mardi 21 août 2012

Capitalisme vert ou décroissance conviviale?

Option nationale, Québec solidaire et la question écologique

La crise écologique est LE principal enjeu du XXIe siècle. Elle est à la fois le résultat et le principal facteur d’aggravation d’une crise sociale, économique et politique. Autrement dit, elle est la crise multidimensionelle de la modernité, qui remet en cause un modèle de civilisation basé sur le progrès matériel et technoscientifique infini. La manière dont les organisations civiles, économiques et politiques répondront à cette crise déterminera non seulement le bien-être des générations futures, mais leur existence même. Les limites planétaires, procurant un « espace d'opération sécuritaire pour l'humanité», ont déjà été atteintes.

Dans le contexte électoral actuel, deux partis relativement marginalisés prennent sérieusement en compte la crise écologique, qui ne se réduit pas à des questions environnementales isolées comme la préservation des espaces verts. Option nationale (ON) et Québec solidaire (QS), à la fois progressistes et indépendantistes, se disputent une nouvelle base militante motivée et sensible aux enjeux de notre époque, par-delà l’accroissement du PIB, la réduction de la dette et la « bonne gouvernance ». Ces partis, semblables sur de nombreux aspects, opèrent néanmoins selon des logiques différentes qui mettent en relief deux visions de l’écologie politique : le capitalisme vert et la décroissance conviviale. Si on laisse de côté le Parti vert du Québec (PVQ), qui se base sur les notions consensuelles de l’ONU et la Charte des Verts mondiaux en refusant de prendre position sur l’axe gauche/droite et le débat souverainisme/fédéralisme, nous pouvons examiner de plus près les plateformes nationalistes et solidaires afin de dégager les valeurs qui sous-tendent leurs propositions respectives.

Option nationale et le développement durable

Option nationale n’est pas un parti écologiste. Les questions environnementales sont traitées dans la section économique de la plateforme (2 – Pour une économie du Québec qui enrichit les québécois), et sont conçues en fonction du vocabulaire néolibéral dominant : le capital naturel (bois, eau, minerai, hydrocarbures), tout comme le capital humain (la matière grise) sont au service du développement national. Il s’agit en quelque sorte de rationaliser la gestion des ressources non-renouvelables pour assurer le plein développement des ressources cognitives nécessaires à l’innovation économique.

« Il faut une vision économique cohérente qui optimisera l’utilisation de ressources naturelles qui sont non renouvelables, afin de se doter d’un système économique viable à long terme basé sur une ressource renouvelable : nos citoyens et leur matière grise. » http://www.optionnationale.org/la-plateforme/2-pour-une-economie-du-quebec-qui-enrichit-les-quebecois

Même si l’importance de la « culture » est soulignée, l’éducation demeure perçue comme un « investissement » collectif, des critères de mise en marché venant baliser les compétences acquises par la gratuité scolaire. L’économie du savoir relève donc d’une logique de croissance verte et immatérielle, permettant d’assurer notre compétitivité internationale. Cela étant dit, le « capitalisme cognitif » nécessite énormément de ressources financières, et c’est pourquoi la nationalisation des ressources naturelles représente le principal levier de développement des forces productives.

Heureusement, Option nationale tient à respecter des critères minimums de protection de l’environnement. Il propose donc un moratoire sur le secteur du gaz et pétrole de schiste en attendant d’avoir l’aval d’une évaluation environnementale stratégique (EES), qui aurait « l’autorité objective » pour confirmer qu’il s’agit d’une exploitation sécuritaire sur le plan économique, social et environnemental. Malheureusement, le paradigme du « développement durable » sur lequel il s’appuie est problématique, car il vise à réconcilier des dimensions parfois contradictoires, dont la résolution provient généralement d’un calcul simplifié et utilitariste (coûts/bénéfices). Les questions sociale et écologique ne soulèvent donc pas des normes éthiques, des finalités politiques qui viendraient orienter ou limiter le développement économique ; ce sont plutôt des contraintes fonctionnelles associées aux risques d’une croissance qui demeure toujours le seul véritable objectif.

Sur le plan de l’exploitation des énergies sales, tous les partis non-écologistes répondent à la manière de Pauline Marois : « Oui, mais pas n’importe comment et pas à n’importe quel prix ». Les redevances sont le cœur de la question, même si celles-ci sont investies dans un fonds souverain visant à « compenser » à long terme la surexploitation des ressources non renouvelables. La substitution entre capital naturel et capital artificiel (richesse créée) est donc entièrement assumée, la compensation financière permettant de « réparer » la dette écologique irréversible qui sera produite par la pleine exploitation de la nature au service de la Nation.

L’électrification des transports collectifs et individuels, le monorail électrique suspendu, la diffusion massive d’Internet haute-vitesse, de même que l’indépendance énergétique basée sur le développement industriel des énergies renouvelables procède du paradigme de la modernisation écologique, qui voit la crise environnementale comme une opportunité de développement économique et technologique. La réforme fiscale visant à augmenter le capital technique des firmes locales, attirer les investissements étrangers et assurer le développement durable par le biais d’une éco-fiscalité (répondant à la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises), relève donc d’un capitalisme vert d’État, dirigeant par son éthique éclairée une économie de marché écologisée.

La révision des paliers d’imposition, l’économie sociale et la démocratie participative seront certes « étudiées », mais resteront subordonnées à une social-démocratie ayant intériorisée les prémisses du néolibéralisme. Option nationale est donc, consciemment ou non, défenseur d’une nationalisation bourgeoise des appareils de production. Gouvernement, industries privées et universités marchent main dans la main pour assurer une croissance « durable » illimitée, supposément découplée des contraintes écologiques qui sont réduites à de simples moyens d’enrichissement, privé ou collectif.

Québec solidaire et la transition écologique

De son côté, Québec solidaire propose un « Plan vert » visant également un développement économique et écologique. S’il ne remet pas en cause le rôle de l’État et de l’économie de marché, ce plan remet directement en question le néolibéralisme et souhaite amorcer dès maintenant une « sortie du pétrole ». La différence entre le capitalisme vert et cette transition sociale, écologique et économique n’est pas de degré, mais de nature ; le premier « étend » la rationalité économique aux questions environnementales, alors que la seconde « critique » la rationalité marchande au nom de la justice sociale et écologique. L’homme et la nature ne sont pas deux types de capital qu’il faudrait valoriser afin de maximiser l’accumulation autonome de la valeur, mais deux biens communs interdépendants qu’il faut défendre contre l’hégémonie de la rationalité instrumentale, qui réduit toute chose à un simple moyen aux service d’intérêts privés et/ou étatiques.

La sortie du pétrole est la principale exigence que devront affronter, de manière volontaire ou forcée, l’ensemble des sociétés d’ici quelques années. Il ne s’agit pas de simplement réduire l’émission des gaz à effet de serre, qui contribuent certes aux changements climatiques, mais induisent des solutions partielles et irrationnelles si elles sont considérées de manière isolée. Rob Hopkins, dans son incontournable ouvrage Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale (publié en 2010 chez Écosociété), explique que les deux principales questions écologiques doivent être articulées ensemble afin d’éviter les complications associées à une vision étroite de la crise. Voici un schéma qui permet de visualiser l’entrelacement des problèmes et solutions proposées pour faire face au pic pétrolier et aux changements climatiques.

Pic pétrolier
(considéré isolément à la manière du rapport Hirsch)
Rebâtir la résilience des communautés locales et réduire les émissions de CO2
Changements climatiques (considéré isolément à la manière du rapport Stern)
Charbon liquifié
Relocalisation planifiée
Ingénierie du climat
Gaz liquifié
Infrastructure énergétique décentralisée
Capture et stockage du carbone
Règlementation assouplie des forages
La grande requalification
Compensations des émissions par des arbres
Biocarburants à grande échelle
Production alimentaire locale
Bourses du carbone
Sables bitumineux et autres sources non conventionnelles (gaz de schiste)
Planification de la descente énergétique
Atténuation des effets du changement climatique
Protection et accumulation nationale des réserves
Monnaies locales
Amélioration de la logistique des transports
Rob Hopkins, Manuel de transition, Écosociété, 2010, p.38

On voit évidemment que la plupart des partis soutiennent des politiques publiques issues de la première et/ou de la troisième colonne, celle de gauche relevant d’un capitalisme « sale » (préconisé par les conservateurs et les lobbys industriels), celle de droite étant proposée par les partisans du « capitalisme propre » (soutenu par Option nationale et autres groupes environnementaux modérés). Seule la colonne du milieu tient lieu d’une vision écologiste et post-capitaliste, que certains nomment décroissance conviviale ou « Transition ». Bien que Québec solidaire soit encore à mi-chemin entre l’option social-démocrate réformiste et la perspective d’un dépassement du capitalisme basé sur la croissance illimitée, il souhaite déjà entreprendre une véritable transformation de la société.

L’un des meilleurs signes de ce souci « social et écologique » du Plan vert de développement économique provient non seulement des réformes fiscales proposées (augmentation substantielle des redevances sur les mines, l’eau, le capital financier), mais de sa prise en compte explicite des besoins des plus défavorisés (femmes, précaires, chômeurs), la non-exploitation du gaz et du pétrole, ainsi que la reconnaissance du besoin de réduire en amont notre empreinte écologique par un vaste chantier d’efficacité énergétique et même la sortie du travail! La crise écologique ne sera donc pas résolue par une solution technique (le mythe du « technological fix » défendu par la modernisation écologique), mais par une réorganisation sociale majeure, solidaire d’une transformation économique et politique profonde.

Contrairement aux environnementalistes qui considèrent qu’il faut d’abord attribuer une valeur intrinsèque à la nature et protéger les écosystèmes contre l’intrusion de l’homme, les partisans de l’écologie sociale croient qu’il faut avant tout abolir les rapports de domination de l’homme par l’homme (hiérarchies), pour que l’humain cesse d’exploiter la nature. Cela nécessite une réduction importante des inégalités sociales, une remise en question du règne de la propriété privée, et une critique des rapports de domination entre l’État et les communautés locales. Québec solidaire cible directement ces effets pervers du libre-marché dérégulé, qui asservit les populations et accélère la destruction des écosystèmes. Même si le parti ne soutient pas une vision éco-anarchiste, il vise à terme le dépassement du capitalisme et l’instauration d'une véritable démocratie participative à toutes les échelles, du quartier aux régions, de l’entreprise à l’État-nation.

Pour l’instant, Québec solidaire reste largement réformiste, à la manière d’Option nationale, et mise comme lui sur de nombreux chantiers de type keynésien, où l’État joue un rôle d’initiateur majeur : nationalisation des ressources naturelles, efficacité énergétique, électrification des transports collectifs, transport haute vitesse Montréal-Québec, développement des énergies alternatives, Pharma-Québec, etc. Si on regarde ces propositions concrètes, il n’y a pas de différence substantielle entre les deux partis progressistes et indépendantistes, qui collaboreraient assez bien à l’Assemblée nationale. Mais des nuances majeures permettent de distinguer les valeurs foncièrement anti-capitalistes de Québec solidaire. S’il peut y avoir d’importantes ressemblances entre ON et QS sur le plan des moyens ou des réformes, tout se joue au niveau des finalités du développement économique, social et écologique.

Or, une simple distinction de principes entre deux entités sert-elle à quelque chose si celles-ci sont identiques dans les faits? Pourquoi ne pas créer un seul parti au lieu de deux, si leur plateforme coïncident si bien? Nous ne voulons pas une guerre de mots ou d’idées, mais une différence politique concrète! Mise à part les différentes cultures politiques de chaque partie (souverainistes de gauche pour ON, gauchistes indépendantistes pour QS), il y a pourtant quelques propositions concrètes qui permettent d'amorcer une sortie du capitalisme. Ces réformes, quasi-révolutionnaires, sont ce qui distinguent le développement durable de l’écologie politique, le capitalisme vert de la décroissance conviviale.

Les trois « R » de l’écologie politique

Généralement, les trois « R » sont associés à la gestion et l’élimination des objets de consommation: Réduire, Réutiliser, Recycler. Nous pouvons dire qu’il s’agit des trois R de l’environnementalisme, c’est-à-dire de la vision qui tente de répondre à la crise écologique sans remettre en cause le mode de production et les institutions responsables de l’accroissement de la consommation matérielle. Le capitalisme, ou plus précisément la société de marché, a rapidement récupéré les préférences écologiques des consommateurs pour les mettre à son profit. Le citoyen moyen prend des sacs réutilisables pour aller au supermarché, recycle les feuilles de papier et essaie de réduire la surconsommation en achetant équitable. « Acheter c’est voter », dit Laure Waridel.

Ces comportements vertueux sont certes bénéfiques pour l’environnement dans une certaine mesure, mais ils perpétuent une logique de consommation où la responsabilité demeure surtout individuelle. Le citoyen-consommateur croit qu’il agit démocratiquement en influençant l’entreprise par son vote, alors qu’il renforce une vision économique et instrumentale de la réalité, où l’évolution écologique émanerait de l’auto-régulation du marché, guidé magiquement par l’ensemble des « petits gestes » des citoyens sensibilisés et dociles. Où est l’action politique, la contestation des lois iniques dictées par les élus municipaux, provinciaux ou fédéraux, les campagnes de boycott de masse, l’action directe, la désobéissance civile, l’organisation en partis écologistes municipaux visant à défaire la dictature du marché immobilier responsable de l’étalement urbain, etc.? La consommation responsable est-elle le dernier retranchement du cynisme politique?

Les gens ne sont pas impuissants parce qu'ils sont apathiques, ils sont apathiques parce qu'ils sont impuissants (Benjamin Barber). Le cynisme est le produit de relations économiques et politiques inégalitaires, et non l'inverse. Ce qu'il faut combattre, ce n'est donc pas l'apathie, mais les institutions qui rendent les gens impuissants! Pour combattre ces institutions, il faut cependant avoir le temps de s’engager dans la vie associative et politique, de découvrir des logiques non-marchandes, de développer des rapports sociaux coopératifs basés sur l’entraide, le soin, la créativité et la résistance. Moins de biens (matériels), plus de liens, disent les objecteurs de croissance. C’est ici qu’apparaît le premier R de l’écologie politique : Réduction du temps de travail. Voici un extrait intégral du programme de Québec solidaire sur la question :

Nous constatons qu’au cours des trente dernières années, il y a eu une augmentation de 37% de la productivité du travail au Canada alors que la durée moyenne de la semaine de travail à temps plein n’a pas diminué. En fait, entre 1998 et 2005 elle a augmenté de 44.6 heures à 46.3 heures. Résultat, les Québécoises et les Québécois ont de moins en moins de temps pour profiter de leur vie. Pour Québec solidaire, l’augmentation du temps libre favorisait un partage équitable du travail domestique entre les hommes et les femmes, le développement personnel et l’enrichissement des rapports avec nos proches en plus d’être une condition nécessaire à la participation active aux affaires de la collectivité, à la démocratie citoyenne. La réduction du temps de travail ouvre également la voie à la reconversion de l’économie dans un sens écologique et en vue d’un dépassement du capitalisme. L’adoption de l’augmentation du temps libre comme un des buts prioritaires de l’activité économique permettrait de réorienter l’économie axée sur un consumérisme effréné et de promouvoir des valeurs écologistes et humanistes. Pour atteindre cet objectif, Québec solidaire propose les mesures suivantes :

a)      Réduire la semaine normale de travail
Réduire immédiatement la semaine normale de travail à 35 heures pour la ramener graduellement à 32 heures avec possibilité alternative de prolonger les vacances. Le tout sans perte de rémunération, avec embauche proportionnelle et sans intensification du travail, et avec resserrement des conditions de recours aux heures supplémentaires dans toutes les entreprises.
b)      Réduction volontaire du temps de travail
Permettre à tous et à toutes de réduire leur temps hebdomadaire de travail sans pénalité si, sur préavis raisonnable, ils/elles en font la demande.

Cette mesure doit être jumelée au deuxième R de l’écologie politique, soit la Redistribution du travail. La répartition du travail au sein de l’entreprise est une excellente manière dont certains syndicats danois ont réussi à affronter des menaces de licenciements relatifs à une baisse de demande de l'entreprise. Les travailleurs planifiaient et distribuaient leurs tâches en fonction d’objectifs mensuels, de sorte que chacun travaillait quelques jours de moins par mois, afin que chacun puisse travailler sans être licencié. La productivité de l’usine a augmenté, les employés gagnaient un peu moins d’argent à la fin du mois, mais gagnaient beaucoup de temps libre qui leur permettait de passer du temps avec leurs familles, cuisiner, bricoler, s'informer, entreprendre des projets de vie, etc. À l’échelle de la société, une redistribution collective et équitable de certaines tâches (dans certains services publics municipaux par exemple) permettrait probablement d’économiser d’importants coûts, tout en donnant des emplois bien payés à une plus grande partie de la population, les individus pouvant ensuite vaquer aux activités de leur choix.

L’objectif ultime est donc de créer une société de multi-activité, où la flexibilité n’est plus une contrainte imposée par le marché mais une exigence démocratiquement choisie, l’absence d’emploi ou la baisse de salaire ne devant plus engendrer un asservissement supplémentaire au travail salarié, mais une occasion d’investir des sphères d’activités non-marchandes et coopératives sans avoir peur de perdre son logement ou mourir de faim. C’est ici qu’apparaît le troisième R de l’écologie politique : le Revenu social garanti.

Revenu social garanti

Il existe deux principales sortes de revenu garanti : un revenu minimum de subsistance de type néolibéral, et un revenu suffisant garanti, également nommé revenu universel de citoyenneté. D’une part, si l’allocation est insuffisante pour protéger contre la misère, elle subventionnera en fait des emplois de faible qualification via le cumul d’un revenu social de base (insuffisant) et d’un salaire bas. La logique néolibérale vise ainsi à transformer la plupart des allocations (familiale, aide sociale, assurance-emploi, etc.) en un revenu unique, ce qui incitera les chômeurs à travailler même pour des emplois peu considérés. Par exemple, le workfare américain lie le revenu minimum de subsistance à une obligation de fournir un travail « d’utilité publique » (comme des services d’entretien), en sous-payant ce travail (par rapport à des emplois syndiqués), ceci permettant de faire économiser beaucoup d’argent à la municipalité.

Cette interprétation néolibérale du revenu garanti stigmatise et culpabilise les chômeurs, ceux-ci étant considérés comme responsables de leur condition (plutôt que le système économique qui élimine massivement le travail), tout en subventionnant les employeurs en leur permettant de payer les employés en dessous du salaire de subsistance. « Le revenu d’existence permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la dérèglementation, à la précarisation, à la flexibilisation du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial. » (André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, 1997, p.137) Autrement dit, cette politique accélère la précarisation car les exigences de rentabilité dictent la flexibilisation du temps de travail, au lieu que les travailleurs puissent gérer eux-mêmes leur temps libre.

À l’inverse, une allocation universelle inconditionnelle, garantissant un revenu social suffisant, permet de contrer les effets pervers du revenu minimum en affranchissant les individus des contraintes du marché du travail. Loin de représenter une sorte d’assistance sociale généralisée (les individus étant mis sous la tutelle de l’État-providence), elle est d’abord et avant tout une politique générative, c’est-à-dire une manière d’inciter les individus à se prendre en charge par des activités autonomes, où la valeur d’usage (temps libre) prédomine sur la valeur d’échange (travail salarié).

Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail indignes ; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-dire entre les utilités qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il produit par l’autovalorisation de ce temps. (André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, 1997, p.137.)

Québec solidaire et l’Option conviviale

Québec solidaire propose d’instaurer un revenu minimum garanti de 12000$ par année lors de son premier mandat, pour ensuite l’augmenter progressivement à 18000$. Cette mesure est de loin la plus ambitieuse du programme, et elle fournit en quelque sorte les bases d'une émancipation radicale du capitalisme. Mais l’autogestion du temps libre ne doit pas laisser place à l’anomie et à la consommation débridée, de sorte qu’on se retrouverait avec une société disloquée. Une dotation minimale inconditionnelle, en termes de services publics gratuits (santé, éducation, transports en commun), ou encore sous forme de monnaie locale pour encourager la résilience des communautés, ou un accès garanti à des jardins communautaires urbains ou ruraux, permettrait de donner à tous et à toutes les « outils primordiaux de la vie concrète », c’est-à-dire les infrastructures collectives nécessaires pour répondre adéquatement aux besoins sociaux, tout en maximisant la liberté de chacun.

Pour qu’il y ait une économie plurielle, c’est-à-dire une cohabitation entre des entreprises à finalité sociale, coopérative et non-lucrative (économie sociale), activités familiales et bénévoles (économie domestique), entreprises étatiques et para-publiques (économie publique), petites et moyennes entreprises marchandes (économie privée), il faut que les citoyens ne soient plus esclaves des lois du marché, c’est-à-dire qu’ils ne soient plus obligés de vendre leur force de travail à un système d’exploitation des ressources humaines et naturelles. L’Option conviviale, c’est-à-dire la possibilité de s’écarter dès maintenant de la société marchande responsable de la crise écologique, est la meilleure manière d’échapper à la logique de croissance infinie, même si elle sert les « intérêts des québécois » à court terme. Il faut dès maintenant choisir et entreprendre une décroissance démocratiquement planifiée, pour éviter de subir une décroissance forcée par la montée des mers, la fin du pétrole, l’épuisement des stocks de poissons, les sècheresses, les crises économiques structurelles, etc.

Un État national fort, un monorail électrique suspendu, une « économie verte » ou une démocratie représentative améliorée ne peuvent pas être des objectifs politiques : ce ne sont que des moyens pour libérer les forces créatives des citoyennes et citoyens québécois. Leur « matière grise » n’est pas un capital humain à valoriser sur le marché, mais un « bien commun » qui retrouve son expression dans la Solidarité, celle-ci devant être garantie par un droit pour tous d’exister sans travailler. À la phrase de Saint-Paul et des Lucides qui affirment : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », Michel Chartrand répondrait : « Le revenu de citoyenneté fera un jour partie de la Constitution du pays du Québec, et c'est nous qu'on imitera, si nous en avons la volonté politique. »

mardi 7 août 2012

Option nationale, Québec solidaire et anarcho-indépendantisme!

La campagne électorale, déclenchée le 1er août 2012, est l’occasion parfaite pour approfondir notre compréhension du spectre politique québécois. Si on met de côté le fédéralisme conservateur du Parti libéral, le pragmatisme populiste de la Coalition Avenir Québec et le souverainisme social-libéral du Parti québécois (qui représentent en fait trois variantes de l’idéologie néolibérale), nous pouvons scruter de plus près les deux partis minoritaires mais les plus intéressants de la campagne : Option nationale (ON) et Québec Solidaire (QS). Loin d’être des partis de « gouvernance », il s’agit d’organisations politiques centrées sur des idées, incarnées par des militant(e)s enthousiastes, qui proposent des projets de société articulés sur une vision du monde. La querelle qui oppose les nationalistes aux solidaires est très instructive quant à la question de la souveraineté, et sur les manières d’y accéder. Après une brève analyse comparative des deux partis, une troisième voie pour l’indépendance sera esquissée. 

Option nationale

Option nationale est un jeune parti indépendantiste, né d’un schisme initié par Jean-Martin Aussant, ancien membre du Parti québécois. Non satisfait par l’électoralisme et l’attentisme de ce dernier, il préconise un retour aux sources du projet souverainiste de René Lévesque : une social-démocratie teintée de pragmatisme économique, subordonnée au processus d’accession à la souveraineté politique. La fameuse formule du LIT (lois, impôts, traités), permet de circonscrire de manière pédagogique la souveraineté du Québec. Celle-ci est perçue comme une question ontologique (avant d’être de gauche ou de droite, il faut Être), dont la résolution offrira tous les outils pour assurer un plein développement économique. À ce titre, la nationalisation des ressources naturelles, la gratuité scolaire et autres politiques « progressistes » sont conçues de manière instrumentale, celles-ci visant d’abord l’exploitation efficace du capital humain et naturel : « Le Québec possède un potentiel mondialement enviable à plusieurs égards, incluant son capital humain (la population) et ses ressources naturelles (le territoire). Il faut mettre fin aux politiques qui minent la capacité du Québec de se développer à son plein potentiel. » http://www.optionnationale.org/la-plateforme/2-pour-une-economie-du-quebec-qui-enrichit-les-quebecois

Même si ON ne tombe pas dans les grossièretés identitaires de la CAQ, il met tout de même l’accent sur l’unité de la « culture nationale » essentiellement francophone, les minorités et les autochtones se retrouvant complètement marginalisés dans le programme du parti. Le nationalisme dont il se réclame est donc largement « identitaire », celui-ci se concentrant sur l’appartenance culturelle et territoriale d’une communauté majoritaire. Par ailleurs, ON mise sur une stratégie « d’indépendance par le haut », l’élection de son parti étant interprétée comme une sorte de mandat que la population confierait à une élite chargée de réaliser la souveraineté. La Constitution du Québec ne serait rédigée que dans un deuxième temps, avec une large consultation de la population supervisée par des « experts », le référendum servant à officialiser le processus d’indépendance déjà entamé par le LIT des gouvernants. ON privilégie ainsi un parlementarisme qui ne s'inscrit pas dans les luttes sociales de la rue.

Cette stratégie repose sur une conception de la « souveraineté nationale », issue de l’abbé Sieyès. Puisque la Nation est supérieure à la somme des individus qui la composent, le peuple ne peut pas se gouverner directement ; il doit être représenté par des élus responsables de son destin. Cette vision exclut la démocratie directe et consacre le régime représentatif. L’amélioration du mode de scrutin, les élections à date fixe et la régulation des lobbys ne sont que des modernisations de la démocratie représentative, et non son dépassement. Pour résumer, ON entend poursuivre le processus interrompu de la Révolution tranquille, tendu vers la création d’un État inspiré du modèle français (républicain et laïc), et aiguisé par certaines sensibilités participatives (mandats d’initiative populaire, Conseils régionaux). Sans remettre en question les fondements du capitalisme ou de la démocratie libérale, ce parti souhaite instaurer une social-démocratie française en Amérique du Nord.

Québec solidaire

Si ON représente une sorte de Parti québécois radical, Québec solidaire propose une social-démocratie radicalisée. Issu de la fusion de l’Union des forces progressistes et d’Option citoyenne, ce parti de gauche ne fait pas de compromis sur la justice sociale, véritable point pivot de son programme. L’écologisme, le féminisme, l’égalitarisme et l’altermondialisme sont des déclinaisons progressives de cet idéal, dont l’indépendance du Québec représente la clef de voûte ; sans souveraineté, il ne saurait y avoir de transformation majeure de la société. Voilà la distinction fondamentale entre les deux partis : ON est d’abord indépendantiste puis accessoirement progressiste, tandis que QS est avant tout progressiste et instrumentalement indépendantiste.

Cette opposition peut laisser croire qu’ON serait davantage souverainiste, tandis que QS voudrait réduire l’indépendance à un projet de gauche. Cette comparaison n’est pas exacte. Pour mieux distinguer les différences de hiérarchisation des priorités entre les deux partis, nous pouvons utiliser l’analyse du sociologue Claus Offe relative au « problème de la simultanéité ». Si ce schéma fut d’abord utilisé pour étudier les transitions démocratiques des pays socialistes de l’Europe de l’Est, il peut s’avérer précieux pour éclairer les dimensions interdépendantes et nécessaires à la création d’un nouvel État-nation.

Niveaux hiérarchiques
Question
Motivation des acteurs
Interprétation des relations sociales
Limites de la communauté nationale
Territoriale
Passions
Qui doit prendre part au jeu
Cadre constitutionnel démocratique et institutionnel
Démocratique
Raison
Détermination des règles du jeu
Politique ordinaire
Économique
Intérêt
Comportement des joueurs

De manière chronologique, Option nationale débute par la création d’un État souverain sur le plan législatif, fiscal et international (question territoriale), pour ensuite se doter d’une constitution (question démocratique). Une fois le processus terminé, il laisse enfin la voie libre au débat gauche/droite (question économique). À l’inverse, Québec solidaire fonde son analyse sur les inégalités sociales et les rapports de domination (question économique), qui conduit à la nécessité d’une Assemblée constituante (question démocratique), qui a pour objectif de déterminer les règles du jeu pour ceux qui voudront prendre part à la communauté politique de l’État québécois émergent (question territoriale).

Le modèle préconisé par QS est celui de « l’indépendance par le bas », basé sur une conception de la « souveraineté populaire » qui implique une participation active de l’ensemble de la population. La différence entre souveraineté populaire et nationale est fondamentale, car elle reprend le dilemme démocratique de la Révolution française : « Les hommes de 1789 oscillent en effet en permanence entre la vision d’une souveraineté-principe, relativement passive, qui ne s’inscrit aucunement dans une perspective de gouvernement populaire, et la vision audacieuse d’une souveraineté-exercice. » (Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, p.17)

La démocratie participative (contrairement au gouvernement représentatif) permet de rendre visible la diversité du peuple québécois, et de reconnaître le rôle central des communautés autochtones qui devraient également jouir du principe d’auto-détermination. Ainsi, comment pouvons-nous nous arroger du droit de s’émanciper de la tutelle de l’État canadien, si nous ne reconnaissons pas également le droit aux peuples dominés par nos institutions de se libérer également s’ils le désirent? Pourquoi refuser ou mettre sous silence une exigence d’émancipation pour ceux qui sont aliénés par nous? Cette reconnaissance initiale de la diversité inhérente à la nation québécoise renvoie au « nationalisme civique » de Québec solidaire, qui est davantage politique que culturel. « Ce qui constitue une nation, ce n'est pas de parler la même langue, ou d'appartenir à un groupe ethnographique commun, c'est d'avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l'avenir. » (Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation?, 1882)

Sur le plan social et économique, le recul important de la social-démocratie dans les pays occidentaux devrait inciter les acteurs progressistes à se méfier du « bon sens » économique du social-libéralisme pragmatique, qui a donné prise à de nombreuses politiques néolibérales et autres plans d’austérité votés par des partis de gauche. Si QS n’envisage pas une rupture nette avec le capitalisme ou une abolition de la démocratie représentative, il oppose néanmoins une résistance sans compromis au vent néolibéral, en proposant une « économie solidaire » susceptible d’amorcer une transition écologique vers un monde post-pétrolier. Pour reprendre une distinction présentée dans un autre article de ce blog, il s’agit d’établir un « socialisme démocratique », assurant une démocratie économique par le bas.

La différence entre ON et QS n’est donc pas de degré, mais de nature ; le premier n’est pas plus indépendantiste que le second, car ces partis supposent deux conceptions opposées de la souveraineté et du pouvoir. D’une part, la souveraineté nationale maintient les inégalités politiques entre gouvernants et gouvernés, et l’économie de marché accentue les inégalités économiques entre capitalistes et travailleurs. D’autre part, la souveraineté populaire souhaite limiter la séparation entre l’État et la société civile, et réduire considérablement les injustices socio-économiques par le biais d’une économie solidaire. Les nationalistes visent d’abord une révolution politique en laissant de côté la question sociale, tandis que les solidaires militent pour une révolution sociale dont les dimensions politiques et économiques seraient deux dimensions interdépendantes.

Option nationale
Québec Solidaire
Souveraineté nationale
Souveraineté populaire
Démocratie représentative
Démocratie participative
Économie capitaliste
Économie solidaire
Indépendance par le haut
Indépendance par le bas
Nationalisme identitaire
Nationalisme civique
Révolution politique
Révolution sociale
Social-démocratie
Socialisme démocratique

Anarcho-indépendantisme

Enfin, une troisième option, encore plus marginale ou disons originale, permet de soutenir l’indépendance du Québec dans une perspective d’émancipation collective. L’anarcho-indépendantisme, qu’il faut bien distinguer de l’anarcho-nationalisme qui mélange des éléments issus de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite (abolition du capitalisme et de l’État afin d’établir une société décentralisée en communautés ethniques séparées), souhaite jumeler les luttes de libération nationale aux idées anti-autoritaires. Que ce soit au Pays Basque (Batasuna), en Catalogne (Negres Tempestes) ou en Bretagne (Coordination Bretagne indépendante et libertaire (CBIL), différentes organisations libertaires apportent un soutien critique aux mouvements d’indépendance (souvent régionaux), refusant ainsi de sombrer dans la dichotomie entre nationalisme bourgeois et internationalisme ouvrier. Dans le Québec des années 70, la revue Possibles (née de la rencontre de poètes comme Gaston Miron et de sociologues comme Gabriel Gagnon et Marcel Rioux) essayait déjà de conjuguer indépendantisme et autogestion, alors qu’un syndicaliste radical comme Michel Chartrand n’hésitait pas à affirmer sa triple affiliation nationaliste, chrétienne et socialiste (aux accents libertaires) : « On va se mettre en opposition carrée avec le pouvoir. On va aider les contestataires, les révolutionnaires, ceux qui veulent faire la révolution ! »

Un argument récurrent des anarchistes et de nombreux marxistes consiste à montrer que l’identité nationale représente une fausse unité, qui nie les différences entre classes dominantes et dominées, la solidarité internationale des travailleurs étant le réel vecteur de transformation sociale : prolétaires de les tous pays, unissez-vous! De plus, le sentiment patriotique renvoie souvent à la haine de l’autre, au conservatisme, à l’impérialisme, voire au militarisme. Évidemment, il serait utile de distinguer un nationalisme de gauche (défendu par QS) et un nationalisme de droite, ce dernier étant basé sur la défense d’une culture majoritaire (CAQ, Mathieu Bock-Côté). Mais le « nationalisme socialiste » ne saurait satisfaire les anarchistes ordinaires, pour lesquels il n’y a ni Dieu, ni Maître, ni État, ni Patrie.

Si l’anarcho-indépendantisme ne peut appuyer le nationalisme identitaire, qui nie le conflit entre classes sociales (gauche-droite) et met l’accent sur la communauté constitutive (PQ, ON), il peut néanmoins accueillir une version modifiée du nationalisme civique, reposant sur l’idée de communauté associative. D’un côté, la communauté constitutive correspond à la culture première, au donné dans lequel l’individu est d’abord immergé par la socialisation primaire. D’un autre côté, la communauté associative provient d’une entente volontaire, d’un intérêt à coopérer dans un but commun. De nature contractuelle, elle réunit des individus engagés à participer ensemble à une activité, une organisation ou une communauté, lesquelles sont visées plutôt que données.

Si les anarchistes reconnaissent la communauté constitutive comme un fait social, elle ne saurait représenter un principe d’organisation politique. Il serait moralement arbitraire d’établir une communauté politique sur des frontières rigides permettant de discriminer des ayant droit (citoyens) des autres individus extérieurs à l’État ou à la communauté d’origine (étrangers). Une société libertaire repose plutôt sur la libre association d’individus égaux (autogestion), qui se gouvernent par une participation active au sein de l’espace public (démocratie directe). L’État national ne peut donc être l’unité politique privilégiée, le modèle fédéraliste étant le plus généralement répandu par les libertaires.

De ce fait, les anarchistes seraient-ils condamnés à être des fédéralistes, farouchement opposés aux indépendantistes réclamant la « souveraineté », c'est-à-dire l'autorité suprême d’un État-nation? L’indépendance du Québec ne risque-t-elle pas de simplement déplacer le problème, alors qu’il faudrait tout simplement abolir l’État, le capitalisme et l’impérialisme qui en découle? Une nuance importante est ici nécessaire : comme une société libertaire devrait être idéalement décentralisée, l’élimination d’un palier de pouvoir représente un pas dans la bonne direction. Par exemple, l’indépendance par rapport au gouvernement fédéral canadien permettrait de se soustraire à l’impératif militaire de ce dernier, la société québécoise pouvant opter pour la non-militarisation. La dévolution du pouvoir, dans une optique de subsidiarité descendante, devrait donc être couplée par l’autonomie accrue des communautés locales, lesquelles pourraient déléguer un pouvoir aux niveaux supérieurs en cas de besoin, dans une perspective de suppléance ou de subsidiarité ascendante.

L’anarcho-indépendantisme devrait également s’opposer farouchement au caractère absolu, exclusif et indivisible de la souveraineté politique, préconisée par des penseurs comme Jean Bodin et Thomas Hobbes. Même l’État démocratique populaire, dont pourrait se réclamer Québec solidaire, risque de sombrer dans les errements d’un holisme qui nierait  l’autonomie des communautés autogérées. Jacques Maritain ne disait-il pas que « l'État de Rousseau n'est que le Léviathan de Hobbes couronné par la volonté générale»? C’est pourquoi la souveraineté nationale (top-down), tout comme la souveraineté populaire (bottom-up), sont susceptibles de favoriser la concentration du pouvoir au sein d’un État autoritaire. La réponse « solidaire » à la question nationale est donc insuffisante, et devrait être remplacée par un modèle confédéral, horizontal et pluraliste de souveraineté partagée.

Althusius et un nouveau modèle québécois

Johannes Althusius (1557-1638), philosophe, théologien et syndic de la ville d’Emden en Allemagne, est le plus grand penseur politique entre Bodin et Hobbes. Dans son Politica methodice digesta (1603), il définit le maintien de la vie sociale (association symbiotique) comme étant l’objet premier de la politique : « La politique est l'art d'établir, de cultiver et de conserver entre les hommes les conditions nécessaires, essentielles et homogènes de la vie sociale ». Père du fédéralisme et du principe de subsidiarité, sa pensée permet de sortir de la logique de l’État-nation unitaire et hiérarchique. Il s’agit de concevoir autrement l’articulation des niveaux d’organisation, afin d’assurer un maximum d’autonomie à chacun et de promouvoir la communication entre les différentes sphères d’interaction. « La communicatio correspond à la mise en commun et à l'exercice mutuel du « lien organique de la vie civile ». Elle se traduit par une socialisation progressive des éléments de la communauté, par une participation croissante de ses membres à la vie commune, ainsi que par l'échange de biens et de services, avec mise en commun de certains d'entre eux. » http://www.alaindebenoist.com/pdf/althusius.pdf

La pensée d’Althusius, à la jonction du modèle éclaté et décentralisé du monde médiéval, et de l’idéal d’autonomie cher à la modernité, offre d’intéressantes ressources pour repenser l’organisation politique d’un Québec indépendant. Il s’agit d’éviter à la fois le modèle fédéral, descendant et autoritaire canadien, et le piège de la souveraineté nationale d’un État centralisé nouvellement créé. Ni fédéralisme supra-national, ni souverainisme national, l’anarcho-indépendantisme pourrait opter pour un confédéralisme infra-national, où le gouvernement du Québec serait simplement un palier de coordination entre régions (cantons) autonomes. La décentralisation du pouvoir serait encore plus marquée, les prérogatives de l’État étant largement restreintes par la souveraineté d’une société civile auto-organisée. Au lieu de copier le modèle français (à la manière d’Option nationale), nous pourrions nous inspirer du modèle suisse ou allemand ; Montréal deviendrait une province à la manière de Berlin (qui est un land), d’autres régions (comme le Saguenay-Lac-St-Jean et les territoires amérindiens) pouvant jouir d’une autonomie accrue.

L’anarcho-indépendantisme radicalise en quelque sorte certaines pistes avancées par Québec solidaire, en défaisant le monopole de l’unité nationale (et de l’État dirigiste) au profit de l’autogestion des communautés. Le programme de QS reste beaucoup marqué par la centralisation étatique et le régime représentatif, et ne propose pas de véritables procédures de démocratie directe pouvant garantir le caractère « anti-autoritaire » du socialisme avancé par le parti. La « démocratie participative » qu’il préconise relève davantage d’une modernisation des institutions représentatives et de la gestion de l’État (à l’instar d’Option nationale), plutôt que d’une transformation véritable de l’organisation politique de la société.


L’idéal serait plutôt une forme d’éco-socialisme décentralisé, où les communautés pluralistes (dans la région métropolitaine de Montréal) et plus homogènes (villages régionaux) pourraient s’associer librement en fonction d’affinités individuelles, culturelles, et interculturelles. L’anarchisme qui promeut l’universalisme abstrait d’individus libres, s’identifiant exclusivement à une classe homogène de travailleurs, écarte trop rapidement une foule d’identifications sociales souvent fécondes : appartenances familiales, communautaires, citoyennes, nationales, intellectuelles, etc. La lutte ouvrière n’est plus la forme dominante de lutte, les nouveaux mouvements sociaux (pacifistes, écologistes et féministes) étant largement tournés vers des questions d’émancipation culturelle et identitaire. Les anarchistes doivent prendre acte de cette nouveauté qui n’est pas le signe d’un échec révolutionnaire, mais de l’élargissement du spectre de l’émancipation. L’objectif de l’indépendance, c’est la transformation du monde ; et la transformation du monde, c’est le mouvement de l’indépendance.