vendredi 21 juin 2013

Lettre à l’indépendantiste


Je dois tout d’abord te souhaiter mes condoléances, car le départ de ton chef ne sera pas sans conséquence sur l’avenir d’Option nationale et du mouvement souverainiste. C’est un moment historique qui est en train de se jouer, et tu es, pour le meilleur et pour le pire, situé à la frontière des plaques tectoniques responsables de ce tremblement de terre. La politique est une chose fascinante, semblable à la vie, qui est à la fois extrêmement dynamique et libre, et parsemée de contraintes et de contradictions qui déterminent parfois sa trajectoire dans la longue durée.

Qui aurait deviné que cette jeune et fringante formation politique, qui n’hésite pas à éduquer le peuple de la nécessité historique de la souveraineté, frapperait une telle crise aussi rapidement, avec le départ soudain de sa tête dirigeante. Tous s’entendent pour dire que l’Idée d’Option nationale, c’est l’indépendance. Mais une abstraction ne peut devenir matérielle sans un cerveau qui la pense, la réfléchit et lui donne une forme. C’est bien l’image, le discours, la pédagogie du LIT et l’allure générale du parti qui ont été élaborés par Jean-Martin Aussant, qui aura été un chef attentif à l’esprit du temps. Simplicité, clarté et sincérité sont les grandes vertus de son approche, qui donne une couleur et une forme compréhensible au projet colossal de la souveraineté. D’une certaine façon, il aura été celui qui aura le plus « démocratisé » l’idée d’indépendance depuis les quinze dernières années, en forgeant une nouvelle culture souverainiste, jeune et convaincue.

« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. » - Antonio Gramsci

Cet héritage pédagogique, le « Aussant éducateur », doit être précieusement conservé dans la mémoire militante. Pourtant, il ne saurait pas sage de continuer à porter le projet qu’il aura contribué à former, sans examiner les raisons profondes de l’impasse dans lequel il se trouve actuellement. Derrière les motivations familiales très réelles qui motivent son départ, une décision subite de la sorte ne peut pas être le résultat d’un choix calme effectué dans la confiance en l’avenir souverainiste. Devant l’immense travail d’organisation qui devra être accompli d’ici les prochaines élections, l’absence d’une circonscription gagnable dans la région montréalaise, et l’impossibilité d’effectuer des ententes avec les autres partis, il y a un blocage réel de la « convergence nationale ». L’éclatement de la famille souverainiste est bien entamé, avec la création de Québec solidaire en 2006 et d’Option nationale cinq années plus tard, deux frères sortis de la cuisse de Jupiter.

Ces deux partis représentent en fait deux parties essentielles du projet inachevé de la Révolution tranquille, qui ne sont plus portées par son dernier grand véhicule politique : le Parti québécois. Depuis la montée du « bouchardisme » qui est devenu l’esprit dominant du mouvement nationaliste, que ce soit sous sa mouture autonomiste avec l’ADQ et la CAQ, ou dans le virage néolibéral et conservateur du PQ, nous, progressistes et indépendantistes, sommes devenus les « orphelins de Bouchard ». Québec solidaire s’est rassemblé autour de la gauche, c’est-à-dire l’idée d’émancipation sociale, perspective à partir de laquelle elle interprète la question économique, écologique, politique, démocratique et nationale. De son côté, Option nationale s’est réuni autour de l’idée initiale de René Lévesque, qui voulait faire une coalition entre toutes les classes sociales à l’intérieur d’un projet rassembleur, à couleur social-démocrate qui reflétait l’esprit du temps.

QS reprenait à son compte l’idéal de Parti pris et de l’aile ferrettiste du RIN, qui ne pouvaient pas séparer l’indépendance du féminisme et du socialisme. Cette frange radicale, qui souhaitait d’abord poursuivre le travail d’éducation populaire afin de préparer la « rupture » avec l’ordre économique et politique dominant, en créant un réel parti des travailleurs où l’émancipation nationale serait avant tout celle du « peuple » québécois et non de son élite, fut exclue dès l’origine par le mouvement souveraineté-association de René Lévesque. Lorsque celui-ci fonda le Parti québécois et que Pierre Bourgault décida de saborder le parti pour rejoindre le grand véhicule de la coalition, la voie « indépendantiste » est disparue en tant que force politique organisée. Malgré l’hégémonie du courant marxiste-léniniste dans les années 1970, la lente reconstruction de la gauche dans les vingt années suivantes aura finalement réussi à renouer l’articulation de la question sociale et nationale. Le manifeste « Pour un Québec lucide » aura précipité la création de Québec solidaire, établissant les germes d’un nouveau nationalisme contre-hégémonique, rompant avec la domination péquiste, le néolibéralisme et le conservatisme.

Pourtant, l’émergence de la nouvelle gauche féministe, écologiste et altermondialiste n’aura pas réussi à convaincre les nationalistes « progressistes » adhérant encore à l’idéal du modèle québécois, au primat de la question nationale sur la question sociale, et à un pragmatisme économique mélangeant des éléments de néolibéralisme et d’étatisme redistributif. Ceux-ci seront restés dans le champ gravitationnel de la constellation péquiste, jusqu’au moment où celle-ci aura renoncé à l’objectif premier de la souveraineté pour mieux se consacrer à la « bonne gouvernance » menant aux conditions gagnantes. Si le virage néolibéral aura d’abord irrité les solidaires en les obligeant à former leur parti, le virage autonomiste initié par Bouchard et prolongé par Marois aura irrité les souverainistes pressés, ces « caribous » décriés par Legault.

Avant de savoir si le parti pourra survivre au départ de sa tête dirigeante, il faut se demander quel est le but premier de l’organisation, et le meilleur moyen de l’atteindre. Si l’idéal est celui-ci de René Lévesque, alors le discours méta-péquiste continuera d’exercer son hégémonie en attendant que le principal parti décide de délaisser son bouchardisme pour revenir à ses sources. Cela est-il possible ? Si nous comprenons bien la conjoncture sociale, économique, politique et historique, il semble que le Parti québécois frappera un mur aux prochaines élections, ce qui entraînera la crise définitive du souverainisme sous toutes ces formes. Une nouvelle course au leadership pourrait alors être envisagée, celle-ci pouvant attirée les candidatures de Bernard Drainville, Jean-François Lisée, Pierre-Karl Péladeau, et qui sait, peut-être Jean-Martin Aussant.

Dans ce scénario peu probable, mais envisageable, l’économiste souverainiste et pragmatique répliquerait le schème de Jacques Parizeau, son père spirituel, qui quitta le Parti québécois lors de la crise du « beau risque » en 1984, avant de revenir à la tête du parti quatre ans plus tard. Aussant reviendrait-il sauver le grand véhicule souverainiste après son éventuelle défaite de 2014, afin de relancer un processus souverainiste pour 2018 ? Il est difficile de ne pas faire référence à cette célèbre remarque de Marx : « Hegel fait remarquer quelque part que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. »

Cependant, si le but ultime est l’indépendance, et non la formule pédagogique du LIT qui n’est que la représentation sensible de ce principe, alors il faut se demander si la forme même d’Option nationale est encore appropriée pour répondre à cette exigence. Il faut prendre au sérieux le slogan préféré du chef « la cause avant le parti », en réfléchissant à la meilleure stratégie permettant de faire avancer la cause à l’intérieur des forces politiques existantes. Option nationale est en quelque sorte l’aile jeunesse, vivante et dynamique, du Parti québécois qui s’est malheureusement bureaucratisé, professionnalisé et coupé de sa base militante. C’est pourquoi il ne serait pas très pratique de revenir à l’intérieur de cette grande structure, car il devient presque impossible de la modifier substantiellement de l’intérieur. À ce titre, Option nationale, le Nouveau mouvement pour le Québec et une foule d’autres organisations souverainistes ont réussi à faire avancer l’idée d’indépendance précisément parce qu’ils étaient à l’extérieur des impératifs administratifs et électoralistes du PQ.

Or, le but d’un parti est la conquête du pouvoir d’État pour appliquer son programme sur le plan institutionnel. Si Option nationale est d’abord et avant tout un organe pédagogique faisant la promotion de la souveraineté sur toutes les tribunes de l’espace public, alors il a encore une légitimité certaine en tant que mouvement politique et groupe d’éducation populaire ; mais non en tant que parti politique ! Si le but est de faire l’indépendance et que seul un parti/coalition est capable d’implanter cette réforme révolutionnaire sur le plan politique, alors il faut se demander quel parti/coalition pourrait éventuellement réaliser cette transformation. Un candidat potentiel, mais longtemps marginalisé à cause de son supposé « manque de conviction souverainiste » réside dans la principale force émergente de la scène politique nationale : Québec solidaire.

Bien que le militantisme soit d’abord une affaire « d’identité », c’est-à-dire un processus d’identification à une image, un discours, une manière de sentir qui nous ressemble, il faut dépasser ce premier stade « sensible » pour passer au stade « éthique et politique », fondé sur des principes moraux et des réflexions stratégiques. Évidemment, Québec solidaire n’a pas la même culture politique, la même image qu’Option nationale, il est moins « respectable » aux yeux de la population, car souvent démonisé par les chroniqueurs de droite et les médias de masse. Ce parti est craint non pas parce qu’il est « extrémiste », mais parce qu’il dérange l’ordre établi, amène des idées subversives et ose remettre en question des lieux communs, en proposant des alternatives qui ne sont pas seulement cosmétiques. Sur ce point, le nationalisme de Bourgault résonne particulièrement bien dans l’enceinte solidaire, car celle-ci cherche à définir une émancipation nationale et populaire qui refuse de flatter la classe dominante dans le sens du poil.

« Je suis obligé de terminer très rapidement en vous disant que nous devons refuser de tenter de nous faire une image de respectabilité qui soit l’image traditionnelle des notables, des possédants, des riches et des bourgeois. La respectabilité, ça n’est pas une image. C’est ce à quoi on arrive quand après des années, on se retrouve fidèles à ses objectifs du début, fidèles à ses principes du début et fidèles à ses rêves du début. C’est de cette respectabilité-là que nous devons vivre. Voyez-vous, ce qui n’est pas respectable aujourd’hui peut l’être demain, aussi bien chez les hommes que pour les idées. Ho Chi Minh n’était pas respectable il l’est devenu. Castro n’était pas respectable il l’est devenu. De Gaulle n’était pas respectable il l’est devenu, parce qu’ils sont restés fidèles à leurs rêves de jeunesse. »

Québec solidaire est né du même terreau qu’Option nationale, d’une jeunesse en quête de liberté, d’une génération post-référendaire, ouverte sur le monde et précisément souverainiste dans le but de se faire entendre sur le plan international. La défense de la culture, mais aussi de la justice sociale, de l’environnement, de la démocratie, toutes ces valeurs sont partagées par QS et ON, à divers degrés. La différence fondamentale entre les deux organisations demeure la grille d’analyse permettant de concrétiser ses objectifs : critique pour la première, méta-péquiste pour la seconde. Ce qui manque à la première pour convaincre la seconde de se joindre à elle, c’est de démontrer clairement que la gauche n’est pas un frein au rassemblement pour l’indépendance nationale, mais un tremplin.

L’indépendance populaire ne sera pas d’abord le fruit des urnes, d’une élite technocratique semblable à la Révolution tranquille, mais le produit d’une convergence des mouvements sociaux, des mobilisations citoyennes de toutes sortes, groupes écologistes, étudiants, autochtones, féministes, anti-impérialistes, etc. Ce sont les acteurs du changement social qui pourront « driver » le projet d’émancipation nationale, au sens de dynamiser, piloter, mouvoir, conduire. Ce n’est pas une organisation de la société civile comme le Conseil de la souveraineté du Québec, ni des groupuscules indépendantistes, ni un grand parti vendu au nationalisme pétrolier et l’impérialisme canadien, qui pourront assurer la libération du peuple québécois.

Ni la fragmentation des luttes (postmodernisme), ni la relégation des grands débats de société sous le faux consensus de l’identité nationale (conservatisme déguisé), ne mèneront à l’indépendance. C’est la reconstruction de l’unité populaire, orientée par l’élaboration collective d’un projet de pays, qui pourra motiver et favoriser les conditions pratiques de cette transformation sociale. Il ne suffit pas de changer de pays pour garder la société et la vie quotidienne exactement comme elle est. Ce qu’il faut, c’est changer le pays, en changeant la société. Et pour changer la société, il faut changer de pays. L’indépendance n’est pas un but un en soi, mais une étape nécessaire d’un projet général ; l’indépendance, c’est le « moment national » d’un processus d’émancipation globale. Celui-ci est directement lié à l’émancipation sociale des groupes subalternes, qu’ils soient autochtones, minoritaires, précaires, etc.

C’est pourquoi cela ne fait pas de sens de dire que la gauche aurait « priorité » sur l’indépendance, car celle-ci correspond à la négation d’une oppression nationale. Mais cette lutte pour la libération d’un peuple, fondée sur le principe d’auto-détermination, ne peut se faire en niant d’autres formes de domination, comme l’exploitation économique ou l’oppression des femmes, des autres peuples, des communautés culturelles, des êtres vivants non-humains, etc. Le projet national n’aura plus jamais le monopole de l’espace politique, et c’est pourquoi il s’agit de faire une synthèse, à l’aide d’une vision systématique du changement social, permettant d’assurer la réalisation effective de l’émancipation nationale.

Évidemment, ce discours ne se retrouve pas tel quel dans l’ensemble des instances du parti, dans chaque phrase des porte-parole, dans toutes les discussions du militant ordinaire, ou chez l’ensemble des électeurs de Québec solidaire. Mais il existe déjà, concrètement, à l’intérieur du programme (Un pays démocratique et pluriel, Pour un Québec indépendant), à travers de nombreuses réflexions stratégiques, et dans l’esprit général qui s’élabore progressivement à l’intérieur du parti-processus. De plus, la démarche de l’Assemblée constituante a été adoptée officiellement lors des États généraux sur la souveraineté d’avril 2013 et du congrès de Convergence nationale de mai 2013, consacrant ainsi, contre toute attente, la stratégie de Québec solidaire comme voie privilégiée du mouvement souverainiste. Nul ne peut donc dire que cette formation n’est pas « vraiment » souverainiste, alors que sa position est devenue dominante et qu’elle est intégrée depuis un bon moment dans son programme.

Finalement, cette lettre ne s’adresse pas à l’ensemble des militant.es d’Option nationale, qu’ils soient de centre, de gauche ou de droite. Elle vise d’abord les nationalistes progressistes, les patriotes adhérant à l’esprit républicain, les défenseurs du bien commun et des institutions qui permettraient au peuple québécois de s’auto-gouverner. Cette lettre s’adresse à toi, l’indépendantiste, personne amoureuse du Québec, qui s’est immédiatement reconnu dans le discours accrocheur d’Option nationale, avec une sympathie toujours latente pour son principal frère, Québec solidaire.

Tu considères celui-ci comme la deuxième meilleure option, car tu sais au fond de toi que le Parti québécois est mort depuis longtemps. Mais tu te reconnais à travers le discours de ton chef et ton parti, et tu hésites encore à faire le saut vers un monde inconnu, qui a maintes fois été critiqué par tes pairs. Tu as peut-être peur de te sentir à l’étroit, à côté de féministes, écologistes ou socialistes, qui n’auraient pas un véritable intérêt pour l’indépendance, voyant celle-ci comme un aspect secondaire de la question sociale, un simple instrument technique, sans dignité autre, pour la réalisation d’un programme de gauche auquel la population n’adhère pas encore.

Si certains solidaires croient cela, c’est qu’ils ne reconnaissent pas encore que l’indépendance est d’abord le fruit d’une lutte, d’une grande entreprise de libération collective, au même titre que les luttes pour l’abolition de l’esclavage, le mouvement des noirs, des femmes, etc. L’indépendance est fondamentalement un combat pour la liberté, la dignité, l’égalité et la solidarité. Si tu as peur de te retrouver désorienté au sein du parti, de ne pas trouver de personnes partageant la même « sensibilité politique » que toi,  sache que la Commission thématique sur la souveraineté compte de nombreux membres et qu’elle est l’une des plus dynamiques de Québec solidaire. De plus, rien ne nous n’empêche de former une tendance politique à l’intérieur d’un collectif, à la manière de Gauche socialiste ou Décroissance conviviale.

Ainsi, pourquoi ne pas fonder le collectif « Gauche indépendantiste », qui réunirait les nationalistes progressistes, républicains, indépendantistes et autres ardents défenseurs de cette lutte pour la libération et l’auto-gouvernement du peuple québécois ? Celui-ci aurait comme mission d’articuler le programme du parti à l’intérieur de la perspective de l’indépendance populaire, qui pourrait former le pivot conceptuel et stratégique d’une véritable mobilisation de masse, basée sur une éducation politique des membres et de la population. Ceci est une invitation, à toute personne ou groupe se sentant interpellé par la perspective d'une libération nationale et solidaire.

Enfin, il faut reconnaître que « grande famille souverainiste » est en train d’éclater sous nos yeux : les ententes électorales entre les trois partis sont définitivement écartées, le Nouveau mouvement pour le Québec a perdu son leader Jocelyn Desjardins, Marois décline dans les sondages, Aussant délaisse son parti en pleine crise, le Conseil de la souveraineté souhaite changer son image sans réussir à se réinventer véritablement. Mille et un facteurs expliquent cette importante transformation, et c’est pourquoi il faut prendre le temps de réfléchir et de faire un bilan historique qui dépasse les causes immédiates de cette crise. Celle-ci n’est pas conjoncturelle, mais structurelle. Il n’est plus possible de ressusciter l’idée phare de René Lévesque, car elle appartient à l’époque révolue de la Révolution tranquille. Pour le meilleur et pour le pire, ce processus s’est arrêté brusquement au début des années 1980, et la révolution est morte après le deuxième échec référendaire.

Prenons acte de l’histoire sociale, culturelle, économique, politique du Québec contemporain, et reposons le projet d’indépendance sur une nouvelle base. Il n’est plus possible de mettre un seul enjeu au-dessus des autres, que ce soit la lutte contre la pauvreté, la souveraineté, la défense des espèces menacées ou la paix dans le monde. La crise systémique du capitalisme, de l’environnement et de la démocratie nous oblige à proposer une alternative désirable, viable et atteignable, liée à une théorie de l’émancipation basée sur l’idée de la justice sociale et politique, une critique de la reproduction des schèmes de domination, l’analyse des contradictions qui ouvrent des possibilités d’expérimentation, et une perspective stratégique de la transformation des institutions. L’indépendance n’est pas autre chose qu’une pratique collective visant à libérer l’avenir du Québec, dans tous les sens tu terme. 

lundi 17 juin 2013

Enquête sur le bouchardisme


Notes sur le césarisme québécois

Dans l’article sur L’émergence du Front nationaliste conservateur québécois, la trajectoire titubante du Parti québécois était considérée comme un indice, un élément révélateur du réalignement des forces politiques dans un contexte de crise du modèle québécois. Par la suite, le rapport complexe entre nationalisme identitaire et idéologie libertarienne fut analysé à partir du rôle central des intellectuels, qui contribuent à la reconfiguration des partis à l’intérieur d’une matrice idéologique commune, dont le récent virage populiste du PQ représente le principal symptôme. Or, cette histoire critique du souverainisme ne saurait être complète sans mentionner le personnage clé du nationalisme conservateur au Québec : Lucien Bouchard.

Cette enquête sur le bouchardisme se situe dans la continuité de travaux de sociologie politique portant sur les « discours de légitimation » qui accompagnent le virage néolibéral dans différents pays du monde, comme le livre de Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2008. L’explication complète du jeu des forces économiques ne saurait se limiter à une simple description de l’infrastructure, car la révolution conservatrice entreprise dans les années 1980 en Grande-Bretagne ou 1990 au Québec est intiment liée à la superstructure, c’est-à-dire à la manière dont la société civile et les institutions politiques exercent leur influence grâce à un mélange de persuasion et de coercition.

Autrement dit, le renversement du rapport de force entre les mouvements syndicaux, populaires, communautaires d’une part, et le pouvoir économique du patronat, des chambres de commerce et des firmes transnationales d’autre part, n’aurait pas été si important sans la « médiation » d’une figure centrale, surgissant pour juguler la catastrophe de l’échec référendaire de 1995. Après la démission de Jacques Parizeau, Lucien Bouchard quitta le Bloc québécois et devint premier ministre du Québec pour combler la béance à la tête du Parti québécois en déroute et rassurer le peuple québécois démoralisé après ce grand match quasi nul, aux allures de traumatisme collectif. Orateur charismatique, craint et respecté pour sa clarté et sa capacité de diriger, il incarne une sorte de « césarisme » québécois.

« Dresser un catalogue des événements historiques qui ont culminé dans une grande personnalité « héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte sur B ou B sur A, mais aussi que ni A ni B ne l’emporte, mais qu’ils s’épuisent réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et s’assujettisse à ce qui reste de A et de B. […] Mais si le césarisme exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par  un équilibre des forces annonciateur de catastrophe, il n’a pas toujours la même signification historique. Il peut y avoir un césarisme progressif et un césarisme régressif et, en dernière analyse, ce n’est pas un schéma sociologique, mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte de chaque forme de césarisme.» Gramsci, cahier 13, 27

Si le bouchardisme représente un point de bascule dans l’histoire politique contemporaine du Québec, il ne doit pas être compris comme l’ensemble des actes particuliers de Lucien Bouchard, ni comme une doctrine unifiée sous-jacente à ses déclarations. Il s’agit plutôt d’une attitude générale visant à surmonter une contradiction propre à une situation historique déterminée, c’est-à-dire une manière particulière de gérer la crise ou le blocage d’un processus inachevé. Le bouchardisme ne représente pas une conscience claire du problème québécois, mais une « constellation idéologique » essayant de répondre, instinctivement, aux tensions fondamentales du nationalisme québécois et à l’échec de son principal projet politique : le souverainisme.

Une histoire de frères

Pour comprendre la constellation idéologique léguée par Lucien Bouchard, il est nécessaire de glisser un mot sur son comparse, Gérard Bouchard. Selon une hypothèse intéressante du professeur Joseph-Yvon Thériault, l’articulation entre les années 1990 et 2000 pourrait être éclairée par une étude comparée des deux frères, qui symbolisent en quelque sorte une décennie particulière. D’un côté, Lucien fonde le Bloc québécois en 1991, joue un rôle clé dans la campagne de 1995 et arrive comme capitaine du Parti québécois pour les cinq années suivantes, avant de quitter la vie politique en 2001 parce qu’il n’aurait pas réussi à raviver la flamme nationaliste et souverainiste.

De l’autre côté, Gérard publie son magnum opus Genèse des nations et cultures du Nouveau monde en 2000, qui retrace « l’américanité » de la nation québécoise à l’aide d’une histoire comparée et géographique permettant d’expliquer son caractère moderne, pluraliste et ouvert sur le monde. Son œuvre d’historien et de sociologue l’a amené à coprésider la commission sur les accommodements raisonnables auprès du philosophe Charles Taylor vers la fin de la décennie, « commission qui prendra la forme d'une sorte de psychanalyse de nos angoisses identitaires. »
http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/280553/que-restera-t-il-des-decennies-bouchard

Bien que l’enjeu constitutionnel et la question identitaire soient deux aspects liés d’un même problème, il est important de les distinguer afin de montrer la différence d’accent entre la voie nationaliste et l’approche souverainiste qui incarnent deux tendances de l’après-Révolution tranquille. « Lucien s'inscrit dans une continuité du Québec français, voire du Canada français. Il avait applaudi au beau risque de René Lévesque et participé au gouvernement de Mulroney. Nationaliste convaincu, ses convictions souverainistes sont plus modérées. On peut penser qu'il accepterait, comme la plupart des Québécois, un renouvellement autonomiste du Canada. Son souverainisme fut largement exacerbé par l'échec de Meech. Sa démission au début de l'an 2000 semble sonner le glas d'un tel pragmatisme politique. La quasi-victoire au référendum apparaît après coup comme le chant du cygne de la continuité souverainiste. Au reste, le conservatisme modéré qu'il a pratiqué comme premier ministre a provoqué une prise de distance de certains milieux de gauche par rapport au Parti québécois. »

Lucien aura donc contribué à l’émergence des « orphelins de Bouchard », selon l’expression de Gaétan Breton. Les personnes déçues par le virage conservateur et autonomiste du Parti québécois ont été marginalisées au sein de l’organisation (SPQ-Libre), dispersées dans la société civile (Nouveau Mouvement pour le Québec), réunies à l’intérieur de tiers partis souverainistes (Option nationale) ou engagées dans la reconstruction de la gauche (Québec solidaire).

De son côté, la figure de Gérard « incarne plutôt le volet « rupture » de la Révolution tranquille. Autrement dit, il est plus souverainiste que nationaliste. Pour lui, le Québec est une société « neuve » qui doit se méfier de son passé canadien-français, de ses angoisses identitaires. Lui-même (comme sa décennie) est moins en phase que son frère (et la décennie 1990) avec la tradition et le sentiment populaires québécois. Le souverainisme de Boisclair, qui marque une partie de la décennie 2000, est très typique de ce nationalisme qui ne s'avoue plus et qui a « l'histoire en trop » : le Québec se veut moderne, ouvert, pluriel, écologiste, progressiste. Mais la population ne suit pas. La crise des accommodements raisonnables et celle, plus récente, sur le cours Éthique et culture religieuse apparaissent comme une sorte de retour du refoulé. La commission que Gérard Bouchard coprésida a tenté d'expliquer aux Québécois francophones qu'ils sont dans l'erreur, que l'avenir ne saurait être que celui de l'ouverture au pluralisme. »

La révolution passive

Le conservatisme de Lucien et le progressisme de Gérard délimitent les frontières du discours nationaliste et souverainiste traditionnellement associé au Parti québécois. Il est donc nécessaire d’analyser les bordures du péquisme afin de mettre en évidence les tensions qui le constituent et la complexité qui l’anime. Tout d’abord, ce discours repose sur l’idée selon laquelle la souveraineté-association serait l’achèvement d’un processus d’émancipation nationale prenant racine dans la Révolution tranquille. Celle-ci doit être conçue comme une « révolution passive » au sens de Gramsci, c’est-à-dire une révolution « par le haut » où l’intervention étatique permet l’inclusion de nouveaux groupes sociaux à l’intérieur de l’hégémonie d’un nouvel ordre politique.

La révolution passive n’est pas le fruit d’un grand mouvement social ou d’une lutte populaire, ni l’invention miraculeuse d’une culture particulière, mais le résultat d’un processus général (industrialisation, urbanisation, keynésianisme, fordisme, naissance de l’État-providence), qui mélange des spécificités locales et contingentes à l’influence des relations internationales. « Le concept de révolution passive, il me semble, s’applique non seulement à l’Italie, mais également à tous les pays qui modernisent leur État à travers une série de réformes et de luttes nationales sans subir une révolution politique du type radical ou Jacobin. » Cahier 4, idée 57

La révolution passive est donc essentiellement technocratique, car une élite montante (intellectuels, avocats, journalistes, petits bourgeois issus des collèges classiques et des universités) parvint à opérer un changement institutionnel substantiel sans bouleversement social majeur, grâce à une alliance complexe de divers intérêts : syndicats, patronat et État-providence. Cette transformation importante représente un « compromis de classe », car l’extension des droits socio-économiques est venue au prix d’un faible contrôle démocratique de l’État et des moyens de production, et d’une intégration des forces de droite à l’intérieur de la question nationale. C’est pourquoi le projet de souveraineté-association élaboré par René Lévesque et porté par le Parti québécois s’inscrit dans une continuité historique marquée par une coalition gauche/droite (un mélange de révolution/restauration) et le refus de la rupture définitive avec l’ordre économico-politique dominant. C’est en quelque sorte une révolution sans révolution, rendue possible par une représentation limitée des intérêts (corporatisme) et un dialogue restreint sans remise en question des rapports de pouvoir (concertationnisme), sous la tutelle de l’État-providence et de l’impératif du « consensus », qui représente en fait l’hégémonie nationaliste/souverainiste du modèle québécois.

Du méta à l’hyper-péquisme

Comme le péquisme représente la synthèse inachevée de la Révolution tranquille, il comprend en son sein une contradiction qu’il n’a jamais réussi à surmonter. Le pôle progressiste de cette tension est représenté par le « méta-péquisme », c’est-à-dire l’idée de l’union des forces souverainistes par-delà le débat idéologique qui oppose libéralisme et socialisme. Le préfixe « méta » désigne le fait que le discours péquiste ne se limite pas au parti qui l’a fait naître, mais s’étend aux autres partis souverainistes et organisations de la société civile qui sont directement ou indirectement issus de ce mouvement. Malgré l’idée du primat de la question nationale sur la question sociale, le méta-péquisme endosse généralement un modèle social-démocrate à saveur étatiste, c’est-à-dire un capitalisme modéré par une redistribution et une démocratie représentative fonctionnelle.

Ce souverainisme progressiste se retrouve dans le programme d’Option nationale qui entend retourner aux sources du Parti québécois, et fut défendu par les figures pluralistes et pragmatiques comme Gérard Bouchard et André Boisclair. Ce dernier préconisait un équilibre entre la gauche et la droite semblable à la « troisième voie » de Tony Blair au Royaume-Uni : le social-libéralisme. Ce modèle socioéconomique vise à « soulager le capital » et « favoriser l’investissement privé » tout en adoptant quelques politiques sociales pour limiter les inégalités. Cette « coïncidence des opposés » est fréquemment revendiquée comme le remède miracle à la crise de confiance envers les élites et les institutions.

« Plus en profondeur, le Québec doit revenir au système d’équilibre qui soutenait ce qu’on a appelé le modèle québécois - essentiellement : un ensemble de politiques qui savaient faire la part des impératifs économiques et des objectifs sociaux. C’est cet équilibre délicat qui a été rompu depuis dix ans à cause d’une philosophie néolibérale trop agressive qui tend à éroder le tissu social et heurte de front les traditions et les valeurs des Québécois. Par ses politiques éclairées (tant celles du Parti libéral que du Parti québécois), le Québec des années 1970-2000 a su non seulement maintenir, mais renouveler son filet social tout en adoptant certaines politiques néolibérales et en soutenant la croissance de son économie. Il est même parvenu, durant cette période, à réduire à la fois la pauvreté et les inégalités. Il a ainsi fait la preuve que ce ne sont pas les programmes sociaux qui appauvrissent les États. »

La recette gagnante serait ainsi un soigneux mélange de néolibéralisme et de mesures sociales, fondé sur la phobie de la crise, le dogme de la bonne entente et le refoulement des contradictions qui traversent ce modèle historique fondamentalement instable. Le méta-péquisme n’aime pas la dérive conservatrice, mais croit encore en la résurrection de la grande coalition souverainiste, la Convergence nationale, arc-boutée sur le centre magique d’un monde qui n’existe plus. Il croit à l’Idée du PQ malgré son désenchantement vis-à-vis le parti, en regardant le printemps québécois avec les lunettes des années 1970. Le méta-péquisme est donc profondément enthousiaste, au sens du philosophe David Hume : « L’espoir, l’orgueil, la présomption, une imagination brûlante, liés à l’ignorance sont donc les véritables sources de l’enthousiasme. » Essai sur la superstition et l’enthousiasme. Le méta-péquisme répond au principe de plaisir en refusant la réalité du déclin. C’est une régression historique à la case départ d’un projet, sans réactualisation critique ; le méta-péquisme est la maladie infantile du souverainisme.

À l’inverse, le bouchardisme n’est pas un accident du péquisme, ni une excroissance infectieuse, mais une maladie congénitale, le résultat d’un développement historique. Il ne constitue pas une erreur de parcours, mais une tentative pour résoudre une contradiction fondamentale : c’est l’hyper-péquisme. Le bouchardisme, par principe de lucidité, a rejeté le principe de plaisir pour le remplacer par la vertu de l’austérité. Il ne croit plus à l’Idée du PQ, mais agit au nom de la sauvegarde du parti ; le salut par l’économie. Le slogan « l’économie d’abord » n’est pas d’abord de Charest, mais de Bouchard, les libéraux ayant simplement repris et prolongé la logique des néo-libéraux souverainistes.

Le triptyque nationaliste

L’hyper-péquisme représente la frontière droite de la matrice idéologique du souverainisme. Son origine remonte à la campagne référendaire de 1995, lors de l’entente tripartite entre le Bloc québécois, le Parti québécois et l’Action démocratique du Québec, qui inclut une offre de partenariat avec le Canada à l’intérieur de la question référendaire. Lucien Bouchard réussit alors à convaincre Jacques Parizeau de rester fidèle à l’idée d’association de René Lévesque, de même que Mario Dumont qui décida d’appuyer le Oui à cette unique condition. Ces trois partis forment en quelque sorte un bloc nationaliste, allant de l’autonomisme (ADQ) au souverainisme (PQ) en passant par l’ambivalence du bouchardisme qui surdétermine cette constellation.

Si la plupart des commentateurs ont l’habitude d’opposer rapidement l’ADQ et le PQ, notamment à propos de leur divergence théorique sur la question constitutionnelle, ils oublient bien souvent la convergence pratique de ces deux partis sur le plan socioéconomique. L’idée des conditions gagnantes (ou le moratoire de dix ans), l’obsession du redressement économique par le déficit zéro, ainsi qu’une série de mesures de centre-droit sont devenues des normes implicites du nationalisme, qui peine encore à se remettre de l’échec référendaire. Malgré le départ de Lucien Bouchard de la « scène politique formelle » en 2001, celui-ci continue à exercer une influence certaine sur la société civile québécoise. Le bouchardisme représente une sorte de spectre idéologique qui établit une réforme « morale et intellectuelle » de la question sociale et nationale. Le personnage lui-même continue à exercer son hégémonie, que ce soit à titre de président du conseil d’administration de l’Association gazière et pétrolière et du Québec, ou par la rédaction d’articles et de manifestes comme Pour un Québec lucide en 2006.

À ce titre, un sondage publié le 6 mai 2006 dans le journal Le Devoir révéla que la moitié de la population appuierait le retour en politique de Lucien Bouchard, et qu’un parti mené par lui aux côtés de Mario Dumont devancerait de loin le PQ et le PLQ. Bien que Lucien ait répété à plusieurs reprises qu’il ne reviendrait pas à la vie politique active, ce dernier gouverne d’autant mieux qu’il n’est pas élu. C’est pourquoi plusieurs nationalistes, autonomistes et conservateurs réclament encore une « caution morale » qui permettrait de reformer un regroupement politique de lucides, c’est-à-dire un parti bouchardiste ou hyper-péquiste qui romprait définitivement avec le méta-péquisme.

« Constatant l'agonie de l'ADQ, surtout qu'elle a été, par hasard, drôlement accélérée par sa propre démission-choc, Éric Caire clame sur tous les toits son souhait de voir émerger une nouvelle coalition qu'il qualifie de "centre-droite". Frottant sa lampe magique en espérant y voir sortir un génie prêt à lui exaucer ses trois voeux, il rêve aussi de voir le Lucide-en-chef lui-même devenir géniteur de ladite coalition: "Oui, ce serait un beau rêve. Mais si on reste dans le domaine du rêve réalisable, une caution morale de Lucien Bouchard serait déjà un engagement très fort de sa part. Pourquoi pas le voir parrainer un mouvement comme celui-là sans y prendre une part plus active?" Lucien Bouchard comme "parrain" de la droite québécoise? Le rôle lui irait en effet comme un gant. Comme troisième souhait, M. Caire pense "à des gens comme François Legault, Joseph Facal, Jacques Ménard, André Pratte, pour ne nommer que ceux-là. Et il y en a d'autres." » http://voir.ca/chroniques/voix-publique/2009/11/11/la-caution-morale/

S’agit-il d’une idée saugrenue ou d’une réalité sociopolitique émergente? Cette anticipation des années 2000 serait-elle corroborée par la reconfiguration actuelle des forces conservatrices ? L’année 2011 est très instructive à cet égard.

La face cachée de l’amphithéâtre

Tout juste après l’effondrement Bloc québécois en mai 2011, le projet de loi 204 concernant l’entente de gestion entre la Ville de Québec et l’empire médiatique Quebecor sur la construction du nouvel amphithéâtre provoqua un grand émoi au sein du Parti québécois. La ligne de parti imposée par Pauline Marois visait d’abord à percer le bastion conservateur de Québec en appuyant une loi peu démocratique servant à assurer un projet teinté du populisme autoritaire du maire Régis Labeaume. L’amphithéâtre lui-même symbolise la dérive populiste du nationalisme québécois, méfiant envers les élites et gavé par l’industrie culturelle Quebecor. Mais ce symbole national se reflète aussi dans la dérive électoraliste et la ligne autoritaire de la tête dirigeante du Parti québécois.

L’épisode de l’amphithéâtre représente la goutte qui provoqua la démission de quatre figures importantes de l’aile progressiste et méta-péquiste du parti. Pierre Curzi (syndicaliste et comédien), Lisette Lapointe (femme de l’ex-premier ministre Parizeau) et Louise Beaudoin (historienne et sympathisante du Parti socialiste de France), claquèrent la porte à cause du manque de démocratie à l’interne. L’autoritarisme de Marois aura donc eu raison de cette frange progressiste du PQ. 

Ensuite, cette crise favorisa la démission de Jean-Martin Aussant, qui ne pouvait plus supporter l’approche autonomiste de la « gouvernance souverainiste ». Économiste pragmatique et souverainiste convaincu dans la droite ligne de Parizeau, il imita le départ de ce dernier lors de la crise du « beau risque » en novembre 1984, en créant un nouveau parti dédié à la pédagogie de la souveraineté. Ce n’est donc pas un hasard si Parizeau et Lapointe appuient maintenant Option nationale, devenu l’ultime gardien du méta-péquisme.

Curieusement, cet épisode névralgique de l’histoire récente du PQ ne se transforma pas en crise de leadership. Au contraire, la résilience de Marois lui valut d’être surnommée la « Dame de béton », ce qui n’est pas sans rappeler « la Dame de fer » (Margaret Thatcher). Outre ce rapprochement sémantique, il faut noter que l’entêtement de Marois (elle fut élue chef après deux défaites devant Landry et Boisclair) et son importante expérience (14 charges ministérielles) font d’elle une parfaite « synthèse » du Parti québécois, par le cumul des postes et la sédimentation de l’histoire de l’organisation. L’échec de l’approche Boisclair, la montée de la droite auprès des élites et des électeurs, ainsi que la crise non résolue des accommodements raisonnables font en sorte que Marois incarne maintenant l’hyper-péquisme, dominant la sphère politique par la relégation du méta-péquisme : exclusion du SPQ-Libre, mépris d’Option nationale, indifférence à la Convergence nationale, etc.

L’affaire Michaud comme avènement impromptu de la question ethnique

Une ambiguïté centrale du bouchardisme demeure la question de l’identité nationale. L’affaire Michaud est révélatrice de cette tension du péquisme parce qu’elle provoqua une importante crise en décembre 2000, trois mois avant la démission de Lucien Bouchard. L’adoption de la « motion scélérate » manifeste à plusieurs titres le phénomène du bouc émissaire, condamnant avec virulence des propos ambigus, mais considérés comme inexcusables à l’époque, ceux-ci exprimant en quelque sorte le « nationalisme ethnique » ou la « xénophobie latente » du peuple québécois : « Que l'Assemblée nationale dénonce sans nuance, de façon claire et unanime, les propos inacceptables à l'égard des communautés ethniques et, en particulier, à l'égard de la communauté juive tenus par Yves Michaud à l'occasion des audiences des états généraux sur le français à Montréal le 13 décembre 2000. »

Apprécié par la communauté anglophone et juive, Lucien n’hésita pas à jeter son fiel en accusant injustement Michaud, celui-ci reflétant l’impuissance du premier ministre à raviver la flamme nationaliste et souverainiste de son peuple. D’une certaine manière, le nationalisme identitaire représente « l’ombre » du bouchardisme (au sens de Carl Gustav Jung), c’est-à-dire une partie de notre psyché que nous refusons de voir en nous-mêmes, et qui se reflète parfois dans le visage effrayant de l’autre.

« Le point de départ est simple : la plupart des hommes ignorent leur ombre. (…) Le plus souvent elle est projetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants, ou dans l'entourage. Elle est « les gens » auxquels on prête la bêtise, la cruauté, la couardise qu'il serait tragique de se reconnaître. Elle est tout ce qui déclenche la jalousie, le dégoût, la tendresse. » Elie G. Humbert, L'homme aux prises avec l'inconscient, Espaces libres, Albin Michel, p. 29-44.

Ce double intérieur, que nous refusons de reconnaître, mais qui nous habite, représente des possibilités inexplorées qui peuvent se révéler ou non après quelques années. « Ce sont toutes les possibilités du sujet, ce qu'il aurait pu choisir ou être, mais qu'il n'a pas vécu jusqu'à présent. Ces potentialités font partie des aspects personnels (qualités et attributs propres à la personne) et collectifs (les possibilités humaines de développement) de la psyché. » Elysabeth Leblanc, la psychanalyse jungienne, Collection Essentialis, éd. Bernet-Danilot, avril 2002, p. 34

Cette rapide analyse jungienne de la politique québécoise ne vise pas à expliquer l’émergence du nationalisme identitaire à partir de la psychologie de Lucien Bouchard. Il n’est tout simplement pas possible de réduire un phénomène social à une manifestation individuelle. Au contraire, il s’agit seulement de montrer que le nationalisme identitaire n’est pas un trait nécessaire du bouchardisme, mais une potentialité pouvant survenir par le biais des contradictions internes d’une société. Si le projet politique représente la partie consciente ou le « moi » d’un phénomène social plus profond, alors il faut dénicher la part d’ombre qui se cache parfois derrière nos meilleures intentions, afin de mieux les canaliser et les intégrer au lieu de les refouler.

L’affaire du turban et la récupération de l’ADQ

La récente affaire du Turban, qui opposa brièvement la Fédération québécoise de soccer et l’Association canadienne à propos du port du turban par de jeunes joueurs sikhs, laisse apparaître le réflexe identitaire du Parti québécois qui entend raviver la flamme nationaliste par un enjeu qui rappelle les débats liés aux accommodements raisonnables. Cette affaire permet d’apporter de l’eau au moulin au projet de constitution québécoise, dans laquelle seraient enchâssées les « valeurs communes des Québécois ». Il est intéressant de noter que cet engagement se retrouvait dans la plateforme électorale de l’ADQ de 2007, avec le dégel progressif des droits de scolarité (indexation), la réforme de l’aide sociale, de nouvelles rondes de négociations constitutionnelles avec le gouvernement fédéral pour assurer plus d’autonomie (gouvernance souverainiste), l’équilibre budgétaire sans hausse substantielle des impôts (déficit zéro).

Avec la nomination de Pierre-Karl Péladeau à la tête d’Hydro-Québec (dont l’anti-syndicalisme pourrait jouer un rôle central dans la restructuration de l’organisation), le Parti québécois reproduit mécaniquement le schème de l’ADQ et la CAQ, qui souhaite ériger la gouvernance des institutions publiques sur le modèle du bon entrepreneur. Ceci n’est pas autre chose qu’une manifestation du bouchardisme, qui transpire sur l’ensemble de la matrice idéologique du nationalisme québécois. Si le Parti québécois bascule pour l’instant vers l’autonomisme des conditions gagnantes, il ne risque pas de revenir vers le pôle méta-péquiste par un coup d’élastique, le virage populiste étant largement entamé pour séduire l’électorat de la droite conservatrice lors des prochaines élections. Cela mènera très probablement à la crise définitive du souverainisme, voire à l’effondrement du Parti québécois qui s’entête à imiter la CAQ pour mieux la supplanter. Si le « petit souverainisme » du Bloc québécois s’est écroulé en 2011, une crise semblable à l’échelle nationale ne serait pas surprenante, bien qu’elle représenterait une réelle catastrophe pour le « bloc historique » du Parti québécois.

« Quant au grand souverainisme, son ébranlement avait commencé par l’élection en 1998 de Lucien Bouchard, élu comme Johnson en 1966 et comme Duplessis en 1944, c’est-à-dire avec moins de voix que le parti d’opposition. Le fondateur du Bloc québécois qui avait sauvé une campagne référendaire mal commencée en 1995 et successeur de Parizeau en janvier 1996, se trouva aux commandes d’un gouvernement mal élu et héritier du fiasco de la défaite d’octobre 1995. Sa démission fracassante en janvier 2001 fut annonciatrice de ce qui allait suivre au Québec. Orateur enflammé au verbe haut, il avait su faire vibrer la fibre souverainiste mieux que nul autre. Du jour au lendemain, il quitte le pouvoir, comme d’autres abjurent la foi, et se réfugie dans la pratique lucrative du droit en servant ainsi la cause du capital avec un sans-gêne drapé de grandes protestations de vertu. Ses interventions dans la sphère publique alimentent une lecture strictement gestionnaire de la situation québécoise, comme l’atteste le Manifeste des lucides qu’il a majestueusement patronné.

Bouchard a donné à voir un processus spectaculaire de « refroidissement des braises », de tassement subit de la revendication souverainiste pour laisser place à la bonne administration résignée, mais opportuniste des affaires. À sa manière, il a aidé la cause de l’ADQ de Mario Dumont, tenté aussi par le repli gestionnaire assaisonné d’une vague revendication d’État autonome du Québec. Bouchard semble aujourd’hui avoir un successeur dans la personne de François Legault, déjà sacré premier ministre par les haut-parleurs médiatiques du Québec; la Coalition pour l’avenir du Québec tente ainsi d’élaborer la plateforme d’un nouveau parti dont la marque de commerce serait le redressement national par la bonne « gouvernance » provinciale. Cette gestion dépolitisée mettrait au frigo les vieilles récriminations souverainistes, petites et grandes. La doctrine Legault-Sirois – à l’instar du parti libéral du Québec, un prétendant respectable au pouvoir doit cultiver ses liens avec le capital –, si elle devait conduire effectivement à l’élection d’un gouvernement défaisant le duopole PLQ-PQ, serait la consécration du bouchardisme. »

Le renouveau de Couillard

Face à ce bloc nationaliste conservateur représenté par le duo PQ-CAQ, le nouveau chef du Parti libéral, Philippe Couillard, entend redonner une nouvelle peau à son organisation. Dans un discours important du 15 juin 2013, il s’attaque directement au souverainisme de son adversaire : « On ne peut jamais être sûr des valeurs que le PQ défend, car elles changent de l’opposition au gouvernement. Ce qui ne change pas, c’est leur obsession. La seule chose qui les réunit c’est le projet d’un autre siècle, la perte de notre citoyenneté canadienne et le repli. » Il dénonce également la « social-démocratie de pacotille » du PQ, son « progressisme de façade », sa « mentalité d’assiégé » et de « confrontation », qui amène la discorde entre « eux et nous ». En effet, la question identitaire est polarisante et mène à une division qui n’aide pas beaucoup le projet de la souveraineté, ni l’inclusion sociale.

Ce curieux revirement du Parti libéral est annonciateur d’une importante transformation du discours qui ne sera pas sans conséquence lors des prochaines élections. Le PLQ serait « le grand parti progressiste de notre histoire », avec des valeurs de « tolérance, d’inclusion et de primauté des libertés individuelles ». Il s’agit en quelque sorte d’un renouvellement par un retour aux sources, c’est-à-dire au libéralisme le plus classique, que ce soit sur le plan économique, politique ou social : Adam Smith, Benjamin Constant, John Rawls. Le Parti libéral prendra même la « justice sociale » comme thème de son prochain congrès à la mi-août, laissant plus de place aux jeunes libéraux. Cela contraste fortement avec la bureaucratisation importante du PQ, menant à la séparation de la tête dirigeante et de sa base militante.

Indépendamment du fait que Philippe Couillard aura le charisme et pourra susciter l’enthousiasme populaire nécessaire à l’élection de son parti, une coupure nette avec l’ère conservatrice de Charest est maintenant tracée au niveau du discours et des perceptions. Qu’il s’agisse d’une image ou d’une réalité, le PLQ lance un défi au PQ qui sera contraint à se repositionner sur l’axe gauche/droite, même s’il avait comme stratégie initiale de miser sur la question identitaire et les disputes constitutionnelles, en donnant quelques mesures conservatrices et quelques bonbons socio-démocrates ici et là. Avec cette approche sans fondement idéologique autre que la bonne gouvernance, incapable de se démarquer suffisamment de ses adversaires, le PQ apparaîtra comme un parti désorienté et manquant de confiance. L’impasse apparaîtra, la déconfiture montrera quelques signes, et le déclin surviendra.

Le populisme autoritaire

Dans cette grande reconfiguration politique, nous faisons l’hypothèse que le Parti québécois et la Coalition avenir Québec convergent théoriquement et pratiquement vers un foyer constitué par le bouchardisme, composé d’un mélange de nationalisme pétrolier et de populisme autoritaire. Ce dernier terme ne doit pas être confondu avec « l’étatisme autoritaire » décrit par Nicos Poulantzas, bien au contraire.

Selon Stuart Hall, « loin d’impliquer la manipulation de motifs idéologiques étatistes, ce qui caractérise la forme émergente de politique hégémonique, ce sont au contraire ses accents « anti-étatistes » appuyés, son effort pour articuler idéologiquement et politiquement différents « anti-étatismes » : celui, d’inspiration « néolibérale », des organisations et des think-tanks patronaux, celui des professions libérales, celui des patrons du petit commerce et des travailleurs indépendants, celui des classes populaires soumises à l’impéritie relative et aux contrôles de l’État social… Elle vise ainsi à favoriser un glissement vers une forme autoritaire de politique hégémonique fondée sur le « transformisme » populiste du mécontentement populaire, de manière à assurer les bases d’un consentement à son projet. »

Face à cette tendance bouchardiste de la « Dame de béton » aux accents thatchériens, la nouvelle mouture du Parti libéral sous la direction de Philippe Couillard apparaîtra comme son pendant progressiste, analogue au social-libéralisme blairiste. Ce néolibéralisme à visage humain apparaîtra à la population comme une voie de sortie « civilisée » aux problèmes de corruption, de stagnation économique et de panne démocratique qui constituent la « crise organique » du printemps 2013. Celle-ci se manifeste notamment par la crise simultanée de l’infrastructure matérielle et de la superstructure culturelle et institutionnelle de la société québécoise, qui atteint une ampleur inégalée au niveau municipal : A) dégradation des infrastructures routières et d’eau potable, montée de la précarité économique de groupes sociaux (jeunes, femmes, immigrants) ; B) crise de la représentation, scandales quotidiens de la Commission Charbonneau, arrestations massives d’élites politiques par l’Unité permanente anticorruption, etc.

Les deux principales nouvelles du 17 juin 2013, soit le déclenchement d’une grève générale illimitée par l’alliance syndicale de l’industrie de la construction et l’arrestation du maire Applebaum faisant face à 14 chefs d’accusation, symbolisent conjointement le profond blocage social, économique et politique du modèle québécois, qui ne pourra être redressé miraculeusement par un retour aux sources de la Révolution tranquille. Ce réflexe nostalgique, ce rêve de la fontaine de Jouvence qui nous ramènent instinctivement à l’âge d’or du libéralisme (Couillard), du péquisme (Aussant), ou du nationalisme (Bock-Côté), ne peuvent que reproduire l’illusion du nouveau par le mime machinal de l’ancien. Ni le renouveau du « progressisme libéral », ni le projet souverainiste des années 1970, ni le retour à l’identité nationale unitaire, ni le rejet drastique de l’État-providence par l’économie de marché ne représentent des alternatives viables à la crise du bouchardisme.

Toutes ces options ignorent, laissent intactes ou prétendent supplanter la double contradiction sociale et nationale qui constitue le blocage actuel de la société, sans réellement présenter une solution satisfaisante à l’ensemble des dimensions du problème québécois. Seule une approche compréhensive, prenant en compte les multiples facettes de la crise systématique dont nous faisons face (démocratique, écologique, économique, urbaine, agricole, nationale et internationale) pourra motiver le peuple et l’unifier par un nouveau projet de société. Celui-ci devra ensuite s’ériger sur la crise structurelle et s’établir contre le stade bouchardiste du projet souverainiste, qui représente peut-être la phase terminale du rêve manqué de la révolution passive.

(Partie 3 de 4)