doit pas être conçue comme un cadre abstrait dans lequel des individus atomisés doivent discuter rationnellement en se dépouillant de toute identité en termes de classe, genre, ethnicité ou nationalité, bref de tout attachement social et culturel qui les précède et les constitue dans leur subjectivité. Au contraire, la réflexion collective est fondée sur l’usage critique d’un langage commun, qui est lui-même basé sur une culture qui se retrouve par le fait même examinée comme origine et horizon de la délibération. Cette mise à distance de soi et du monde, qui représente un retour sur soi de la culture, permet de dénicher les formes de domination qui se cachent dans les normes communément admises et les préjugés populaires. Le but de la délibération démocratique n’est donc pas d’abord de déterminer les droits individuels et les principes de justice devant guider le travail des institutions, mais de reconstruire un « monde commun » par la préservation et le dépassement d’une culture dans une perspective d’émancipation.

Le triple mouvement : marchandisation, protection sociale et émancipation

Une condition essentielle pour que la domination traditionnelle ne soit pas subordonnée à la mentalité conservatrice réside non pas dans la négation de toute conscience nationale et historique, mais dans la conscience critique d’une culture commune qui nous forge, nous détermine, nous contraint et nous rend libre simultanément. Il faut dépasser l’opposition binaire entre marchandisation et protection de la société, mondialisation néolibérale et défense de l’identité nationale, en ajoutant un troisième terme qui permette d’inscrire la préservation du monde commun dans un projet historique d’émancipation populaire. C’est ici que nous ferons appel au « triple mouvement » suggéré par Nancy Fraser dans sa lecture originale de Karl Polanyi.

« Dans son classique de 1944, La Grande Transformation, il décrit la crise capitaliste comme un processus historique à multiples facettes initié avec la révolution industrielle en Grande-Bretagne, et qui s’est répandu, en plus d’un siècle, dans le monde entier, entraînant la colonisation, des récessions périodiques et des guerres cataclysmiques. De plus, pour Polanyi, la crise capitaliste est moins à comprendre en termes d’effondrement de l’économie au sens strict que de désintégration des communautés, d’éclatement des solidarités et de pillage de la nature. Ses racines se trouvent moins dans des contradictions internes à l’économie – comme la baisse tendancielle du taux de profit – que dans un gigantesque repositionnement de l’économie par rapport à la société.

Inversant la relation, jusque-là universelle, par laquelle les marchés étaient encastrés dans les institutions sociales et soumis à des normes morales et éthiques, les partisans du « marché autorégulateur » ont cherché à bâtir un monde dans lequel la société, la morale et l’éthique seraient subordonnées aux marchés et modelés par eux. Cette aspiration, irréalisable et autodestructrice, a entraîné des évolutions si profondément dévastatrices de la société humaine qu’elles ont déclenché un contre-mouvement visant la « protection » de cette dernière. C’est ce « double mouvement », de marchandisation non régulée puis de revendications de protection sociale, qui a conduit, d’après Polanyi, au fascisme et à la guerre mondiale. »[10]

Cette brève synthèse d’un ouvrage dense et complexe montre l’actualité criante des analyses de Polanyi ; le néolibéralisme est en quelque sorte un retour de la Grande Transformation, par la croyance aux vertus d’un marché autorégulateur et désencastré de normes communes, menant au démantèlement des mécanismes de protection sociale et de solidarité nationale qui ont été forgés par les États-providence durant la période des Trente Glorieuses. La défense des particularités nationales, qui se manifeste malheureusement par la forte montée de l’extrême droite en Europe, ne peut être simplement expliquée par la « fausse conscience » et le déni de la lutte des classes. Il s’agit plutôt d’un mécanisme de défense, d’une réponse fonctionnelle au processus de décomposition culturelle alimentée par la pression de l’oligarchie financière, la marchandisation des biens communs et le blocage institutionnel des démocraties libérales qui sont incapables de répondre de manière adéquate aux enjeux sociaux, économiques et écologiques de notre époque.

Or, la réponse grandissante à l’affaissement du « consensus libéral », qu’elle prenne la forme du conservatisme moral et fiscal, du nationalisme identitaire mono-culturaliste, du populisme autoritaire ou de l’extrême droite, représente une réaction non-critique et anti-démocratique à la domination d’un système impersonnel, revendiquant alors la mise au ban des minorités et des étrangers, une défense rigide des valeurs traditionnelles, ou le retour d’une figure charismatique dont la volonté permettrait de faire le ménage et de rétablir l’ordre social. À ce mouvement social d’ampleur, qui déborde largement la sphère des partis politiques pour imprégner une bonne partie de la « mentalité populaire », il serait absurde d’opposer abstraitement la bonne vertu et l’irrationalité de masses, la tolérance et la diversité contre le méchant nationalisme des classes populaires. Ce schéma alimente en bonne partie la dynamique de la droite dure, qui se représente alors elle-même comme une alternative au système, par le retour du gros bon sens contre l’hypocrisie des élites intellectuelles, médiatiques et politiques.

Pour sortir de ce dilemme, Nancy Fraser « propose d’élargir la problématique de Polanyi afin d’y inclure un troisième projet historique de lutte sociale, qui traverse le conflit, central pour Polanyi, opposant marchandisation et protection sociale. Ce troisième projet historique, que j’appellerai « émancipation », vise à démanteler toutes les formes d’assujettissement ancrées dans la société. […] Pour comprendre pourquoi, il faut prendre en considération le fait que l’émancipation diffère de la principale catégorie positive de Polanyi, à savoir la protection sociale. Alors que la protection s’oppose à l’exposition, l’émancipation s’oppose à la domination. Tandis que la protection vise à protéger la « société » des effets désintégrateurs des marchés non régulés, l’émancipation vise à mettre fin à la domination d’où elle vienne, de la société comme de l’économie. Si l’objet de la protection est d’assujettir les échanges marchands à des normes non économiques, celui de l’émancipation est de soumettre à la fois les échanges marchands et les normes non marchandes à un examen critique. Enfin, si les valeurs suprêmes de la protection sont la sécurité, la stabilité et la solidarités sociales, la priorité de l’émancipation est la non-domination. »[11]

La rationalité réflexive et la délibération démocratique doivent alors examiner tous les types de normes de la culture première à la lumière des principes de justice sociale comme l’équité, l’autonomie relationnelle, l’auto-gouvernement populaire, etc. Ce « tiers manquant » permet non pas de rejeter la question de l’identité culturelle et de la solidarité nationale, mais d’interroger et de reconstruire les normes communes du vivre ensemble, de bâtir une nouvelle société à partir des matériaux de la communauté, tout en dépouillant celle-ci des préjugés et des conduites résiduelles qui causent des torts systématiques à certains groupes sociaux. Il ne s’agit pas d’opposer le capitalisme et la défense de la société comme totalité, mais de re-faire société par la transformation démocratique des normes éthiques et politiques qui permettront de protéger les liens de solidarité, d’assurer l’héritage d’un monde commun, et d’assurer l’émancipation des personnes qui restaient subordonnées à l’ancienne configuration des valeurs.

[1] Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2003, p.118
[2] Ibid., p.119
[3] Ibid., p.120
[4] Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. De 1960 à l’ère néolibérale, La Découverte, Paris, 2012, p.44
[5] Fernand Dumont, Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Éditions HMH, 1968, p.51
[6] Ibid., p.52-53, 41
[7] Henri de Monvallier, Michel Foucault : Le Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres II, 2009. http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article124
[8] Guerre de position, guerre de mouvement, p.226-227
[9] Le féminisme en mouvements, p.44
[10] Ibid., p.310-311
[11] Ibid., p.312, 316-317