mardi 23 octobre 2012

Alliance socialiste et indépendantiste (partie 1)


Introduction : la politique comme discours

La politique ne se réduit pas à l’exercice du pouvoir et à la sphère de l’État, mais embrasse toute forme de réflexion et d’action collective prenant part dans l’espace public. Celui-ci est un lieu de délibération et de contestation, où plusieurs acteurs individuels et collectifs expriment des idées, critique des décisions, et mettent en pratique des valeurs pour orienter le développement de la société. La politique est fondamentalement un jeu de discours. Un discours est un ensemble de croyances et pratiques, de suppositions et dispositions partagées, enracinées dans le langage. Il assemble des bouts d’information en formant des touts cohérents qui permettent d’interpréter la réalité, sous forme d’idéologies, cultures, cadres de référence ou visions du monde.

Les discours sont à la fois des portes et des fenêtres ; ils se referment parfois en systèmes rigides, mais s’ouvrent également sur d’autres discours qui peuvent les contester et les faire évoluer. Pour certains (comme Foucault), le discours possède une structure contraignante qui conditionne la pensée et les comportements de ceux qui l’adoptent (souvent inconsciemment), le savoir et le pouvoir se trouvant intimement mêlés dans des agencements d’énoncés et de stratégies. Pour d’autres (comme Habermas), les discours assurent la reproduction symbolique du monde vécu, et s’enracinent dans des processus communicationnels qui rendent possible la critique et la compréhension intersubjective. À la fois prisons et tremplins de l’émancipation, les processus discursifs donnent vie à la sphère démocratique, à condition qu’ils demeurent ouverts et continuent de s’examiner mutuellement.

Le discours est donc une construction historique et dynamique, composée de mythes, symboles, images, idées structurantes, arguments rhétoriques, attentes, préjugés et comportements déterminés, qui suscitent l’adhésion ou l’aversion. Le discours n’est pas un bloc homogène, une structure abstraite et désincarnée, mais un agencement pluriel sensible aux affinités et aux répulsions, capable de coopération ou de compétition avec d’autres discours. C’est un processus intellectuel et affectif, qui suscite l’identification à une personne, un groupe ou un ensemble d’idées, réelles ou imaginaires, et permet à ses membres de souscrire à la même logique. Il faut donc porter une attention particulière sur la culture des formes politiques (et non seulement s'attarder à leurs idées apparentes), afin de découvrir les différences réelles entre celles-ci, au-delà des ressemblances que comportent leurs propositions particulières.

Option nationale et Québec solidaire

Un exemple intéressant de cette similitude/dissemblance est celui des deux partis progressistes et indépendantistes, Option nationale (ON) et Québec solidaire (QS). Malgré le fait que les deux entités se ressemblent sur plusieurs points et que certaines personnes voudraient les assimiler, le chef Jean-Martin Aussant ne tarda pas à écrire une remarque intéressante sur son mur Facebook pour répondre à ces adversaires : « L’humain et le chimpanzé ont 99% de gènes communs, et pourtant pas du tout les mêmes objectifs. ON n’est pas QS. D’accord Amir? :-) »

Cette boutade a le mérite de mettre le doigt sur un phénomène politique récurrent : le narcissisme des petites différences. Ce concept freudien sert à expliquer les oppositions qui surviennent entre des entités qui apparaissent comme identiques ou similaires à première vue. Mais cette différenciation dans la ressemblance nécessite une analyse et une critique sérieuse des nœuds de démarcation entre discours, pour faire avancer la réflexion, chercher de nouveaux adhérents chez son adversaire, le placer au pied du mur ou créer des alliances avec lui. Le but de ce texte est d’éclairer les articulations complexes entre les discours progressistes et indépendantistes de la sphère politique québécoise, à travers l’analyse comparative de deux partis voisins. Sont-ils de faux-amis, au sens linguistique du terme, c’est-à-dire deux mots de langues différentes dont la ressemblance formelle suggère l’équivalence, mais qui présentent des différences de sens et d’emploi grammatical, de sorte qu’ils ne peuvent être traduits l’un par l’autre?

L’analyse discursive ici développée s’enracine dans une position critique, où le sujet ne peut faire complètement abstraction de son propre horizon. L’auteur se fonde sur le discours solidaire, mais reste conscient de son propre schème d’interprétation. Comme il est en partiellement insatisfait par son propre parti, il tente de dépasser son discours en essayant de comprendre celui de l’autre. Cette fascination d’un solidaire pour ON découle de la reconnaissance de soi dans l’autre, et de la reconnaissance de l’autre en soi. Il est plus facile de se comprendre en connaissant ce qui nous distingue et nous rapproche de l’autre, et vice-versa. Cela s’explique par le fait que le discours n’est pas d’abord un monologue en vase clos, mais un processus communicationnel, social et intersubjectif. Il s’affirme par ses relations, positives et négatives, aux autres formations discursives.

Un débat décisif

Une conséquence importante de cette perspective est que le débat entre deux petits et nouveaux partis (QS et ON) permet d’éclairer de nombreux enjeux fondamentaux pour l’avenir politique du Québec. Après les résultats ambigus des élections de l’automne 2012, il est urgent de dégager les conditions et les contraintes relatives à une alliance, sans quoi les principales forces progressistes resteront des adversaires, alliés périodiquement contre tous les autres partis aspirants au pouvoir. Il est nécessaire de comprendre ce qui plaît et déplaît aux membres de chaque parti, en découvrant les raisons objectives et les motivations subjectives de leur adhésion particulière.

Au lieu d’insister sur le rôle des chefs et l’analyse superficielle des campagnes électorales, l’analyse concrète du discours des acteurs constitue une approche beaucoup plus éclairante pour dégager la culture et la vision de chaque formation. Pourquoi les nationalistes n’aiment-ils pas les solidaires, et réciproquement? Leurs discours sont-ils apparemment ou fondamentalement incompatibles? Les divergences stratégiques sont-elles dues à des différences idéologiques profondes? Peut-on et doit-on modifier celles-ci pour créer une nouvelle force politique, un résultat dynamique issu de la conjonction de deux discours complémentaires sur l’avenir du Québec?

Les discours politiques ne sont pas de simples jeux de mots ou des visions abstraites, mais des idées incarnées et en devenir, qui changent le cours de l’histoire. Pour dépasser le clivage entre matérialisme marxiste et idéalisme hégélien, nous pouvons prendre l’analogie de l’ordinateur. Les règles formelles constituent le hardware institutionnel (structures économiques et étatiques, système juridique et législatif, etc.), tandis que les discours représentent des softwares institutionnels, des logiciels permettent de traiter l’information, réaliser des opérations et interagir avec le système. Lorsque le système matériel surchauffe, que l’économie capitaliste et la démocratie libérale sont en panne, nous avons affaire à une crise des institutions qui relève à la fois des impératifs d’accumulation et de légitimation.

C’est pourquoi les discours qui visent à changer le hardware (les règles du jeu), tant sur le plan politique qu’économique, sont aujourd’hui absolument nécessaires. L’importance des discours est manifeste, car ils servent d’interface à la transformation de la société, même s’ils sont contraints et en partie déterminés par la structure qui les sous-tend. Contrairement aux vieux et principaux partis (PLQ, PQ et CAQ) qui proposent différentes mises à jour d’un système d’opération désuet, QS et ON ont le mérite de vouloir créer une nouvelle machine à partir de l’ancienne. Bien que les métaphores informatiques aient une limite, la critique suivante constitue un benchmark des discours respectifs de chaque parti, c’est-à-dire un banc d’essai permettant d’évaluer la validité, la robustesse et l’efficacité des systèmes qui entendent remplacer le modèle politique québécois actuel.

Les défis d’Option nationale

Option nationale est situé au milieu des pôles représentés respectivement par Québec solidaire et le Parti québécois, tant sur le plan économique (QS étant à gauche, ON au centre-gauche, le PQ au centre) que souverainiste (Assemblée constituante pour le premier, LIT pour le second, gouvernance pour le troisième). ON partage des airs de famille avec ses adversaires sur de nombreux aspects, mais se démarque par des traits distinctifs, tant par l’image que sur le fond. Il constitue une sorte de compromis ou d’entre-deux, qui demeure toutefois instable pour de nombreuses raisons. Moins à gauche que QS mais plus indépendantiste que le PQ, sa jeune existence, ses faibles moyens et la non-réélection de Jean-Martin Aussant l’obligent à préciser son identité et à démarquer son projet, qui risque à tout moment d’être recoupé par ses principaux rivaux.

Le principal défi d’ON réside dans le fait qu’il ne pourra probablement pas survivre indéfiniment, à cause de la pression constante des autres partis en place. Le contexte politique crée donc un trilemme, où trois possibilités ne peuvent se réaliser simultanément (QS vs ON vs PQ). À long terme, le diagramme des forces (la puissance et la position relative des acteurs dans l’échiquier politique), fait en sorte qu’ils ne pourront coexister éternellement dans un même espace compact ; ils devront s’unir, se repousser ou se détruire d’une manière ou d’une autre, même s’il est difficile pour l’instant de quantifier les probabilités de réalisation de chaque scénario.

Les possibilités à long terme sont les suivantes : 1) QS+ON vs PQ ; 2) QS vs ON+PQ ; 3) QS vs ON ; 4) QS vs PQ. Ce trilemme suppose que la possibilité d’un front uni (QS+ON+PQ) est improbable, du moins sous la forme d’une grande alliance où les trois partis se partageraient l’ensemble des circonscriptions de manière équitable et sans friction. Le système de compétition partidaire, renforcé par le mode de scrutin uninominal à un tour, structure le champ des stratégies possibles pouvant être incarnées par les acteurs naviguant dans la démocratie libérale québécoise.

C’est pourquoi l’analyse des discours politiques doit tenir compte de l’environnement social dans lequel ils prennent part. Les conjonctures et les contraintes systémiques limitent l’action politique, mais représentent également des leviers sur lesquels des alliances et des stratégies variées peuvent s’appuyer pour tourner la situation à l’avantage des différents joueurs. Au-delà de l’opposition entre structure et acteurs, c’est leur interrelation dynamique qui détermine l’orientation des opportunités politiques, des mondes possibles accessibles à partir de la réalité actuelle. Si l’avenir est riche en potentialités, il faut néanmoins regarder attentivement les faiblesses du présent, les crises, les failles et les interstices, dans lesquels pourrait surgir un dénouement imprévisible. La compréhension du maillon le plus instable, c’est-à-dire du parti qui risque à tout instant de faire basculer l’équilibre des forces, pourrait nous donner la clé d’interprétation de l’horizon politique québécois. Les défis d’Option nationale expriment donc, en condensé, les obstacles que nous devrons collectivement affronter.

L’image du discours

ON est un jeune parti issu de la crise du PQ, un organe dissident qui fait du nouveau avec du vieux. Son chef, Jean-Martin Aussant, a réussi à raviver la flamme indépendantiste, attirer de jeunes candidats enthousiastes, défendre rationnellement et concrètement le projet souverainiste et les politiques progressistes, dans un discours amusant et captivant. L’image du parti est donc très positive et franche, elle va droit au but. C’est pourquoi ON a rapidement réussi à se tailler une place, en déclenchant l’étincelle chez de jeunes militants (20-35 ans) qui s’impliquèrent pour la première fois en politique.

Le caractère intuitif des arguments, l’identification rapide au chef, sympathique et rationnel, pragmatique surtout, de même que les capsules vidéos du web 2.0., faciles à comprendre et convaincantes, tous ces facteurs expliquent en bonne partie le succès immédiat mais limité de ce nouveau parti. Le discours utilitaire et économique, couplé à la ferveur et le franc-parler des militant(e)s et candidat(e)s (dont Catherine Dorion), représentent les ingrédients réunis d’une recette gagnante, dans l’air du temps. ON suscite l’adhésion spontanée et naturelle des nouveaux participants, plutôt qu’une affiliation réfléchie et critique. C’est un atout, mais à double tranchant, qui obscurcit la logique sous-jacente du parti, c’est-à-dire ses présupposés.

D’une certaine manière, QS est l’image renversée d’ON. Le premier suscite moins facilement l’adhésion que le second, car il demande un travail critique préalable, un processus de réflexion plus long et plus complexe. ON est plus simple et pédagogique (user-friendly), mais plus superficiel que son adversaire, beaucoup plus complexe et raffiné. QS demande presque un mode d’emploi pour les novices, car il doit défaire des préjugés et expliquer ce que sont le féminisme, l’écologisme, le néolibéralisme, l’histoire complexe de la gauche et la droite, l’altermondialisme, etc. QS est plus lourd que son rival, évident pour ses militant(e)s mais contre-intuitif pour les autres, ce qui explique qu’il suscite une vive réaction chez ses détracteurs. Mais il demeure plus robuste et complet qu’ON, comme nous allons le voir plus tard.

Avantages d’une alliance

Ainsi, chaque parti a les qualités et les inconvénients que l’autre n’a pas! C’est pourquoi il serait utile d’allier deux discours complémentaires en bonne partie, qui s’adressent respectivement à l’homo economicus chez ON (économie et efficacité), et l’homo civicus pour QS (politique et justice sociale). Ces deux aspects sont distincts mais ne sont pas séparés, car ils se retrouvent dans chaque individu qui doit articuler ces exigences en tension continue. Au lieu d’aller chercher deux types d’électeurs bien définis, il faudrait plutôt tenter de convaincre l’ensemble de la population par différentes raisons, utilitaires et normatives, qui ne s’excluent pas toujours mutuellement. Autrement dit, il ne faut pas attribuer à chaque parti l’obligation de porter une seule vertu particulière, comme si la totalité sociale pouvait être partagée en factions qui la représenteraient séparément, l’universel ne pouvant se réaliser que par l’affrontement incessant de ses composantes.

Par ailleurs, QS et ON se démarquent des partis dominants par leur appartenance à la nouvelle génération en puissance. Ils tirent des aspects complémentaires de la génération Y, contre le cynisme et l’anti-égalitarisme de la génération X (CAQ-ADQ), et le besoin de confort et de sécurité défendus par le PLQ et le PQ, qui se font champions de l’alternance et du vieux consensus. Mais le fossé générationnel ne désigne pas d’abord deux groupes d’âge homogènes (les baby boomers vieillissants gavés par TVA d’une part et la nouvelle génération branchée sur les réseaux sociaux d’autre part), bien qu’un tel écart représente une approximation sociologique intéressante. Il s’agit d’abord de deux modes de pensée antagonistes qui traversent tous les âges : le premier est tourné vers la transition écologique, la collaboration participative, l’adaptabilité créative et une compréhension renouvelée de l’indépendance collective (ouverture sur le monde), alors que le second reste prisonnier de la société de consommation, des hiérarchies politiques et économiques (parlementarisme vieux jeu et capitalisme sans vergogne), et du repli identitaire (dont le nationalisme de la CAQ et les radio-poubelles constituent le paroxysme).

Cette description sommaire distingue évidemment deux idéaux-types, c’est-à-dire des simplifications théoriques permettant d’interpréter certains phénomènes sociaux qui traversent tous les âges. Des quinquagénaires socialistes et féministes militent pour Québec solidaire, et des jeunes comme Arielle Grenier s’impliquent dans le Réseau Liberté-Québec. Il faudrait donc distinguer une vieille gauche (social-démocratie, syndicalisme corporatiste) et une nouvelle gauche (altermondialisme, nouveaux mouvements sociaux), une vieille droite (PLQ) et une nouvelle droite (libertarienne), un vieux souverainisme (PQ) et un nouvel indépendantisme (ON et QS). Tendanciellement, les vieux partis sont destinés à mourir ou à se renouveler tranquillement, alors que les nouveaux partis sont voués à joindre leurs forces pour créer une force politique réellement alternative. C’est de cette dernière option dont il sera question.

L’intégration stratégique des deux principaux partis générationnels représente une voie intéressante, chacun pouvant corriger les faiblesses de l’autre sans écraser ses convictions. La formation politique émergente pourrait avoir une aile socialiste (nouveau parti de gauche, constitué par QS), et une aile républicaine (nouveau parti indépendantiste, formé par ON), qui seraient formellement distinctes mais réellement unies. Jean Duns Scot entend par différence formelle la distinction entre deux essences ou attributs, présentes dans une même substance. Ce concept s’oppose à la différence réelle qui suppose l’existence de deux entités séparées, et à la différence conceptuelle, qui idéalise des aspects d’un même objet indécomposable. La première différence est réelle mais abstraite, la seconde réelle et concrète, alors que la troisième est non-réelle et abstraite.

Entre l’unité homogène d’un parti et la séparation de deux entités (accidentellement reliées par les conjonctures électorales), la qualité d’une nouvelle formation politique découlerait de sa capacité à faire la synthèse hétérogène et dynamique des questions progressistes et indépendantistes. Elle pourrait jumeler la structure (hardware) de QS avec l’interface (software) d’ON. Le nouveau parti serait la synthèse d’un moteur réflexif robuste et d’une pédagogie ergonomique. De plus, la division du travail politique éviterait la perte de ressources (en termes de temps, d’argent et de motivation), causée par la dispute de deux entités semblables qui cherchent constamment à s’emparer quasiment du même électorat. L’activité conjointe de deux bases militantes distinctes rationaliserait ainsi le processus de création d’une nouvelle force progressiste et indépendantiste, tout en se dotant dune nouvelle image combinant les meilleurs éléments des deux partis.

Freins de l’harmonie

Derrière ce projet aux allures utopistes, d’une simplicité pratique évidente, se cache d’importantes difficultés théoriques. Si les exigences pratiques et stratégiques réclame une unification, la rationalisation conceptuelle (mise en cohérence) des discours est loin d’être facile. C’est la principale raison du scepticisme de la plupart des militant(e)s de QS et ON, qui pensent qu’une alliance serait objectivement une bonne chose pour amener la victoire, mais sentent qu’il y a un fossé dans la vision, la culture politique, les arguments, les pratiques organisationnelles, les valeurs, les préjugés, les aspirations et les craintes de chaque parti. Comment deux plateformes politiques, si semblables par ailleurs (gauche indépendantiste pour l’un, nationalisme social-démocrate pour l’autre), peuvent-elles être si éloignées idéologiquement?

L’explication de cette proximité intellectuelle et de ce fossé affectif se trouve dans l’art des détails, du travail d’explicitation et d’interprétation des principes constitutifs implicites dans le cœur de chaque parti. Au-delà de la réconciliation abstraite de l’image de chaque formation, nous devons nous assurer de la compatibilité de fond des principales questions en jeu, soit la question sociale et économique (axe gauche/droite) et la forme politique du projet d’indépendance (stratégie d’accession à l’indépendance). Ces deux nœuds de démarcation sont liés, et font l’objet de désaccords fondamentaux chez QS et ON.

La double contradiction d'Option nationale

Pour sortir de l’impasse, il faut cibler les contradictions de chaque proposition, afin d’éviter des erreurs monumentales qui pourraient être causées par des solutions mal formulées et peu réfléchies. Einstein disait qu’il faut rendre les choses aussi simples que possible, mais pas trop simples, et Whitehead ajoutait qu’il fallait rechercher la simplicité, mais s'en méfier! Dans cet ordre d’idées, la critique ici proposée sera celle du simplisme de la stratégie d’Option nationale, que ce soit sur le débat gauche/droite ou la question de la souveraineté. Le premier problème renvoie au mythe de René Lévesque, alors que le second repose sur le mythe du LIT. Le mythe de Lévesque désigne l’illusion du dépassement de la question socioéconomique, tandis que le mythe du LIT résume les contradictions de la stratégie représentative, ces deux erreurs étant largement répandues dans le mouvement souverainiste.

La pertinence de la critique suivante est double. D’une part, ON se démarque de QS par sa réponse à la question de la gauche, mais il doit endosser la thèse de Lévesque pour ce faire. Or, cela obligerait ON à rejoindre la position du PQ, ce qui entrainerait sa disparition comme forme politique distincte. D’autre part, ON se distingue du PQ par sa stratégie souverainiste particulière et prononcée. Cependant, l’approche du LIT n’est pas fondamentalement différente de la stratégie péquiste, et sombre dans les mêmes difficultés. Ainsi, ON porterait une double contradiction qui l’obligera tôt ou tard à se rallier à l’une des deux seules positions valides : l’indépendance de rupture (QS), ou la souveraineté de continuité (PQ). Cette argumentation vise à pousser ON au pied du mur : il devra opter pour la souveraineté populaire et délibérative, ou choisir la souveraineté nationale et représentative.

...Suite dans la partie 2...

mardi 2 octobre 2012

Qu’est-ce que la social-démocratie libertaire?


Une hypothèse originale

Dans un texte intitulé Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, le sociologue et philosophe Philippe Corcuff tente de dépasser les clivages qui séparent socialistes et anarchistes, réformistes et révolutionnaires. S’inspirant de Pierre-Joseph Proudhon, Rosa Luxemburg, John Dewey, Pierre Bourdieu et Marc Ferro, Corcuff souligne « la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique (libertaire) de la domination institutionnelle ». Il essaie de penser une « équilibration des contraires », appuyée sur les tensions irréductibles qui animent l’action politique, comme dans le cas paradigmatique de la représentation démocratique :

« Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique. » Pierre Bourdieu, La délégation et le fétichisme politique, 1984

Corcuff nous invite à penser une nouvelle forme d’anticapitalisme, qui évite les dogmatismes rassurants de la critique radicale, souvent enfermée dans des dichotomies rigides comme l’autogestion et l’État, la démocratie et la représentation, etc. Au lieu de postuler un refus catégorique (changer le monde sans prendre le pouvoir, dixit John Holloway), nous devrions explorer des voies politiques intermédiaires et complexes. Dans Les aventures de la dialectique (1955), Maurice Merleau-Ponty notait que « les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions ». C’est pourquoi l’opposition à l’ordre établi ne peut se limiter à une opposition abstraite, une pure négativité qui affirmerait une bonne volonté contre la « société marchande totalitaire », en écartant d’emblée toute forme de médiation.

« L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des « communismes » et « anarchismes » orthodoxes, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes radicales à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics, l’instauration d’un écart maximal des revenus avec la fixation d’un revenue minimum et d’un revenu maximum autorisé, l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, etc.). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. »

Difficultés théoriques

La social-démocratie libertaire semble constituer une hypothèse de travail intéressante, mais est-elle quelque chose de plus qu’un concept vide, un terme creux qui aurait de libertaire que le nom? Ne nous retrouvons-nous pas dans un cul-de-sac théorique, à mi-chemin entre le rejet des certitudes passées, et l’invention de nouvelles formes politiques encore indéterminées? Comment opérer la « coïncidence des opposés », la réconciliation des contraires, sans sombrer dans un fourre-tout, un syncrétisme postmoderne? Si nous prenons quelques éléments de théorie radicale ici et là, comme dans un service de cafétéria libre-service, ne risquons-nous pas d’arriver à un mélange incohérent, voire indigeste?

Pour éviter de sombrer dans le culte de l’expérimentation et le syncrétisme conceptuel, nous devons opter pour une théorie générale et compréhensive, qui sera en mesure d’éclairer les dynamiques sociales et d’articuler les divers éléments pertinents pour l’action politique. Le texte de Philippe Corcuff a le mérite de nommer et d’esquisser les contours d’une social-démocratie libertaire, mais il demeure flou et incertain quant aux fondements et aux formes particulières que pourraient prendre cette idée en germe.

La base conceptuelle sur laquelle nous ferons reposer ce projet sera celle de la théorie complexe de l’État, élaborée par le sociologue Claus Offe et l’anarchiste analytique Alan Carter (voir billet précédent). Plus précisément, nous analyserons différentes variantes de ce schème, afin de montrer la relation dynamique entre trois formes sociales distinctes, dont le néolibéralisme autoritaire, la social-démocratie verte, et l’écosocialisme démocratique. La logique économique, politique et sociale incarnée dans chaque cas ne représente pas un modèle fixe, mais un système sous tension qui peut bousculer à tout moment. Pour accepter la plausibilité de la social-démocratie libertaire, il faut d’abord arriver à une formulation précise des possibilités et des limites de l’État, en passant par une critique de sa forme mûre : l’État-providence.

Une vision trompeuse de l’État

Tout d’abord, la plupart des théories politiques considèrent l’État comme étant simplement l’instrument de la société civile. Pour la conception pluraliste et libérale, l’État sert à réconcilier les divers intérêts en compétition dans la société, les groupes de pression, partis, syndicats et citoyens cherchant à influencer ou exercer le pouvoir. Pour la conception marxiste, le système représentatif ne fait que refléter la principale division présente au sein de la société civile, soit l’antagonisme de classes opposant la bourgeoisie au prolétariat. Autrement dit, la démocratie bourgeoise serait essentiellement l’instrument de la classe dirigeante.

Les conceptions libérales et marxistes supposent toutes deux que les gouvernants agissent comme les serviteurs de la société civile, par opposition aux simples individus qui seraient essentiellement animés par leur intérêt personnel (homo economicus). Tout se passe comme si les êtres humains étaient divisés en deux espèces différentes : les individus au service de l’intérêt général dans la sphère publique, et les individus égoïstes dans la sphère privée. Nul ne prend sérieusement en compte l’hypothèse selon laquelle les dirigeants seraient des êtres rationnels maximisant leur utilité personnelle, ou cherchant à satisfaire les intérêts de l’État qui devrait remplir des impératifs et des exigences propres. Paradoxalement, nous regardons nos maîtres comme s’ils étaient nos serviteurs, et non l’inverse!

Les libéraux pourraient certes rétorquer que les dirigeants doivent minimalement rendre des comptes aux électeurs afin de se faire réélire. Les élections seraient une sorte de mécanisme de régulation périodique, obligeant les élus à répondre aux intérêts divergents de la population. De leur côté, les marxistes pourraient répliquer que les représentants politiques sont contraints par les diktats du capital, de telle sorte que l’État ne serait qu’un appareil au service de la domination économique d’une minorité possédante. Dans les deux cas, les institutions politiques n’auraient aucune autonomie ni structure propre, elles ne seraient que des outils neutres dont l’usage dépendrait de l’éthique des gouvernants, ou des rapports de pouvoir présents dans la société.

Cette conception instrumentale de l’État s’oppose à une vision fonctionnaliste ou structurale, qui donne à cette entité un certain nombre de contraintes essentielles à son fonctionnement interne. Des impératifs d’accumulation (pouvoir fiscal dépendant de la croissance économique), de légitimation (obligations sociales donnant une force persuasive à l’ordre dominant), de sécurité interne et externe (assurant la paix sociale ou la protection contre les agressions), structurent le champ des possibilités des acteurs étatiques, qu’ils soient bien intentionnés ou non. Il ne s’agit pas d’accuser les politiciens d’être de vilains égoïstes corrompus (individualisme méthodologique), ni de doter l’État d’une âme supra-individuelle (holisme) ; il s’agit plutôt de concevoir les institutions comme des systèmes basés sur des règles qui leur permettent d’assurer leur existence dans le temps (conditions nécessaires de persistance).

Critique de l’État-providence

Une illustration intéressante de cette perspective est offerte par le sociologue allemand Claus Offe. Dans son célèbre article De quelques contradictions de l’État-providence moderne (1984), il explique de manière brève et éloquente les tensions fondamentales du système politique et économique actuel. D’une part, l’économie capitaliste a fonctionnellement besoin de l’État-providence, que ce soit pour assurer la stabilité économique (par la régulation et l’intervention dans le cas de crises, comme celles de 1929 et 2008), ou pour assurer la légitimité sociale du système (par l’augmentation du niveau de vie moyen et une certaine redistribution des richesses). Cependant, la logique de l’État-providence, poussée à son terme, mène à la disparition du marché capitaliste.

À l’inverse, les ressources fiscales de l’État dépendent d’une économie de marché vigoureuse, qu’il entrave néanmoins par sa logique interventionniste. L’impératif d’accumulation (capitalisme) et l’impératif de légitimité (redistribution), sont donc à la fois indissociables et mutuellement destructeurs. Dans les deux cas, l’État-providence ou l’économie de marché ont besoin de leur complément, même s’ils contribuent à le déstabiliser. Le système social-démocrate tend ainsi à saper son propre fondement!

La critique néolibérale consiste à dire que l’État-providence créerait des incitatifs négatifs sur l’investissement et le travail, ce qui accélèrerait la baisse tendancielle des taux de profit et minerait la productivité. Dans un contexte de mondialisation économique, ceci favoriserait l’exode financier et la délocalisation de nombreuses industries, fragilisant ainsi les bases syndicales du mouvement ouvrier. La gauche pourrait certes rétorquer que les néolibéraux exagèrent leur estimation de l’impact négatif de l’État-providence sur l’économie de marché. Mais le problème reste que les investisseurs ont le pouvoir de définir la réalité, de telle sorte que ce qu’ils considèrent comme étant un fardeau fiscal excessif, va dans les faits diminuer leur propension à investir. Par exemple, on peut penser aux puissantes agences de notation financière, qui ont augmenté significativement, par une prophétie auto-réalisatrice, la dette d’États comme la Grèce.

Claus Offe considère néanmoins que les idéologues du laissez-faire, qui souhaitent le capitalisme moins l’État-providence, rêvent en couleurs ; une économie de marché sans système d’éducation publique, infrastructures publiques et services de santé accessibles s’écroulerait sur elle-même. « The contradiction is that while capitalism cannot coexist with, neither can it exist without, the welfare state. »

À gauche, plusieurs socialistes considèrent en revanche que l’État-providence est inefficient, répressif, et offre une vision idéologique qui tend davantage à stabiliser le capitalisme qu’à le dépasser. En effet, l’État ne redistribue pas d’abord la richesse entre les entreprises et les travailleurs, mais entre les salariés eux-mêmes (provocant ainsi les contribuables exaspérés). Ensuite, il n’élimine pas les causes de la souffrance (maladies et stress liés au travail, chômage, désorganisation des villes par le marché immobilier, obsolescence des habilités), mais ne fait que compenser celles-ci par un assistanat généralisé : assurance santé, assurance-chômage, subventions pour s’acheter une maison, formation continue, etc.

L’intervention de l’État-providence se fait donc après-coup, avec un grand gaspillage de ressources, au lieu d’agir de manière préventive sur les causes du problème. Malheureusement, la régulation étatique peut difficilement interférer avec les prérogatives des investisseurs, des managers et du marché, son pouvoir légal étant de facto très limité parce qu’il ne remet pas en cause la propriété privée. De plus, le financement des services publics doit affronter les aléas du cycle économique et la montée de la dette. Celle-ci est aggravée par la croissance bureaucratique, qui consomme énormément de ressources. La « charge sociale » de l’État s’accentue donc, avec une incapacité croissante à répondre aux besoins de la population. Enfin, la vision sociale-démocrate suppose une division trompeuse de la société, avec une sphère primaire de production (économie marchande) et une sphère de redistribution (État), qui occulte les liens de dépendance et les contradictions entre ces domaines.

C’est pourquoi l’État-providence, avec tous ses mérites qu’il faut par ailleurs souligner, ne représente pas un modèle idéal, mais un compromis historique fort instable. Celui-ci fut basé sur un certain type d’organisation du travail (fordisme), une croissance économique forte (aggravant la crise écologique) et d’autres facteurs sociaux, politiques et idéologiques qui sont aujourd’hui remis en question. Le déclin de la social-démocratie persiste, et une logique dangereuse est en train de s’installer pour combler le vide politique. L’impératif de légitimité (sociale) laisse progressivement place à l’impératif d’accumulation, renforcé par une logique anti-démocratique ; nous sommes à l’heure du capitalisme sauvage, digne du XIXe siècle.

Une logique autoritaire

Pour schématiser le système social, Alan Carter propose un modèle composé de relations et forces politiques (État), et de relations et forces économiques (société civile). Celles-ci forment une boucle de rétroaction, où les relations politiques sélectionnent et stabilisent les relations économiques qui développent les forces productives, qui favorisent à leur tour des forces politiques qui renforcent le pouvoir des institutions politiques. Dans cette logique, l’État joue un rôle prépondérant, mais tous les facteurs se supportent mutuellement afin d’assurer la persistance de l’ordre dominant. En illustrant ces composantes par des exemples actuels, nous pouvons observer les dérives du libéralisme économique et politique, sous la forme du néolibéralisme autoritaire.

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
État centralisé, pseudo-représentatif
Hégémonie
Relations économiques
Économie capitaliste
Accumulation
Forces économiques
Technologies industrielles
Productivité
Forces politiques
Forces armées, militarisme
Sécurité
Selon John Dryzek (2000), le libéralisme autoritaire désigne la maximisation du rôle du marché dans l’organisation de la société, combinée à l’attaque des conditions d’association publique, et donc des capacités délibératives de la société civile. Dans les années 1980, Ronald Reagan et Margaret Tatcher ont tous deux contribué à miner les syndicats, la liberté de presse, les droits des plus démunis, et la neutralité politique de la police. Dans une certaine mesure, ces néolibéraux ont réussi à renverser la tendance historique de l’inclusion de la classe ouvrière dans l’État, en optant pour un État minimal, réduit à ses fonctions régaliennes (sécurité nationale, défense de la propriété privée).

Bien que le néolibéralisme apparaisse souvent comme un désengagement de l’État en faveur d’un marché naturel et auto-organisé, il s’agit en fait d’une transformation du rôle de l’État, chargé d’alléger sa « charge sociale », instaurer des traités de libre-échange, protéger la propriété intellectuelle, réprimer la dissidence de la société civile, privatiser l’information, etc. Au Québec, cette forme d’intervention active de l’État dans l’extension autoritaire de l’économie de marché fut exemplifiée par le règne de Jean Charest et son Parti libéral. Au Canada, le Parti conservateur de Stephen Harper fait office de régime ultra-libéral anti-démocratique, combinant le détournement de l’État de droit par des raisons d’État, une précarisation sociale pour assurer la domination du marché (assurance-emploi et coupures de subventions), une utilisation massive des industries lourdes et dangereuses pour l’environnement (sables bitumineux), ainsi qu’un financement accru des forces militaires (achat de F-35, nationalisme militaire, etc.)

Une social-démocratie précaire

Les partisans du libéralisme politique (et non du libre-marché), et du républicanisme politique (à ne pas confondre avec les conservateurs), défendent fortement le pluralisme, la tolérance, les libertés civiles, la citoyenneté et la défense du bien commun. Ils s’opposeraient farouchement à cette dérive autoritaire, qui entrainerait la double domination de l’État et du marché sur la société civile. Ils veilleraient à ce que le système économique et politique soient au service de la population, et non l’inverse. Or, cela suppose une conception instrumentale de l’État, qui fait abstraction des impératifs d’accumulation, de légitimité et de sécurité. Libéraux et républicains regardent les élites politiques et économiques comme si elles étaient à leur service, plutôt que l’inverse!
C’est pourquoi les théories politiques dominantes, qui ne remettent en question ni le gouvernement représentatif (faiblement démocratique), ni l’économie de marché (menant à de profondes inégalités), se contentent de mitiger leurs effets en prônant une vision social-démocrate ou social-libérale. Une économie mixte (publique et privée), soucieuse du développement durable et de la bonne gouvernance permettrait de limiter les tensions contradictoires du système social. Cette vision inspirée de l’État-providence peut être schématisée comme suit :

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
État-providence
Légitimité sociale
Relations économiques
Économie mixte
Accumulation durable
Forces économiques
Modernisation écologique
Exploitation durable
Forces politiques
Coopération diplomatique
Diplomatie

Le capitalisme modéré, à visage humain, le développement durable, l’État social, les industries vertes, sont toutes des déclinaisons de ce modèle, qui devrait idéalement s’équilibrer par une croissance économique stable, des ressources naturelles abondantes, des institutions démocratiques efficientes, une paix sociale assurée la redistribution des richesses et des relations internationales sereines. Or, la réussite historique de la social-démocratie et de l’État-providence sont justement basés sur des circonstances favorables, appartenant à une époque révolue : une économie de marché florissante apportant une abondance matérielle, un corporatisme permettant d’intégrer les exigences syndicales et patronales, une nationalisation de secteurs clés, etc.

Malheureusement, la souveraineté financière des États n’est plus assurée (à cause de la mondialisation néolibérale, les paradis fiscaux, la division internationale du travail), et l’épuisement des ressources énergétiques mène à l’exploitation toujours plus coûteuse des hydrocarbures, accélérant ainsi les changements climatiques qui accentuent les catastrophes naturelles et humaines : réfugiés climatiques, crises alimentaires, etc. L’ensemble de ces effets déstabilisateurs engendre une crise systémique, à la fois économique, sociale et politique. Cette situation globale constitue la principale contrainte externe à l’État-providence, en plus des contraintes internes déjà mentionnées ci-haut. La social-démocratie, sur laquelle est basé le modèle québécois, est dans de beaux draps!

L’écosocialisme démocratique

La logique écologique implique une refondation du système social, qui remplace la centralisation étatique par une démocratie participative décentralisée, et l’économie de marché par une démocratie économique (économie plurielle, favorisant le secteur non-marchand). Ces relations économiques nécessitent des technologies alternatives appropriées, qui favorisent à leur tour une démilitarisation et des formes de résistance non-violentes.

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
Démocratie participative
Participation
Relations économiques
Économie plurielle
Réciprocité
Forces économiques
Technologies appropriées
Convivialité
Forces politiques
Démilitarisation, non-violence
Résistance


Cette dernière forme d’articulation des relations politiques et économiques constitue l’opposé du modèle néolibéral autoritaire. Grosso modo, il constitue l’archétype d’une société libertaire et conviviale, où la concentration du pouvoir politique et économique est réduite au maximum. L’expression « éco-socialisme démocratique » renvoie à l’idée que tout système social réellement écologique est foncièrement incompatible avec la logique capitaliste (à cause de sa propension à croître indéfiniment). De plus, l’économie de libre marché ne doit pas être remplacée par une planification centralisée, mais une planification démocratique de l’économie, opérant sur la base d’une délibération publique, accompagnée de systèmes de production coopératifs, libres et autonomes. Cet idéal économique n’est guère différent de celui de l’autogestion, à la différence près qu’il ne fait pas de la démocratie directe un dogme qui serait incompatible a priori avec toute forme de représentation.

Sans nous attarder sur la forme exacte de cette société future, nous devons envisager son articulation avec les autres schèmes évoqués plus haut. La société libertaire naîtra-t-elle du ventre de l’ancienne société, comme l’avaient espéré les marxistes qui croyaient que le capitalisme allait accoucher du communisme? Pourra-t-elle se construire au sein d’un monde où règnent les inégalités politiques et économiques, ou l’abolition de l’État constitue-t-elle une condition nécessaire d’émergence de la société conviviale? Toutes ces questions concernent l’articulation dynamique des logiques néolibérales, social-démocrates et écosocialistes.

Le carrefour social-démocrate

Le principal problème de la social-démocratie, qui repose ultimement sur les contradictions de l’État-providence, est qu’elle fait de celui-ci un idéal, plutôt qu’un tremplin vers un autre type de société. Le développement durable, de même que la modernisation écologique des industries (ex : Allemagne et pays scandinaves), sont des manifestations du libéralisme vert, qui sert de discours officiel (vernis idéologique) pour masquer les dérives d’un État-providence en décrépitude.

Depuis la chute des pays soviétiques et la montée fulgurante du néolibéralisme, la gauche parlementaire a intériorisé les contraintes marchandes et a définitivement coupé les ponts avec le socialisme. Elle délaisse ainsi le social-étatisme pour se tourner vers une « troisième voie », entre la social-démocratie et le néolibéralisme : le social-libéralisme. La gauche devient efficace et se tourne définitivement vers le centre ; c’est la voie privilégiée de Bill Clinton et Tony Blair, qui tentèrent tant bien que mal de limiter les dégâts du libéralisme économique sans trop lui nuire. Cette résignation est le signe des limites de la social-démocratie libérale, qui refuse de dépasser l’horizon du capitalisme et de l’État. Son incomplétude menace à tout moment de la faire retomber dans la logique autoritaire et les marasmes du néolibéralisme. Somme toute, la social-démocratie capitaliste représente un cul-de-sac politique.

À l’inverse, la social-démocratie libertaire ne considère pas le capitalisme comme l’alpha et l’oméga de sa logique ; elle prend plutôt la forme idéale de capitalisme (social-démocratie) comme le commencement d’un processus d’émancipation, qui doit dès maintenant dépasser les contradictions de l’État-providence. Il ne s’agit pas d’une gauche négative, qui se contente d’aménager le capitalisme pour le rendre plus vert et plus humain par la bienveillance de l’État. C’est plutôt une gauche positive et postindustrielle, qui se construit à partir d’une critique radicale du capitalisme et de l’État. Les solidaires (socio-démocrates) ne doivent pas se contenter de réfuter le discours des lucides (néolibéraux), mais doivent entreprendre dès maintenant un dialogue avec les protagonistes d’une société alternative.

La social-démocratie libertaire est donc à mi-chemin entre la social-démocratie classique (gauche) et l’écosocialisme démocratique (extrême-gauche). Elle constitue un régime de transition, allant d’un modèle instable (l’État-providence) à une logique réellement écologique. À l’inverse des anarchistes, qui rejettent l’État sous toutes ses formes et veulent instaurer une société libertaire tout d’un coup, par une rupture définitive avec le système dominant, les socio-démocrates libertaires veulent arrimer la gauche parlementaire à des objectifs et des moyens extra-parlementaires. Elle soutient une transformation progressive de la société (dans le sens d’un changement graduel vers l’autogestion), les réformes radicales devant s’inscrire dans un plan de démantèlement de l’État au profit de communautés autonomes.

Une démocratie radicale?

La social-démocratie libertaire se veut à la fois une proposition théorique et une hypothèse stratégique permettant d’orienter les réformes et les luttes dans la perspective d’une révolution, entendue au sens d’un changement de logique sociale (et non d’une transformation brusque, renversant la totalité sociale). Son objectif est la construction d’une société post-étatique et post-capitaliste, où le pouvoir économique et politique ne serait pas centralisé. Bien que cette transformation vise le dépassement de l’État, certains éléments (non-autoritaires) de celui-ci auraient un rôle essentiel à jouer. Cette conception se rapproche de la position de Noam Chomsky, qui tente de dépasser le sectarisme de certains anarchistes en préconisant le renforcement de l’État social contre les assauts du néolibéralisme.

« L’idéal anarchiste, quelle qu’en soit la forme, a toujours tendu, par définition, vers un démantèlement du pouvoir étatique. Je partage cet idéal. Pourtant, il entre souvent en conflit direct avec mes objectifs immédiats, qui sont de défendre, voire de renforcer certains aspects de l’autorité de l’État [...]. Aujourd’hui, dans le cadre de nos sociétés, j’estime que la stratégie des anarchistes sincères doit être de défendre certaines institutions de l’État contre les assauts qu’elles subissent, tout en s’efforçant de les contraindre à s’ouvrir à une participation populaire plus large et plus effective. Cette démarche n’est pas minée de l’intérieur par une contradiction apparente entre stratégie et idéal ; elle procède tout naturellement d’une hiérarchisation pratique des idéaux et d’une évaluation, tout aussi pratique, des moyens d’action ».
Noam Chomsky, Responsabilité des intellectuels, Agone, 1998, p.137

Dans un intéressant article du blog flegmatique d’Anne Archet, celle-ci résume cette position de manière ironique : « En plus de souligner la contradiction étrange du raisonnement qui stipule que d’affronter l’État le renforce alors que de le renforcer l’affaiblit, j’aurais pu ajouter que Chomsky est, en fin de compte, un démocrate radical. L’État et la corporation lui conviennent dans la mesure où ces institutions sont gérées sur un mode participatif. Ce qu’il appelle de tous ces vœux, c’est un État-providence pacifiste et gentil gouverné par des conseils ouvriers qui abolirait la corporation capitaliste pour la remplacer par des jolies coopératives industrielles, ce qui permettrait de développer des technologies libératrices pour augmenter la productivité et nourrir cette masse humaine en constante expansion. Beau programme, mais je le répète, on est loin de l’anarchie. » http://flegmatique.net/2010/04/24/cause-commune-toujours/

Nonobstant le fait qu’Anne Archet soit une anarcho-individualiste anti-démocrate, elle résume relativement bien le paradoxe de la social-démocratie libertaire, qui se veut une démocratie radicale. Mais sa critique caricaturale, sous le mode du reductio ad absurdum, présente un raccourci courant chez ceux qui réfléchissent sur un mode binaire et supportent mal la remise en question de leurs principes. En fait, Chomsky ne défend pas la totalité de l’État, mais certaines institutions protectrices qui permettent d’éviter que des inégalités sociales encore pires surgissent par le libre règne du marché. Ensuite, il faut préciser ce qu’on entend par le fait « de renforcer l’État par l’affrontement, et de l’affaiblir par son renforcement ».

Renforcer ou affaiblir l’État?

Généralement, le fait d’affronter un État autoritaire n’a pas comme effet de susciter le dialogue, mais de renforcer les forces politiques (répression policière), voire d’amener la limitation des libertés civiles par des impératifs sécuritaires et la raison d’État (qui suspend l’État de droit). L’exemple du projet de loi 78 du gouvernement Charest en est un bon exemple. Il permet de montrer que l’auto-limitation de l’État n’est qu’une forme temporaire, la force devenant nécessaire lorsque sa légitimité est remise en question. Le néolibéralisme, parce qu’anti-démocratique, renforce donc l’autorité de l’État (impératif de sécurité interne), de manière à brimer l’auto-organisation de la société civile. Les anarchistes ont donc raison de lutter contre cette domination politique illégitime, et c’est pourquoi ils sont souvent actifs lorsque les crises sociales font rage.

Mais cette confrontation a pour effet de renforcer la répression brutale, et non d’affaiblir les forces politiques. Seule la légitimité de l’État est affaiblie, car celui-ci montre son impuissance à gérer la situation, à rétablir la paix sociale et à faire accepter à tous les termes de son discours (son emprise hégémonique). La domination visible de l’État est alors d’autant plus forte, et il est peu probable que celui-ci s’effondre comme par magie. Un gouvernement particulier pourrait certes tomber et être remplacé par un autre ; mais la majorité des citoyens n’iront pas jusqu’à remettre en cause le principe même de l’État. C’est pourquoi la possibilité d’une destruction de l’État ne pourrait se réaliser que par une lutte armée et une expérience d’autogestion à grande échelle, qui sont peu probables sans une crise majeure, comme une guerre civile par exemple.

Par ailleurs, lorsque l’État social est renforcé, c’est-à-dire lorsque des services publics accessibles sont assurés et qu’une certaine redistribution des richesses permettent de réduire des inégalités, les fonctions régaliennes de l’État (défense la propriété privée, système judiciaire, police, armée) deviennent moins visibles et nécessaires. Bien que ces fonctions autoritaires restent en puissance, la domination de l’État est moins aigüe, et une plus large partie de la société peut ainsi entreprendre des expérimentations importantes. Par exemple, peut-on imaginer ce qu’auraient été les occupations des Indignés si les gouvernements (municipaux) n’avaient pas décidé de les réprimer? La tragédie de telles expérimentations n’est pas qu’elles soient souvent mal organisées, mais qu’elles se font souvent écraser avant d’avoir porter fruit. Comme le dit Spinoza, la mort vient toujours du dehors.

On peut certes souligner que l’État capitaliste est au service de la bourgeoisie, et qu’une réappropriation collective des espaces publics n’aurait pas pu survenir dans une société relativement égalitaire et tranquille. C’est bien la crise et une volonté partagée d’autonomie qui ont créé la nécessité d’une telle auto-organisation démocratique, et non l’État-providence qui veille à la bonne administration de la société. Mais l’État social peut tout de même aider, supporter ou du moins ne pas réprimer une telle auto-organisation civique, même s’il n’en est pas le principal porteur. La critique libertaire est particulièrement pertinente pour révéler la domination des institutions, mais elle devient exagérée lorsqu’elle affirme que celles-ci sont toujours nuisibles à l’autonomie.

Le dépérissement programmé

Le but de la social-démocratie libertaire est là : comment faire pour que l’État ne nuise pas à l’émancipation autonome des individus et des communautés? De plus, comment peut-il aider la société civile à se prendre en charge elle-même, par delà la double hétéronomie de la professionnalisation politique et de la rationalité économique? Comment l’État peut-il contribuer au renforcement des capacités d’action (empowerment) de ceux et celles qui sont plus à même de transformer la société, et de se passer de gouvernement? Pour les anarchistes orthodoxes, il suffirait que l’État cesse d’exister. Plus précisément, il serait nécessaire qu’il soit aboli en même temps que la propriété privée, par une gigantesque socialisation des moyens de production dans les mains des travailleurs. La révolution ne pourrait procéder qu’en bloc, sinon elle n’en serait pas une.

Mais l’écosocialisme démocratique et anti-autoritaire suppose une logique plus complexe, qui comprend l’instauration d’une démocratie participative, la mise en place d’une économie plurielle à forte proportion non-marchande, des technologies conviviales, et une culture non-violente qui permet d’éviter le recours aux armes (qui alimente souvent la répression politique). Cette logique écologique ne saurait émerger spontanément suite à une grande révolution sociale, mais doit être élaborée dès maintenant, au sein de la société actuelle. Il ne faut donc pas attendre une crise ultime où la révolution pourrait surgir et faire éclore un ordre nouveau. En reprenant l’analogie d’Ottoh Neurath, la société est un navire déjà en mer, qu’il faut immédiatement réparer à partir des matériaux disponibles, sans pouvoir le reconstruire sur la terre ferme. Cela ne veut pas dire qu’il faille tomber dans le réformisme ; nous devons opter pour des réformes radicales attachées à une réelle transformation de la société.

À première vue, cette conception peut sembler en contradiction avec la théorie de la primauté de l’État. Celui-ci serait une fois de plus conçu comme un instrument de la société civile, qui pourrait être utilisé pour assurer l’autogestion. Cependant, la social-démocratie libertaire opère une critique de l’État-providence, en montrant que ce modèle est limité par des impératifs fonctionnels, et ne saurait représenter un idéal à atteindre. La social-démocratie est plutôt un mouvement de transition incomplet, qu’il faudrait arrimer à l’élaboration d’une société post-étatique et post-capitaliste. L’État n’est pas naturellement un instrument au service de la société, et c’est justement pour cette raison que nous devons combattre son autoritarisme et orienter ses fonctions positives afin d’assurer l’émergence d’un ordre social qui rendrait un gouvernement central caduc. La social-démocratie libertaire ne vise donc pas à détruire l’État en bloc, mais à l’utiliser de manière prudente pour favoriser les chances d'élaboration d'une organisation sociale alternative.

Or, l’utilisation « éclairée » des fonctions étatiques ne risque-t-elle pas de dégénérer en autoritarisme, comme ce fut le cas dans les pays soviétique et ailleurs? Pour contrer ce risque, une analyse de la logique de l’État permettrait d’élaborer un plan de démantèlement interne, qui devra être combiné par la pression externe d’une société civile en voie d’émancipation. Il faudrait également remplacer la dictature du prolétariat (du Parti-État) par une démocratie participative, discursive et directe, afin que les décisions collectives ne soient pas concentrées dans les mains d’une élite politique. Le rejet de la théorie marxiste de l’histoire permet d’éviter ce piège, car l’État ne dépérira de lui-même à la suite d’une révolution sociale ; il faut contribuer activement à sa disparition.

Cette stratégie s’oppose évidemment à l’extra-parlementarisme absolu des anarchistes, qui veulent détruire l’État uniquement de l’extérieur. Bien que la mort vienne toujours du dehors, elle peut être préparée du dedans. L’apparition d’un nouvel ordre social autonome, combiné au désarmement de l’État, est la substance de la social-démocratie libertaire. La protection des services publics et du filet social, combinée à la démocratisation de la république et à la radicalisation de la démocratie, constitue une voie complexe mais certaine vers la transformation profonde de la société. La gauche doit devenir consciente des limites de l’État-providence, et envisager dès maintenant l’utilisation judicieuse et limitée de l’étatisme afin d’assurer la décentralisation et la démocratisation des fonctions économiques, sociales et politiques. Au lieu de promouvoir l'étatisation de la société, il faut dès maintenant veiller à la socialisation de l'État, c'est-à-dire sa démocratisation radicale.

L’État s’apparente à une centrale nucléaire ; il serait douteux voire dangereux de la détruire, mais nous ne pouvons pas la conserver éternellement, ni la déserter sans tâcher de la désaffecter. Il faut dès maintenant envisager comment la société peut s’en départir, de manière consciente et démocratique. Contrairement aux marxistes qui croient que l’abolition du capital mènera à la disparition naturelle de l’État, et aux anarchistes qui supposent que l’abolition de l’État engendrera spontanément une société anti-capitaliste, le social-démocrate libertaire n’a qu’un objectif : la construction d’une société post-capitaliste fondée sur le dépérissement programmé de l’État.