jeudi 27 novembre 2014

De la Révolution citoyenne : une reformulation du projet politique


Retour critique sur la révolution solidaire

La formulation d’un projet politique n’est pas chose aisée, car son caractère général peut amener différents contresens, oublis et confusions qui ne tardent pas à être soulignés par un examen attentif. Cet article poursuit deux objectifs. Le premier consiste à rectifier le sens général, l’articulation des axes stratégiques et la terminologie qui ont obscurci les idées principales des textes entourant ce qui a été nommé provisoirement la « révolution solidaire ». Le deuxième objectif consiste à mettre en évidence la conception de la justice sociale, de la liberté politique, de la transformation sociale et de la forme institutionnelle d’une société postcapitaliste appropriée au contexte québécois, afin d’esquisser les contours d’un « socialisme d’ici » pour rependre l’expression de Fernand Dumont.

Tout d’abord, l’utilisation de l’adjectif « solidaire » pour qualifier la forme globale de la révolution ici proposée amène deux difficultés. La première renvoie au flou entourant la signification du concept de solidarité ; s’agit-il d’un sentiment d’entraide, de justice sociale, de coopération, d’interdépendance, ou un peut tout cela à la fois ? Si tel est le cas, en quoi la solidarité permet-elle de spécifier la forme concrète de la révolution envisagée ? Bien que le terme « révolution » soit repris à toutes les sauces par la mode, le marketing et même les politiciens de droite (la fameuse « révolution culturelle » de Raymond Bachand), ce concept devient aussitôt suspect lorsqu’il est énoncé directement par la gauche. La révolution est alors immédiatement insérée dans une chaîne d’équivalences qui l’associe soit à l’utopie, le romantisme de la jeunesse et les « pelleteurs de nuages », ou encore aux ruptures politiques violentes, aux régimes totalitaires, Mao Tsé-Toung, Goulags et compagnie. Dans un cas comme dans l’autre, la révolution de la gauche semble disqualifiée a priori, le champ du pensable et du faisable se réduisant à l’opposition entre la rigueur budgétaire (néolibéralisme, austérité) et la préservation du modèle québécois (État-providence libéral ou social-démocrate). L’impossibilité d’évoquer une alternative globale et viable amène ce curieux paradoxe : la doctrine austéritaire devient la garante de la responsabilité politique et du changement social, alors que l’opposition citoyenne se limite à la simple préservation des acquis d’un modèle en crise et au maintien du statu quo.

Pour dépasser cette posture défensive, la gauche a besoin de surmonter sa peur des mots et de déconstruire certains tabous. Pourquoi tout le monde sauf la gauche aurait le droit de s’approprier le mot « révolution » en le vidant de sa substance, alors qu’elle pourrait lui donner une forme claire, inspirante et émancipatrice ? Il est donc nécessaire de « dédiaboliser » cette expression en l’associant au sujet politique qui pourra s’y identifier. Or, l’expression « révolution solidaire » pose une deuxième difficulté ; l’acteur principal de la révolution semble toujours être le parti, en l’occurrence Québec solidaire, alors que l’objectif ultime de cette transformation sociale consiste à redonner le pouvoir aux gens sur leur vie personnelle et collective. À l’heure de la crise de légitimité de la démocratie représentative et de la perte de confiance généralisée vis-à-vis le « système des partis », il semble peu judicieux, tant sur le plan normatif que stratégique, de centrer le projet politique sur un seul acteur dont le rôle consiste à « représenter » le peuple dans les urnes. Comme disant Marx à propos de la classe ouvrière, l’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même.

Cela n’implique pas de rejeter dogmatiquement toute action électorale, mais de recentrer celle-ci sur le socle qui servira à fonder un nouvel ordre social : le pouvoir citoyen. Ce n’est pas le peuple qui doit être subordonné à la classe politique, mais le pouvoir citoyen qui doit être au cœur des grands domaines de la vie sociale : répartition de la richesse, système politique, développement économique et débat constitutionnel. C’est pourquoi l’expression de « révolution citoyenne » est plus appropriée que la « révolution solidaire », tant pour clarifier l’objectif ultime du projet que pour repousser immédiatement les critiques de l’adversaire. Il ne peut s’agir d’un renversement violent de l’ordre social, car l’adjectif « citoyenne » vient adoucir la notion de révolution en ouvrant un nouveau champ de significations. Il ne s’agit pas non plus d’un simple gradualisme réformiste, car une série de « réformes radicales » viendront transformer durablement la forme économique, sociale, politique et culturelle de la société québécoise, à la manière de la Révolution tranquille.

Mais contrairement à cette dernière, la révolution citoyenne ne sera pas le fruit d’une simple équipe de politiciens professionnels et de hauts fonctionnaires modernisant l’appareil d’État (mouvement top-down), mais l’expression d’un « mouvement ascendant de contre-hégémonie populaire » permettant d’instaurer une véritable « rupture démocratique », pour reprendre l’expression de Pierre Mouterde1. Il s’agit de penser à la fois la révolution politico-institutionnelle et le pouvoir citoyen, la rupture et la démocratie, ces deux pôles en tension permettant d’activer l’imaginaire et d’ouvrir de nouvelles pistes d’action. Ainsi, le mot « révolution » doit être entendu au sens d’un changement de paradigme, à la manière de la révolution copernicienne ; c’est le corps citoyen qui devient au cœur du système politique, et non une ceinture d’astéroïdes tournant en orbite autour de l’État. Enfin, ce mot d’ordre permet une reformulation critique du mouvement Option citoyenne, le pouvoir citoyen n’étant plus une option mais le tremplin d’une réelle transformation.

Révolution citoyenne et pouvoir constituant

La révolution citoyenne n’est pas un concept nouveau ; la Revolución Ciudadana représente le coeur du projet de l’Alianza PAIS qui prit le pouvoir en novembre 2006 sous la direction de Rafael Correa en Équateur. L’Alliance pour le pays (acronyme de patrie fière et souveraine en espagnol), visait à combiner un patriotisme émancipateur et un socialisme du XXIe siècle approprié au contexte national équatorien. Selon le théoricien Heinz Dieterich, la transition vers une société postcapitaliste, c’est-à-dire vers un régime socioéconomique qualitativement différent de la société de marché, peut s’opérer de manière non-violente par un processus de transformation sociale basé sur la démocratie participative s’exprimant à différents niveaux :
a)     une économie mettant de l’avant une planification démocratique et décentralisée au niveau national, municipal et de l’entreprise (macro, meso, micro) ;
b)    une démocratie « majoritaire » (voire plébiscitaire) reposant sur des mécanismes de démocratie directe comme les référendums, révocabilité des mandats, conseils communaux, etc. ;
c)     une démocratie « représentative » reconnaissant le rôle des élu(e)s du peuple et garantissant un État de droit permettant de protéger les droits des minorités ;
d)    l’activité d’un sujet critique, rationnel, responsable : le citoyen autodéterminé.2

Sans nous avancer davantage sur l’étude historique et critique des réalisations, contradictions et difficultés des révolutions ayant cours au Venezuela, en Bolivie ou en Équateur, un des traits communs de ces expériences réside dans la convocation d’une Assemblée constituante qui a permis, dans chacun des cas, de refonder l’ordre constitutionnel, social, économique et politique sur la volonté populaire. Cette idée est notamment reprise par le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon dont la clé de voûte stratégique repose sur la convocation d’une Assemblée constituante pour instaurer la 6e République en France. Le mouvement Podemos en Espagne insiste également sur le rôle central de la souveraineté économique, politique, et populaire, comme si les idées centrales de la gauche latino-américaine étaient maintenant retraduites sur le Vieux Continent. Il ne s’agit pas ici de plaquer un modèle exotique sur le contexte québécois, mais d’interpréter dans nos propres termes l’articulation complexe du projet de société et du changement de régime politico-constitutionnel. Pour le dire en d’autres termes, il faut nationaliser la question sociale et socialiser la question nationale.

La structure institutionnelle de la nouvelle société québécoise devra être esquissée afin de proposer une alternative désirable, viable et atteignable à l’ordre socioéconomique dominant, tout en laissant suffisamment d’espace pour l’appropriation civique du projet politique. Il s’agit en quelque sorte de tracer les grandes lignes d’un monde possible, d’affirmer clairement certaines réformes immédiates qui seront entreprises pour améliorer concrètement les conditions de vie des gens, mais de laisser aux citoyens et citoyennes le rôle de chef d’orchestre dans l’élaboration de la forme du pays dans lequel ils seront appelés à vivre. Le peuple québécois sera alors convié à expérimenter l’auto-construction de sa maison, et donc à l’auto-institution imaginaire de la société pour reprendre l’expression de Castoriadis. La souveraineté populaire est un élément clé de la réappropriation du pouvoir d’agir par les gens ordinaires, groupes subalternes, classes moyennes et populaires qui peuvent discuter de la forme générale de la communauté politique qu’ils souhaitent élaborer et instaurer collectivement. Dans cette perspective, le peuple n’est plus un sujet collectif présupposé dès le départ par une quelconque identité particulière, mais le résultat émergent d’une activité politique, dont l’identité collective se définit progressivement par la participation, la délibération, l’expression directe des aspirations et des craintes d’un peuple en devenir.

Cette conception résonne avec l’idée rousseauiste de la liberté politique, entendue au sens d’une participation à la souveraineté, d’une activité qui permet au peuple de prendre vie par l’unification d’une multitude de perspectives. La volonté collective n’est pas déjà là, elle est l’expression d’une mise en commun des points de vue par l’activité de chacun et chacune. « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »3

On ne saurait donc fonder un nouvel État, une nouvelle société, un nouveau système économique sans procéder par l’unité populaire qui pourra opérer le double processus de libération nationale et de transformation sociale. Or, ce sujet collectif révolutionnaire ne peut être créé ex nihilo par la simple convocation d’une Assemblée constituante, car il faut d’abord qu’une partie importante de la population soit mobilisée et convaincue qu’un tel changement est nécessaire. En d’autres termes, l’unité des forces citoyennes et populaires doit déjà être en formation avant l’élection d’un gouvernement solidaire, l’Assemblée constituante venant en quelque sorte appuyer sur l’accélérateur de la transformation sociale en laissant au peuple les pleins pouvoirs sur la rupture démocratique avec l’ordre constitutionnel canadien. On ne peut donc commencer à porter le projet de la souveraineté populaire dans l’abstrait ; il faut l’articuler avec une vision plus large, un projet de société, qui permettra de faire converger les mouvements sociaux et les classes moyennes réticentes au changement afin qu’elles en viennent à vouloir reprendre en main leur destin politique. Il est aussi vrai de dire que le projet de société est le but et la souveraineté populaire le meilleur moyen de l’atteindre, que de dire que la souveraineté populaire est le but et le projet de société le meilleur moyen de l’atteindre.

Le populisme démocratique comme matrice de la gauche populaire

Dans la postface d’un livre de Charles Gagnon sur La gauche québécoise qui paraîtra à l’hiver 2015 aux éditions Écosociété, j’essaie de montrer que la gauche québécoise du XXIe siècle achoppe toujours sur les mêmes problèmes théoriques et pratiques qui la guettaient autrefois. Tout se passe comme si la critique de Gagnon anticipait déjà deux impasses de la gauche actuelle qui l’empêchent de répondre aux défis de l’avenir : d’une part, l’anti-capitalisme dogmatique d’une jeunesse qui semble répéter l’enthousiasme du marxisme-léninisme d’autrefois, et d’autre part la gauche communautaire qui se rive sur la défense des droits des plus démunis et appelle aux bons sentiments pour créer une société meilleure fondée sur le cœur des électeurs. « On peut considérer la compassion comme un noble sentiment, mais cela ne constitue pas une politique ; elle peut inspirer une meilleure politique, mais elle n’en fournit aucun élément. »4

Or, nous pouvons tout de même esquisser une troisième voie qui entend dépasser l’opposition rigide entre l’intransigeance révolutionnaire et le réformisme pépère, pouvant être désignée par l’expression de « gauche populaire ». Cette perspective entend élaborer un projet politique de transformation sociale qui ne s’adresse pas d’abord aux militant(e)s, aux forces citoyennes et progressistes, mais aux gens ordinaires, aux classes moyennes et populaires, en reliant leurs préoccupations vécues aux causes structurelles qui renforcent les principales contradictions que la société. « En d’autres termes, on ne pourra pas dépasser les questionnements qui assaillent aujourd’hui la majorité des gens sur tous les plans, depuis les comportements individuels déviants jusqu’aux guerres sanguinaires, on ne pourra pas dépasser l’angoisse, l’insécurité et la fragilité qui accompagnent ces questionnements, sans formuler un paradigme ou une référence idéologique qui permettent de parvenir à une cohérence nouvelle qui soit adaptée aux collectivités humaines d’aujourd’hui et de demain. »5

Il s’agit de créer un nouveau sens commun « anti-système », qui oppose le peuple aux élites économiques et politiques, la démocratie et l’oligarchie, le bon sens et la corruption. Le « populisme démocratique » permet de repousser la tentation électoraliste qui consiste à s’accommoder du conservatisme ambiant en occultant des mesures jugées trop « radicales » afin de recentrer son discours sur l’échiquier politique. Il consiste, au contraire, à couper l’herbe sous le pied de l’hégémonie conservatrice en récupérant ses principaux thèmes (crise fiscale de l’État, corruption, perte d’emplois) et en leur redonnant un contenu émancipateur. Il ne s’agit pas de choisir entre le sectarisme de la gauche anticapitaliste et les sirènes du social-libéralisme, ni d’opter un juste milieu contradictoire, mais de dépasser cette opposition en formant un discours populaire et radical, anti-système et mobilisateur, capable de donner aux gens l’envie de reprendre le pouvoir sur leur vie.

Dans un contexte d’austérité et d’explosion des inégalités, la dénonciation du 1% devient toujours plus pertinente. « C’est qu’une couche de financiers parasitaires s’est constituée, eux qui s’enrichissent de façon exorbitante simplement en déplaçant quotidiennement des milliards de dollars appartenant souvent à d’autres, à la faveur des fluctuations boursières et des variations des taux de change, et ce, sans apporter la moindre contribution au développement de la richesse collective. Bien au contraire, ils le font plutôt en accentuant les distorsions existantes dans la répartition de la même richesse. C’est pour les intérêts de ces sangsues, au sens le plus fort du terme, qu’on nous impose de nous serrer la ceinture. C’est pour eux que l’État a pris son dernier virage de compressions budgétaires, de réduction des services en santé, en éducation et en soutien aux personnes démunies. »6

Or, la critique virulente du capitalisme financier et de la classe politique ne peut pas à elle seule faire naître une alternative sociale, et encore moins une volonté collective capable de la porter. C’est pourquoi il faut tracer les contours d’un sujet politique, c’est-à-dire d’une conscience commune qui pourra transformer des identités sociales isolées à l’intérieur d’une unité populaire. « J’ai parlé jusqu’ici de la gauche de façon plutôt indifférenciée. Or, si ce vocable doit recouvrir l’ensemble de ceux et celles qui formulent des griefs à l’endroit du statu quo, qui rejettent l’orientation actuelle que prennent la vie politique et l’ordre économique, la gauche est multiple : des jeunes anarchistes aux professeurs d’université; des assistés sociaux aux retraités; des exclus à la classe moyenne, des femmes aux Autochtones, il y a tout un ensemble de catégories de citoyens qui aspirent à des changements considérables de l’ordre en place. Cela en fait-il pour autant une majorité susceptible de s’unir politiquement? Cela n’est pas évident. »7

Nous pouvons ici faire appel aux analyses du défunt Ernesto Laclau portant sur la logique populiste. Tout d’abord, il fait remarquer que « le peuple ne constitue pas une expression idéologique, mais une relation réelle entre acteurs sociaux. Autrement dit, c’est une manière de constituer l’unité du groupe. »8 L’identité populaire se forme à partir d’une articulation d’éléments disparates, de « demandes sociales » qui peuvent rester isolées ou s’unir dans un contexte particulier. « Imaginons qu’une masse de migrants d’origine rurale s’installent dans un bidonville situé à la périphérie d’une grande ville industrielle en développement. Apparaissent des problèmes de logement, et ceux qui sont concernés par ces problèmes demandent aux autorités locales une solution. Ici, nous avons une demande qui, à l’origine, n’est peut-être qu’une pétition. Si la demande est satisfaite, les choses en resteront là ; mais si elle ne l’est pas, les gens peuvent s’apercevoir que leurs voisins ont d’autres demandes qui ne sont pas non plus satisfaites – des problèmes concernant l’eau, la santé, la scolarisation des enfants, etc. Si la situation reste inchangée pendant un certain temps, les demandes insatisfaites s’accumuleront et le système institutionnel sera de plus en plus incapable de les intégrer d’une manière différenciée (chacune isolément des autres), ce qui établit entre elles une relation d’équivalence. Cela pourrait facilement aboutir, si des facteurs extérieurs n’interviennent pas, à la constitution d’un fossé de plus en plus grand entre le système institutionnel et les gens. »9

Les demandes démocratiques isolées qui demeurent non satisfaites forment entre elles une chaîne d’équivalences, qui permet à son tour l’émergence d’une subjectivité sociale plus large et de demandes populaires. « Elles commencent ainsi, à un niveau embryonnaire, à constituer le peuple comme acteur historique potentiel. Ici, nous avons déjà deux préconditions évidentes du populisme : 1) la formation d’une frontière intérieure antagoniste séparant le peuple du pouvoir ; 2) une articulation de demandes équivalentes qui rendent possible l’émergence du peuple. Il y a une troisième précondition qui ne se réalise que lorsque la mobilisation politique atteint un niveau supérieur : l’unification de ces différentes demandes – dont l’équivalence, jusque-là, n’avait pas dépassé un vague sentiment de solidarité – en un système stable de signification. »10

L’insistance sur la nécessité de construire une nouvelle vision du monde, une « idéologie ouverte » et adaptée à l’air du temps, vient précisément du souci d’inscrire le « vague sentiment » de la gauche solidaire dans un système stable de signification. Après avoir examiné la logique globale de la révolution citoyenne et le principe de souveraineté populaire qui constitue la clé de voûte de l’émancipation sociale, il s’agit de voir comment cette conception prendra forme concrètement à l’intérieur de propositions qui stimuleront le goût pour l’avenir. Dans le prochain texte, nous poserons quelques jalons de la révolution citoyenne en précisant les réformes transformatrices sur le plan socioéconomique, démocratique et écologique qui rendront saillantes et inspirantes un ensemble d’alternatives cohérentes visant à surmonter les contraintes systémiques du statu quo.


1. Pierre Mouterde, Repenser l’action politique de gauche. Essai sur l’éthique, la politique et l’histoire, Écosociété, Montréal, 2005, p.111-133
2. Heinz Dieterich, Der Sozialismus des 21. Jahrhunderts – Wirtschaft, Gesellschaft und Demokratie nach dem globalen Kapitalismus, Homilius, 2006
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, chap. I, vi
4. Charles Gagnon, La gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, à paraître
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.91
9. Ibid., p.92
10. Ibid., p.93

jeudi 13 novembre 2014

La Grande Bifurcation du mouvement souverainiste

La course à la chefferie du Parti québécois aura un impact considérable sur l’avenir du mouvement souverainiste et de la gauche québécoise dans les prochaines années. Les six candidat(e)s à la course peuvent être répartis grossièrement en deux catégories : 1) le camp « progressiste et indépendantiste » composé par Martine Ouellet, Alexandre Cloutier et Pierre Céré ; 2) le camp « conservateur et autonomiste » représenté par le tandem Bernard Drainville et Pierre Karl Péladeau, Jean-François Lisée se trouvant dans un no man’s land opportuniste caractéristique de sa « gauche efficace ».


En faisant l’hypothèse non controversée que PKP représente le principal candidat d’une approche « non-pressée », misant le redressement des finances publiques (austérité) et la défense de l’identité nationale (il appuie ouvertement la Charte de la laïcité et emploie l’expression de « souveraineté identitaire »), et que Cloutier arrive en tête du camp progressiste (suivie par Ouellet) en privilégiant les jeunes, la solidarité et le référendum dans un premier mandat, nous assisterons à une polarisation du débat entre ces deux camps.



Mais au-delà du débat des personnalités, il s’agit bien ici d’une alternative entre deux trajectoires historiques pour l’avenir politique du Québec. Cette Grande Bifurcation met en lumière deux mondes possibles, deux reconfigurations potentielles qui pourraient apparaître à l’intérieur du paysage politique. Il serait naïf d’évaluer la course à la chefferie du PQ en vase clos, car elle aura nécessairement de grandes conséquences sur les autres acteurs politiques (PLQ, CAQ, QS, ON) qui devront se positionner en fonction du résultat.



Sans préjuger pour l’instant de la probabilité relative de chaque scénario, imageons d’abord que le camp progressiste et indépendantiste l’emporte. Option nationale n’aurait plus sa raison d’être et se saborderait pour rejoindre le PQ et appuyer sa stratégie référendaire. L’espace public se recentrerait alors sur la question nationale, la polarisation entre souverainistes et fédéralistes revenant au premier plan. Or, la question sociale ne serait pas évacuée pour autant, car la tendance progressiste aurait légèrement le dessus au sein de la coalition « gauche/droite » du PQ, alors que la tendance néolibérale dominait depuis l’échec du deuxième référendum et l’arrivée de Lucien Bouchard.



Bien que nous pouvons invoquer le fait que le PQ clignote généralement à gauche lorsqu’il est dans l’opposition et en campagne électorale avant de virer à droite une fois au pouvoir, le situation de faiblesse historique du PQ, une leader plus progressiste que la moyenne et la promesse d’un référendum dans un premier mandat obligerait Québec solidaire à revoir sa stratégie. Cette situation ouvrirait la porte à une éventuelle entente électorale entre QS et le PQ, avec des conditions comme la réforme mode de scrutin, quelques réformes sociales et écologistes, puis un processus constituant et/ou référendaire.



À l’inverse, une victoire de PKP bloquerait automatiquement une telle entente, le camp autonomiste et conservateur continuant d’enfoncer le PQ dans un nationalisme de province qui ouvrirait plutôt la voie à une éventuelle alliance avec la CAQ. Ce scénario n’est pas à exclure étant donné que PKP irait chercher la base électorale de ce tiers parti en misant sur des promesses semblables (relancer l’économie d’abord pour ouvrir la question constitutionnelle ensuite), et en enterrant dans un premier mandat l’héritage « social-démocrate » et souverainiste du PQ.



Comme la victoire du camp conservateur est plus probable, il faut anticiper un retour de la question identitaire et la polarisation majorité/minorités, nationalisme/pluralisme. Cela nuirait évidemment à la question de la souveraineté, alors la poursuite des mesures d’austérité mènerait à la dégradation des conditions matérielles de la majorité sociale. Les forces progressistes et souverainistes qui adhéraient jadis au PQ seraient encore plus désillusionnées, mais n’iraient pas forcément rejoindre QS si celui-ci ne développe pas une stratégie offensive lui permettant de sortir de l’antagonisme pro/anti Charte qui favorise nettement le Parti libéral au pouvoir.



Voilà l’alternative qui obligera la gauche à prendre position. Dans le premier scénario d’un PQ « progressiste et indépendantiste », QS serait sans doute porté, pour faire des gains et contribuer à l'avancement du Québec sur le plan social et national, de nouer une « alliance de circonstance » avec le PQ pour constituer une sorte de « Front populaire », basé sur des réformes sociales, la sortie du pétrole, la réforme du mode de scrutin et le déclenchement d'un processus constituant et/ou référendaire. Cela conduirait au virage « social-démocrate » des deux partis, ce qui aurait l’inconvénient de rendre QS indiscernable du PQ dans l'espace public, mais l’avantage de favoriser une convergence nationale des forces progressistes et souverainistes.



Pour illustrer une telle configuration politique par analogie avec la situation écossaise, QS représenterait en quelque sorte un mixte entre le Scottish Socialist Party et les Scottish Greens, à côté du Scottish National Party majoritaire (PQ). Une campagne référendaire pluripartisane, décentralisée, progressiste et inclusive permettrait alors de relancer la marche vers l’indépendance avec un projet de société, ce qui pourrait éventuellement mener à la victoire. En prenant plutôt l’exemple de la Catalogne, QS prendrait la place de la gauche républicaine (ERC) à côté du parti nationaliste de centre droit (CiU) dans un gouvernement de coalition avec le PQ. Il s’agit évidemment d’un scénario qui suppose une forte ébullition sociale et une résurgence d’une lutte populaire pour la libération nationale.



Comme PKP risque très probablement de devenir le prochain dirigeant du PQ, en mettant de l’avant les « intérêts économiques » du Québec et une protection des référents identitaires découplée de tout véritable projet politique ou transformation des institutions, QS devra se démarquer par un projet de pays démocratique, égalitaire, écologique et inclusif basé sur la souveraineté populaire. Le seul moyen de sortir du débat pro/anti Charte est de créer un nouvel antagonisme. Il s’agit de mettre le PQ/PLQ/CAQ dans le même bateau de la « caste », et de présenter QS comme le seul porte-parole de l'unité populaire.



Il s’agit d’unir les luttes sociales contre l’austérité et le virage extractiviste par l’investissement subversif du discours « anti-corruption », à la manière d’Amir Khadir et du rapport de QS présenté à la Commission Charbonneau qui dénonce le « complot criminel » entre les firmes de génie-conseil et les politiciens et propose une réforme légale visant à briser l'impunité des élites. Populisme? Sans doute, mais au sens d'un républicanisme anti-élitiste ou d'une « machiavellian democracy » qui n'hésite pas à questionner l'absence de contrôles populaires sur le système politique. La refonte fondamentale de la démocratie représente le nerf de la guerre, et il n’y aura pas de rupture majeure tant que le peuple ne sera pas convaincu que l’action politique doit être le fruit de sa propre activité. Le pouvoir citoyen contre la caste, l’auto-émancipation populaire contre l’oligarchie sera l’antagonisme qui pourra condenser les multiples enjeux sociaux dans un même discours.



QS ne doit pas défendre la souveraineté dans sa forme vide ou un enjeu séparé, mais à l’aune d’un projet de transformation sociale qui devra aboutir à l'indépendance pour aller jusqu'au bout. Par ailleurs, la question constitutionnelle devra être contrôlée par les citoyens eux-mêmes ; c'est au peuple de décider de son avenir, et non à une petite élite politique de mener le débat public. Autrement dit, contre le « faux débat » de la Charte dirigé par la caste, QS propose un vrai débat populaire sur l'ensemble des questions cruciales qui touchent la vie concrète des gens : la forme du pouvoir politique, les droits sociaux, la gestion des ressources naturelles, le bien-vivre, l’usage du territoire, la décentralisation vers les régions, etc.


Voilà la stratégie que QS devra mettre de l'avant afin de sortir de l'éternelle opposition entre libéraux et péquistes, le bipartisme étant au service de la caste et du statu quo d’un régime illégitime. Comme PKP ira manger une partie de l’électorat de la CAQ (qui sera appelée à s’effondrer ou à s’allier au PQ autonomiste), QS pourra grossir ses rangs en prenant non seulement les forces de la rue (mouvements sociaux, forces citoyennes) mais les classes moyennes et populaires actuellement courtisées par la CAQ. Comme une majorité de personnes ne se reconnaissent pas directement dans les identités politiques de la gauche et la droite, QS pourra articuler son projet de société aux enjeux qui touchent de larges secteurs de la population : familles, CPE, développement local et régional, municipalités, régimes de retraite, etc.



En développant clairement l’antagonisme entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », l’élite et la démocratie réelle, PKP pourra être identifié à la caste et l’austérité nationale. Si QS est capable de développer un discours contre-hégémonique sur l’inversion du fardeau fiscal, la transformation démocratique, la transition écologique et la souveraineté populaire, il pourra alors se présenter comme la seule alternative politique au système, et dépasser le populisme de la CAQ sur sa gauche avec une réelle force de frappe. Tel est le précepte de la Révolution citoyenne : ce n’est pas le peuple qui doit être subordonné à la caste politique, mais le pouvoir citoyen qui doit être au cœur des grands domaines de la vie sociale : répartition de la richesse, système politique, développement économique et débat constitutionnel.


Pour le meilleur et pour le pire, le scénario « social-démocrate » d’une convergence nationale découlant d’un virage progressiste et indépendantiste du PQ est fort peu probable. On assiste plutôt à une divergence croissante entre le système politique traditionnel et le peuple. Le PQ, comme la CAQ et les libéraux, vont continuer de nous enfoncer dans l'austérité, le virage pétrolier et la corruption, QS devant faire cavalier seul et devenir une force politique « anti-système » à la manière de Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, les deux principaux mouvements de gauche radicale qui risquent de prendre le pouvoir en 2015. C'est le scénario du pire, mais c'est la pente sociohistorique sur laquelle nous sommes en train de glisser.

jeudi 6 novembre 2014

Pour en finir avec le mythe de la tarification progressive

L’argument de Jocelyn Maclure

Selon le professeur de philosophie Jocelyn Maclure, je serais un de ces « progressistes qui se réveillent la nuit pour haïr la tarification » [1]. Pour reprendre une expression philosophique difficilement traduisible en français : « I bite the bullet ». Autrement dit, j’accepte de tirer les conséquences ultimes de certaines croyances à l’origine de cette hostilité envers la tarification des services publics, tout en donnant une justification normative capable de répondre aux arguments de mon adversaire.

Celui-ci critique le « fétichisme de l'impôt progressif » et justifie la tarification progressive des services de garde en y voyant un signe d'équité, avalisant ainsi le principe général sous lequel s’opère actuellement la réforme du modèle québécois par le gouvernement libéral. Peu importe les modalités qui affectent cette mesure particulière, il s’agit ici de critiquer l’idée générale selon laquelle il serait raisonnable « d’augmenter modérément les impôts des membres du 10%, du 5% et du 1% les plus riches, et d’augmenter modérément les tarifs de certains services collectifs ». L’argument principal attribue le fardeau de la preuve à ceux qui refusent la tarification progressive (le principe de la « juste part » ou de l’utilisateur-payeur) en faveur d’un système fiscal principalement basé sur l’imposition progressive sur le revenu.

« Je n’ai toutefois pas encore trouvé l’explication et la justification de la proposition voulant que seule l’imposition progressive puisse favoriser l’égalité et la solidarité. La tarification progressive, après tout, fait payer les plus riches pour des services qu’ils désirent obtenir. S’il s’agit, par exemple, d’augmenter modérément le prix des places dans les CPE, les droits de scolarité ou les tarifs d’hydroélectricité pour les plus fortunés, nous demeurons loin d’une application intégrale du principe régressif de l’ « utilisateur-payeur ». Il s’agit plutôt de faire payer un peu plus le bénéficiaire d’un service public qui en a les moyens. […] Il faut éviter, lorsqu’il est question des politiques fiscales et de justice distributive, le sophisme du faux dilemme. Ce n’est pas parce que l’on pense que la tarification progressive doit être envisagée que l’on ne peut pas soutenir l’impôt progressif, la taxation du capital ou la lutte contre l’évasion fiscale. Il s’agit de se rapprocher de l’assortiment de mesures fiscales qui concilient le mieux équité, solidarité et efficience. » [2]

Pour renverser cette argumentation, il s’agit de montrer en quoi l’application de la tarification progressive nuit directement à l’équité, la solidarité et l’efficience, et que seul un système fiscal véritablement égalitaire permettrait d’assurer le financement de biens publics comme les services de garde, au contraire d’une « juste part » des parents fortunés. Tout d’abord, il est remarquable que l’argument invoqué pour justifier la réforme Couillard en matière des CPE soit le même qui fut utilisé par le gouvernement Charest qui affirmait que les étudiants allaient bénéficier davantage de leurs études universitaires que le reste des contribuables, et qu’ils devaient donc payer davantage pour leurs droits de scolarité. On rejette ainsi l’universalité et la (quasi-)gratuité des services publics en affirmant que les personnes sans enfants (et les entreprises) ne devraient pas contribuer au financement des CPE, car ils n’en bénéficient pas « autant » que les familles directement concernées.

« Lorsque l’on défend la position qu’il est préférable d’ajouter des paliers d’imposition plutôt que de moduler les tarifs en fonction des revenus, on dit que ceux qui, par exemple, n’ont pas d’enfants doivent financer à la même hauteur les services de garde que les parents qui en bénéficient. Je suis parfaitement d’accord avec l’idée que ceux qui n’ont pas d’enfants bénéficient du fait que certains de leurs concitoyens ont des enfants, mais ils n’en bénéficient quand même pas autant que les parents qui, comme moi, ont des enfants en CPE. Ce principe est d’ailleurs déjà à l’œuvre. Après tout, les places en CPE ne sont pas gratuites. Les progressistes qui s’opposent à la tarification progressive considèrent-ils qu’il ne devrait pas y avoir de tarif du tout ou que 7$/jour est le montant maximal qu’il faut demander aux familles? Il se peut que quelque chose m’échappe. »

Juste part ou solidarité sociale ?

En effet, si on généralise cet argument, il faudrait en dire autant pour le système de santé ou les services de protection contre les incendies, la plupart des gens en santé finançant des systèmes coûteux pour des personnes malades et des maisons qui brûlent accidentellement, alors que ceux-ci n’en bénéficient pas autant, du moins actuellement. Cette perspective va à l’encontre des principes mêmes de l’État-providence ; tout comme la réforme de la loi sur les retraites cherche à inverser le rapport de force entre le capital et le travail, la Commission sur la fiscalité et la révision des programmes sociaux vise à passer au hachoir les principes universels d’assurance et de solidarité sociale, qui peuvent recevoir plusieurs justifications. Dans son livre Refonder la solidarité (1995), Philippe Van Parijs distingue trois logiques distinctes quant à leurs présupposés, leurs modalités et leurs conséquences pratiques :

 « Le premier idéal est le modèle « bismarckien » : une logique d’assurance qui consiste pour des travailleurs à cotiser à un fonds commun qui leur permettra de faire face à la maladie, à l’accident ou au chômage involontaire qui viendrait les empêcher de travailler. Le deuxième est le modèle « bévéridgien » : mécanisme de solidarité, par lequel les titulaires de revenus du travail ou du capital cotisent pour leur garantir un niveau minimum de ressources au cas où ils ne l’atteindraient pas par leurs propres moyens. Enfin, le troisième modèle « painéen », à base qu’équité, les titulaires de tout revenu cotisent à un fonds qui sert à payer inconditionnellement à tout membre de la société un revenu uniforme, que l’auteur propose d’appeler allocation universelle. Il ne s’agit plus alors pour les plus chanceux de transférer une fraction de leurs ressources aux moins chanceux, mais de donner à chacun une part égale au patrimoine commun, au lieu de le laisser accaparer par ceux qui sont les mieux à même ou les plus avides d’en profiter.  » [3]

Pour revenir à la question des CPE qui correspond au modèle « bévéridgien » de financement des biens publics, il s’agit de savoir si la tarification progressive est compatible avec cette forme institutionnelle de solidarité sociale. En fait, la confusion fondamentale consiste à faire passer une politique familiale (tarif unique pour les services de garde comme moyen de garantir leur accessibilité) comme un mécanisme de redistribution, alors que le système d’imposition devrait être grandement rénové parce qu’il est aujourd’hui largement déficient du point de vue de l’égalité sociale et de l’efficacité. La tarification représente plutôt un outil économique permettant de calibrer les incitatifs et désincitatifs sur un domaine particulier de la vie sociale. Dans le cas des CPE, les femme sauront un incitatif à rester à la maison, et les couples devront réfléchir davantage au fait d’avoir un deuxième ou un troisième enfant, chacun ayant un « coût marginal » plus élevé à cause de la tarification progressive. À l’inverse, des services de garde gratuits et universellement accessibles incitent les femmes à retourner sur le marché du travail et contribuent directement à la réduction du coût marginal de chaque enfant supplémentaire. Comme le souligne l’économiste Jacques Généreux dans une entrevue à Médiapart où il commente la réforme de la politique familiale française (qui repose sur le même principe de la juste part) :

« Il faut éviter d’avoir des interventions fiscales ou économiques qui visent 36 000 objectifs à la fois. Cela est aussi un b.a.-ba de l’économie. Donc il ne faut pas vous servir d’un instrument à la fois pour un objectif de justice sociale et en l’occurrence de politique familiale. Si vous voulez maintenir l’incitation à l’enfance, il faut continuer d’envoyer ce message que la France est un pays qui, quelque soit votre condition, et bientôt votre sexe, ou votre revenu, fait tout pour aider les familles nombreuses. Maintenant vous voulez de la justice, on a un système fiscal juste. »[4]

Le problème avec l’idée qu’il faudrait « augmenter modérément (sic) les impôts des membres du 10%, du 5% et du 1% les plus riches, et augmenter modérément les tarifs de certains services collectifs », c’est que les deux mesures répondent à des objectifs différents et sont amalgamés sous une même catégorie. Cela laisse planer l’idée que l’augmentation des tarifs de garde pour les classes moyennes et aisées serait un bon moyen de « faire payer les riches ». Le gouvernement donne ainsi l’impression qu’il applique une réforme équitable alors que dans les faits, il augmente toujours plus le fardeau financier des contribuables au lieu d’aller chercher des revenus dans les institutions financières, les grandes fortunes et les ressources naturelles, invisibilisant ainsi les allègements fiscaux aux banques, aux industries extractives et aux firmes multinationales.

L’analyse de Jocelyn Maclure pèche par son abstraction : elle repose sur une perspective théorique qui étudie une mesure particulière en considérant que l’imposition progressive et la tarification progressive ne sont pas incompatibles a priori, tout en négligeant les conséquences pratiques d’une telle réforme d’un point de vue social. Cette analyse fait abstraction du système fiscal dans sa globalité et des stratégies de manipulation d’un gouvernement qui cherche à légitimer une mesure somme toute peu efficace et largement inéquitable. Le problème de la tarification progressive peut certes être envisagé d’un point de vue purement conceptuel, mais pour comprendre son fonctionnement réel, il faut toujours situer ce phénomène dans un contexte social, économique et politique dans lequel il aura de multiples effets. L’alternative entre un système fiscal juste et la tarification progressive n’est donc pas un faux dilemme, mais deux manières concurrentes d’envisager le financement des services publics, d’autant plus que le gouvernement libéral (ou péquiste ou caquiste) n’ira jamais taxer les plus riches. La question de la tarification des services publics comme les services de garde n’est pas un problème isolé, mais l’illustration pratique d’une logique globale qui détruit les conditions idéologiques et institutionnelles de la redistribution de la richesse. L’alternative est donc : tarification progressive qui défavorise les familles ou imposition réelle du 1% ; juste part ou solidarité sociale ?

« Alors si ce gouvernement voulait de la justice, au lieu de s’attaquer à l’aide au logement, aux allocations familiales, etc., il ferait bien de s’attaquer très sérieusement aux dizaines de milliards de niches fiscales qui ne servent à rien, qui ne servent qu’à engraisser les patrimoines financiers et mobiliers tirés des revenus du capital. Il ferait bien de re-réglementer la finance, car il ne faut pas oublier que si 100 milliards d’augmentation de notre dette publique depuis six ans sont dus à la crise financière et la crise économique qui s’en est suivie. Celles-ci sont dues au fait qu’on ne réglemente pas la finance et les produits toxiques. Alors vous voulez de l’argent, vous voulez faire des économies, bien qu’on commence par empêcher ou interdire cette spéculation. Arrêtons de payer 50 milliards d’intérêts sur la dette publique pour engraisser les banques alors que elles peuvent emprunter à 0% d’intérêt à la banque centrale. »[5]

Pour synthétiser les arguments précédents, voici pourquoi la tarification progressive des services de garde est une très mauvaise idée : 1) elle représente un piètre moyen de redistribuer la richesse, et ce n’est pas son but de toute façon ; 2) les services de garde représentent un bien public qui ne doit pas représenter un instrument de justice fiscale, mais une finalité sociale dont le financement doit reposer sur un système fiscal juste, ce qui est loin d’être le cas actuellement ; 3) la tarification progressive est contreproductive en tant que politique familiale, donnant un incitatif négatif au fait d’avoir des enfants ; 4) elle alourdit le fardeau fiscal de la majorité sociale alors qu’une minorité continue de profiter d’un système qui, à long terme, mène au démantèlement des mécanismes de solidarité de l’État social.

Pour une révolution fiscale

Toute justification portant l’accessibilité universelle (pouvant aller jusqu’à la gratuité) des services publics (éducation, santé, transports collectif, garderies, etc.) doit reposer sur un modèle fiscal juste et efficace. Si on n’arrive pas à remettre en question les causes structurelles qui minent la pérennité du modèle québécois, nous continuerons d’instaurer des demi-mesures, des réformettes ou d’autres tarifications progressives pour compenser les conséquences d’un système défectueux et inéquitable. Pour le discours dominant, englué dans le dogme de l’équilibre budgétaire, du déficit zéro, du courroux des agences de notation et de l’exode du capital, il est devenu impossible de financer adéquatement les services publics par un système d'impôts progressif. En faisant abstraction pour l’instant du mode de production capitaliste (basé sur la propriété privée et la prédominance du marché comme mécanisme de coordination des activités économiques et sociales), voyons comment il serait possible de refonder le système de répartition de la richesse afin de limiter les inégalités exorbitantes de notre époque. Nous faisons ici référence au principe républicain, somme toute assez simple et intuitif, d’une égalité sociale robuste (et non absolue), comme condition essentielle de la citoyenneté et de la liberté politique.

« J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté civile: à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence, et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des  lois ; et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : ce qui suppose, du côté des grands, modération de biens et de crédit, et, du côté des petits, modération d'avarice et de convoitise. Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l'abus est inévitable, s'ensuit-il qu'il ne faille pas au moins le régler? C'est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. »[6]

Voilà donc un argument élégant en faveur d’une législation fiscale nécessaire pour réaliser un certain degré de justice sociale. Il faut d’une part établir un revenu maximum afin « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre », et d’autre part définir un revenu minimum afin que nul ne soit « assez pauvre pour être contraint de se vendre », sur le marché du travail notamment. Étrangement, l’impressionnante littérature sur l’allocation universelle et le modèle « painéen » fait abstraction des immenses revenus du capital, s’attardant ainsi à réformer le « filet social » sans tenir compte des limites à l’accumulation de la richesse par une minorité de fortunes et de firmes multinationales. Or, les nombreuses analyses portant sur les écarts de revenus grandissants au sein des entreprises mettent de l’avant la question de savoir s’il existe un ratio raisonnable à respecter, c’est-à-dire un seuil au-delà duquel les gains d’efficacité décroissants et les inégalités galopantes ne permettraient plus de justifier la rémunération du soi-disant mérite des grands dirigeants. Ce ratio devrait-il être de 1:5, 1:12, 1:30, 1:100 ? Comment éviter qu’il s’agisse d’un critère arbitraire, d’un « nombre d’or » magique qui serait la clé de voûte de la révolution fiscale ?

Mon collègue Gabriel Monette et moi avons eu l’idée d’articuler deux questions théoriques distinctes, deux champs d’investigation d’éthique économique et sociale actuellement séparés, qui devraient plutôt reposer sur un principe normatif commun. Pourquoi ne pas mettre ensemble les arguments en faveur de l’allocation universelle et du revenu maximum (ou d’une forte redistribution des revenus du capital) en établissant un rapport entre les deux ? Pourquoi ne pas réunir les réflexions de figures de proue comme Philippe Van Parijs et Thomas Piketty afin de refonder un système fiscal qui finance un revenu garanti pour tous grâce à un prélèvement majeur sur les grands patrimoines (institutions financières, revenus des grandes entreprises et du 1%) ? Bien que nous n’ayons pas encore formulé l’argumentation complète qui sera développée dans un article scientifique qui paraîtra ultérieurement, le ratio entre le revenu minimum et maximum devrait reposer sur le principe de l’utilité marginale décroissante.

L’utilité marginale d’un bien ou service est le bénéfice qu’un agent tirera de la consommation d’une quantité supplémentaire de ce bien ou service. Toute chose étant égale par ailleurs, une augmentation de revenu de 100$ par mois pour une personne sur l’aide sociale aura un impact considérable sur sa qualité de vie, tandis que l’ajout d’un million$ supplémentaire pour une personne gagnant déjà 10 millions$ par année n’augmentera pas son bonheur pour autant. Autrement dit, l’utilité marginale d’une certaine quantité de ressources matérielles et sociales (biens premiers ou capabilités) croît rapidement de 0 jusqu’à un certain point au-delà duquel elle se met à décroître progressivement. À l’inverse du système fiscal néolibéral ou capitaliste qui favorise actuellement l’accumulation exponentielle des revenus (ex), un système fiscal égalitaire, républicain et social reposerait une redistribution logarithmique de la richesse (lnx). C’est ce qu’on appelle l’inversion des priorités sociales en faveur du peuple, et non du capital.

Si les modalités d’un tel principe général restent à définir pour élaborer concrètement l’architecture institutionnelle du système fiscal québécois, nous pourrions donner l’exemple des dix paliers d’imposition qui permettraient de réduire les impôts de 87% des contribuables et d’augmenter les revenus de l’État d’un milliard$. Cette mesure fiscale, proposée par la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics et Québec solidaire notamment, suggère un plancher d’imposition à 15% pour les revenus de 12 000$ à 25 000$, et un plafond de 34% pour les revenus supérieurs à 200 000$[7]. Or, cette réforme propose une redistribution entre les strates les classes populaires et les classes moyennes supérieures, et non entre la majorité sociale et le 1%. Un système fiscal juste devrait plutôt garantir un revenu de 15 000$ pour tous les citoyens et un plafond d’imposition à 90% pour les revenus au-delà d’un millions$ par exemple.

Évidemment, l’inapplicabilité d’une telle « révolution fiscale » se pose directement dans le contexte québécois, compte tenu des limites du cadre constitutionnel canadien. Si la moitié des impôts sont prélevés par l’État fédéral et qu’il risque très probablement de ne pas aimer l’idée d’un revenu minimum et/ou maximum, il y a fort peu de chance que nous puissions un jour instaurer un système fiscal juste sans l’indépendance du Québec. Qui plus est, le financement et l’allocation d’un revenu garanti ne pourraient pas s’articuler adéquatement dans un système administratif bicéphale où les impôts et les programmes sociaux sont partagés inégalement entre deux paliers de gouvernement.

Si nous prenons enfin la question du revenu maximum qui donne un important incitatif à l’exode des grandes fortunes, cette mobilité du 1% serait facilitée dans le contexte canadien ; Guy Laliberté ou Pierre-Karl Péladeau pourraient facilement s’installer en Ontario ou au Nouveau-Brunswick pour éviter le fisc québécois par exemple. Bien qu’un État souverain limiterait cette possibilité, celle-ci demeurerait toujours présente, comme l’illustre l’exil de Gérard Depardieu en Russie pour fuir l’impôt à 75% pour les revenus au-delà d’un millions€. Nous pouvons alors recourir à un « patriotisme fiscal » basé sur la solidarité sociale, les très riches devant accepter la « modération de biens et de crédit » sans quoi ils risquent de subir l’ostracisme de la majorité populaire. La solidarité nationale serait alors basée sur l’adhésion aux conditions de l’égalité entre citoyens, tous devant accepter les termes d’un nouveau contrat social qui permettrait de financer adéquatement les services publics sans devoir passer par les tergiversations de la tarification progressive. Comme l’indique Jacques Généreux :

« La seule vraie justice fiscale si vous voulez, la manière la plus intelligente de l’établir, c’est d’avoir un système global fiscal qui est juste, c’est-à-dire un impôt sur le revenu qui ne représente pas des broutilles mais une part essentielle de l’imposition. Celui-ci doit être très progressif, partir de 0, puis 1%, 2%, etc., jusqu’à 100% pour des revenus exorbitants dont personne n’a besoin. Donc si vous avez un système fiscal juste, qui répartit équitablement la charge du financement des biens communs, ensuite vous pouvez avoir des biens publics qui soient accessibles à tous dans les mêmes conditions. Que vous soyez fils d’industriels ou fils d’ouvrier, vous avez un droit égal à l’école publique de la République; vous avez le droit d’être sauvé dans la rue par les pompiers gratuitement ; vous avez droit aux mêmes prestations que les autres ; vous avez droit à des allocations familiales parce que c’est un supplément de coût et on veut inciter les gens à faire des enfants. »[8] Telle est la perspective d’un républicanisme véritable, qui allie les principes du socialisme et de l’indépendance afin de garantir l’accès universel aux biens communs.

[1] Jocelyn Maclure, Impôt progressif vs tarification progressive: vers une démonstration plus étoffée?, A Canadian Public Affairs Blog, 31 mai 2014.
http://induecourse.ca/impot-progressif-vs-tarification-progressive-vers-une-demonstration-plus-etoffee/
[2] Ibid.
[3] Pierre-Olivier Monteil, « Clarifier les logiques de la solidarité », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, vol. 55, no. 55, 1997, p.100-101
[6] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, II, XI, Flammarion, Paris, 2001, p.91-92
[7] Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics, 10 milliards$ de solutions, septembre 2014.
http://www.nonauxhausses.org/wp-content/uploads/DocmentCampagne-10-milliards_WEBseptembre2014.pdf