Guérilla jardinière

L'agriculture, berceau de la civilisation, menace maintenant les fondements matériels et idéologiques de la modernisation. Une pratique ancestrale, vieille comme le monde, revient hanter notre présent déraciné.

La révolution néolithique, procédant d'un mélange complexe de facteurs (la sédentarisation et le développement technique découlant des nouvelles pratiques d'agriculture et d'élevage), permit de dégager un surplus qui favorisa la densification sociale et la centralisation du pouvoir, et donc l'apparition des hiérarchies, des États et des villes.

Étrangement, si la campagne est à l'origine de la ville, cette dernière ne cesse de refouler la première, telle une exclusion originaire qui refuse de reconnaitre sa dépendance sur le travail de la terre. L'industrialisation, puis la révolution informatique accentuant la dématérialisation de l'économie et de la réalité, semblaient pourtant avoir couronné la toute puissance de l'homme sur la nature, de la ville civilisée sur la campagne arriérée. Or, cette quasi-victoire, que certains associent trop facilement à la fin de l'Histoire, est démentie par une innovation pas si nouvelle que ça : l'agriculture urbaine. Une révolution "néolithique" post-industrielle est en train de voir le jour ; chassez le naturel, et il revient au galop!

Le potager "subversif" de Michel Beauchamp et Josée Landry, un sage petit couple de Drummondville, fait maintenant le tour du monde. Pourquoi? Il enfreint un règlement municipal qui interdit les aménagements comestibles de façade. Ils risquent maintenant de recevoir des amendes quotidiennes de 100 à 300$ s'ils ne "ré-engazonnent" pas au moins 30% de leur cour avant. Pourtant, ils perdent du poids, s'amusent beaucoup, invitent les voisins à venir se nourrir et échanger, développent leur autonomie et donnent un excellent contre-exemple à l'impératif stérilisant de la pelouse banlieusarde.

Simplement, spontanément, voire candidement, ces drummondvillois montrent que la ville peut devenir non seulement un lieu de consommation, mais un espace de production qui favorise l'auto-alimentation, et donc la résilience socio-écologique face aux crises économiques et aux changements climatiques. Malheureusement, certains arguments douteux comme "la cohérence de la trame urbaine" justifient la répression d'initiatives citoyennes créatives, situées sur la propriété privée des habitants d'autant plus! On peut s'imaginer que les règlements municipaux limitent trop souvent la libre expression de l'espace public pour des soucis "économiques", "sécuritaires" ou idéologiques ; mais de là à imposer un idéal archaïque (l'homogénéité péri-urbaine) à des résidences privées qui veillent à préserver leur autonomie face à l'hégémonie du supermarché, il y a des limites!

Involontairement, ce petit potager devient un symbole du "guerilla gardening", une forme d'action directe qui cherche à défendre le droit à la terre, la réforme agraire, la permaculture, mais surtout l'autonomie alimentaire. Les guérilleros jardiniers sèment des graines et plantes dans des endroits inusités (terrains vacants, terre-pleins, etc.) pour attirer l'attention sur le potentiel des espaces nus. Ils lancent un cri d'alarme sur le tout-béton et le tout-voiture qui mènent au désastre écologique et social que nous subissons tous et toutes. Les aménagements paysagers ordinaires ne nourrissent pas et ne créent pas de liens sociaux ; c'est pourquoi la ré-introduction de plantes comestibles dans nos milieux de vie visent à étendre la biodiversité de proximité tout en créant des espaces conviviaux qui remettent en question les frontières de la propriété et de l'économie de marché.

Évidemment, il ne s'agit pas pour Michel Beauchamp et Josée Landry de simplement réclamer leur droit acquis relatif à l'investissement de quelques milliers de dollars qu'ils ont mis sur leur terrain. Le problème est plutôt que cette intervention privée devient visible sur l'espace public (la rue), et dérange l'oeil non-averti en montrant le caractère politique de certains modes de vie. Le mouvement écologiste, tout comme le féminisme, ne s'intéressent-t-ils pas à la transformation des valeurs en deçà des institutions officielles, en affirmant que le personnel est politique?

Cependant, cette "politique individualiste" mérite quelques précisions. Contrairement à ce qu'en pense Laure Waridel, acheter n'est pas voter. Le fait d'acheter bio, éthique, local ou équitable ne transforme pas, par quelque processus alchimique que ce soit, le consommateur en citoyen. Tout au plus, cela accroît la conscientisation de l'individu en tant que consommateur, ce qui est déjà un bon premier pas. Le deuxième pas consiste à remettre en question la société basée sur le travail et la consommation, où l'individu est défini comme celui qui ne consomme pas ce qu'il produit, et ne produit pas ce qu'il consomme (André Gorz). Il pourra alors pratiquer l'auto-production et l'auto-consommation, en commençant par la sphère alimentaire qui peut facilement être ré-appropriée.

Ensuite, lorsque le marché ou l'État interdira aux individus de redevenir autonomes (comme dans le cas du potager extravagant de Drummondville), l'individu deviendra un citoyen, c'est-à-dire qu'il prendra la parole et participera à la sphère publique afin de modifier les lois pour promouvoir le Bien commun. Il passera donc de l'activité privée autonome à l'action, en redonnant à la démocratie son sens original : l'auto-gouvernement des citoyens libres et égaux. Malheureusement, le politique a progressivement été monopolisé par des professionnels et affairistes, qui se contentent d'administrer nos vies selon une logique comptable étroite. C'est pourquoi cette sphère conflictuelle, où s'affrontent les intérêts mais aussi différentes conceptions du monde, doit redevenir vivante en donnant une existence objective, c'est-à-dire une réalité sociale à des pratiques qui demeuraient jusque là privées.

L'espace public, la pluralité, l'être-ensemble, ne peuvent exister sans une intervention des citoyens dans les affaires communes. C'est pourquoi l'écologie politique consiste non seulement à faire des potagers où bon nous semble, mais à revendiquer l'autonomie alimentaire, le refus du conformisme écologiquement nuisible, et le droit à la ville. Cela passe par la modification des règlements municipaux, et plus encore par la remise en question du gouvernement représentatif qui dépossède les habitants de leur pouvoir. Il ne se s'agit pas d'abolir la démocratie représentative, mais de questionner la légitimité et l'autorité des élus lorsqu'ils imposent une idéologie qui fait violence aux besoins des individus. Lorsque la valeur d'échange préconisée par certains (multiplication des super chaînes d'alimentation, restrictions sur l'apparence des maisons pour assurer leur valeur marchande et donc les taxes foncières) prend le dessus sur la valeur d'usage des activités qui servent des intérêts matériels et existentiels concrets, il est temps de redonner à la seconde la primauté qui lui revient de droit. La vie n'est pas une pelouse stérilisée ou un terrain asphalté, mais un potager que l'on peut partager!



http://www.lepotagerurbain.com/2012/07/le-potager-urbain-ou-lutilisation.html
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/354907/porte-etendard-malgre-eux-de-l-agriculture-urbaine
http://www.lapresse.ca/videos/actualites/201207/17/46-1-le-jardin-interdit-de-drummondville.php/793f4fbca24643c7b5023aa0545398ee
http://www.guerrillagardening.org/

Commentaires

  1. Bravo et merci pour votre article, je ne l'avais pas encore vu je crois. Très intéressant et bien écrit. J'aime votre analyse qui démontre comment un individu devient citoyen... et c'est exactement cette prise de conscience que nous avons fait cette année avec le potager en façade.
    Josée et Michel
    Potager urbain

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