mardi 30 septembre 2014

Au-delà de la gauche et du nationalisme : Partie 2


Vers un dépassement dialectique d’une antinomie politique

En constatant l’importance relative et partielle que la gauche et le nationalisme accordent à la critique de la marchandisation, l’émancipation et la protection sociale, nous devons envisager une troisième voie pour embrasser une critique radicale du capitalisme et élaborer les contours d’une nouvelle identité politique capable de proposer une réelle alternative sociale, culturelle et économique. Jusqu’à maintenant, il semble que chaque idéologie a permis de cerner une partie du problème en rejetant les biais de ses adversaires, tout en étant incapable de saisir la totalité, c’est-à-dire l’ensemble des dimensions qui bloquent le changement social et empêchent de penser un projet positif fondé sur un équilibre entre liberté et préservation du monde commun.

Alors que le nationalisme conservateur mise exclusivement sur la protection sociale pour contrer l’effet désintégrateur de la marchandisation en critiquant de manière virulente le « modernisme » de la gauche libérale et radicale, les identités politiques progressistes rejettent catégoriquement le nationalisme comme source de préservation de la communauté en mettant de l’avant l’importance de la justice sociale et du pluralisme comme moyen de lutter contre l’idéologie néolibérale. La question nationale se retrouve donc séparée et opposée à la question sociale, nationalistes conservateurs et libéraux progressistes se plaçant dans une guerre de tranchées où nul ne semble être capable de surmonter cette contradiction. Au sein de la gauche, les tendances réformistes et anticapitalistes n’arrivent pas à proposer une alternative globale et viable au modèle néolibéral, tandis que le nationalisme se retrouve divisé en deux camps qui cohabitent difficilement au sein d’un mouvement souverainiste désorienté et déconnecté de l’axe gauche/droite.

Ces identités politiques se constituent par une série de contradictions qui représentent une sorte de mouvement dialectique qui permet de remplacer la typologie statique des idéologies par une analyse dynamique et relationnelle des moments de la conscience politique. Par exemple, la gauche libérale propose une négation progressiste du néolibéralisme qui préserve ses principaux ingrédients, la gauche radicale critiquant le libéralisme économique et politique de la gauche libérale en radicalisant le libéralisme philosophique comme matrice de l’émancipation. Face à cette radicalisation de la question sociale qui rejette le besoin d’institutions communes, le nationalisme social-démocrate critique l’obsession pour la justice sociale et met de l’avant la nation comme moyen de dépasser l’axe gauche/droite. Or, le nationalisme conservateur critique le libéralisme rampant du nationalisme réformiste et civique, en radicalisant l’idée de l’identité nationale qui s’oppose en bloc à la gauche (modérée ou anticapitaliste) qui favorise la synergie entre le multiculturalisme anglo-saxon et la mondialisation. La lutte contre la marchandisation se retrouve donc séparée par une dichotomie, une opposition figée et abstraite entre d’une part l’hégémonie de la question sociale qui occulte la question de la souveraineté populaire, et d’autre part un nationalisme aux relents populistes qui prétend dépasser le débat gauche/droite par la suprématie de l’identité nationale.

Le libéralisme économique, politique et culturel se retrouve rejeté complètement ou en partie, sans qu’il soit possible de trouver un équilibre dynamique entre les principes d’émancipation et de protection sociale qui permettrait à la société de résister au rouleau compresseur de la marchandisation sans reproduire de nouvelles formes de domination. Comment peut-on articuler positivement la question sociale (émancipation) et la question nationale (préservation) en dépassant les querelles entre libéraux et conservateurs ? Comment surmonter les contradictions entre les pôles disjoints des identités politiques qui isolent divers éléments par une analyse partielle, et donc abstraite, du monde social ? Comment élaborer une unité complexe qui ne soit pas un simple amalgame confus, un mélange éclectique et fait sur mesure qui n’aurait pas en lui-même son principe de cohérence ? Autrement dit, comment opérer le dépassement dialectique (aufhebung) de cette contradiction politique, où les éléments opposés seraient à la fois affirmés et éliminés par une synthèse conciliatrice, les pôles de l’émancipation et de la protection étant saisis dans leur complémentarité et non pas hypostasiés comme des idées figées ?

Le socialisme républicain

Un début de réponse se retrouve dans une tradition intellectuelle et politique oubliée, tant par les variantes marxistes et anarchistes de la nouvelle gauche que par les adeptes de la social-démocratie ou d’une souveraineté renouvelée. Il s’agit du socialisme républicain de type jaurésien qui permet de résoudre deux contradictions relatives à l’articulation de la question sociale et nationale. D’une part, Jean Jaurès souligne que « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise », montrant ainsi que le socialisme désigne la poursuite de la révolution démocratique dans la sphère économique, le projet républicain permettant d’assurer une pleine liberté, égalité et solidarité de tous les citoyens par la création d’une véritable République sociale (selon les promesses inaccomplies de la Révolution française de 1848).

D’autre part, le socialisme républicain permet de dépasser l’opposition abstraite entre nationalisme et internationalisme, la protection sociale de l’État et l’émancipation générale de l’humanité. Comme l’affirme Jaurès, « un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène ». Autrement dit, une pensée de gauche superficielle comme l’altermondialisme souhaite l’abolition des frontières sans reconnaître l’importance des mécanismes institutionnels qui permettent d’assurer une pleine souveraineté populaire et territoriale, tandis que le nationalisme naïf du mouvement souverainiste fait abstraction des divisions de classes, de l’impérialisme et de la nécessité de lutter internationalement contre le système économique qui assujettit l’ensemble des peuples du monde malgré la souveraineté formelle des États.

Par ailleurs, le socialisme républicain plonge ses racines dans la tradition « associationniste » qui met de l’avant le principe de réciprocité, de coopération et de décentralisation par des ateliers sociaux, les conseils ouvriers, l’auto-gouvernement des communes et d’autres institutions qui permettent d’éviter une trop forte centralisation du pouvoir économique et politique dans les mains de l’État administratif. Ce courant associationniste est réhabilité par des auteurs comme Philippe Chanial qui reconstitue une constellation d’identités politiques autour des pensées de Pierre Leroux, Benoit Malon, Pierre-Joseph Proudhon, Paul Brousse, Eugène Fournière, Jean Jaurès dans la France du XIXe siècle[1], de même que Marcel Mauss, Hannah Arendt, Karl Polanyi, Antonio Gramsci, et Cornelius Castoriadis au XXe siècle.

De plus, le socialisme républicain se distingue clairement du républicanisme libéral et social-démocrate de penseurs contemporains comme Christian Nadeau, qui réhabilite le « solidarisme » de Léon Bourgeois pour dépasser l’opposition entre collectivistes socialistes et libéraux individualistes par un « juste milieu » qui ne va pas au-delà du compromis historique des Trente Glorieuses (modèle québécois de la Révolution tranquille)[2].

« Au regard de l'histoire française, cette tradition associationniste, à l'instar du modèle conseilliste d'Hannah Arendt, fut une tradition vaincue. Vaincue non seulement au sein d'un mouvement socialiste qui s'engagera, après la Première Guerre, dans une tout autre histoire, mais aussi par la constitution de l'État Providence, la victoire, au tournant du siècle, du « schéma de la solidarité » et qui annonce déjà le compromis des Trente Glorieuses. D'un point de vue arendtien, « l'invention du social », promu par le solidarisme républicain, s'identifie à ce qu'elle nomme l'avènement de la « société », « cette forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes dépendent les uns des autres et rien de plus ». La morale de la solidarité, cette morale du juste milieu qui repose avant tout sur le simple fait de l'interdépendance réciproque des hommes, est appelée à se substituer aux passions révolutionnaires et républicaines. Elle conduit ainsi à dépolitiser la question sociale pour n'y voir plus qu'une question morale, voire comptable que l'État, tel un ingénieur social, serait chargé de régler techniquement en fixant les parts légitimes de chacun dans la production collective de la richesse sociale.

En sacrifiant l'exigence politique de citoyenneté sur l'autel de la solidarité, la synthèse républicaine a accompli un geste de clôture, refroidissant l'ébullition inventive qui l'a précédée et dont le socialisme associationniste fin de siècle prolongeait encore l'héritage. En ce sens, elle a bel et bien achevé la Révolution. Or la tradition associationniste française visait à terminer tout autrement la Révolution. S'y dessinait l'horizon d'une démocratie et d'une citoyenneté sociales où la socialisation des moyens de production, des services collectifs, des protections et des sécurités personnelles restait indissociable d'une socialisation des pouvoirs, bref d'une extension continue de l'espace public. Ce « trésor perdu » du mouvement ouvrier et socialiste français mérite néanmoins d'être gardé en mémoire. L'effondrement des « socialismes réels », la crise de la social-démocratie et l'effritement du compromis fordiste lui redonnent une nouvelle actualité qui s'invente déjà, sous des formes qui portent peut-être encore aujourd'hui l'espoir d'un nouvel espace public. »[3]

De prime abord, le socialisme républicain se démarque de la gauche libérale (modérée ou radicale) par son accent sur les institutions qui constituent les conditions objectives de la liberté politique. Sa critique féroce de la marchandisation ne se réduit pas à la critique superficielle de la mondialisation « homogénéisante », de l’individualisme et du multiculturalisme (à la manière du nationalisme conservateur) ; elle renverse cette perspective moralisante et abstraite en montrant que la cause première de la désintégration des communautés, l’éclatement des solidarités, la privatisation des institutions publiques et le pillage de la nature se retrouve dans le processus de valorisation inhérent au Capital, qui doit abolit toute norme, toute souveraineté et tout mécanisme de régulation pour assurer l’accroissement infini de la valeur d’échange.

La réponse à ce mouvement illimité ne peut pas se contenter d’une « émancipation abstraite », c’est-à-dire d’une conception de la liberté négative comme auto-fondement de l’individu qui n’a pas besoin de la société et de la culture pour acquérir son autonomie et développer ses facultés. Le socialisme républicain est donc particulièrement critique de la gauche libérale et radicale qui ont laissé tombé la défense du « monde commun » (Hannah Ardent), « l’appartenance à la société » (Michel Freitag), la « common decency » des classes populaires (George Orwell), « l’enracinement » (Simone Weil) et la « conscience historique » (Gershom Scholem) au profit d’une conception purement instrumentale des institutions, l’apologie non-critique du pluralisme, la déconstruction infinie des identités, l’idéologie des réseaux, une méfiance à l’égard des unités totalisantes qui devraient être remplacés par l’auto-organisation de la Multitude.

Malgré sa critique radicale de la modernité, la gauche postmoderne repose souvent sur une forme non-réfléchie de progressisme qui fait table rase du passé en accélérant le démantèlement des institutions et des ressources symboliques de la vie commune causé par le processus de la mondialisation capitaliste. En ce sens, la gauche réformiste et radicale aura tendance à associer le socialisme républicain à l’identité politique du nationalisme conservateur, car tous deux critiquent les « excès » du pluralisme libéral par une mise en avant de la « protection sociale », de la nation, de la souveraineté et d’autres institutions positives du vivre-ensemble.

D’une certaine manière, le socialisme républicain renferme un « moment conservateur » nécessaire pour contrebalancer la critique de gauche qui a tendance à absolutiser le principe d’émancipation en faisant abstraction des « racines de la liberté ». Un des maîtres penseurs de ce courant, Jean-Claude Michéa, réhabilite à ce titre l’étrange expression « anarchisme tory » de George Orwell pour essayer de dépasser l’antinomie entre nationalisme conservateur et gauche libérale. Ce courant méconnu critique l’abandon de la lutte des classes par une gauche progressiste qui se distingue de la droite uniquement du point de vue des enjeux sociétaux, laissant tomber les classes moyennes et populaires qui se retrouvent alors dans le giron de l’extrême droite. Le socialisme républicain propose ainsi une critique anticapitaliste de l’idée de « progrès » afin que celle-ci ne soit plus le seul apanage des groupes nationalistes.

« Dans l’imaginaire progressiste, l’histoire suit donc son cours « naturel », sans jamais présenter le moindre plan B. C’est naturellement dans ce climat intellectuel devenu hégémonique qu’il faut comprendre l’usage provocateur qu’Orwell a pu faire du mot tory. À partir du moment, en effet, où l’on renonce à la croyance que l’histoire de l’humanité serait régie par un « mystérieux processus » baptisé « nécessité historique », les dossiers philosophiques de l’idéologie progressiste avait conduit à traiter comme des affaires classées se retrouvent inévitablement rouverts. En d’autres termes, dès que l’on accepte de rompre avec l’idée que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur, il devient enfin possible d’envisager sous un tout autre angle l’expérience historique de l’humanité. C’est alors seulement qu’on peut commencer à comprendre que la volonté d’édifier un monde meilleur – volonté en elle-même légitime – risque toujours de conduire au pire si nous négligeons simultanément de lutte, comme le préconisait Camus, « pour empêche que le monde ne se défasse ».

C’est cette nécessité pratique de protéger les fondements même de la vie en commun – qu’ils soient moraux ou matériels – qui explique que toute critique anticapitaliste cohérente – c’est le grand mérite d’Orwell de l’avoir compris – doit intégrer, par définition, une dimension conservatrice. Ce sens du passé – sans lequel le projet socialiste perdrait l’une de ses principales conditions de possibilité – n’a donc rien à voir avec une volonté de fuir le présent ni même avec une quelconque nostalgie. […] Il se fonde, au contraire, sur la compréhension – intuitive ou réfléchie – que la condition humaine n’est pas sans conditions. »[4]

L’« anarchisme tory » accompagne donc le besoin d’une préservation du monde commun d’une critique radicale du capitalisme, de la marchandisation et de ses variantes idéologiques qui empêchent d’ancrer le projet d’émancipation dans une conscience socio-historique plus large. Contrairement au nationalisme conservateur qui insiste sur le rejet du libéralisme culturel tout en préservant les jalons du libéralisme économique et politique, afin de mieux opposer idéologie libertarienne et progressisme comme si cette dichotomie épuisait le champ des possibles, le socialisme républicain essaie d’articuler étroitement « préservation et émancipation » dans une perspective qui pourrait être qualifiée de « gauche institutionnaliste ».

Évidemment, ce courant sera rapidement identifié au nationalisme conservateur par les adeptes de la social-démocratie libérale et de l’anticapitalisme anti-institutionnaliste qui structurent le champ idéologique de la gauche contemporaine. Il n’en demeure pas moins que le socialisme républicain se distingue clairement du conservatisme, car ce dernier reste enfermé dans le « moment conservateur » de la critique, ne problématise pas l’idée d’ « identité » qu’elle prend pour une vérité évidente et transcendante, et ne propose pas un réel dépassement des contradictions de la société actuelle.

Comme le souligne Christopher Lasch, la critique conservatrice du progrès demeure abstraite parce qu’elle insiste sur un passé immuable sans proposer de réappropriation critique de celui-ci. Elle oppose la Modernité et la Tradition comme deux blocs monolithiques en excluant tout rapport non-traditionnel à l’histoire. « Maintenant que nous avons commencé à prendre conscience des limites écologiques à l’expansion économique, nous avons besoin de soumettre l’idée de progrès à une critique minutieuse ; mais une vision nostalgique du passé ne fournit pas les arguments nécessaires à une telle critique. Elle ne nous donne qu’une image inversée du progrès. »[5]

Le nationalisme représente ainsi l’image renversée de la gauche progressiste, en remplaçant le primat de la justice sociale par le dogme de la Nation, sans examiner la trajectoire historique d’un peuple inséré à l’intérieur de rapports de pouvoir économiques et politiques qui définissent le champ de son émancipation. Dans sa version modérée, le nationalisme civique et réformiste préserve toutes les dimensions du libéralisme (économique, politique et culturel) en excluant la possibilité du socialisme et de la démocratie radicale en se contentant d’une souveraineté-association basée sur un gouvernement représentatif. À l’inverse, le nationalisme conservateur troque le culte du Progrès par celui de l’Histoire, avec une conception figée de l’État-nation comme seul bloc immémorial pouvant s’opposer au libéralisme multiculturaliste anglo-saxon.

Critique de la gauche institutionnaliste

L’accent « institutionnaliste » du socialisme républicain et sa critique virulente de la gauche progressiste amène ce courant à miser sur la protection sociale représentée par la État, la souveraineté nationale et la culture pour contrebalancer l’émancipation abstraite des approches réformistes et déconstructivistes. Le rejet complet du libéralisme économique, politique et culturel, qui s’accompagne d’un souci particulier pour le passé, la mémoire, la tradition, le sens commun, la nation et les classes populaires, pourrait évidemment faire pencher l'équilibre entre préservation et émancipation du premier côté. Comme cette identité politique tente de se détacher de l’hégémonie du progressisme qui fait abstraction des conditions institutionnelles et culturelles de l’autonomie individuelle et collective, elle omet de réfléchir aux critères de justice ou aux principes critiques qui permettraient de limiter les formes subtiles de domination inhérentes à certaines formes de protection sociale. Si nous avons besoin d’institutions pour édifier un monde commun, comment pouvons-nous les définir pour s’assurer que celles-ci soient émancipatrices ? La réponse à cette question semble malheureusement déborder le champ conceptuel du socialisme républicain stricto sensu.

La philosophie hégélienne sous-jacente à cette théorie de la société met l’accent sur les modes de « reproduction formelle de la société », celle-ci étant comprise à partir des concepts de totalité et de médiation. L’expression politique de cette vision du monde prend la forme d’un holisme socialiste opposé à l’atomisme libéral. Ce parti pris se reflète dans la primauté de l’universel, où l’État constitue le peuple et non l’inverse, celui-ci n’étant qu’une multitude informe sans l’existence d’une totalité qui lui donne forme de l’extérieur. Le socialisme républicain peut donc facilement s’accommoder d’une politique de la représentation, d’une philosophie de l’esprit objectif répondant aux aspirations du mouvement souverainiste. L’identité nationale n’apparaît plus comme une essence figée mais comme un processus d’objectivation par lequel une conscience collective cherche à se réaliser en se donnant des institutions qui lui permettront de se reconnaître elle-même comme totalité. Le républicanisme nationaliste de Danic Parenteau illustre bien cette idée :

« La raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en 1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, en passant par l’indépendance du Soudan du Sud il y a trois ans. Cette raison est intemporelle et universelle. »[6] Le principe sous-jacent à cette perspective est donc celui de la souveraineté de l’État, les institutions précédant logiquement l’émancipation des individus.

Par contraste, la gauche émancipatrice critique le « moment conservateur » du socialisme républicain en tant que négation abstraite (ou morale) de la gauche postmoderne, cette dernière opposant mécaniquement préservation et émancipation. Or, la gauche institutionnaliste représente  une « négation de la négation » de la protection sociale, qui ne parvient pas à poser le fondement de sa logique sur un principe positif. Cette identité politique est donc essentiellement réactive, car elle s’attarde à la critique théorique du capitalisme, du postmodernisme et des faux-semblants de l’émancipation qui nient l’importance de la société et de la préservation, sans prendre le temps d’affirmer ce qui la rend vraie dans l’expérience concrète et dans la pratique. Comme le souligne Karl Marx en critiquant Hegel dans des manuscrits de 1844 :

« La position, ou l’affirmation et la confirmation de soi, qui repose dans la négation de la négation est comprise comme une position qui n’est pas encore assurée d’elle-même, et donc encore affectée de son contraire, comme une position qui doute d’elle-même et qui donc a besoin d’une preuve, donc comme une position qui ne se prouve pas par sa propre existence, qui ne s’avoue pas comme telle, et à laquelle s’oppose donc de façon directe et immédiate la position fondée sur soi-même de ce qui est certain de manière sensible. »[7]

L’opposition formelle au « progressisme » met l’accent sur les racines de la liberté, et non sur l’exercice réel de la liberté par les individus vivants. La radicalisation du socialisme républicain, qui est en même temps son renversement pratique, insiste sur le « moment émancipateur » qui dépasse la tradition par un mouvement de suppression/préservation, afin de réaliser les promesses inaccomplies du passé. Dans cette perspective, la société n’est ni objective, ni subjective ; elle n’est pas une chose ou une substance concrète, une totalité déjà constituée, mais elle ne se réduit pas non plus à une pure fiction, à une idée partagée par plusieurs individus qui se reconnaissent comme faisant partie d’un groupe.

La société est à la fois un fond virtuel et un horizon potentiel, qui doivent être actualisés par la praxis des sujets vivants qui savent saisir l’éclair du passé pour faire sauter le temps homogène et vide de la continuité historique qui empêche le présent d’advenir. Autrement dit, la société n’est pas d’abord le résultat d’un long processus de reproduction symbolique et institutionnelle par le lent polissage de l’histoire, car cette activité d’auto-conservation représente la forme extérieure d’un devenir vivant qui échappe à la répétition et rompt avec l’ordre de la représentation. L’histoire qui se fait est plutôt le fruit d’une reprise, d’une expérience de transformation qui prend racine dans une rencontre surprenante avec un héritage dont elle refait le sens. Cette perspective inspirée par les thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin souligne la charge explosive du passé, dont l’activation par un sujet politique permet d’ouvrir un espace d’émancipation permettant aux générations actuelles de s’arracher aux déterminations de leur époque.

« L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire. »[8]

D’une certaine manière, le socialisme républicain repose sur une philosophie pré-marxiste au sens où la société, l’histoire, la culture et les institutions sont conçues comme des objets, des choses persistant à travers le temps, bref comme le substrat de l’humanité, et non comme le produit d’une activité pratique. « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. »[9]

Alors que le socialisme républicain souligne que la société et les institutions précèdent ontologiquement les individus, insistant ainsi sur la reconnaissance d’un héritage prenant d’abord la forme d’une réceptivité passive (culture première), la gauche émancipatrice fait place à l’activité créatrice de la culture seconde. Elle est beaucoup plus à l’aise avec le pluralisme et certaines implications normatives du libéralisme culturel, car elle prend en compte l’intersectionnalité des formes de domination qu’elle cherche à articuler avec la nécessité d’institutions communes et des phénomènes généralement oubliés comme l’oppression nationale[10]. Autrement dit, elle est moins en réaction contre le postmodernisme que la gauche institutionnaliste et le nationalisme conservateur, parce qu’elle considère la société de masse comme un donné qu’elle cherche à dépasser par la construction d’une nouvelle culture qui dépasse l’apologie de l’immédiateté.

La gauche émancipatrice ne se sépare pas complètement du passé à la manière de la modernité et du progressisme de la gauche actuelle, qui rompt tout lien avec cet héritage ; elle développe une conscience historique qui a pour objet la construction d’un avenir par l’élaboration d’un projet politique visant à préserver un « monde commun ». Dans une société postmoderne déliée par la marchandisation, la culture commune n’est plus un donné, un « déjà là » qu’il faudrait simplement rejeter ou conserver, mais une tâche historique, un horizon à reconstituer par la reprise critique des trésors du passé.


Socialisme républicain
Gauche émancipatrice
Critique de la marchandisation
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Émancipation
+
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Protection sociale
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La souveraineté populaire comme fondement pratique de la république

La gauche émancipatrice cherche ainsi à dépasser l’idéalisme du socialisme républicain, car dans une république, disait Hegel, c’est pour une Idée que l’on vit. Or, le fondement de la république ne se retrouve pas d’abord dans le primat des valeurs collectives, ni dans l’égalité formelle de tous les citoyens devant la loi, ni dans l’identité nationale fondée sur l’histoire, mais dans la primauté ontologique du peuple qui représente le pôle vivant et constituant de l’État. Si la république représente le projet d’une société, celui-ci ne deviendra effectif qu’à travers la pratique émancipatrice d’un sujet collectif qui actualisera sa propre puissance constituante. La souveraineté populaire n’exclut pas l’idée de souveraineté nationale, ni l’importance de l’histoire comme source de compréhension de soi et d’inspiration inestimable. Mais elle considère cette souveraineté nationale-étatique comme un dérivé d’un phénomène plus profond. Comme le souligne Sébastien Ricard dans son texte sur la souveraineté renversée :

« L’idée de la souveraineté est ce qui cache le fait de la souveraineté. […] Au Québec, et chez les souverainistes tout particulièrement, la souveraineté populaire est généralement confondue avec le droit à l’auto-détermination des peuples, ce dernier s’étant exprimé, du moins le croit-on, lors des deux référendums sur la souveraineté du Québec. Mais en vérité ce droit procède de ce principe. On pourrait argumenter que l’un et l’autre sont une seule et même chose et ce serait accepter que les deux sont donc absents. Mais le principe a préséance sur le droit. Il est ce sur quoi le droit s’échafaude. Alors que le droit est perfectible, amendable, corruptible, et sujet à toutes les interprétations, le principe est un et inaliénable, vertical et structurant. Le peuple est par essence souverain. […] Ce ne sont pas les États qui fondent les peuples, mais bien les peuples qui fondent les États. Reconnaître cette prémisse, c’est admettre du même coup la souveraineté ontologique, inaliénable, du peuple, première et constitutive. Dans la mesure où il veut affirmer, consacrer, par son pouvoir constituant, sa présence structurante et verticale, le peuple affirme sa souveraineté ontologique, inaliénable, et pose du même coup un geste de rupture. »[11]
La gauche émancipatrice, tout en reconnaissant le primat ontologique de la souveraineté populaire en tant que vecteur de l’émancipation, ancre celle-ci dans le besoin d’enracinement qui n’est pas autre chose que la conscience historique qui permet au souci de préservation de s’inscrire dans une activité pratique de transformation du monde. « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. »[12] Il faut donc dépasser l’image figée des racines de la liberté par l’activité vivante de l’enracinement qui définit un double processus de préservation/émancipation.

La gauche émancipatrice permet ainsi de réaliser l’idée du socialisme républicain en lui révélant l’activité créatrice qui lui donne vie, la praxis instituante qui crée les institutions qui permettront à la société et aux individus d’assurer leur autonomie. Et cette perspective dépasse le mirage anti-institutionnaliste de la gauche radicale en renversant sa signification étymologique. En effet, si la gauche radicale désigne une perspective d’émancipation cherchant à débusquer la cause profonde des injustices sociales, faisant ainsi une obsession de la racine du problème, elle ne pense pas le problème de la racine, c’est-à-dire l’articulation de l’émancipation avec la nécessité d’une préservation active du monde commun.

La critique théorique de la gauche radicale par le socialisme républicain se transforme par l’activité pratique d’un pouvoir constituant qui dépasse la fausse dichotomie entre la gauche abstraite et le nationalisme désuet, en réunissant les principes d’émancipation et de protection sociale par la praxis de la souveraineté populaire. Cette perspective trace les contours d’un socialisme démocratique comme alternative globale au capitalisme et au gouvernement représentatif, par une attention particulière au commun, à la culture, aux institutions et aux classes populaires. Ce souci de préservation est lui-même modéré par la conscience critique et la délibération démocratique comme ingrédients de réflexivité culturelle, permettant de déguiser la nouveauté d’un projet révolutionnaire dans les habits d’une tradition réappropriée par un sujet collectif qui cherche à faire éclater le continuum de l’histoire.

« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’« à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’« à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenant comme une seconde Rome. Elle citait l’Ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx. »[13]




[1] Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu et la République, Le Bord de l’eau, Paris, 2009
[2] Christian Nadeau, Liberté, égalité, solidarité. Refonder la démocratie et la justice sociale, Boréal, Montréal, 2013
[3] Philippe Chanial, « Les trésors perdus du socialisme associationniste français », Hermès, vol. 36, 2003, p.52
[4] « Jean-Claude Michéa répond à dix questions », dans Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert, Les racines de la liberté. Réflexions à partir de l’anarchisme tory, Nota Bene, 2014, p.328-329
[5] Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Flammarion, Paris, 2006 p.16
[6] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014,
http://www.ledevoir.com/politique/quebec/407177/lad
[7] Karl Marx, Manuscrits de 1844, troisième cahier, p.158-159
[8] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », XVI, dans Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p.440-44
[10] Jonathan Durand Folco, Oppression nationale et intersectionnalité, Ekopolitica, 15 septembre 2013,
[11] Sébastien Ricard, La souveraineté renversée. Rapport final des États généraux sur la souveraineté du Québec, juin 2014, p.12-13-22 http://www.ledevoir.com/documents/pdf/ricard_rapportdissident.pdf
[12] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, Paris, 1949, p.9
[13] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », XIV, p.439

Au-delà de la gauche et du nationalisme : Partie 1


Cartographie des identités politiques

Pour faire le ménage dans les débats idéologiques fort complexes qui animent notre époque, il convient de distinguer les discours et leurs principes constitutifs qui constituent les identités politiques. L’identité politique est une forme particulière d’identité sociale qui définit l’appartenance des individus à des groupes partageant des idées communes sur l’organisation du pouvoir dans la société. L’idée politique va au-delà de l’identification partisane, car elle peut s’incarner dans des mouvements, réseaux et petits groupes qui défendent des visions aussi variées que le nationalisme, le socialisme, l’anarchisme, le conservatisme, la théorie queer, le pluralisme, etc. De plus, les identités politiques ne se limitent pas à des systèmes d’idées abstraites parce qu’elles embrassent également les croyances implicites, les symboles, la culture et les pratiques relatives de groupes déterminés. Ce sont donc des totalités concrètes et signifiantes particulières qui aspirent à redéfinir les structures économiques, institutions politiques et/ou les pratiques sociales au sein d’une collectivité.

Les identités politiques, bien qu’elles possèdent une certaine stabilité qui permet de les caractériser au sein de l’espace public, sont des entités historiques et donc dynamiques qui interviennent pour critiquer, légitimer ou transformer les rapports de pouvoir entre différents groupes. Cette caractéristique apparemment anodine implique une conséquence majeure sur le plan théorique et pratique ; les identités politiques ne sont pas des individus séparés évoluant en vase clos, mais des processus interdépendants, des entités qui se définissent en fonction des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Elles représentent en quelque sorte des nébuleuses, évoluant par le biais de processus physico-chimiques et de forces gravitationnelles, qui permettent l’attraction et la différenciation des éléments qui la composent. Bien qu’il ne soit pas question ici de faire une sorte d’« astrophysique politique », qui dégagerait les mécanismes psychologiques, sociaux et historiques expliquant la genèse, la persistance, la mort et la transformation de ce type d’identités (socialisation, psychologie morale, cadres cognitifs, mobilisation des ressources, etc.), il convient tout de même de tracer une carte des constellations politiques de notre temps. Pour distinguer les différentes identités politiques, nous ferons appel à l’analyse de Nancy Fraser concernant le « triple mouvement » de la marchandisation, la protection sociale et l’émancipation.

La marchandisation désigne le « désencastrement » de l’économie par rapport à la société, c’est-à-dire le processus par lequel le marché se détache des normes culturelles et politiques de la collectivité en devenant un système autonome qui étend ses valeurs (efficacité, maximisation de l’utilité, contractualisme, concurrence, compétitivité) à l’ensemble des secteurs de la société, celle-ci devenant un simple appendice du marché. Ce mouvement entraîne la désintégration des communautés, l’éclatement des solidarités, la privatisation des institutions publiques et le pillage de la nature. La Grande Transformation de Karl Polanyi, qui décrit ce long processus historique par lequel la foi libérale en l’auto-régulation du marché au XIXe siècle mène à la catastrophe financière des années 30, la montée du fascisme et la Seconde Guerre mondiale, souligne également un contre-mouvement de « protection sociale » par lequel la société tente de formuler de nouvelles normes et régulations pour « ré-encastrer » l’économie à l’intérieur de limites compatibles avec la préservation des communautés et de la nature.  Ce double mouvement décortiqué dans le grand ouvrage de Karl Polanyi s’avère particulièrement éclairant à notre époque.

« L’histoire que relate La Grande Transformation rappelle fortement certaines évolutions actuelles. De prime abord, il existe de bonnes raisons pour considérer que la crise actuelle trouve ses racines dans les récentes tentatives de débarrasser les marchés de toute réglementation (tant nationale qu’internationale) instaurée après la Seconde Guerre mondiale. Ce que nous appelons aujourd’hui le « néolibéralisme » n’est rien d’autre que le retour de la croyance dans le « marché auto-régulateur » qui prévalait au XIXe siècle et qui a déclenché la crise capitaliste décrite par Polanyi. Aujourd’hui, comme à l’époque, les tentatives pour appliquer ce credo à la vie réelle détruisent les liens sociaux, les moyens de subsistance et la nature. Aujourd’hui, comme à l’époque, des forces d’opposition se mobilisent pour faire cesser ces destructions. La crise actuelle peut donc raisonnablement être considérée comme le retour de la grande transformation »[1].

Or, cette opposition entre marchandisation et protection présente un tiers manquant qui permet d’identifier les formes d’inégalités sournoises qui passent généralement sous le radar de l’économie dominante et des institutions qui prétendent « défendre la société ». « Concentré à l’excès sur les luttes contre les ravages du marché, cet ouvrage néglige les luttes contre les injustices ancrées dans la « société » et enchâssées dans les protections sociales. C’est pourquoi les théoriciennes féministes ne sauraient adopter le cadre théorique de Polanyi tel qu’il apparaît dans La Grande Transformation. Il importe de le remodeler pour dégager une nouvelle conception de la crise capitaliste, une conception qui évite non seulement l’économisme réducteur, mais aussi une lecture romancée de la « société ». […]

Ce troisième projet historique, que j’appellerai « émancipation », vise à démanteler toutes les formes d’assujettissement ancrées dans la « société ». […] Pour comprendre pourquoi, il faut prendre en considération le fait que l’émancipation diffère fortement de la principale catégorie positive de Polanyi, à savoir la protection sociale. Alors que la protection s’oppose à l’exposition, l’émancipation s’oppose à la domination. Tandis que la protection vise à protéger la « société » des effets désintégrateurs des marchés non régulés, l’émancipation vise à mettre fin à la domination d’où qu’elle vienne, de la société comme de l’économie. Si l’objet de la protection est d’assujettir les échanges marchands à des normes non économiques, celui de l’émancipation est de soumettre à la fois les échanges marchands et les normes non-marchandes à un examen critique. Enfin, si les valeurs suprêmes de la protection sont la sécurité, la stabilité et la solidarité sociales, la priorité de l’émancipation est la non-domination. »[2]

L’articulation entre la marchandisation, la protection sociale et l’émancipation ne va pas de soi ; la combinaison de ces principes forme différentes configurations qui définissent les identités politiques contemporaines. Celles-ci entretiennent non seulement des rapports ambivalents avec le discours dominant, mais présentent des attitudes contradictoires envers les institutions. La critique du néolibéralisme, qui représente à juste titre l’idéologie dominante de la société, sinon la force réelle par laquelle ce discours hégémonique transforme les institutions communes et les subjectivités de manière à les faire fonctionner comme le marché[3], se retrouve à différents degrés au sein des « contre-discours » qui cherchent à limiter les dégâts du processus de marchandisation intégrale du monde. Or, les diverses composantes du libéralisme (économique, politique et culturel) sont rejetées de manière inégale, ce qui permet de distinguer des idéologies relativement proches mais qui entretiennent différents antagonismes entre elles, ces identités politiques se critiquant mutuellement sans qu’elles soient capables de proposer une alternative globale et cohérente contre le néolibéralisme. Après avoir dégagé deux principales formes d’identités politiques prévalant au Québec à l’heure actuelle (elles même différenciées en deux sous-courants), nous proposerons une nouvelle alternative qui pourrait surmonter les contradictions entre des critiques partielles du libéralisme et de fonder un nouveau projet politique.

Les deux variantes de la gauche

La gauche contemporaine est structurée sur le « progressisme » qui accepte, dans une large mesure, l’idéal de non-domination et la conception libérale de la liberté négative. Elle rejette généralement la liberté positive des Anciens et de l’humanisme civique, associée à une définition substantielle de la vie bonne prenant racine dans l’activité citoyenne et la communauté. Le progressisme entretient ainsi une certaine méfiance vis-à-vis des institutions et des valeurs collectives, celles-ci étant susceptibles d’interférer avec les droits individuels et les minorités qui pourraient être brimés par la tyrannie de la majorité ou un État trop imposant. Dans sa version modérée, la gauche libérale se base sur l’individualisme méthodologique qui met l’accent sur l’égalité formelle des individus et considère que la justice consiste à assurer une certaine équité par la redistribution des ressources issues du surplus coopératif, essentiellement produit par le marché. Elle suppose donc une économie marchande et un État qui doit veiller à réguler celui-ci, acceptant ici largement les prémisses du capitalisme et du gouvernement représentatif. Autrement dit, les libéraux « progressistes », par opposition aux libéraux conservateurs et libertariens (qui misent sur l’accroissement de la marchandisation pour réduire le pouvoir de l’État et libérer l’individu), se contentent généralement d’un libéralisme politique associé à une régulation du libéralisme économique, tout en reconnaissant l’importance du pluralisme, soit la non-imposition d’une conception commune du Bien prenant parfois la forme du multiculturalisme. Le libéralisme de gauche s’associe généralement avec l’idée social-démocrate d’une économie mixte (composée d’entreprises privées et d’un secteur public fort) et d’une démocratie représentative qui permettraient la maximisation des libertés individuelles et l’allocation équitable des ressources.

Face à cette gauche modérée et réformiste, la gauche radicale amène une critique plus sévère du libéralisme politique et économique, considérant que le gouvernement représentatif et l’économie de marché ne permettent pas de maximiser les libertés individuelles et d’assurer la justice. Elle rejette donc les prémisses des démocraties libérales en prônant une forme radicale de participation citoyenne (démocratie directe), une transformation substantielle de l’État bourgeois ou encore l’abolition pure et simple de toute forme de gouvernement centralisé. Du point de vue économique, la gauche radicale met de l’avant les vertus de l’autogestion, la planification démocratique, l’abolition de la propriété privée des moyens de production et toutes formes de transformations nécessaires au dépassement du système capitaliste. Si le libéralisme de gauche représente la négation du libéralisme abstrait (néolibéral) par la mise en place d’institutions régulatrices, la gauche radicale rejette la critique abstraite du néolibéralisme par la gauche libérale, qui occulte les rapports de forces asymétriques du capitalisme et les contraintes structurelles qui empêchent une réelle libération des individus, laquelle ne deviendra possible que par une transformation globale du système économique et politique.

La gauche radicale propose donc une critique beaucoup plus systématique du néolibéralisme que la version naïve du libéralisme progressiste, mais entretient la même méfiance face au pouvoir potentiellement oppresseur des institutions, celles-ci pouvant entraîner une perte de liberté individuelle et une discrimination implicite de divers groupes sociaux. Tandis que la gauche libérale possède une conception instrumentale des institutions (outils de régulation économique, politique et sociale), la gauche radicale rejette systématiquement toute forme de structure ou d’institutions qui ne seraient pas strictement contrôlés par des groupes affinitaires, l’autogestion ou une démocratie directe. Les idées de Nation, de Peuple et de Souveraineté suscitent généralement une réaction allergique de cette gauche anti-institutionnaliste, parce que ces notions sont conçues comme des fictions qui occultent la lutte des classes, des unités homogènes étouffant les différences individuelles et l’identité des minorités.

La gauche radicale est donc davantage pluraliste que la gauche libérale, car elle dépasse une vision purement abstraite de l’individu (homo economicus ou citoyen d’un État) pour considérer l’ensemble des particularismes qui doivent être pris en compte pour éviter toute forme de domination en termes de sexe, genre, race, ethnie, âge, capacité physique, etc. Elle favorise donc la déconstruction des identités collectives, la critique systématique des institutions, le rejet de la Tradition, etc. Elle concentre donc toute son attention sur le principe d’émancipation, rejetant les protections sociales (encastrées dans l’État et la culture) au profit d’une auto-organisation des individus et des groupes opprimés. Alors que la gauche modérée possède une vision faible de la protection sociale, la gauche anticapitaliste de tendance anarchiste suppose une conception négative de la protection sociale.

Ces deux variantes de la gauche sont donc ancrées sur l’idée d’une auto-fondation de l’émancipation, incompatible avec une définition positive ou substantielle des institutions et l’idée de « société » comprise comme une totalité objective. Le libéralisme culturel est conservé, le libéralisme politique et économique étant préservés ou rejetés en fonction de la critique plus ou moins poussée de la marchandisation. C’est pourquoi ces deux formes dominantes de la gauche contemporaine (modérée ou anticapitaliste) représentent deux versions plus ou moins radicales du libéralisme ou du pluralisme, car elles opèrent une critique de la marchandisation à partir d’une conception négative de la liberté, fondée la primauté normative du principe d’émancipation. Sur le plan philosophique et académique, ces deux courants sont illustrés par l’opposition entre la philosophie politique anglo-saxonne (inspirée des travaux de John Rawls) et la théorie critique issue de la philosophie continentale et des sciences sociales, bien qu’il y ait un certain chevauchement entre ces deux traditions.

Les deux visages du nationalisme

Tandis que la gauche modérée et radicale critiquent le néolibéralisme par le biais de la question sociale (justice socio-économique) et le principe d’émancipation, le nationalisme met de l’avant la protection sociale de l’État-nation comme vecteur d’intégration de la communauté et de solidarité politique. La question nationale, particulièrement importante au Québec à cause de son histoire spécifique et du mouvement souverainiste, se retrouve également dans de nombreux pays européens. Le nationalisme peut prendre des visages variés comme l’indépendantisme (généralement progressiste à la manière des mouvements de libération nationale en Écosse et en Catalogne), ou le national-populisme de tendance conservatrice et identitaire qui insiste sur la protection de la solidarité nationale contre les méfaits de la marchandisation et des institutions européennes dans les État-nations déjà constitués. Si la première forme de nationalisme prend souvent une forme social-démocrate, réformiste, socialiste voire révolutionnaire, la deuxième s’apparente au conservatisme, à l’extrême droite, voire au fascisme dans certains cas (UKIP, Front national, Aube Dorée, etc.). Qu’est-ce qui unit et différencie ces deux courants, et pourquoi représentent-ils une voie distincte de la gauche libérale ou radicale ?

Tout d’abord, le nationalisme se considère généralement comme étant ni à gauche ni à droite, car il se distingue à la fois de l’idéologie néolibérale qui met de l’avant la marchandisation, et de la gauche qui insiste sur l’émancipation, la justice et la diversité. La gauche comme la droite se situent sur un axe socio-économique qui fait abstraction de la question nationale, tandis que la nationalisme se rattache davantage à une conception de la liberté positive qui identifie la citoyenneté à l’adhésion forte à une communauté politique qui doit devenir ou demeurer souveraine par rapport à d’autres États-nations. Les institutions publiques, les valeurs collectives et les normes culturelles ne sont pas vues comme des simples instruments de régulation des libertés individuelles ou des vecteurs potentiels de domination, mais comme des sources symboliques et politiques positives qui définissent les conditions objectives de la liberté.

La différence entre le nationalisme progressiste et conservateur réside dans son rapport ambivalent aux principales composantes du libéralisme. Généralement, le nationalisme social-démocrate préserve le libéralisme politique et économique à la manière de la gauche libérale, car il souhaite la fondation d’un État-nation basé sur les principes du gouvernement représentatif et d’une économie de marché régulée. Cette identité politique admet également le libéralisme culturel sous la forme d’un pluralisme qui accepte l’interculturalisme comme voie mitoyenne de reconnaissance de la majorité historique et des minorités dans un dialogue réciproque. À la manière de la gauche modérée, le nationalisme progressiste retient tous les éléments du libéralisme en critiquant légèrement les dérives de la marchandisation, tout en ajoutant la nécessité de former un État-nation dans les situations historiques où celui-ci n’est pas encore souverain et demeure sous la tutelle d’une autre puissance. C’est pourquoi cette variante douce du nationalisme se retrouve dans le cas des luttes pour l’émancipation nationale, la protection sociale étant d’abord un moyen d’assurer la capacité pour un peuple de se gouverner lui-même.

Par contraste, le nationalisme conservateur rejette fortement le discours pluraliste et la forme faible du nationalisme civique qui n’admettent pas l’identité nationale comme principe ultime d’organisation du pouvoir. Cette forme dure de nationalisme voit la lutte pour l’émancipation nationale comme un moyen pour protéger une identité collective définie par son appartenance historique, culturelle et symbolique. La protection sociale représente donc le socle de la critique de la marchandisation, ce discours étant beaucoup plus virulent à l’endroit de la mondialisation néolibérale et de la gauche postmoderne. Ces deux courants sont mis dans le même sac de l’idéologie post-nationale, les « inclusifs » libéraux et l’anticapitalisme s’accordant pour rejeter toute tentative d’affirmation nationale d’une majorité en crise identitaire. Le nationalisme conservateur est donc farouchement hostile à l’inclusion de la gauche modérée ou radicale au sein des rangs nationalistes, ceux-ci étant vus comme des facteurs de délégitimation de l’identité nationale.

Paradoxalement, le national-populisme manipule habilement la rhétorique marxiste et la critique radicale de la mondialisation néolibérale, afin de montrer la nécessité d’un État-nation fort pour garantir la souveraineté populaire et nationale. À cet égard, cette forme de nationalisme conservateur se rapproche beaucoup de la gauche radicale quant à sa critique de la marchandisation, à la différence subtile mais importante qu’elle ne remet pas en question le capitalisme, sinon par une dénonciation morale de la société de consommation qui dissout les mœurs nationales et favorise l’individualisme triomphant. Mais cette identité politique préserve les principes du marché pour défendre les classes moyennes et les petits entrepreneurs contre les multinationales, ainsi que le gouvernement représentatif comme facteur d’ordre face à l’extrémisme de la démocratie directe et des mouvements sociaux qui rejettent l’État et la communauté nationale. Le principal coupable est donc le libéralisme culturel, le cosmopolitisme et les idéologies post-nationales qui doivent être remplacés par le primat d’une culture majoritaire unitaire comme source première de liberté collective.

Ce discours, qui prétend dépasser l’opposition gauche/droite par une troisième voie nationaliste-radicale, constitue le socle idéologique des différents mouvements d’extrême droite qui fleurissent dans une majorité de pays européens qui vivent d’importances crises sociales à l’heure actuelle. Lorsqu’il est tempéré par un conservatisme soft et un certain libéralisme politique, à la manière de la pensée de Mathieu Bock-Côté et du think tank identitaire Génération Nationale au Québec, ces courants demeurent compatibles avec les présupposés de la démocratie. Néanmoins, leur radicalisation se rapproche de la nébuleuse de l’extrême droite, même si celle-ci brouille efficacement les repères idéologiques et le clivage gauche/droite pour assurer sa respectabilité. Le noyau idéologique du nationalisme conservateur québécois est exprimé dans le manifeste du groupe Génération Nationale, qui résume l'idée de l'identité nationale comme foyer principal de la protection sociale.

« Génération Nationale a été fondée dans le but de faire la promotion de l’idée de nation auprès de la jeunesse québécoise. Alors que la question de notre statut national n’est toujours pas réglée, une forme d’autodénigrement décomplexé sous couvert de bons sentiments semble émerger au sein de nos élites. Tandis que le Québec semble actuellement bloqué, notre jeunesse n’est pas à l’abris des pièges liés aux deux courants idéologiques post-nationaux se livrant à une compétition en matière de « progressisme » et de « modernisme ». D’un côté, la « gauche », « accommodante » à souhait, s’estime parfois « citoyenne du monde », « cosmopolite » et rejette les frontières. La rhétorique de la « tolérance » est sur-utilisée par elle pour camoufler le vertueux reniement de soi. Son « progressisme » la mène à l’acceptation de pratiques archaïques et obscurantistes au nom de « l’ouverture à l’autre ». De l’autre, une nouvelle « droite » s’auto-qualifie bien souvent de « libertarienne ». Ceux qui s’en réclament versent dans un individualisme forcené et dans un rejet viscéral de l’appartenance nationale. Ceux qui s’en réclament sont bien souvent anglomanes, fédéralistes, partisans de la mondialisation financière et obsédés par la culture américaine. Entre ces deux options, l’idée nationale doit prévaloir comme horizon de pensée. Génération Nationale réaffirme la légitimité même de la majorité historique de se définir comme référence culturelle. Notre statut de « petite nation » - dont l’existence même n’est aucunement garantie à long terme - exige précisément une fermeté accrue en matière d’affirmation identitaire. La nation se doit d’être le cadre de solidarité et de protection de ses composantes, surtout à l’ère de la mondialisation soi-disant immuable. »[4]

Le national-populisme peut mener, dans un contexte de crise sociale, de polarisation et de crispation des identités, à alimenter la haine des minorités culturelles et des libertés individuelles en privilégiant une protection sociale forte qui rejette idéologiquement le principe d’émancipation (non-domination) tout en préservant le capitalisme sous l’autorité d’un État-nation renforcé. Le rejet populaire des élites libérales (des gouvernements de droite comme de gauche), jumelé à la faiblesse historique de la gauche radicale dans la plupart des pays européens (sauf en Grèce et en Espagne), permettent aux mouvances identitaires d’apparaître aux yeux des mases comme la principale alternative politique face aux forces dissolvantes du libéralisme anglo-saxon, sans remettre en question les mécanismes de la marchandisation et les risques d’un recours non-critique à une protection sociale déliée de toute perspective d’émancipation.

« Dénoncer simultanément le socialisme et le capitalisme, comme une seule et même descendance de l’individualisme, permet au [national-populisme], à l’aide d’une formule unique, de se poser aux yeux des masses comme l’ennemi juré des deux. De cette façon, l’hostilité du peuple envers le capitalisme libéral est retournée avec grand succès contre le socialisme, sans la moindre réflexion sur les formes non libérales, c’est-à-dire corporatives, du capitalisme. La supercherie, bien qu’inconsciente, est des plus astucieuses. On identifie d’abord le libéralisme au capitalisme ; puis, on soumet le libéralisme au supplice de la planche ; mais le capitalisme n’est pas mauvais nageur et il s’en sort indemne, sous un nouveau nom. »[5]


Gauche libérale
Gauche radicale
Nationalisme social-démocrate
Nationalisme conservateur
Critique de la marchandisation
+
+++
+
++
Émancipation

++
+++
+

Protection sociale

+

++
+++

À suivre…




[1] Nancy Fraser, « Entre marchandisation et protection sociale. Les ambivalences du féminisme dans la crise du capitalisme », dans Nancy Fraser, Le Féminisme en mouvements, La Découverte, Paris, 2012, p.311-312
[2] Ibid., p.312-317
[3] Christian Laval, Pierre Dardot. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2010
[5] Karl Polanyi, « L’essence du fascisme », dans Essais de Karl Polanyi, Seuil, Paris, 2008, p.375