mardi 28 octobre 2014

Précis républicain à l’usage de la gauche québécoise


« La notion de peuple est d’abord une notion politique. Elle a donc nécessairement une dimension stratégique. Le pouvoir est toujours à conquérir ou à conserver contre un ennemi ou un concurrent, réel ou supposé, du peuple. » - Sadri Khiari


Thèses sur le peuple qui vient



§1 Le tiers manquant entre la question sociale et la question nationale constitue le sujet politique qui permettra de surmonter la contradiction historique du Québec. La première, qui questionne l’exploitation économique et les classes sociales qui en découlent, s’oppose dans l’entendement à la seconde, qui cherche à libérer la nation québécoise de sa subordination politique vis-à-vis l’État canadien. Qu’il y a-t-il de commun entre une majorité sociale et une nation, qui pourrait recadrer le débat en articulant la lutte pour la transformation sociale au projet d’émancipation nationale ? Le peuple.


§2 La gauche ne doit pas fuir la question de l’identité collective, mais la transformer en dépassant la stratégie du nationalisme conservateur par la création d’une volonté politique émancipatrice. Cela ne passe pas par un retour au bon vieux nationalisme civique et réformiste, qui a été historiquement nié pour son caractère abstrait. La stratégie implique le renversement dialectique de l’identité nationale par la formation d’une identité populaire, un nouveau « Nous » qui remet la conscience collective sur ses pieds en déplaçant le bouc-émissaire imaginaire des minorités religieuses vers l’extérieur de la société, le « Eux » de l’élite économique et politique devenant ainsi l’ennemi réel du peuple.


§3 Le nationalisme conservateur a construit l’identité nationale sur la chaîne d’équivalences État-nation=culture commune=nationalisme=majorité=laïcité qu’elle opposa à la logique anti-trudeauiste mondialisation=multiculturalisme=libéralisme=minorités=intégrisme religieux. La gauche a échoué à sortir de cette polarisation parce qu’elle fut incapable de créer son propre antagonisme qui aurait pu surmonter cette contradiction. Le consensus inclusif est le piège que le populisme conservateur tend à la gauche pour l’empêcher d’opposer un populisme démocratique et émancipateur : establishment=élites financières=caste politique=industries extractives=Empire canadien vs contribuables=citoyens=travailleurs=habitants=peuple québécois.


§4 La gauche doit définir la nation à partir du peuple, celui-ci ne devant pas être compris comme un populus (ensemble abstrait des citoyens), mais comme une plebs (allant du précariat aux classes moyennes et populaires) représentant la majorité sociale de la nation. Un groupe social, à la fois particulier et composé, s’identifie alors à une totalité qui aura pour fonction de refonder la communauté politique. La souveraineté populaire désigne le processus par lequel le peuple prend conscience de lui-même par la condensation des luttes sociales contre le système qu’il tente de renverser. La définition théorique du système et l’organisation pratique qui pourra le dépasser devront articuler un schème logico-politique adapté à la conscience populaire tout en contribuant à l’éducation collective par l’école vivante de l’expérience.


§5 La tête dirigeante du système, l’establishment, constitue une véritable « caste », c’est-à-dire une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses privilèges en renforçant les principales contradictions de la société : l’austérité sert les élites économiques en compressant les dépenses publiques, ce qui amène l’État à chercher de nouveaux revenus en donnant des avantages fiscaux aux firmes multinationales et aux industries extractives, alimentant le virage pétrolier et l’influence des lobbys qui renforcent à leur tour la collusion des intérêts privés et la corruption politique qui confisque le pouvoir au peuple. La crise de l’État-providence, la crise écologique et la crise de la démocratie représentative sont donc liées, amenant paradoxalement un conservatisme néolibéral, extractiviste et autoritaire qui bloque une nouvelle répartition de la richesse et du pouvoir décisionnel. La solution ne passe pas par quelques mesures isolées d’une plateforme électorale consensuelle, mais par un projet politique articulant des réformes radicales qui rendront visible le front de l’unité populaire contre le système.


§6 Comme la droite maîtrise le discours dominant en canalisant l’anxiété des contribuables, le dégoût de la politique et la précarité économique en les opposant à la justice sociale, la démocratie participative et la transformation écologique de l’économie, ses thèmes de prédilection doivent être récupérés par la gauche populaire. En donnant un contenu réellement émancipateur à des idées apparemment conservatrices, elle pourra couper l’herbe sous le pied des élites par un populisme qui vise directement les paradis fiscaux, la classe politique et les grosses entreprises qui volent les contribuables, les citoyens, les travailleurs et les fiers petits entrepreneurs. Le slogan « nous sommes le 99% » n’est pas le symptôme d’une analyse de classe déficiente, mais l’expression sentie d’une réalité sociale qui oppose réellement l’oligarchie et la démocratie, l’Empire et la souveraineté populaire. Le peuple représente l’unité symbolique de la conscience de classe, la conscience populaire acquérant ainsi un contenu de classe.


§7 Le populisme de gauche trouve dans la question nationale une brèche historique. La militarisation de l’État fédéral, le virage pétrolier, la répression de la société civile et l’ultra-centralisation du pouvoir pour des raisons sécuritaires, qui marquent l’abandon des principes du gouvernement représentatif et l’instauration d’un régime autoritaire, symbolisent la résurgence de l’Empire canadien. Si le Canada fut d’abord construit comme une succursale de l’impérialisme britannique, une économie coloniale basée sur l’exploitation des ressources naturelles et un terrain privilégié des paradis fiscaux pour l’industrie extractive, le compromis fordiste des Trente Glorieuses et l’idéologie libérale masquèrent temporairement cette réalité matérielle par le mythe du paradis « post-politique »1 qui occulte toute forme d’antagonisme social, économique et national. La négation conservatrice du consensus canadien ne représente pas la perte d’une unité imaginaire, mais le dévoilement de l’essence originaire d’un régime monarchique.


§8 L’interdit de la question constitutionnelle repose sur l’occultation de la monarchie dans l’imaginaire collectif, le tabou national représentant la forme négative du sacré. Mais le tabou exprime aussi un avertissement : à la fois crainte du châtiment et sentiment d’une puissance souterraine. La Constitution canadienne et les institutions politiques qui en découlent, comme l’Assemblée nationale du Québec, sont l’héritage de l’impérialisme britannique ; elles ne reconnaissent point la souveraineté du peuple canadien, québécois ou des Premières Nations. Le monarchisme constitutionnel a maintenant perdu toute aura de légitimité démocratique, représentant plutôt le vestige d’une monarchie autoritaire qui cherche à s’affirmer comme telle. La mise au jour de la monarchie dans le monde profane la dépouille de son caractère sacré en révélant que la loi fondamentale de l’État n’a jamais été l’œuvre du peuple lui-même. L’État canadien et québécois représentent tous deux la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.


§9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».


§10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison »2.





1 Le terme post-politique est employé par des philosophes comme Jacques Rancière, Alain Badiou, Chantal Mouffe et Slavoj Zizek pour décrire l’émergence d’un consensus globalisé après la fin de la guerre froide, amenant une ère « post-démocratique » et « post-idéologique » fondée sur l’inclusion des subjectivités et des techniques de gouvernance qui dépolitisent les enjeux en occultant toute forme de conflit ou remise en cause des règles du système.

2 Il s’agit ici d’une double paraphrase, reformulant les propos de Daniel Bensaïd qui reprend Marx. Voir à ce titre : Karl Marx, Sur la question juive, La Fabrique, Paris,  2006, p.16-17

mercredi 1 octobre 2014

De la quintuple racine du principe de souveraineté populaire


Publié dans la revue L'Action nationale, dossier spécial DestiNation, septembre 2014, p.77-87

Si le républicanisme revient à la mode au sein des cercles intellectuels souverainistes, notamment en raison de l’épuisement idéologique du projet de souveraineté-association, de l’échec stratégique du nationalisme identitaire et du rejet de la doctrine multiculturaliste, il semble nécessaire d’approfondir les fondements philosophiques de cette théorie politique. Évidemment, cela n’empêche pas une enquête historique sur les germes de la République en Amérique française dans les discours des personnages politiques d’autrefois[1], celle-ci permettant d’ancrer l’idée républicaine dans la reprise critique d’un héritage culturel et symbolique. Néanmoins, il serait erroné d’insister trop fortement sur le dévoilement d’une « pratique sociale républicaine » supposément enracinée dans l’imaginaire collectif[2], comme si le peuple n’avait qu’à s’affranchir du modèle libéral canadien pour retrouver son être caché, se penser lui-même et s’objectiver dans des institutions bien à lui.

Cette méthode herméneutique semble poser un ensemble de thèmes vaguement reliés mais sans nécessité logique, comme si nous voulions trouver dans l’histoire de la société québécoise les éléments d’une nouvelle idée dont nous essayons de trouver les fondements rétrospectivement, en plaquant en quelque sorte sur la réalité sociale les présuppositions de notre propre imaginaire politique. Il ne s’agit pas ici de rejeter en bloc l’élaboration d’un modèle républicain visant à articuler laïcité, citoyenneté et identité nationale[3], ni de négliger les questions relatives à l’histoire des Patriotes[4], la critique du « monarchisme québécois »[5], ou les thèmes comme la corruption, la domination coloniale, l’éducation civique, les institutions et les symboles de la république, mais de répondre à une question théorique plus fondamentale : quel est le principe constitutif, le noyau conceptuel, la clé de voûte de la pensée républicaine ? Qu’est-ce qui unifie des idées aussi variées que la souveraineté nationale, le régime politique, le pouvoir constituant, le citoyen actif, le bien commun, etc. ?

Cet article propose l’esquisse d’une analyse basée sur l’hypothèse de recherche suivante : le principe ultime du républicanisme, duquel découle l’ensemble de ses implications morales, politiques et stratégiques, réside dans le concept de souveraineté populaire. Contrairement à la souveraineté nationale qui repose sur le primat de la nation, du gouvernement représentatif et de l’exclusion a priori de la démocratie directe, la souveraineté populaire met de l’avant le peuple réuni en assemblées, l’exercice de la volonté générale et le mandat impératif. Cette doctrine considère que c’est le peuple, entendu comme totalité concrète de l’ensemble des citoyens détenant chacun une partie de la souveraineté, qui fonde la république par son pouvoir constituant. Ainsi, le républicanisme ne s’oppose pas seulement à d’autres idéologies politiques comme le monarchisme ou le libéralisme, et ne se contente pas de remplacer le principe d’hérédité par l’élection de représentants ; bien au contraire, elle rejette explicitement l’idée que le titulaire de l’autorité suprême soit le gouvernement ou le Parlement, soit une minorité de politiciens professionnels chargés d’administrer le corps abstrait du peuple, soit le gouvernement.

De cette manière, la souveraineté populaire va bien au-delà de la dénonciation de l’Ancien régime et de la revendication d’un suffrage universel ou censitaire, car l’élection elle-même représente une forme d’aristocratie élective[6]. Pour résumer de façon schématique, ce débat oppose l’abbé Sieyès et Jean-Jacques Rousseau, le gouvernement représentatif et la démocratie radicale. Néanmoins, le républicanisme ne rejette pas catégoriquement l’idée de nation ou de députés, mais seulement le principe du mandat représentatif qui dépossède le peuple de son pouvoir en dehors des campagnes électorales.

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. »[7]

Pour éviter de retomber rapidement dans un slogan simpliste du type «  l’oligarchie ça suffit, vive la démocratie »[8], il faut interroger plus fondamentalement les deux concepts complémentaires de la souveraineté populaire, qui se présupposent mutuellement. Tout d’abord, il s’agit de définir ce qu’on entend par « peuple », et de préciser la manière dont prend forme l’unité populaire.

« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. »[9]

Nous voyons ainsi qu’avant même de réfléchir sur l’élection d’un gouvernement, la rédaction d’une constitution ou l’accession d’un État à sa souveraineté politique, il faut qu’un peuple soit préalablement réuni. Si c’est le peuple qui constitue l’autorité suprême, il doit lui-même être constitué. Il est donc possible de radicaliser le principe ontologique selon lequel « avant d’être de gauche ou de droite, il faut d’abord être »[10], en notant que pour être, il faut d’abord devenir. Pour ce faire, il faut élaborer une volonté collective, une mise en commun par laquelle les citoyens s’entendent pour former activement une totalité dans laquelle ils exerceront la souveraineté populaire. Cette idée apparemment simple se trouve résumée dans ce bref et dense passage Du contrat social :

« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »[11]

Une analyse conceptuelle est nécessaire afin de bien cerner les différents moments de ce processus complexe. En fait, la souveraineté populaire représente une constellation sémantique dans laquelle nous pouvons distinguer cinq principaux aspects, une quintuple racine qui représente les multiples dimensions imbriquées d’une même dynamique socio-politique. Chacune d’elle mériterait un traitement approfondi, et elles seront survolées rapidement afin d’ouvrir un chantier théorique.

1.   Le droit à l’auto-détermination des peuples : chaque peuple du monde a le droit de disposer de lui-même et de déterminer librement son statut politique, les valeurs, les principes, les institutions, les pouvoirs, les droits et les responsabilités sur lesquels doit reposer la vie commune. Généralement, ce principe s’inscrit dans un processus d’accession à l’indépendance, une société cherchant à s’émanciper de la tutelle d’un autre État afin de se gouverner pleinement elle-même. Ce principe lie la souveraineté populaire à la souveraineté nationale, qui représente une dimension à la fois essentielle et subordonnée, car la souveraineté de l’État représente une condition formelle de la souveraineté réelle du peuple qui demeure le seul titulaire de l’autorité suprême. Il ne peut y avoir de souveraineté populaire dans le vide, et c’est pourquoi la nation représente la forme abstraite et juridique par laquelle elle peut se démarquer des autres États du point de vue du droit international.

2.    L’auto-gouvernement populaire : cette dimension renvoie au régime politique, c’est-à-dire à la manière dont le pouvoir est structuré et exercé au sein d’un État. La souveraineté populaire exige que ce soit les citoyens qui doivent gouverner activement leur État dont ils sont les sujets, et qu’ils doivent donc être à la fois gouvernants et gouvernés comme le rappelle Aristote. « Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. »[12] Cela suppose une série de mécanismes comme les référendums d’initiative populaire, des conseils de quartiers décisionnels, la révocabilité et la limitation des mandats politiques, des jurys citoyens, etc. Sans ce type de régime pleinement démocratique, la souveraineté populaire cesserait d’exister immédiatement après l’adoption de la constitution, comme la plupart des républiques dans le monde qui restent dirigées par un gouvernement représentatif largement contrôlé par l’élite économique et politique. Alors que la souveraineté nationale renvoie à l’autonomie externe de l’État, la souveraineté populaire désigne l’autonomie collective des citoyens rassemblés.

3. L’assemblée constituante : un régime d’auto-gouvernement populaire d’un État souverain ne saurait exister sans un pouvoir constituant qui lui donne naissance, c’est-à-dire sans une démarche d’auto-institution de la société par laquelle celle-ci se donne sa propre constitution. Ce processus constituant, pour être pleinement populaire et démocratique, ne peut pas prendre la forme d’une simple commission parlementaire, car il doit émaner du peuple et être contrôlé par lui. Une assemblée citoyenne, idéalement tirée au sort afin d’éviter les biais de représentativité du suffrage universel[13], doit parcourir l’ensemble du territoire pour intégrer les délibérations locales par un large processus de démocratie participative.

4. L’auto-organisation citoyenne : en l’absence d’un contexte révolutionnaire, la démarche constituante demeure abstraite et dépendante de la souveraineté parlementaire, car elle ne peut émanée que de la Loi, et donc de l’Assemblée nationale qui lui donnerait la force du droit. Or, pour être convoquée par le gouvernement, il faudra au préalable qu’une majorité parlementaire soit en faveur d’une révision fondamentale de la distribution des pouvoirs, une destruction des institutions parlementaires, voire une transformation radicale de l’État. Il faut donc constituer une majorité populaire qui aura pour mission de prendre le pouvoir pour le démanteler et le refonder par une constitution qui jettera les bases d’un nouveau pays. Pour réaliser ce projet, il faut passer de l’assemblée constituante à la constitution d’assemblées, qui seront les germes d’un pouvoir constituant. La souveraineté populaire renvoie ici au primat de la société civile sur les autorités publiques et les entreprises privées (l’État et le marché), c’est-à-dire sur l’initiative des citoyens collectivement organisés sous forme d’associations locales, syndicats, organisations sans but lucratif, assemblées de quartier, etc. Le peuple souverain se dressera alors contre son gouvernement pour fonder un nouvel État, un corps politique fondé sur le pouvoir citoyen.

« À l'instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du premier magistrat, parce qu'où se trouve le représenté il n'y a plus de représentants. […] Ces intervalles de suspension où le prince reconnaît ou doit reconnaître un supérieur actuel, lui ont toujours été redoutables ; et ces assemblées du peuple, qui sont l'égide du corps politique et le frein du gouvernement, ont été de tout temps l'horreur des chefs : aussi n'épargnent-ils jamais ni soins, ni objections, mi difficultés, ni promesses, pour en rebuter les citoyens. »[14]

5.   L’unité populaire : la création d’assemblées citoyennes ouvertes à tous, en tant que lieux d’élaboration d’une majorité populaire, formeront alors un peuple en acte qui ne sera pas la simple somme arithmétique des individus, mais un processus d’unification symbolique par lequel une conscience populaire aspirera à représenter la totalité sociale. L’expression de « populisme démocratique » sert à distinguer un peuple actif (une volonté citoyenne) qui s’oppose à une élite dirigeante qui cherche à préserver ses privilèges et une structure économico-politique qui sert ses intérêts particuliers. La souveraineté-association et la social-démocratie, dont la forme consensuelle favorise le maintien du gouvernement représentatif et du capitalisme qui sont incompatibles avec une réelle souveraineté populaire, s’effritent pour laisser place à un nouvel antagonisme politique. Celui-ci prend le nom d’indépendance et de socialisme, de combat pour la libération nationale et de lutte pour la transformation sociale, réunis sous la praxis de l’émancipation populaire. Ce mouvement correspond à l’émergence d’une nouvelle hégémonie culturelle, d’un leadership moral et intellectuel où le peuple n’est plus défini comme l’ensemble homogène des sujets porteurs de droits individuels, un électorat ou belle concertation entre les classes dominantes et dominées qui occulte la question sociale au profit de l’identité nationale.

« Dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens – soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres discours – serait une affirmation strictement populiste.) »[15]

Pour conclure, la quintuple racine du principe de souveraineté populaire montre que la théorie républicaine a eu une manifestation sociopolitique d’ampleur dans l’histoire récente du Québec. Le printemps québécois, dont le manifeste de la CLASSE Nous sommes avenir représente la conscience aiguë, ne représente-t-il pas la constitution d’un peuple sous le signe d’un égalitarisme démocratique radical[16] ? Évidemment, la question nationale proprement dite a été occultée par la question sociale ; le droit à l’auto-détermination des peuples a été négligé au profit de l’auto-gouvernement populaire, l’auto-organisation citoyenne et l’appel à former une unité populaire contre la classe dominante. Mais la critique féroce de la représentation politique et de la société de marché qui afflige le peuple ne pourrait-elle pas être approfondie en repensant la souveraineté nationale à l’aune du républicanisme ici esquissé ? Après tout, la souveraineté populaire n’a-t-elle pas pour objet le bien commun, la res publica, la chose publique ? Le but de l’indépendance nationale est-elle autre chose que l’acquisition par un peuple de la capacité à se gouverner lui-même, au lieu d’être géré par une élite qui essaie de le représenter pour accaparer la richesse commune pour son intérêt privé ?

« La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis, est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car, si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. Je dis donc que la souveraineté, n'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »[17]




[1] Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly, Samuel Trudeau, De la République en Amérique française. Anthologie pédagogique des discours républicains au Québec, 1703-1967, Septentrion, Québec, 2013
[2]Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides,
[3] Jonathan Durand Folco, Critique du républicanisme nationaliste, mai 2014,
[4]Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois. 1805-1837, Boréal, Montréal, 2005
[5]Marc Chevrier, La République québécoise. Hommage à une idée suspecte, Boréal, Montréal, 2012
[6] Voir à ce titre Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2000 ; Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, 2013
[7] Jean-Jacques Rousseu, Du contrat social, Flammarion, Paris, 2001, chap. III, xv
[8] Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil, Paris, 2011.
[9] Rousseau, Du Contrat social, chap. I, v
[10] Cette expression répandue dans les milieux souverainistes, professée notamment par Bernard Landry et Jean-Martin Aussant, vise à rappeler que le projet souverainiste ne saurait être lié à un projet de société, la nation trônant au-dessus des divisions sociales et des citoyens concrets qui la forment.
[11] Rousseau, Du contrat social, chap. I, vi
[12] Aristote, Les Politiques, Flammarion, Paris, 1993, III, 1, 1274a20, p.207
[13] Roméo Bouchard, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie, Ateliers 10, Montréal, 2014
[14] Rousseau, Du Contrat social, chap. III, 14
[15]Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.101
[16] Jonathan Durand Folco, Esquisse de la révolution citoyenne : repenser la question nationale par la démocratie radicale, mai 2014, http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/05/esquisse-de-la-revolution-citoyenne.html
[17] Rousseau, Du contrat social, chap. II, i