Divagations sur le temps qui nous échappe

Le temps est par essence irréversible; il en va ainsi pour le temps objectif et abstrait mobilisé par la science et calculé par les horloges, le temps social dont l'épaisseur historique prend toujours la forme d'un processus qui va du passé vers l'avenir, et le temps vécu, que ce soit à l'échelle de la journée, de la semaine, ou de la trajectoire d'une vie entière. Le temps cosmique, social et vécu nous tire inexorablement vers l'après.

Néanmoins, le temps n'est pas un simple progrès linéaire et continu; il implique des répétitions et des recommencements, il est formé de dilatations et d'accélérations, il y a des périodes pauvres en événements et d'autres moments de l'existence extrêmement denses, que ce soit à l'échelle personnelle ou collective.

Il y a aussi des régressions et des "retours en arrière", ce qui semble contredire l'essence du temps qui est toujours tourné vers l'avant. Le temps est ponctué, il implique des décisions, des superpositions, des bifurcations, des surgissements. Le temps, bien qu'il semble à première vue comme le long fleuve du monde qui coule toujours à la même vitesse, est en réalité un magma créatif dont nous sous-estimons les immenses potentialités. Le temps concret, le temps historique, le temps de l'art, le temps des rencontres et des projets, le temps de la nature elle-même, tous ces temps sont d'une prolifique richesse, ils débordent largement la conception homogène et vide du temps newtonien.

Or, notre rapport au temps aujourd'hui oscille bien souvent qu'autrement entre l'anxiété et la routine, l'adrénaline et l'épuisement. Ces quelques méditations me font penser au fait que pour changer la société, il faudrait aussi changer notre rapport au monde et aux autres, et par le fait même notre rapport au temps. Il faut questionner les relations de pouvoir et d'aliénation imbriquées dans nos rapports au temps, questionner l'ordre temporel dominant, lequel n'a rien de naturel bien qu'il semble aller de soi, du fait que nos vies sont rythmées et constituées en bonne partie par sa dynamique.

Il faut aussi dégager au sein de nos vies de nouvelles relations au temps, et libérer le temps à l'échelle collective: réduction du temps de travail, extension des congés, années sabbatiques pour tous, revenu de base ou salaire à vie, dotation inconditionnelle d'autonomie. Qui plus est, il faut penser dès maintenant aux multiples usages du temps libéré, aux articulations entre le temps qui sera dédié aux activités de production, de reproduction sociale, de loisirs, d'études, de la vie culturelle et politique. Car même dans une société libérée du travail abstrait et des rapports d'oppression, il faudra encore vivre, manger, fabriquer des choses, cultiver, bâtir, s'entraider, discuter, rêver, et donc apprendre à passer son temps, à bien répartir celui-ci entre les multiples sphères de l'existence.

Décider comment je dois mener ma vie, c'est accorder davantage de valeur à certaines choses qui importent à mes yeux, et donc consacrer du temps en ce sens plutôt qu'à autre chose. Décider ensemble comment nous devons orienter le devenir de la société, c'est d'abord et fondamentalement réfléchir sur ce qui vaut la peine d'être fait à l'échelle sociétale, sur l'énergie, le temps et les ressources qui doivent être investies en fonction de nos aspirations communes.

Le temps, s'il apparaît parfois comme une ressource renouvelable qui se régénère à mesure qu'il passe, est par nature une ressource rare, une denrée périssable; l'heure qui vient de passer est perdue à tout jamais. Whitehead définissait le temps comme un "périr perpétuel", comme un flux qui meurt et renait à chaque instant. Cela nous ramène donc au point initial, sur la nature irréversible du temps, sur sa rareté ontologique, qui nous ramène à la finitude de l'existence.

Je réfléchis à tout ceci, car notre rapport au temps, dans la conjoncture actuelle, m'apparaît comme manqué, atrophié, mutilé. L'urgence climatique contraste avec l'attente que quelque chose se passe, l'urgence cohabite avec le sentiment que rien ne change, et que tout va pourtant trop vite. Nous sommes enfermés dans le présent, même si nous rêvons d'avenir, et notre rapport au passé, de plus en plus étroit et fantasmé, continue de nous hanter, sur le plan existentiel et collectif. Crise du temps, crises des temps, dictature de l'accélération sociale, manque de temps pour agir et changer les choses, transition infiniment trop lente pour répondre aux défis du siècle, patience nécessaire pour tisser les liens sociaux essentiels pour assurer une transition humaine et égalitaire, besoin d'un grand coup de barre, besoin d'une révolution, impossibilité d'un véritable changement qui prendra des siècles alors que le monde est au bord de l'effondrement.

Tous ces paradoxes se combinent dans le phénomène d'écoanxiété de plus en plus répandu, surtout chez les jeunes, lequel fait écho à la peur de disparaître des générations vieillissantes. Toutes ces peurs diffuses et craintes sourdent dépassent la question de l'environnement et de l'identité culturelle, de la maison commune et de l'héritage; ce sont des angoisses proprement métaphysiques et existentielles, liées au devenir du monde qui représente le socle de nos vies.

Notre rapport au temps ne va plus de soi. La perte du progrès fait suite à la mort de Dieu, la confiance en l'avenir s'étiole, le temps lui-même entre en crise. Nous ne vivons pas seulement au temps des crises, mais une crise globale du temps. Les questions liées à l'émancipation collective, la justice sociale et la suite du monde tournent autour de cette interrogation fondamentale.

Comment sortir de la crise du temps, comment nouer une nouvelle relation au temps, comme se réapproprier notre rapport au temps qui nous fait face et nous apparaît comme une force froide, objective et menaçante, une fatalité, alors que le temps n'est au fond que nous faisons de nos vies, de ce que nous décidons d'en faire à chaque instant. Réappropriation collective des moyens de production, réappropriation de la capacité de décider, réappropriation des moyens de décider et de faire ensemble, et surtout, réappropriation collective du temps qui nous échappe et nous domine, alors que c'est à nous d'en faire l'usage selon nos besoins, nos capacités, nos aspirations et nos rêves les plus chers.



Crédits photo: Carmen Polidano, Running Out of Time, trouvée ici: https://bit.ly/2WOH49D

Commentaires

  1. Bonjour. Votre œuvre nous plait et nous intéresserait pour illustrer le thème du temps qui passe dans une revue de femmes.Pouvons-nous l'utiliser et dans quelles conditions.
    Merci de votre réponse.
    Cordialement.

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