Le dos large de la Gauche Postmoderne®
Malgré les « maladresses et simplifications » du Manifeste contre le dogmatisme universitaire, qui reprend à son compte « certains des arguments utilisés par les ténors de la droite conservatrice québécoise », le dernier texte de Pierre Mouterde semble valider son argument de fond; il y aurait bel et bien un problème avec la « rectitude politique » de la gauche postmoderne, soit « cet ensemble de sommations qui nous sont faites, par exemple, de ne plus prononcer tel ou tel mot, de ne plus faire telle ou telle chose, pour soigner les apparences publiques, donner l’impression de la vertu. »
Certes, la réplique facile « ce n’est qu’un discours de droite » est simpliste et relativement superficielle. Je suis également d'accord avec l'idée que la rectitude politique, la bien-pensance, le dogmatisme et le moralisme existent bien dans certains courants de la gauche contemporaine. Mais pourquoi diable attribuer le monopole de ces accusations aux « approches victimisantes » d'une partie de la gauche radicale québécoise, qui aurait une « tendance indéniable à endosser les logiques perverses de la rectitude politique »?
Selon Mouterde, ce glissement serait d'abord attribuable à « l’irruption dans la langue militante de nouveaux concepts, de nouvelles préoccupations théoriques (l’intersectionnalité, l’appropriation culturelle, le décolonialisme, etc.) ». Ces approches auraient le malheur de concevoir les « acteurs sociaux non pas comme des entités appartenant à une même société, formant un « nous collectif » susceptible de s’auto-émanciper [...], mais comme des monades sociales fragmentées à l’infini, séparées les unes des autres à tout jamais : femmes (racisées ou pas), Autochtones, LGBTQ, handicapés, etc. »
Au final, Mouterde s'accorde avec les auteurs du manifeste en associant ces dérives à « la posture culturelle postmoderne, posture qui tend — au nom d’un individualisme exacerbé — à mettre de côté les grands récits historiques et ainsi à en finir avec toute histoire politique et collective digne de ce nom ». Bref, qu'on soit un nationaliste conservateur autodéclaré comme Philippe Lorange, ou un socialiste indépendantiste près de Québec solidaire comme Pierre Mouterde, la fameuse Gauche Postmoderne® serait à l'origine des « pertes de repères », « fragmentations » et « dérives » de notre temps.
Bon, par où commencer?
1. La rectitude politique n’est pas la gauche postmoderne, et la deuxième n'est pas à l'origine de la première. La rectitude politique, le dogmatisme et le sectarisme sont des dérives virtuellement présentes dans tous les courants de la gauche, et même dans toutes les idéologies politiques, qu’elles soient marxistes, multiculturalistes, nationalistes, conservatrices ou néofascistes. Je suis d'accord pour critiquer le dogmatisme, mais pourquoi toujours répéter le refrain trompeur que celui-ci serait automatiquement équivalent à la gauche postmoderne dans son ensemble?
2. La Gauche Postmoderne® est une étiquette superficielle et confuse, un vocable aux contours flous qui regroupe des choses très hétérogènes. Qu'y a-t-il de commun entre Foucault et le féminisme décolonial, Derrida et l'intersectionnalité, Lyotard et les mouvements de libération autochtone? Une haine commune de « l'homme blanc occidental » ou un rejet des « acteurs collectifs de l'auto-émancipation »? En fait, le melting pot de la Gauche Postmoderne® recouvre autant le postmarxisme de Laclau et Mouffe (qui critiquent les approches différentialistes et revendiquant la construction d’un peuple unifié), les courants néodeleuziens dans la lignée de Hardt et Negri, les cultural studies à tendance littéraire, certains courants issus du féminisme noir, les études queer, différentes variantes de l'intersectionnalité, etc. D'autres vont y ajouter selon le goût du jour la lutte contre l'islamophobie (qu'y a-t-il de postmoderne là-dedans?), l’éthique animale (dont l'argumentaire est surtout issu de la philosophie analytique contemporaine), le féminisme dans son ensemble (critique de la domination genrée), ou encore des courants marginaux comme le « séparatisme lesbien ». Bref, la Gauche Postmoderne® a le dos large, très large.
3. Ce contre quoi Mouterde s'oppose, tout comme le Manifeste des jeunes conservateurs, c'est une certaine conception (mal-comprise) de l'intersectionnalité. Selon Mouterde, le problème principal de la « gauche intersectionnelle », outre son dogmatisme essentiel, son moralisme intrinsèque et sa rectitude consubstantielle, serait son goût prononcé pour la fragmentation. Comme l'affirme Mouterde dans sa conversation avec Marcos Ancelovici retranscrite dans le livre La gauche en commun (Écosociété, 2019): « Le concept d'intersectionnalité ne fait qu'additionner les différentes oppressions les unes aux autres [...] il nous rappelle qu'il n'y a pas une, mais deux, trois, quatre oppressions différenciées, avant de nous expliquer comment les combattre séparément sur leur terrain spécifique »[1].
Ancelovici rappelle à juste titre: « Mais pas du tout! L'analyse pense l'imbrication des rapports sociaux, pas leur addition. Il s'agit de voir comment ils se constituent mutuellement », tout en soulignant que cette approche possède une véritable portée pratique pour l'élargissement et l'articulation des luttes. Mais Mouterde persiste et signe en soutenant que l'intersectionnalité « n'arrive pas à penser le cadre politique ». Elle serait enfermée dans « une espèce de conception théorique alternative »[2], un cadre de pensée qui l'amènerait à voir tous les enjeux d'oppression en termes seulement éthiques, ce qui amènerait inéluctablement vers la fragmentation et la rectitude tant honnie.
4. S'il y a lieu de mentionner qu'il existe bien des simplifications essentialisantes, des interprétations moralisatrices et des visions individualisantes de l'intersectionnalité, c'est aller un peu vite en affaires que de tout mettre dans le même panier. Mouterde tombe dans la réduction ad absurdum ou le sophisme de la pente glissante en soutenant cette chaîne d'équivalence douteuse: gauche postmoderne = intersectionnalité = fragmentation = rectitude politique = poison. Il contribue ainsi à alimenter certaines confusions au lieu d'éclaircir les débats théoriques et stratégiques de la gauche contemporaine.
5. Ce que nous avons de besoin aujourd'hui, ce n'est pas d'un débat stérile sur l'idée farfelue que l'idéologie intersectionnelle aurait soi-disant envahi le monde universitaire comme une nouvelle forme de « colonisation mentale », mais plutôt une discussion franche, constructive et honnête sur les usages et mésusages, avancées et mécompréhensions, forces et limites, de cette fameuse « intersectionnalité » au sein de nos pratiques militantes et nos luttes politiques.
Par exemple, dans le livre d’Aurora Koechlin La révolution féministe (La Fabrique, 2019), celle-ci analyse finement les mérites et lacunes de la stratégie intersectionnelle en prenant soin de bien situer sa perspective et d’apporter les nuances nécessaires : « On peut en effet adresser des critiques à la stratégie intersectionnelle qui sont proches de celles adressées par la tradition marxiste à un certain « gauchisme ». Mais il serait erroné de réduire la stratégie intersectionnelle à un simple « gauchisme », de même qu’à une simple conséquence de la pensée dite poststructuraliste. Elle est plus complexe que cela, et c’est pour cette raison que pour bien la comprendre, et pour bien voir ses limites, il faut l’analyser de plus près. La première tâche est de caractériser cette stratégie et de voir en quoi, malgré des intuitions justes, elle demeure insuffisante. Surtout, certaines de ses dérives, qui ne sont pas systématiques et, il est important de le préciser, ne concernent pas l’ensemble du féminisme intersectionnel. […] Je me positionne ici en dialogue avec les personnes qui se reconnaissent dans cette stratégie, parce que, sur beaucoup de points, nous avons des accords et parce que je viens moi-même de cette tradition politique. Je m’appuierai essentiellement sur ma propre expérience du milieu intersectionnel parisien de la première moitié des années 2010 pour développer mon argumentation. »[3]
Koechlin aborde ensuite un certain nombre d’enjeux concernant les conceptions tronquées des privilèges, certaines oppositions binaires, tendances individualisantes, prétentions à l’infaillibilité, enfermements dans l’entre-soi, relations internes de pouvoir, et courses à la radicalité qui affectent avant tout certains milieux militants (et non le monde universitaire per se). Mais elle ajoute aussitôt : « bien évidemment, les mécanismes que j’ai décrits sont typifiés et ne sont pas systématiques. Il ne s’agit pas de faire le procès de l’intersectionnalité militante, mais d’interroger une certaine compréhension militante de l’intersectionnalité. […] Les limites de la stratégie intersectionnelle n’impliquent pas qu’il ne faut rien en conserver. Au contraire : ses critiques systématiques de l’instrumentalisation du féminisme à des fins islamophobes, racistes et impérialistes, sa déconstruction du genre, sa réflexion sur le croisement des dominations, constituent des acquis précieux pour nous. Mais c’est sur les questions stratégiques que réside un désaccord, qui recoupe d’ailleurs en grande partie des divergences quant à l’analyse des dominations. »[4]
6. Sans être expert en matière d’intersectionnalité, j'apprends encore beaucoup encore sur le sujet en lisant directement les livres sur la question, et en écoutant attentivement mes camarades féministes et antiracistes qui racontent les usages fort utiles et dérives possibles au sein de leurs combats, lesquels me concernent également. Dans un contexte de forte polarisation des débats, où la nuance devient la première victime de la « guerre des idées », l’écoute est devenue une vertu politique (et pas simplement morale), de la plus haute importance. À nous de la cultiver, non pas pour se complaire dans l’attitude vertueuse qui se croit du bon côté de l’Histoire, mais pour agir ensemble, politiquement, croiser nos luttes, et en finir avec ce système de dominations imbriquées.
[1] Marcos Ancelovici, Pierre Mouterde, Stéphane Chalifour, Judith Trudeau, Une gauche en commun. Dialogue sur l’anarchisme et le socialisme, Montréal, Écosociété, 2019, p. 149.
[2] Ibid., p. 149-150.
[3] Aurora Koechlin, La révolution féministe, Paris, La Fabrique, 2019, p. 125-126.
[4] Ibid., p. 147-148
Crédit photo: Olivier Zuida Le Devoir
