Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l'inclusion et l'intelligence collective.

2. Chacun de ces aspects impliquent des vertus spécifiques, c'est-à-dire des dispositions à agir et ressentir qui permettent de bien accomplir différentes choses. La participation exige de l'engagement et le care, la délibération implique l'écoute et l'honnêteté, la représentation repose sur la responsabilité et la vigilance, l'inclusion exige la justice et la solidarité, l'intelligence collective suppose une certaine sagesse pratique et réflexivité.

3. Les vertus ne sont pas des principes isolés, mais des manières de penser, de sentir et d'agir communément partagées, qui s'intègrent au sein d'une « culture démocratique » qui permet de maintenir et développer les dispositions et pratiques nécessaires à la vie démocratique. Les vertus viennent en grappes ou « nexus », elles sont encastrées dans des formes de vie, des institutions, des cultures, des manières de « faire monde ».

4. La culture démocratique ne se reproduit pas dans le vide, mais au sein d’espaces sociaux ou « moyens de production culturelle » comme la famille, l'école, les municipalités, l'État, les médias, les arts et les milieux de travail. L'éducation démocratique ne concerne pas une sphère spécifique, mais un vaste ensemble d'activités sociales interconnectées.

5. Les moyens de production culturelle stimulent ou inhibent les vertus démocratiques à différents degrés; ce ne sont pas des espaces neutres et lisses, mais des milieux denses, striés et ambigus.

6. Les moyens de production culturelle sont imbriqués dans des rapports sociaux et systèmes d’oppression plus larges qui façonnent les représentations, institutions et pratiques qui régulent les interactions humaines : capitalisme, colonialisme, patriarcat, etc.

7. Le développement de vertus démocratiques exige la remise en question des systèmes de domination et la transformation des moyens de production culturelle qui inhibent l’exercice des vertus. Cette transformation est un prérequis pour jeter les bases d’une société pleinement démocratique.

8. La démocratie implique la critique impitoyable de tout l’ordre établi. L'empathie convient à ce qui souffre, tandis que le courage permet la confrontation avec les puissances existantes.

9. Cette critique n'est pas d’abord théorique, mais pratique, mouvement agissant de transformation sociale.

10. Le pôle intellectuel de cette praxis est constitué par l’émergence, la consolidation et la diffusion d’une rationalité social-démocratique, intelligence collective en acte, processus d’apprentissage dans la lutte, la préfiguration et la destruction des puissances établies.

11. La praxis est le processus de « destruction créatrice » de l’ordre social dominant, la création et la généralisation d’innovations collectives subversives.

12. Les vertus, comme la démocratie, la critique et la praxis, ne sont pas des notions lisses, de beaux idéaux à réaliser, mais des processus incarnés dans un monde sous tension. Comme le dit Wittgenstein, il faut revenir au « sol raboteux » de l’expérience ordinaire pour mieux la transformer.

13. Au lieu de partir d’une conception « idéale » de la démocratie, avec ses présupposés positifs et normatifs de « bon fonctionnement », il vaut mieux partir de l’hypothèse d’une démocratie non-idéale, voire d’une pseudo-démocratie ou d’une mascarade, afin d’identifier en creux les possibilités réelles de subversion démocratique des processus existants. Par exemple, au lieu de supposer que la confiance est bonne et nécessaire à la délibération, il faut plutôt reconnaître que la confiance est brisée, se demander pourquoi, et comment y remédier.

14. La tâche d’une théorie critique de la démocratie consiste à identifier les causes sociales, économiques, politiques et technologiques qui sapent systématiquement les bases normatives (vertus) nécessaires à la vie démocratique. Une théorie utile permet d’éclairer les mécanismes de la crise démocratique, et des pistes pour la surmonter.

15. En revenant aux cinq dimensions de la démocratie et leurs vertus associées, il devient possible d’identifier les dynamiques sociales qui effritent les dispositions démocratiques.

16. L’engagement est mis à mal par l’aliénation politique résultant du système représentatif, l’exploitation économique, le consumérisme et le manque de temps lié à l’accélération sociale.

17. La délibération est confrontée à une crise de l’écoute alimentée par la polarisation, la numérisation de l’espace public, le narcissisme des médias sociaux et le radicalisme rigide.

18. La responsabilité et la vigilance au cœur de la représentation sont entravées par la mainmise de l’oligarchie, l’indifférence face à la chose publique, et la présence d’une « personnalité autoritaire » qui diffuse un ethos anti-démocratique.

19. L’inclusion est sapée par un mélange de racisme, de colonialisme, de capitalisme, de patriarcat, de campagnes réactionnaires, d’autoritarisme décomplexé et d’un brin de sectarisme militant qui reproduit parfois des dynamiques d’exclusion à son insu.

20. L’intelligence collective est bloquée par un cocktail de surcharge informationnelle, de désinformation, de chambres d’échos générés par la gouvernementalité algorithmique, et d’un manque d’humilité épistémique.

21. L’enjeu central de notre époque est de déployer des actions collectives et de réhabiliter les vertus civiques pour dépasser ces verrouillages anti-démocratiques.

22. Le problème ne réside pas dans une faiblesse intrinsèque de la rationalité démocratique, mais dans l’incapacité des institutions à répondre à cette exigence démocratique. La crise démocratique est un déficit de rationalité, non pas de la vie démocratique elle-même, mais de la société qui l’empêche de se déployer.

23. Le cœur de la crise actuelle est d’abord la rigidité institutionnelle, qui se combine aux aboiements déchaînés des forces réactionnaires, et à l’incapacité des forces sociales émancipatrices à s’organiser pour déjouer ses adversaires qui bloquent férocement ses aspirations démocratiques.

24. Il n’y aura pas de démocratie sans lutte pour la démocratie, pas de lutte démocratique sans vertus associées, et pas de vertus sans pratique effective. La vertu ne tombe pas du ciel, elle n’est pas innée, mais s’acquiert dans l’action cherchant à transformer nos conditions d’existence.

25. Aristote disait que c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, et en pratiquant les actions courageuses que nous devenons courageux. C’est en luttant pour la démocratie que nous deviendrons démocrates et la ferons exister.


Photo: David Shankbone, Day 14 Occopy Wall Street, 30 September 2011. CC BY 3.0

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