lundi 28 avril 2014

Pour une révolution fiscale québécoise


Le spectre de l’austérité

La conjoncture sociopolitique des prochaines années sera marquée par l’approfondissement d’un problème structurel qui frappe de plein de fouet plusieurs sociétés sur la scène internationale : la crise fiscale de l’État. Si l’augmentation de la dette publique et le ralentissement de la croissance économique ne datent pas d’hier, la crise financière mondiale débutant en 2007 ouvre une ère où les déficits budgétaires deviendront le principal prétexte pour achever le démantèlement de l’État-providence. À l’heure où la financiarisation du capitalisme a montré son incapacité à assurer la prospérité pour tous, allant même jusqu’à menacer d’effondrement le système bancaire et l’économie mondiale, le discours des experts et des élites politiques recommandent de procéder à une cure d’austérité en invoquant le spectre d’une décote des agences de notation. Cette situation paradoxale, où la performance économique désastreuse du modèle néolibéral s’accompagne d’un renforcement de ses dogmes, son inefficacité pratique étant compensée par son emprise idéologique, met en évidence les contradictions fondamentales de la société de marché.

Le Québec n’échappe pas à cette tendance de fond, l’épée de Damoclès des « plans de structuration » qui ont déjà frappé la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande, le Royaume-Uni et la France pouvant s’abattre ici à tout moment. Le dernier rapport des économistes Luc Godbout et Claude Montmarquette sur l'état des finances publiques va dans ce sens, avec un ton catastrophiste et péremptoire. L'étau fiscal se resserre et appelle le grand sacrifice de l'austérité ; le peuple devant se soumettre béatement au prêche du curé Montmarquette, qui a « exhorté les Québécois à appuyer une vaste opération de resserrement des dépenses publiques, à défaut de quoi le Québec « continue[ra] à s’enfoncer ». Le choix est simple : « On soutient le gouvernement ou on ne le soutient pas. [L’inaction] pourrait mettre en péril tous les programmes, le futur de tes enfants et de tes petits-enfants », a-t-il mis en garde. La clé : « Tu ne vas pas dans la rue et tu acceptes simplement les modifications qui doivent être faites. »[1]

Les solutions proposées vont dans la droite ligne des plans d’austérité qui frappent la plupart des pays d’Europe : gel de la masse salariale des fonctionnaires, abandon des programmes sociaux « moins performants », demande d’un « effort » accru aux sociétés d’État, augmentation des tarifs des services publics (garderies, frais de scolarité), privatisation d'Hydro-Québec et la Société des alcools du Québec, tout y passe. L’univers des possibles est ouvert, les réformes structurelles pouvant prendre la forme d’une hausse des taxes, des tarifs de transport et de soins, l’augmentation de l’âge des retraites, la réduction des transferts aux collectivités locales, etc. Néanmoins, l'absurdité d'un tel rituel sacrificiel nécessite une bonne stratégie de communication pour éviter la discorde populaire : « L’acceptabilité sociale d’un programme de réformes est aussi fondamentale. Ça ne sert à rien de demander aux politiciens de faire ce que les gens refusent d’accepter — si on retrouve les gens dans la rue à protester sur tout et rien essentiellement ». L’irrationalité des masses qui contestent contre la précarisation et la dégradation de leurs conditions de vie doit évidemment être éclairée par les lumières de la logique comptable.

Le renversement historique

Devant ce contexte d’accélération historique de destruction des institutions publiques, la lutte contre l’austérité sera un important cheval de bataille des syndicats, mouvements sociaux, milieux communautaires et populaires dans les quatre prochaines années[2]. La Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics devra reprendre du poil de la bête, et s’associer aux centrales syndicales dans la ronde de négociation des conventions collectives de la fonction publique en 2015. Ceux-ci doivent négocier non pas selon leurs intérêts corporatistes, mais sur la base d’une campagne politique afin de surmonter l’argument du déficit budgétaire et de l’explosion des dépenses publiques. Le principe consiste à montrer une série de solutions pour aller chercher de nouveaux revenus : restauration de la taxe sur le capital, augmentation du palier d’impositions, hausse des impôts pour les grandes entreprises et les institutions financières, etc.

Or, ces solutions désirables et faisables à l’heure actuelle n’arrivent pas à saisir l’imaginaire collectif, celui étant probablement paralysé par le « réalisme » du discours dominant et une certaine impuissance face au système représentatif désuet et une classe politique corrompue. Comment ouvrir une brèche dans la conscience populaire alors que l’État-providence agonise, ne semble plus viable et « trop coûteux », symbolisant le monument déchu d’une génération qui fut jadis portée par le mouvement spectaculaire des Trente glorieuses ? Comment renouer avec l’élan de la Révolution tranquille, alors que le contexte sociopolitique a complètement basculé ? Un simple aperçu des principales caractéristiques des années 1960 et 2010 montre le profond décalage entre les conditions d’émergence du modèle québécois et ses conditions de persistance dans une trajectoire historique marquée non pas par le triomphe, mais par la crise du capitalisme. Ainsi, il s'avère difficile, voire impossible de défendre l'État-providence dans sa forme actuelle.

Caractéristiques sociales
Révolution tranquille
(1960-1970)
Québec contemporain
(2000-2010)
Développement économique
Forte croissance
Faible croissance, stagnation
Courbe démographique
Baby boom (majorité d’adolescents/jeunes adultes)
Population vieillissante
Relation capital/travail
Syndicalisation, rapport de force favorable au travail
Crise du syndicalisme, pouvoir croissant du capital
Retraites
Création du Régime des rentes du Québec, création de la Caisse de dépôt et de placements
Crise des retraites, financiarisation de la Caisse de dépôt et de placements
Ressources naturelles
Nationalisation de l’hydro-électricité, modèle orienté vers le développement industriel et le marché intérieur
Plan Nord, projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures, modèle extractiviste basé sur les exportations
Système politique
Classe politique relativement progressiste et visionnaire, forts mouvements
Classe politique conservatrice, crise de la représentation, recul démocratique

Dans un contexte caractérisé par une faible croissance économique, l’inversion de la courbe démographique, la crise du syndicalisme, une hausse du coût des services publics accompagné d’une chute des revenus de l’État, la crise de la démocratie représentative, des projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures à l’heure de la crise climatique et financière à l’échelle mondiale, il s’avère contre-productif d’atténuer l’ampleur du problème en essayant de montrer que nous pouvons conserver notre mode de vie avec quelques réformes fiscales et administratives. Bien que la gauche doit contrer le discours pro-austérité qui ne ferait qu’aggraver une situation déjà extrêmement précaire, elle ne peut se contenter de gagner du temps avant que le bulldozer du déficit zéro anéantisse les derniers morceaux de l’État social. Il ne s’agit plus de résister mais de transformer le modèle québécois, la gauche sautant sur le tremplin de la crise fiscale pour légitimer son projet de société en déjouant la droite sur un terrain qu’elle a monopolisé jusqu’à maintenant.

La révolution fiscale

La lutte contre l’austérité présente l’aspect négatif d’un processus qui nécessite une transformation globale et positive visant à surmonter une fois pour toute la crise fiscale de l’État. Ce changement implique non pas la défense d’un système qui ne fonctionne plus, mais la création d’un nouveau modèle susceptible de recevoir un large appui populaire. C’est pourquoi il ne suffit pas d’invoquer des impôts « plus justes » et une « fiscalité progressive », ni d’énumérer une série de mesures techniques qui apparaissent comme une complexification d’un système fiscal déjà opaque. Il faut un concept qui frappe l’imaginaire en évoquant immédiatement un changement social positif qui permettrait d’améliorer dès maintenant la condition financière de la majorité de la population.

La « révolution fiscale » vise à repenser la question sociale et la crise fiscale de l'État par la réorganisation radicale du système de prélèvement des taxes et impôts, tant au niveau des revenus, des entreprises, des institutions financières, des ressources naturelles, du foncier, des municipalités, etc. Ce n'est donc pas qu'une réforme, mais un ensemble de mesures visant à inverser le rapport de forces au sein du système de distribution afin d'alléger le fardeau des classes moyennes et populaires. Ainsi, la justice sociale n’apparaît plus comme une vertu morale opposée au réalisme économique, un idéal indéfiniment accessible devant la dure réalité budgétaire, mais comme le moyen concret de sortir de la crise structurelle de l’État. Autrement dit, la révolution fiscale permet de concrétiser l’idéal de solidarité par un changement de paradigme dans notre manière de concevoir la redistribution.

Quelle forme pourrait prendre une telle révolution ? Une profonde réflexion théorique, économique et stratégique devra être initiée par de nombreux acteurs et actrices progressistes, think tanks et groupes de travail afin de préciser les revendications sociales et les politiques publiques susceptibles de les satisfaire. La « guerre de position » entre la vision pro-austérité et la perspective de la révolution fiscale (antilibérale) devra s’amorcer très rapidement afin de diffuser largement des arguments, images et affects capables de montrer qu’une autre réalité budgétaire est possible. Avec le contexte d’austérité et la montée des luttes, il est d’autant plus nécessaire que le discours politique de la gauche soit en diapason avec les revendications des syndicats et associations étudiantes, même si ceux-ci refusent de s’allier au seul parti politique capable de satisfaire l’ampleur de leurs demandes[3].

Par ailleurs, il ne s’agit pas simplement de plaquer le mot « révolution » sur une série de propositions progressistes qui fleurissent déjà au sein des revendications des mouvements sociaux et la plateforme de Québec solidaire. Il faut « adapter » ce discours au niveau de conscience populaire, en simplifiant la logique d’une grande réforme qui sera sans doute largement complexe sur le plan politique et administratif. De plus, il est possible de prendre appui sur le discours conservateur ambiant pour couper l’herbe sous le pied de la droite. Par exemple, au lieu de miser d’abord sur l’ajout d’une dizaine de paliers d’imposition pour les individus gagnant entre 0 et 150 000$ par année, insistant ainsi sur la redistribution entre pauvres, classes moyennes et personnes relativement aisées, il serait pertinent de marquer l’opposition entre la grande majorité de la population (des plus précaires aux professions libérales, petits entrepreneurs, etc.) et les hyper-riches, les banques et les grandes entreprises.

Celle-ci pourrait être popularisée par une campagne similaire au Inequality Briefing[4] organisée par l’Intitute for New Economic Thinking au Royaume-Uni[5], ou Wealth Inequality in America. Au moment où le « 99% » du mouvement Occupy s’avère non seulement un slogan mais une véritable réalité socio-économique[6], il est important d’expliciter cet antagonisme afin de surmonter les divisions au sein de la population (jeunes vs vieux, contribuables vs fonctionnaires, travailleurs vs étudiants, québécois de souche vs immigrants, etc.) et ainsi mieux opposer les classes moyennes et populaires à l’élite économique et politique.

Lutter contre la bureaucratie, la corruption et le capitalisme

Un autre élément clé qui pourrait augmenter le caractère désirable de la révolution fiscale serait d’ajouter une composante anti-bureaucratique comme la simplification de l’évaluation de l’impôt sur le revenu. La déclaration annuelle des revenus représente une corvée, un processus pénible et compliqué pour une très grande majorité de la population, alors que les plus riches et les grandes entreprises peuvent faire appel à des experts comptables qui permettent d’éviter le fisc. Autrement dit, la complexité du système fiscal actuel défavorise largement la classe des salariés[7].

C’est pourquoi le salaire, les gains sur le capital et toute autre forme de rémunération devraient être fusionnés dans un même revenu, celui-ci étant taxé de manière progressive. La gauche ne doit pas complexifier le modèle d’imposition mais le simplifier pour le rendre plus intelligible, transparent et juste. Un système fiscal moins abstrait, et du même plus désirable, intuitif et concret, susciterait un large appui populaire, car les individus pourraient alors savoir plus efficacement comment l’État opère les prélèvements et redistribue la richesse. L’argument selon lequel les gens sont prêts à payer davantage d’impôts mais demeurent réticents face au gaspillage des fonds publics, pourrait ainsi être surmonté en partie.

De plus, la révolution fiscale doit porter sur l’ensemble du système des taxes, que ce soit sur le revenu, les entreprises, l’héritage, l’immobilier (réforme de la taxe foncière et scolaire), la vente de biens et services, les ressources naturelles (mines, eau), les cotisations sociales (assurance-chômage, retraites), etc. Il s’agit de rendre la répartition de la richesse plus juste et plus efficace, non pas au sens de la droite, mais de manière à rendre le processus plus cohérent, global, moins administrativement opaque, et donc plus concrètement saisissable par l’individu moyen. Autrement dit, il s’agit d’épargner le contribuable tout en lui faisant réaliser que la source de la crise fiscale de l’État ne vient pas de programmes sociaux trop coûteux, mais d’une minorité possédante qui profite abondamment du laxisme de la classe politique et des paradis fiscaux. Ce thème pourrait d’ailleurs devenir le cheval de bataille d'une lutte anti-corruption, l’évitement fiscal étant un autre puissant argument à brandir contre les élites politiques et économiques.

La révolution fiscale sert en quelque sorte de pivot pour structurer le discours sur la justice sociale, en prenant en compte l'endettement des ménages et la réalité matérielle de l’individu étouffé par un État qui lui demande toujours plus de payer en lui offrant toujours moins. Elle permet de concrétiser la lutte contre l’austérité (augmentation des frais de scolarité, taxe santé, frais d’hydroélectricité) pour les classes moyennes, et peut servir de levier aux contestations populaires en prenant comme exemple la mobilisation du Front de Gauche en France contre l’augmentation de la TVA. Si nous considérons avec Liam Murphy et Thomas Nagel que la question fiscale représente une partie intégrante d’un système global de droits de propriétés, alors il s’agit d’un axe incontournable d’une remise en question des rapports de pouvoir entre les classes sociales au sein de notre régime économique et politique. Le mot révolution n’est donc pas qu’un slogan ; c’est l’ébranlement d’un pilier central du capitalisme, à savoir un système de répartition de la richesse régressif et fondé sur l’inégalité économique.

Financer un nouvel État-providence

La défense des services publics et des mesures sociales doit être repensée à l’aune de la révolution fiscale. Les réformes les plus ambitieuses de Québec solidaire, comme la gratuité scolaire, l’instauration d’un revenu minimum garanti ou les transports collectifs gratuits en 10 ans, demeureront controversées tant et aussi longtemps qu’un mode de financement viable ne sera pas proposé et largement accepté par population. La révolution fiscale est évidemment le concept qui pourra résumer l’ensemble des mesures complexes nécessaires à cette refonte en profondeur de l’État-providence. Il s’agit de surmonter le scepticisme ambiant en proposant l’image d’un changement susceptible de refonder un modèle québécois qui peine à résister dans sa forme actuelle. Si la réforme systématique du mode de prélèvement des taxes constitue le cœur de cette approche, elle doit s’accompagner du développement d’institutions publiques capables de générer d’importants revenus et d’assurer une souveraineté financière contre la toute-puissance des banques privées et des agences de notation.

La création de nouveaux leviers étatiques vise à dégager une marge de manœuvre pour la consolidation et l’extension des services publics et des programmes sociaux, en prolongeant le processus de la Révolution tranquille qui a vu naître de nouvelles institutions. La création de Pharma-Québec ainsi que l’instauration d’un pôle bancaire public sont des mesures qui doivent être comprises comme des parties constitutives de la révolution fiscale, car elles permettent d’élargir l’autonomie financière de l’État et de remettre en question le « système bancaire » responsable en bonne partie de l’impasse actuelle (spéculation immobilière, financiarisation de l’économie, etc.). De plus, il est facile d’opposer les profits gargantuesques des banques face à l’austérité imposée aux États, alors que ces derniers ont précisément servis à renflouer les coffres des premières qui ont déclenché la crise financière. La création d’une banque populaire et d’un pôle d’achat de médicaments et de recherche pour se libérer de la contrainte des compagnies pharmaceutiques qui font exploser les coûts du système de santé à leur profit, pourrait être articulée dans cette perspective.

Par ailleurs, la question écologique qui sera davantage élaborée dans la section sur la « révolution verte » peut être pensée à travers la perspective fiscale. D’une certaine manière, la réforme du système des redevances issues de l’exploitation minière ou de l’eau renvoie moins à la reconversion écologique des industries et le développement d’une économie verte, qu’à une réappropriation des ressources communes pouvant en partie financer les services publics. À ce titre, il faut éviter le piège de l’exploitation pétrolière et du Plan Nord proposés par le Parti québécois et le Parti libéral du Québec, qui cherchent à répondre à la chute des revenus de l’État par un modèle extractiviste issu du XIXe et XXe siècle. La révolution fiscale consiste à montrer qu’il est possible d’aller chercher des revenus autrement qu’en surexploitant nos ressources, évitant ainsi de menacer les écosystèmes, les communautés locales et le bien-être des générations futures.

Cela permet de court-circuiter l’argument classique du discours pro-austérité qui martèle l’idée que la dette publique est ce qui constitue la plus grande injustice entre les générations, comme si les antagonismes de classes et les conditions d’existence (sociales et naturelles) des prochaines générations n’existaient pas. En procédant à une redistribution radicale de la richesse qui se trouve concentrée dans les mains d’une minorité d’hyper-riches, de grandes entreprises et de banquiers, la révolution fiscale pourrait redonner à l’ensemble de la société les ressources nécessaires pour financer adéquatement des services publics et aux programmes sociaux bénéfiques à tous les âges de la vie, des plus jeunes aux aînés : éducation, santé, retraites, garderies, etc. Ainsi, il est possible de réconcilier les générations en surmontant la crise fiscale de l’État, tout en évitant de saccager le territoire québécois.

Repenser le revenu garanti

Enfin, la délicate question du revenu minimum garanti, qui représente la plus importante partie des dépenses publiques supplémentaires dans le cadre financier 2014 de Québec solidaire[8], doit être posée en d’autres termes que la lutte contre la pauvreté. Il faut défaire le cliché d’une assistance publique généralisée, qui siphonne l’argent des classes moyennes besogneuses pour le redistribuer aux fainéants, en montrant que cette mesure s’insère dans un changement de paradigme du système fiscal qui permettra de redistribuer l’argent d’une classe d’hyper-riches vers la grande majorité de la population (et non simplement une minorité). Le problème est que Québec solidaire a opté pour un revenu minimum dans une optique de réalisme budgétaire, alors que cette version particulière du revenu de base consiste à garantir 12000$ à chaque individu de plus de 18 ans sans donner un même montant à tous les citoyens et citoyennes. Autrement dit, l’État allonge la fin du mois à ceux et celles qui ont le moins d’argent.

Or, l’allocation universelle inconditionnelle consiste à verser un montant à tous les individus indépendamment de leur revenu, la part excédentaire pouvant être facilement récupérée chez les individus plus riches par le biais d’un système fiscal réellement efficace et progressif. Autrement dit, l’État reprendrait automatiquement l’argent versé en trop chez ceux qui en ont suffisamment. Les classes moyennes et les personnes qui ne se sentent pas appartenir à la classe des plus défavorisés pourraient donc aisément en bénéficier, suscitant ainsi une unité populaire plus large contre les élites économiques. Ainsi, le revenu de base ne s'adresse pas qu'aux pauvres, mais à chaque citoyen. De plus, le revenu garanti permet de limiter la bureaucratie nécessaire à des programmes souvent mal coordonnés et stigmatisants pour les groupes ciblés, en simplifiant la sécurité sociale par un revenu décent qui n’a plus besoin de systèmes de contrôle onéreux et peu efficaces.

L’antagonisme entre le « peuple » compris au sens large et l’élite pourrait également être alimenté par l’adoption d’un « revenu maximum », ou du moins d’une imposition à 80% pour les ultra-riches, la révolution fiscale visant à limiter la démesure et les inégalités extrêmes des deux côtés. Certaines personnes sont d’ailleurs spontanément plus favorables à l’idée d’un revenu maximum qu’un revenu minimum, car une richesse colossale ne semble plus légitime au-delà d’un certain seuil. Un outil pédagogique indiquant la situation financière d’une personne sur la courbe des revenus pourrait ainsi montrer le contraste énorme entre le revenu médian d’une famille québécoise (68 000$)[9] et les individus les plus privilégiés. Le rapport entre le revenu minimum et maximum devrait-il être de 1:20, 1:30, 1:50 ? S’il faut évidemment adapter le montant en fonction du contexte québécois, il est possible de s’inspirer des propositions de partis européens comme le Front de Gauche qui propose « un revenu maximum autorisé : taxation à 100 % des revenus (tous revenus confondus) au-delà de 20 fois le revenu médian. Qui serait concerné par la taxation à 100 % ? Celles et ceux qui gagnent plus de 360 000 euros annuels, c’est à dire plus de 30 000 euros mensuels (0,05 % des contribuables, soit 15 000 ultra-riches). »[10]

Cependant, l’élément le plus important du revenu garanti ne renvoie pas à la question des inégalités économiques, mais à la refonte en profondeur de la citoyenneté. D’une part, cette réforme peut être revendiquée comme un droit, au même titre que le droit à l’éducation, à la santé, au logement, à vivre dans un environnement sain, etc. D’autre part, le revenu garanti permet de libérer l’individu de la contrainte du salariat pour dégager du temps libre favorable au développement d’initiatives, de projets coopératifs, de petites entreprises et d’une participation accrue à la vie civique. Cette réforme redonne du pouvoir économique et politique aux citoyens et citoyennes, à condition bien sûr qu’on leur laisse la capacité de participer activement à la gestion de la cité. Nous sommes ainsi amenés à élargir la perspective du revenu garanti, et de la révolution fiscale plus généralement. Si celle-ci contribue à une refondation de l’État-providence, et donc à un éventuel accroissement du rôle de l’État, il est absolument nécessaire de contre-balancer cette tendance « étatiste » par une démocratisation radicale des institutions politiques.

Ainsi, si nous souhaitons transformer en profondeur le système fiscal tout en donnant de nouveaux revenus à l’État, ce n’est pas pour qu’une poignée de politiciens privilégiés détournent les fonds publics pour leurs intérêts privés. La confiance envers les institutions publiques et l’adhésion spontanée à la révolution fiscale ne pourront fonctionner qu’à condition que l’État ne devienne plus le cœur de la vie politique et économique du Québec ; il est donc nécessaire d’accompagner une réforme radicale de la fiscalité d’une décentralisation politique et d’une extension majeure du pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes ordinaires, afin qu’ils contrôlent eux-mêmes les ressources communes et les décisions collectives qui affectent directement leur vie. La révolution fiscale pave la voie à une autre dimension qui doit lui être organiquement liée : la révolution citoyenne.

À suivre.

Postface

Le concept de « révolution fiscale » circule déjà abondamment dans l’espace public, notamment avec les travaux de l’économiste français Thomas Piketty qui jouit maintenant d’une renommée internationale[11]. L’auteur de ce texte n’est donc pas l’inventeur de cette idée, bien qu’il cherche à l’adapter au contexte québécois pour concrétiser le principe de justice sociale, repenser la stratégie de la gauche et fournir une arme idéologique permettant de forger un contre-discours efficace aux mesures d’austérité. La création d’un groupe de recherche sur la révolution fiscale permettrait de poursuivre un travail collaboratif essentiel à la précision de ce concept, afin qu’il n’en reste pas à des énoncés vagues et stériles. Il devra démontrer scientifiquement le caractère régressif du système fiscal actuel et développer une proposition solide, chiffrée et opérationnelle basée sur des principes comme l’équité, la progressivité réelle et la démocratie. Des hyperliens vers des textes poursuivant cette piste de recherche seront publiés à la fin de cet article et mis à jour régulièrement.

La révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle: http://www.revolution-fiscale.fr



[1] Marco Bélair-Cirino, Rapport sur les finances publiques. Sérieux coup de barre à l’horizon, Le Devoir, 26 avril 2014.
[2] Hugo Prévost, Anne Laguë, L’ASSÉ poursuivra la mobilisation contre l’austérité, La Presse, 27 avril 2014
[3] « Pas question, toutefois, de s'allier aux forces de Québec solidaire, dont la vision du redressement des finances publiques passe également par une réforme fiscale et l'exploitation de nouvelles sources de revenus. M. Arcand est cependant clair: en 2015, lors du renouvellement des conventions collectives de bon nombre de fonctionnaires, l'ASSÉ fera cause commune avec les syndicats. »

jeudi 24 avril 2014

Notes sur la révolution solidaire : partie II


Deuxième partie : l’État en question

Le retour au sens commun

L’esquisse d’une nouvelle stratégie pour la gauche québécoise du XXIe siècle peut s’avérer obscure pour plusieurs, d’autant plus que celle-ci réclame un discours accessible qui pourra rallier une majorité à un projet de transformation sociale. Le paradoxe réside dans le fait que l'exposition des présuppositions philosophiques relève d'une abstraction qui ne trouve son sens qu'à partir des applications concrètes qu'elle sera susceptible d'éclairer. L’introduction à la révolution solidaire renvoie davantage à une réflexion sur l'histoire, à la nécessité d'ancrer notre stratégie dans un imaginaire collectif, au besoin de penser une rupture à partir d'une continuité enfouie dans notre mémoire. Le défi sera alors de revenir au concret en montrant comment une nouvelle conception du monde pourra résoudre de manière intuitive les préoccupations populaires, sans pour autant verser dans le simplisme et les solutions trompeuses du populisme. La marque d'un tel discours sera la simplicité des grandes lignes et des arguments susceptibles d'appuyer les axes du projet, de même que sa capacité à ouvrir une brèche dans l'espace public pour approfondir la réflexion collective. Autrement dit, il s'agit de partir de « là où se trouve les gens », sans les enfermer dans le sens commun pour autant. Il faut saisir le « bon sens » des classes populaires en l'ouvrant sur une critique effective du système, qui mène non pas à l'impuissance et la résignation, mais une volonté d'émancipation.

Le premier obstacle qui freine une adhésion spontanée au projet solidaire réside dans le rôle central que la gauche confère à l’État dans l’organisation de la vie politique et économique. Or, ce qui caractérise l’esprit conservateur dominant à notre époque est sans aucun doute le rejet massif de la classe politique, de la bureaucratie, voire de l’Idée même de l’État. Sur ce point, la droite a réussi sa lutte idéologique en ancrant un préjugé défavorable à l’égard du gouvernement, qui devient alors synonyme de corruption, de gaspillage et d’inefficacité, allant même jusqu’à remettre en question la pertinence des services publics et le principe de redistribution. Face à ce constat, la réponse habituelle de la gauche consiste à déconstruire ce discours en montrant que le principal problème ne réside pas dans la sphère publique mais dans l’hégémonie du privé, qui impose sa logique de profit à l’ensemble de la société.

La gauche prend ainsi la défense acharnée de l’État contre l’offensive d’une droite décomplexée, qui se pose alors comme la grande réformatrice capable de libérer les classes moyennes et populaires du joug de la centralisation, de l’asphyxie fiscale et de la dette publique qui ne cesse de paralyser le progrès (économique). Les solidaires se retrouvent à vouloir conserver le modèle québécois, à préserver les institutions publiques qui ont forgé le Québec moderne, même si l’État-providence traverse une crise depuis une trentaine d’années. Ce renversement du rapport de forces conduit à une situation paradoxale où la droite apparaît comme « progressiste », c’est-à-dire comme la principale alternative à une gauche « conservatrice » vouée à protéger un modèle révolu qui ne profite plus qu’à une minorité privilégiée : fonctionnaires, étudiants, intellectuels, bobos, etc. Que le discours néolibéral soit vrai ou faux dans sa description de la réalité sociopolitique n’élimine pas son effet performatif, soit la transformation de la conscience populaire par un langage anti-système qui oppose le peuple opprimé à une élite politique qui ne cherche qu’à le tromper et l’exploiter.

L’hypothèse de la révolution solidaire consiste non pas à combattre ce préjugé populaire, mais à le retourner contre son auteur ; en suivant l’expression de Hegel, la gauche doit « épouser la force de l’adversaire pour l’anéantir de l’intérieur »[1]. Le but n’est pas d’opposer l’égoïsme du privé aux vertus de l’égalité et de la solidarité, comme si ces valeurs faisaient déjà consensus implicitement au sein des classes subalternes. Bien que nous puissions constater un conflit objectif entre les intérêts particuliers des élites économiques et l’intérêt général (le bien commun), cette opposition ne mène pas naturellement à un antagonisme subjectif entre la majorité sociale et la minorité dirigeante. De surcroît, la lutte des classes et le marxisme ne parviennent plus à canaliser spontanément l’indignation et les passions populaires, leurs mots d’ordre étant perçus comme des archaïsmes malgré le fait qu’ils s’avèrent, paradoxalement, sociologiquement pertinents et politiquement nécessaires à l’époque actuelle.

Il est donc nécessaire d’actualiser l’esprit des mouvements d’émancipation (socialiste, indépendantiste, féministe, écologiste), par-delà leur forme historique particulière et les slogans par lesquels ceux-ci ont formulé leurs revendications. Le développement d’une nouvelle culture consiste à développer des idées neuves à partir d’images anciennes, en s’enracinant dans le langage et le sens commun d’une époque pour retrouver des rêves enfouis et transformer ceux-ci à l’aune de l’avenir. La crise structurelle du modèle québécois, l’effondrement récent du bloc souverainiste et le « vide idéologique » de notre époque laissent ainsi un espace inespéré pour la reconfiguration des visions du monde, pour le bricolage d’idées susceptibles de forger une nouvelle unité populaire. À ce titre, il faut prendre en considération cette observation de Gramsci sur la transformation des discours et de l’identité collective comme processus d’hybridation.

« Pourquoi et comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles concep­tions du monde? […] En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui con­cerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins hétéro­clite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d'être décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l'ancien et le nouveau, qui a perdu la foi dans l'ancien et ne s'est pas encore décidée pour le nouveau, etc. »[2]

L’anti-étatisme critique

L’élaboration d’une nouvelle gauche québécoise doit interroger l’ancien à partir du présent, soit envisager la Révolution tranquille non pas à partir de sa marche triomphante vers le progrès, mais en fonction de son impasse et ses contradictions. Il est donc nécessaire d’interroger attentivement les discours qui visent à surmonter la crise du projet national et social du modèle québécois, jadis associé à l’idée de souveraineté et de justice sociale. Le virage nationaliste opéré par le gouvernement Marois sous l’influence du discours conservateur, prôné notamment par Mathieu Bock-Côté, représente une réponse idéologique à la crise de l’État qui mérite d’être prise en compte malgré l’échec manifeste de cette stratégie particulière. En d’autres termes, il faut rester attentif aux raisonnements de la droite pour être capable de mieux la déjouer sur son propre terrain.

« Le PQ a longtemps cru qu’il devait jouer au « bon gouvernement » pour gagner. Cette fois, c’est perdu d’avance. La respectabilité médiatique qu’il quête piteusement se paie du prix de son insignifiance idéologique. Tout au contraire, le PQ doit préciser son offre politique. Il ne doit plus suivre les débats. Mais les créer. Et polariser. Cela implique de mettre de l’avant des idées fortes qui attireront l’attention sur lui pour d’autres raisons que ses déboires. Il a deux options. La première, c’est l’alliance à gauche. Avec Québec solidaire (QS). C’est la mauvaise idée du jour. Le PQ perdrait sa crédibilité chez ceux que le folklore gauchiste radical n’excite pas. Par ailleurs, il prendrait comme remède le poison qui l’a tué. C’est parce que le PQ est devenu le relais politique de la bureaucratie que la classe moyenne s’en éloigne. Doit-il se lier absolument avec une social-démocratie en déroute ? […] Sociale bureaucratie oblige, avec lui, les Québécois sont devenus de moins en moins des membres d’un peuple culturellement défini et de plus en plus des prestataires d’un État providence endetté. Ils sont passés de citoyens à bénéficiaires. Ce patriotisme technocratique n’interpelle plus les Québécois. »[3]

Le constat de Bock-Côté peut se prêter à une réappropriation critique de la gauche qu’il pourfend par ailleurs. Tout d’abord, Québec solidaire ne devrait pas chercher à acquérir une respectabilité médiatique qu’il ne pourra gagner qu’au prix de son insignifiance. En effet, si le projet solidaire souhaite réellement changer les choses et renverser le statu quo, il dérangera ipso facto les intérêts établis. S’il veut être accepté dans le cadre du consensus dominant, alors il devra émousser son discours et ressembler aux autres grands partis, perdant ainsi son caractère d’alternative au profit de l’image d’un parti « apte à gouverner ». C’est la voie du social-libéralisme qui se contente de gérer les affaires de l’État en créant maintes déceptions dans la population, préparant ainsi un retour en force du cynisme, de la droite et l’extrême-droite comme on peut le constater avec la dérive des partis sociaux-démocrates en Europe. Cette perspective étatiste consiste à passer de la contestation du pouvoir (la rue), à l’exercice du pouvoir (les urnes), sans envisager une transformation du pouvoir (révolution).

Même si Bock-Côté se moque du « folklore gauchiste radical » qui n’existe que dans son imagination pour mieux évacuer l’option solidaire, il a pourtant raison de pointer l’image négative associée à la bureaucratie, la « social-démocratie en déroute » et la crise structurelle de l’État-providence. La gauche ne peut pas se contenter de défendre comme tel le modèle québécois, en réclamant toujours plus d’État, même si dans les faits nous assistons à la privatisation et la tarification des services publics, et à la mainmise croissante des forces du marché sur l’ensemble de la société. Pour convaincre les classes moyennes et populaires d’un projet de transformation sociale, la gauche doit inévitablement tenir compte de la méfiance généralisée à l’égard de la classe politique et de l’importante crise de la démocratie représentative. Mais il ne faut pas pour autant tomber dans le piège de l’anti-étatisme naïf, à la manière des néolibéraux, libertariens et anarchistes qui cherchent la réduction, voire l’abolition complète de l’État et des institutions au bénéfice d’une libre association des individus.

Il s’agit plutôt d’élaborer un « anti-étatisme critique » ou stratégique ; ne pas nier l’importance des services publics, de la démocratie et de la redistribution, mais lutter contre la bureaucratisation, la centralisation du pouvoir, l’éloignement des décisions du citoyen ordinaire. Il faut changer l’État de fond en comble pour assurer un réel contrôle populaire des institutions politiques et économiques. Le problème fondamental n’est pas le principe mais le culte de l’État, c’est-à-dire l’idée qu’un pouvoir public fort et centralisé pourra pleinement compensé les failles du capitalisme et même remplacer le marché. L’étatisme débouche ainsi sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de remplacer l’idée de nationalisation par celle de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives, et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyen-nes. Pour le dire autrement, la gauche doit faire une auto-critique de l’État.

De plus, la promotion des services publics et d’un État social se fera d’autant mieux que ces institutions seront mises en arrière-plan. C’est ce qu’a compris Mathieu Bock-Côté en voulant fonder son État national à partir de l’anti-étatisme ambiant ; il attribue l’échec de l’État-providence et la montée de la technocratie aux élites progressistes pour les opposer au peuple qu’il définit sur une base culturelle et identitaire. Il vise la construction d’une Nation objective en misant sur le rejet subjectif de l’État bureaucratisé. À l’inverse, Québec solidaire doit viser la reconstruction d’un peuple solidaire par l’unification des forces citoyennes opposées aux élites politiques et économiques. Autrement dit, la gauche doit créer son sujet politique, c’est-à-dire rendre possible un processus de subjectivation collective à partir de la matrice culturelle de l’époque et l’effet performatif d’un discours populaire. Celui-ci sera d’autant plus efficace qu’il pourra renouer avec les aspirations de la Révolution tranquille tout en leur donnant une nouvelle signification et une portée transformatrice à l’heure d’une crise structurelle de l’État qui exige de repenser le partage du pouvoir économique et politique à l’échelle de la société.

Les trois piliers

Pour rendre opératoire cette perspective anti-étatiste dans le contexte québécois, la stratégie de la « révolution solidaire » consiste à élaborer un projet qui vise non pas la préservation, mais la transformation de l’État québécois. Ce discours cherche à réaliser plusieurs objectifs simultanément :
a)  dé-diaboliser le mot « révolution » en l’insérant dans le prolongement de la Révolution tranquille, la gauche reprenant à son compte la tâche historique que la bourgeoisie n’a pas su réaliser, à savoir l’accomplissement de ce grand projet social et national inachevé ;
b)  donner une signification « solidaire » à cette révolution, en mettant l’accent sur son caractère inclusif, égalitaire, démocratique et non-violent, personne n’étant exclu de cette transformation sociale ;
c)   couper l’herbe sous le pied de l’idéologie néolibérale  (réduire les taxes, épargner le contribuable, réduire la bureaucratie, défendre la liberté individuelle) tout en récupérant ses thèmes par une vision progressiste et anti-élitiste ;
d)  repenser la question nationale à partir de la décentralisation, la démocratie et le pouvoir citoyen ;
e)  développer une hégémonie culturelle sur les régions et les classes moyennes, afin de dépasser la vision montréalo-centriste et « bobo » actuellement associée à la gauche québécoise.

Cette stratégie comporte trois dimensions, permettant de reformuler de manière anti-étatiste les axes de la dernière campagne électorale de Québec solidaire : une société juste pour mieux vivre ensemble (justice sociale) ; décider pour nous-mêmes (indépendance) ; une économie au service du bien commun (virage vert). Bien que ces principes soient tout à fait pertinents, ils se prêtent aisément à une interprétation étatiste : la justice sociale contribue à l’augmentation de la taille de l’État, la multiplication des prestataires de services sociaux et le piège de la bureaucratie ; l’indépendance nationale vise à donner plus de pouvoirs à l’État québécois (déjà très centralisé) et aux politiciens professionnels ; le virage vert implique une transition énergétique et technocratique, de gros investissements publics et une économie dirigée par le haut. Ce discours donne une prise facile à la droite et aux préjugés populaires, d’autant plus que les mots « justice », « indépendance » et « économie verte » constituent des abstractions qui résonnent trop peu dans l’imaginaire collectif.

Il faut donc simplifier les idées de la gauche pour les rendre accessibles, leur fournir une expression concrète et adaptée à plusieurs niveaux de conscience, sans pour autant sombrer dans le simplisme. Il s’agit de créer des idées structurantes et un schème cohérent, des images fortes et bien articulées, permettant de rendre sensibles les principes progressistes afin qu’ils répondent adéquatement aux aspirations et aux craintes populaires. La construction idéologique ne doit pas être abêtissante et réductrice, mais inciter les gens à réfléchir, à questionner l’ordre établi, à imaginer un autre monde possible, et à s’engager directement dans l’action politique. L’expression la plus simple de ce discours se présente comme suit : la révolution solidaire vise à redonner le pouvoir aux gens sur leur argent (révolution fiscale), leur démocratie (révolution citoyenne), et leur environnement (révolution verte).

L’exposition plus détaillée de ces trois pivots permettra d’éclairer une nouvelle configuration du projet solidaire, ancrée dans le programme du parti mais mettant en valeur des éléments qui donnent à l’ensemble une image différente et insolite. D’ailleurs, il faut noter que la révolution solidaire ne constitue pas une perspective toute faite, mais une piste de recherche, voire un chantier théorique et pratique qui nécessitera un travail collectif d’élaboration, de débats et de réalisation sur le terrain. La présentation particulière de la révolution fiscale, citoyenne et verte qui sera développée dans le prochain texte n’est donc qu’une forme parmi d’autres que pourrait prendre ce vaste projet, qui aura besoin d’une réflexion large et approfondie pour explorer toutes ses ramifications. Autrement dit, il s’agit moins d’une représentation figée qu’un processus dynamique visant à construire et diffuser le plus largement possible une nouvelle conception du monde susceptible de catalyser une éventuelle révolution québécoise.

« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuel­le­ment des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critique­ment des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »[4]

À suivre.



[1] Cité par Walter Benjamin dans Œuvres III, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », Gallimard, Paris, p.193
[2] Antonio Gramsci, Dans le texte, première partie, Les Classiques des sciences sociales, 2001
http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t1.doc
[3] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le journal de Montréal, 19 janvier 2012, http://www.vigile.net/SOS-PQ
[4] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, cahier 11, §12, note IV, La Fabrique, Paris, 2012, p.102