mardi 28 mai 2013

La configuration des blocs historiques


Critique indépendantiste de la Convergence nationale (partie 2 de 2)

La réflexion d’Amir Khadir dans sa lettre ouverte aux indépendantistes a le mérite de jeter la lumière sur la lutte de classes sous-jacente aux politiques publiques qui servent à convoiter et/ou maîtriser certains groupes sociaux dans l’antre du pouvoir. Or, il est bien connu que les classes moyennes et populaires votent souvent contre leurs intérêts, pour une série de raisons psychologiques, sociales et idéologiques (qui seront analysées dans un prochain article). C’est pourquoi la conception de l’État comme « société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition », est toujours pertinente. En fait, les classes sociales dominées sont généralement soudées idéologiquement à certaines élites, formant des unités en devenir que nous pouvons appeler « blocs historiques ».

Dans une intéressante analyse du chercheur Philippe Hurteau, ce dernier distingue les élites québécoises propres à chaque parti politique : le secteur financier et les investissements internationaux (PLQ), le secteur technocratique et nationaliste (PQ), et les élites régionales (CAQ). Nous reprenons ces éléments d’analyse en combinant les classes dominantes aux classes dominées formant les « blocs » de la société québécoise. 


Parti libéral du Québec
Parti québécois
Coalition Avenir Québec
Classes dominantes
grande et moyenne bourgeoisie anglophone, patronat
bourgeoisie francophone, élites nationalistes et technocratiques
petite et moyenne bourgeoisie régionale, élites conservatrices
Classes dominées
travailleurs anglophones, communautés culturelles, classes moyennes francophones fédéralistes
milieux syndicaux et communautaires cooptés, classes moyennes et ouvrières francophones et souverainistes

classes moyennes conservatrices et déclinantes, travailleurs frustrés, lumpenprolétariat

Ces trois partis élitistes recoupent en fait deux blocs historiques : le premier est dominé par la bourgeoisie anglophone urbaine (dont l’expression politique est le PLQ), alors que le deuxième est dirigé par la petite bourgeoisie francophone régionale, sur laquelle le PQ et la CAQ tentent d’asseoir leur hégémonie. Ce n’est pas un hasard si le principal « potentiel de croissance électorale » du PQ est à droite de l’échiquier politique (classes moyennes conservatrices et bourgeoisie nationale), comme l’a bien montré Philippe Brisson de la firme de conseil stratégique STRATEGEUM lors de son discours au congrès de la Convergence nationale. Un éventuel effondrement du PQ ou de la CAQ amènera une migration de 30% de l'électorat en faveur de l’autre parti, ce qui explique pourquoi le PQ continue son virage à droite malgré la frustration de la frange « gauche et indépendantiste » de son bloc historique.

Le nationalisme de droite

Un éventuel référendum proposé par le Parti québécois en échange d’une majorité parlementaire est une possibilité logique, mais une improbabilité politique, car cela constituerait un suicide électoral. Le fait que ce parti soit au actuellement pouvoir ne fait pas grimper le taux d’adhésion au projet souverainiste dans les sondages, bien au contraire. L’impopularité de l’indépendance est donc interprétée comme l’absence temporaire des « conditions gagnantes », qu’il faudrait rétablir par la voie du redressement.

Dans un discours bien lucide (au sens péjoratif de conservateur), Joseph Facal a montré son scepticisme vis-à-vis l’espoir d’un pacte électoral et tenté d’expliquer les deux raisons du blocage souverainiste. La première est essentiellement réactionnaire et stupide : bien que la riposte fédérale, la morosité économique, la faible popularité du PQ et l’absence de crise constitutionnelle n’aident pas la cause nationale, celle-ci serait d’abord alourdie par le fait qu’elle soit devenue le véhicule d’un projet de société (thèse de Mathieu Bock-Côté et l’IRC), et qu’une coupure historique aurait sapé la transmission générationnelle des valeurs solennelles de labeur, sacrifice, solidarité désintéressée, mémoire collective, patriotisme identitaire, etc. Une critique triviale de l’immédiateté, de l’individualisme des jeunes et de leur manque de respect envers la grandeur de la Nation ne permet malheureusement pas de dégager une réelle compréhension de l’impasse souverainiste.

Cependant, le discours de Facal fut davantage lucide (au sens mélioratif de clairvoyant) sur le plan de la contradiction fondamentale du Parti québécois. Celui-ci a pour double objectif de réaliser la souveraineté et de gouverner. Dans les années 1970, René Lévesque considérait qu’il fallait savoir bien gérer une province afin de montrer au peuple québécois et au parent canadien que l’État du Québec était capable d’être autonome avant de devenir indépendant. Cette stratégie autonomiste et étapiste fonctionna bien durant la période fordiste et progressiste de la Révolution tranquille, mais se transforma en impératif de redressement (déficit zéro) en temps de crise.

Dans cette conjoncture, le Parti québécois au pouvoir se retrouve face à une contradiction insoluble. D’une part, plus le parti souverainiste gouverne, plus il prend des décisions impopulaires qui diminuent l’adhésion au projet d’indépendance. Il cherche pourtant à améliorer son image par une saine gestion (austérité), qui contribue malheureusement à la stagnation économique (cette thèse keynésienne n’est pas défendue par Facal, même s’il devrait accepter le K.O. technique contre l’économiste Paul Krugman). D’autre part, si le Parti québécois gouverne bien et permet d’exercer pleinement les compétences de l’État en allant cherchant de nouveaux pouvoirs au gouvernement fédéral, alors la souveraineté pourrait être considérée comme au mieux souhaitable, mais non nécessaire. Le peuple québécois se contenterait alors de sa condition en retombant dans le confort et l’indifférence.

Ainsi se résume la contradiction du Parti québécois : s’il doit bien gouverner pour faire la souveraineté, l’exercice du pouvoir mine par le fait même le désir d’indépendance du peuple québécois. Ce paradoxe retrouve sa pleine expression dans la stratégie de la « gouvernance souverainiste » visant à faire la souveraineté par l’art de bien gouverner. Pourtant, les lucides et les nationalistes conservateurs n’ont pas d’autre solution que de rappeler l’Idée vivante de la Nation, c’est-à-dire les fondements de l’identité à travers la défense de la langue, la commémoration, la culture majoritaire, etc. La seule voie serait de remettre « le Québec en mouvement » (croissance économique), en le rendant conscient et fier de son identité. Facal ne surmonte pas la contradiction qu’il dégage, mais s’y enferme à nouveaux frais ; il accentue les traits du déclin par une volonté de redressement moral prenant le double visage de l’austérité économique et du conservatisme culturel. Si l’idéologie néolibérale et libertarienne s’attaque au premier volet, le nationalisme de droite de l’IRC fournit l’armature hégémonique permettant de colmater la contradiction de la question nationale. C’est pourquoi l’impasse du souverainisme débouche naturellement sur le nationalisme identitaire.

Les partis populaires

L’intuition principale de cette réflexion sur le devenir historique du Québec est que la panne du « modèle québécois » ne peut être surmontée par le centre politique, car celui-ci correspond précisément à la soudure fragile du bloc historique de la Révolution tranquille (néo-corporatisme conjurant État-providence/syndicats/patronat). Il n’existe donc que deux seules voies de sortie à l’impasse du projet souverainiste de la conciliation nationale et de la transcendance de la division de classes : le nationalisme conservateur (pour les élites) ou l’indépendance transformatrice (pour le peuple). La lutte de classes traverse la question nationale et lui donne sa pleine expression : ou bien la barbarie capitaliste et identitaire, ou bien le socialisme et l’indépendance.

Le statu quo n’est donc pas un simple choix politique, mais le produit de l’inertie historique d’un gigantesque morceau d’institutions, de normes, de structures économiques, d’idéologies et d’images culturelles sédimentées qui commence maintenant à se fissurer. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas encore analyser les blocs sociaux des principaux véhicules politiques qui désirent sortir de l’impasse en évitant le marasme du front nationaliste conservateur (PQ+CAQ) : Québec solidaire et Option nationale. Pour résumer, nous pouvons affirmer que le premier repose sur l’émancipation des couches populaires et le travail des classes progressistes, tandis que le second cherche à réactualiser un nationalisme populaire revenant aux sources du projet souverainiste des années 1970. La scène politique québécoise est donc divisée en cinq formations distinctes : trois partis élitistes (PLQ, PQ, CAQ) et deux partis populaires (QS, ON).


Québec solidaire
Option nationale
Classes dominantes
petite bourgeoisie progressiste
petite bourgeoisie souverainiste
Classes dominées
classes ouvrières, précariat, milieux syndicaux et communautaires, classes moyennes progressistes
classes moyennes souverainistes, classes ouvrières francophones

Si nous prenons l’analyse de classes dans une perspective territoriale, le bloc historique de QS+ON repose sur la petite bourgeoisie éclairée et les classes populaires francophones des centres urbains, et potentiellement certaines populations régionales. Mais les deux partis peuvent exercer une hégémonie différente sur certains secteurs de la population : Québec solidaire peut rallier les classes anglophones et multiculturelles urbaines, tandis qu’Option nationale pourrait davantage rejoindre les classes moyennes régionales. Ce travail complémentaire ne signifie pas qu’il y aurait éventuellement une fusion des deux partis, car il faut savoir distinguer entre les partis individuels concrets et le « parti idéologique » qui réunit l’ensemble des organisations citoyennes, politiques et culturelles reliées à la formation d’un nouveau bloc historique.

D’une certaine manière, Québec solidaire représente le point de gravité, le foyer convergent de cette nouvelle constellation économique, sociale, culturelle, morale et politique. De son côté, Option nationale est une entité « hybride » surdéterminée par l'idéologie souverainiste et son chef, même si le parti comprend deux tendances fortement mélangées : A) les nationalistes progressistes sympathiques à la social-démocratie, au printemps québécois et à des rapports amicaux avec Québec solidaire et les mouvements sociaux ; B) les nationalistes de centre ou de droite, qui ne veulent pas que le programme du parti soit alourdi par des « trucs compliqués » comme un projet de société et un processus démocratique d’accession à l’indépendance. Ce camp ne fait pas réellement partie de la nouvelle configuration du bloc historique, tandis que les indépendantistes « éclairés » seront plus enclins à basculer vers Québec solidaire lorsque le PQ et ON seront en crise.

Bien que la durée de vie d’Option nationale soit indéterminée, ce parti continuera d’exister aussi longtemps que le Parti québécois ne se sera pas entré de nouveau en crise, ou que Québec solidaire n’aura pas réussi à assurer son hégémonie sur ce parti et les jeunes indépendantistes. Si le premier scénario risque fortement de se produire lors des prochaines élections générales (il n’est pas illusoire de prévoir l’effondrement du Parti québécois dans le cas d’une élection imminente d’un gouvernement libéral ou caquiste), nous explorerons la deuxième option en articulant la Convergence nationale au bilan critique du dernier congrès de Québec solidaire.

La voie Leduc

Lors du neuvième congrès de Québec solidaire qui eut lieu entre le 3 au 5 mai 2013, ce parti fut confronté à quatre questions majeures : les finances, les ententes électorales, la mise à jour de la plateforme électorale et l’élection d’un nouveau porte-parole. Si le premier point ne nous intéresse pas ici (bien que la nouvelle loi sur le financement des partis politiques pourrait avoir un impact important sur la centralisation et la bureaucratisation de Québec solidaire), l’essentiel du débat ne fut pas programmatique, mais orienté vers la stratégie électorale. Trois décisions clés permettent de dégager deux grandes voies, deux tendances divergentes, deux « couleurs » qu’aurait pu emprunter le parti s’il avait choisi une certaine combinaison de positions. Les trois points pivots sont : A) la réouverture du débat sur l’Assemblée constituante ; B) l’ouverture aux ententes électorales ; C) le choix du porte-parole.

La première voie qu’aurait pu emprunter Québec solidaire dans un scénario contrefactuel aurait été d’ouvrir le débat sur l’Assemblée constituante, d’ouvrir la porte aux ententes électorales avec Option nationale (le Parti québécois aurait été exclu dans tous les cas), et d’élire Alexandre Leduc à titre de porte-parole. La première décision concernait le fait que la Commission thématique sur la souveraineté, la Commission politique, ainsi qu’une association locale proposaient l’ouverture d’une discussion sur la clarification du mandat de l’Assemblée constituante, suggestion qui a été bloquée par le Comité de coordination nationale en obligeant les protagonistes de cette option à modifier l’ordre du jour du congrès le 3 mai 2013.

Cette proposition fut battue après l’intervention de trois têtes dirigeantes du parti, qui considéraient ce débat comme intéressant, mais insuffisamment important et potentiellement monopolisant dans le cadre du congrès, de l’enjeu 4 sur les femmes et de la prochaine campagne politique. Que cette idée soit vraie ou non, l’ouverture du débat aurait envoyé un signal clair aux autres partis souverainistes en montrant le désir interne de consolider la stratégie d’accession à l’indépendance. Comme il y avait des délégués d’Option nationale au congrès de Québec solidaire qui ont pu remarquer le rejet de cette proposition mineure, cette petite goutte n’a fait qu’alimenter la déception de Jean-Martin Aussant suite à l’annonce du refus total des ententes électorales :

« En réaction à la décision de Québec solidaire de fermer la porte à toute entente électorale ponctuelle favorisant l’élection de députés souverainistes, le chef d’Option nationale, Jean-Martin Aussant, a dit regretter que Québec solidaire considère la souveraineté comme accessoire, surtout suite à une intervention de Françoise David elle-même qui s’est opposée à ce que la souveraineté prenne de l’importance dans le programme de son parti. » http://www.optionnationale.org/actualites?start=4

Rétrospectivement, le rejet de la réouverture du débat sur l'Assemblée constituante ne manifeste pas un signe de faiblesse, car la position actuelle de Québec solidaire est devenue en quelque sorte la « norme » de la Convergence nationale. Le parti n'aura qu'affirmé sa position en renforçant sa confiance dans sa capacité de mener une lutte électorale sur ses propres bases, en espérant rallier les gens en faveur d'une alternative politique complète et réelle, sans diluer son projet de transformation sociale.

Par ailleurs, l’élection d’Alexandre Leduc aurait probablement favorisé l’immigration de militant.es indépendantistes et progressistes déçus par Option nationale, qui ont décidé ou attendent encore de « sauter la clôture ». Par exemple, l'ex-candidat d'Option nationale David Girard quitta ce parti pour rejoindre Québec solidaire de manière assumée et déterminée. Alexandre Leduc était en faveur de l’ajout du terme République dans la plateforme électorale et appuyait ouvertement la précision du mandat de l’Assemblée constituante, ce qui a probablement joué en sa défaveur. Il n’en demeure pas moins qu’il était fermé aux ententes électorales, et qu’il aurait plutôt essayé de convaincre les « onistes » indécis en renforçant la posture indépendantiste de Québec solidaire. Il est difficile de savoir si les membres qui ont voté pour Leduc étaient également en faveur d’une certaine collaboration avec ON, mais plusieurs appuyaient sûrement le projet de ce porte-parole concernant la promotion de la souveraineté et la volonté de rejoindre un plus grand bassin de la population.

La voie Fontecilla

La deuxième voie qu’a finalement adoptée Québec solidaire est celle de ne pas rouvrir le débat sur l’Assemblée constituante, de refuser toute entente électorale, et d’élire Andrés Fontecilla comme porte-parole. Il faut noter que l’écart entre les deux candidats potentiels était très mince, de même que le vote sur les ententes électorales et la question de l’Assemblée constituante. Les deux tendances coexistent donc toujours au sein du parti, avec une légère prédominance de la voie Fontecilla. Ces deux courants ne sont pas opposés mais complémentaires, et se distinguent par une petite différence d’accent, la première ayant pour point focal la gauche et le militantisme, la seconde la souveraineté et l’électoralisme.

Par exemple, Andrés n’a pas hésité à parler de dépassement du capitalisme et d’anti-impérialisme dans son discours, et invite chaque membre du parti à devenir un.e porte-parole. L’élargissement du débat politique par la multiplication des analyses de conjoncture, ainsi que l’articulation plus étroite avec les mouvements sociaux témoignent de l’origine communautaire du porte-parole, du « parti de la rue » qu’il cherche à incarner. Cela contraste avec le caractère plus traditionnel d’Alexandre Leduc, dont la conception du recrutement reflète son origine syndicaliste et exprime davantage le « parti des urnes ». Si Alexandre a de bonnes chances de devenir le député d’Hochelaga-Maisonneuve aux prochaines élections, Andrés dynamisera sûrement le militantisme et la politisation du parti par sa fonction de porte-parole extra-parlementaire.

Évidemment, une telle posture braquera Option nationale et la « grande famille » souverainiste, car Québec solidaire a décidé de se présenter comme la seule alternative politique aux partis néolibéraux, et comme étant apte à prendre le pouvoir. En ce sens, il aurait été incohérent d’ouvrir la voie à des ententes électorales menant à la réélection majoritaire du Parti québécois, qui ne ferait que répéter la marginalisation de la gauche et l’idéologie du « vote stratégique ». Qu’il n’en déplaise aux adeptes de la Convergence nationale, Québec solidaire choisit la convergence populaire des mouvements sociaux (écologistes, féministes, syndicalistes, étudiants, etc.), des secteurs progressistes et des classes dominées en quête d’une émancipation sociale et nationale.

L’indépendance de gauche

Si la tendance Leduc avait pu amener une plus grande indétermination du congrès de la Convergence nationale, en ouvrant la voie à des primaires ou d’autres formes d’ententes électorales, la tendance Fontecilla permit d’établir une nette démarcation idéologique et politique entre deux conceptions radicalement différentes de la souveraineté : celle des élites (souverainisme), et celle du peuple (indépendantisme). La première ne se veut ni à gauche, ni à droite, et répète le mantra de Joseph Facal, Bernard Landry, Mathieu Bock-Côté, Lucien Bouchard, et même des « socio-démocrates pragmatiques » comme Jean-Martin Aussant. En réalité, cette position ne fait que tolérer ou même justifier l’impératif du déficit zéro, le mythe du redressement, les ravages de l’austérité, le patriotisme identitaire anti-pluraliste, bref le néolibéralisme couplé au nationalisme conservateur.

À l’inverse, l’articulation de la question nationale et du projet de société fut un thème récurrent des discours de la première journée du congrès de la Convergence nationale. Jacques Létourneau, Daniel Boyer, François Saillant et Nicole Boudreau (anciens Partenaires de la souveraineté) n’ont cessé de rappeler l’importance de l’implication réelle des citoyen.nes et des secteurs progressistes du peuple québécois, l’indépendance ne pouvant pas ne pas mener à un changement de société. De son côté, Gabriel Nadeau-Dubois fit un discours anti-impérialiste et indépendantiste enflammé, qui reprit à rebrousse-poil les lieux communs et le faux consensus de la Convergence nationale, tout en s’attirant de chaleureux applaudissements émanant des souvenirs récents du printemps québécois. Une ovation de la moitié de la salle accompagnée du silence de l’autre moitié montre la divergence réelle, au sein même de la famille souverainiste, entre une vision traditionnelle de la politique centrée sur la majorité parlementaire, et une conception qui replace la lutte pour l’indépendance dans la rue par la quête d’émancipation économique, sociale et culturelle.

Nous assistons ainsi à un moment charnière de la lutte de libération nationale : à travers le déclin du bloc historique souverainiste fondé sur l’endiguement de la lutte des classes, nous assistons à un retour de la jeunesse québécoise qui se met à relire Andrée Ferretti, Pierre Vallières, Marcel Rioux, Hubert Aquin et Pierre Vadeboncoeur, en reprenant le flambeau de l’indépendantisme longtemps écarté par l’hégémonie de la grande coalition nationale. L’idée phare « socialisme et indépendance » refait surface après été oublié pendant plus d’une quarantaine d’années. Des figures comme Gabriel Nadeau-Dubois, Éric Martin et Simon Tremblay-Pépin n'hésitent pas à montrer l’incohérence d’une souveraineté vidée de son projet de pays et de la lutte contre l'impérialisme, comme dans leurs discours audacieux à l'événement NOUS? du 7 avril 2012.

Le vrai visage de la Convergence nationale

Si le désir pieux d’une convergence électorale fut mis en échec malgré toute la bonne foi des bases militantes des trois partis, il n’en demeure pas moins que la création de l’éventuel Congrès national du Québec tentera de conserver l’idéologie souverainiste dans une fortification de la société civile. Celle-ci continuera de revendiquer le consensus et l’unité des forces souverainistes par-delà l’axe gauche/droite, sous couvert d’une concertation a-partisane qui vise pourtant à dicter aux partis ce qu’ils doivent faire pour conquérir le pouvoir de l’Assemblée nationale. Bien que l’objectif avoué de la Convergence nationale soit d’élaborer les bases communes d’une hypothétique entente électorale, son but inavoué est de bâtir son hégémonie sur l’ensemble du mouvement souverainiste par le biais d’une « mobilisation citoyenne » pilotée par une structure centralisée.

Au lieu de rester un mouvement subalterne aux partis politiques, un espace de concertation pour indépendantistes désorientés, une rencontre œcuménique sans poids électoral réel, le futur Congrès national du Québec rassemblera des membres de l’IRC, du Bloc québécois, du NMQ, de l’ancien CSQ et les commissaires des États généraux sur la souveraineté, allant des intellectuels progressistes comme le philosophe Danic Parenteau aux technocrates et nationalistes bourgeois comme Renaud Lapierre. Cette nouvelle structure aura pour fonction d’arracher la doxa souverainiste au Parti québécois et Option nationale, en déterminant la bonne lecture de l’Évangile (revendications et stratégies communes aux différentes confessions politiques) qui permettra le salut national par les urnes. L’organisation civile du souverainisme ne sera donc plus subordonnée aux têtes dirigeantes des partis, mais deviendra le nouvel organe central de la morale nationale, le « parti idéologique » qui établira son hégémonie sur les différents véhicules politiques de son projet de convergence.

Le Congrès national du Québec aura également pour fonction de jeter le discrédit sur Québec solidaire, secte protestante qui n’aura pas suivi la voie orthodoxe du souverainisme. Elle sera portée responsable de tous les maux par l’argument de la division du vote, alors que cette formation aura en fait échappé et renoncé consciemment au mythe de la famille souverainiste. La Convergence nationale représente en quelque sorte d’une tentative de Contre-Réforme, une réponse de la tendance « universelle » (catholique) à la Réforme solidaire. Celle-ci n’a pas encore reçu son expression théorique, à la manière des 95 thèses de Luther, mais celle-ci ne devrait pas tarder. C’est le propre de la philosophie de la praxis que de reconnaître son rôle historique dans le devenir même de l’agir politique. La praxis est la pratique qui se reconnaît elle-même par la théorie qui découle de son action.

Bien que Convergence nationale se targue de faire de la « grande politique » en exhortant le rassemblement citoyen dans l’unité nationale, elle ne fait que de la « petite politique » afin d'éviter vainement un schisme bien réel qui annonce la fin d’une période historique caractérisée par le règne de l’idéologie souverainiste. La grande politique consiste plutôt à éclairer le sens des ruptures, des déclins et des naissances, en élaborant une réforme « intellectuelle et morale », une « nouvelle culture » qui permettra non pas la souveraineté formelle, mais l’émancipation réelle du peuple québécois. Cette réforme passera par la construction d’un nationalisme contre-hégémonique, dirigé contre la doctrine dominante du capitalisme réellement existant (le néolibéralisme) ainsi que son succédané idéologique (le nationalisme identitaire), afin de guider l’action révolutionnaire vers une véritable indépendance populaire. N’en déplaise à Danic Parenteau qui voyait dans la Convergence nationale un lieu de grande politique ; il s’agit plutôt d’une image du monde renversé.

« Grande politique (haute politique) – petite politique (politique au jour le jour, politique parlementaire, de couloir, d’intrigue). La grande politique comprend les questions liées à la fondation des nouveaux États, à la lutte pour la destruction, la défense, la conservation de structures organiques économico-sociales déterminées. La petite politique, les questions partielles et quotidiennes qui se posent à l’intérieur d’une structure déjà établie à cause des luttes pour la prééminence entre les diverses fractions d’une même classe politique. […] C’est le propre d’un dilettante que de poser les questions de telle façon que n’importe quel élément de petite politique se transforme nécessairement en une question de grande politique, de réorganisation radicale de l’État. » Antonio Gramsci, cahier 13, §5

Critique indépendantiste de la Convergence nationale


Le congrès de la Convergence nationale, organisé par le Nouveau Mouvement pour le Québec (NMQ) entre le 24 et 26 mai 2013, rassembla quelques centaines de militant.es indépendantistes de diverses organisations politiques. Son but affiché était de mettre le « pays avant les partis », c’est-à-dire de défaire le monopole des partis politiques sur la question de la souveraineté afin de la redonner à la « société civile ». Or, derrière cette tentative apparemment sympathique de réappropriation citoyenne de la lutte pour l’indépendance, se cache un remaniement important de la coalition souverainiste visant à endiguer la plus importante crise politique et idéologique de ce mouvement social. La fonction de la Convergence nationale est double : 1) bâtir une convergence électorale pour obtenir une majorité parlementaire en mettant Québec solidaire et Option nationale à la remorque du Parti québécois déclinant ; 2) consolider l’idéologie souverainiste à l’intérieur de la société civile afin d’éviter, en vain, l’effondrement éventuel de son « bloc historique ».

Le visage caché de la société civile

Tout d’abord, bien qu’il ait été question de « mobilisation citoyenne » et de « société civile », il faut clarifier ces notions porteuses d’ambiguïtés. D’une part, les participant.es de cet événement n’étaient pas de simples citoyen.nes, mais des militant.es indépendantistes et membres de partis politiques désirant dialoguer entre eux. Bien que la formule du congrès laissait présager que la parole allait être laissée aux simples participant.es, leur voix fut essentiellement entendue à l’intérieur de cinq ateliers visant à avaliser ou modifier minimalement des propositions préparées d’avance, puis débattues rapidement lors de deux plénières visant à légitimer une trajectoire déjà tracée par le NMQ.

La Convergence nationale était avant tout une discussion « a-partisane » de personnes issues d’une grande famille commune, c’est-à-dire une rencontre œcuménique visant à réunir différentes confessions pour reconstruire l’Église souverainiste par-delà les divergences doctrinaires officielles. Mais l’omniprésence des thèmes comme les revendications partisanes communes, les ententes électorales et les stratégies référendaires marginalisaient les questions proprement citoyennes et la lutte pour la libération nationale au profit du mantra de la convergence parlementaire. La « citoyenneté » correspondait davantage aux bases militantes des partis, mécontentes des chicanes entre leurs têtes dirigeantes. Ce phénomène rappelle les manigances sympathiques d’enfants qui tentent de réconcilier leurs parents en voie de séparation ou de divorce.

Par ailleurs, le concept de société civile renvoie à une tension fondamentale avec la société politique. La société civile suppose une distinction formelle par rapport aux partis politiques qui visent la conquête du pouvoir d’État. Or, bien qu’elle puisse sembler neutre ou indépendante des autorités publiques et de la sphère économique, elle est le siège de luttes idéologiques, de rapports de pouvoir, de tentatives d’absorptions et d’exclusions de différents discours, d’affrontements intellectuels, bref le lieu par excellence de l’hégémonie. Selon Gramsci, « l'État est seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouve une chaîne solide de fortifications et de casemates », c’est-à-dire un réseau d’organisations civiles, politiques, syndicales, patronales, médiatiques et culturelles visant la « direction morale et intellectuelle » du peuple, le leadership éthique, idéologique et politique à l’extérieur des lieux officiels du pouvoir.

C’est pourquoi le but ultime de la Convergence nationale n’était pas de faire passer la cause souverainiste et la sphère citoyenne avant les partis ou l’État, en mettant ceux-ci au service du peuple québécois. Il s’agissait au contraire de demander aux citoyen.nes et militant.es de bonne foi de travailler ensemble afin que les partis puissent se réunir à l’Assemblée nationale. La société civile n’est pas un terrain séparé des sphères politiques et marchandes, mais le lieu de connexion, l’interface ou l’articulation de la superstructure qui permet de lier les institutions et les idéologies aux forces sociales et processus économiques dominants.

Entre structure et action citoyenne

Le débat sur les propositions de l’atelier 2 (comment remobiliser les citoyen.nes et les organisations) fit ressortir deux conceptions divergentes de l’activité politique : une vision traditionnelle basée sur la nécessité de structures formelles devant centraliser la mobilisation citoyenne, puis une vision dynamique inspirée par les principes de démocratie directe du mouvement Occupons et le printemps québécois. La première vision était évidemment l’option par défaut, car les organisateurs de l’événement sont essentiellement issus de milieux politiques où les impératifs d’efficacité, de réalisme et de pouvoir s’imposent davantage qu’à l’intérieur des structures souples, horizontales et égalitaires des nouveaux mouvements sociaux.

Par ailleurs, la principale proposition adoptée fut de suggérer au Conseil de la souveraineté (CSQ) d’élargir sa structure décisionnelle (conseil d’administration) de manière à inclure les citoyen.nes, organisations de la société civile et groupes indépendantistes, tout en excluant formellement la présence de représentant.es des partis politiques de cette instance. Il s’agit donc d’une transformation substantielle du rôle de cette organisation, qui passerait d’une table de concertation entre partis politiques à une structure de concertation de la société civile. Celle-ci se concrétiserait par un changement d’image (nouveau logo) et de nom (Congrès national québécois). Si le CSQ accepte cette modification, alors les États généraux sur la souveraineté du 6 avril 2012 et le congrès de la Convergence nationale auront réussi à s’agglutiner dans une même structure visant à faire converger les trois partis politiques et la mobilisation souverainiste.

Néanmoins, plusieurs personnes furent déçues de réaliser que l’objectif de l’atelier 2 n’était pas de faire une tempête d’idées, un plan d’action ou une discussion stratégique sur la mobilisation citoyenne, mais de parler d’une nouvelle structure qui aurait pour fonction de permettre des ententes électorales. Bien que douze nouvelles propositions furent adoptées par les participant.es de l’atelier, seulement trois ont été retenues par les experts-responsables pour le débat en plénière : A) organiser une journée de réflexion citoyenne ; b) financer l’Institut de recherche sur le Québec ; C) créer une université populaire sous le format d’une web-télé réunissant le réseau Cap sur l’indépendance et la Société Saint-Jean-Baptiste. Nous sommes donc à des années-lumières de l’auto-organisation des mouvements sociaux et de l’action citoyenne ; il s’agit davantage de coordonner les organisations intellectuelles qui donneront une vision cohérente de l’unité des forces souverainistes, dont Mathieu Bock-Côté représente la figure de proue.

« Si le créneau de ces revues d’idées encourage la production d’un capital intellectuel particulier associé à la figure du libre penseur, Mathieu Bock-Côté tient toutefois à se présenter sur scène avec des titres scientifiques autodésignés. L’Institut de recherche sur le Québec (IRQ), un petit think tank dirigé par Jacques Beauchemin (directeur de thèse de MBC), Éric Bédard (Argument) et Joseph Facal (ex-ministre lucide), a pour fonction de vernir scientifiquement les sorties de MBC (directeur de recherche à l’IRQ) ainsi que les « études » de leurs jeunes recrues qui sont lancées dans l’espace public pour être ensuite commentées par les envoyeurs eux-mêmes. Cette mécanique d’autolégitimation sert de près la constitution d’un auteur collectif d’obédience nationaliste conservatrice qui dissémine la même thèse, mais en variant le porteur du message et le registre langagier et performatif de l’interlocuteur du moment. » http://www.ababord.org/spip.php?article1031

La convergence électorale

En laissant de côté la fonction de l’éventuel Congrès national québécois sur lequel nous reviendrons plus tard, le premier objectif de Convergence nationale était évidemment d’élaborer une base commune permettant la convergence électorale des partis souverainistes. Si un consensus s’est dégagé au niveau des grands principes démocratiques potentiellement communs aux trois partis (stratégie référendaire et réforme du mode de scrutin), les points de rapprochements concrets furent somme toute limités et les discussions « forcées » par le vœu de trouver une unité malgré les divergences réelles. Bien qu’il soit possible de trouver des « airs de famille » entre les trois programmes, certains conflits sont si importants que la Convergence nationale exige de passer par une « médiation » d’organisations politiques extérieures qui permettraient de dicter (sous une forme paternaliste ou autre) les grandes lignes de la convergence électorale.

« Que le Congrès de la convergence nationale demande au Bloc québécois, au NMQ ainsi qu’au Conseil de la souveraineté élargi, de travailler à la création d’un socle de revendications minimales communes pouvant rejoindre les priorités du PQ, de QS et d’ON afin que soient formulées clairement » les revendications relatives à ces thèmes : langue française, laïcité, critique du multiculturalisme canadien, culture et histoire nationale, etc. Malgré la prédominance des thèmes identitaires dans cette liste de revendications, le développement durable, la reconnaissance des Premières nations et la solidarité internationale figurent timidement dans l’espoir de trouver une base commune d’entente. Mais un point essentiel a été écarté de cette stratégie électoraliste : la justice sociale.

En effet, des propositions sur la souveraineté alimentaire, l’égalité hommes-femmes, les enjeux socioéconomiques et les services publics n’ont pas passé le filtre de l’atelier, car elles auraient pu amener un élément de divergence dans l’unité souverainiste. Cela permet de confirmer que la Convergence nationale repose sur l’exclusion des enjeux qui remettent en question le statu quo au-delà de la question de la souveraineté. Le mot d’ordre de Bernard Landry, selon lequel « l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant » est parfaitement conforme à la pratique réelle des délibérations au sein du mouvement souverainiste.

La stratégie des primaires

Enfin, le dernier retranchement de la convergence électorale repose sur la possibilité peu probable des primaires indépendantistes, dans lesquelles chaque parti présenterait une seule candidature indépendantiste dans une dizaine ou une vingtaine de circonscriptions ciblées à l’avance, selon le critère que la division du vote souverainiste entraînerait virtuellement l’élection d’un.e député.e fédéraliste. Bien que la peur viscérale de l’élection d’un gouvernement libéral ou caquiste puisse entraîner toutes sortes de stratagèmes pour obtenir une majorité parlementaire souverainiste, il semble y avoir des obstacles insurmontables pour qu’un tel scénario puisse se réaliser.

En premier lieu, il s’agit de former des élections partielles truquées avant les élections générales, afin de détourner les contraintes d’un mode de scrutin (uninominal majoritaire à un tour) en court-circuitant le processus démocratique officiel. Il s’agit d’une compensation non démocratique (concertation entre partis souverainistes au détriment de la diversité politique) à un système représentatif déjà peu démocratique, qui aggrave le problème au lieu de le résoudre. Certaines personnes ont évoqué l’argument selon lequel la réforme du mode de scrutin est essentielle à moyen et à long terme, mais qu’il s’agit d’abord d’une stratégie pragmatique à court terme visant à tenir compte de la conjoncture difficile des prochaines élections. Mais il n’en demeure pas moins que les primaires indépendantistes supposent un accord commun et préalable des trois partis politiques pour fonctionner, ce qui ne sera pas le cas d’ici les prochaines élections.

Ainsi, il est difficile d’imaginer une entente entre le Parti québécois et Québec solidaire, dont la divergence sur le plan socioéconomique, le rapport de force inégal et les stratégies politiques renvoient l’idée d’une convergence électorale au royaume des vœux pieux. Ensuite, une collaboration entre Québec solidaire et Option nationale aurait été envisageable, mais elle fut exclue sur le plan électoral par le premier joueur lors de son dernier congrès. Ce refus des ententes électorales, qui inclut de facto les primaires, laisse donc l’unique possibilité de convergence entre Option nationale et le Parti québécois, qui sont issus de la même classe politique et idéologique.

De plus, le but réel des primaires n’est pas d’accommoder les partis souverainistes dans une formule gagnant/gagnant, comme si les trois formations politiques pouvaient en bénéficier de manière équivalente ; il s’agit plutôt de restaurer l’hégémonie du Parti québécois et de son idéologie par la porte d’en arrière. Les primaires décideraient en amont de la ligne de partage souverainiste au niveau électoral, offrant ainsi au peuple québécois l’éternelle opposition entre indépendance et fédéralisme. Mais les élections générales présentent une foule d’enjeux, dont la question écologique et le fameux débat gauche/droite. La convergence électorale amène une fois de plus l’exclusion de la justice sociale, en consolidant le primat de la question nationale sur la question sociale.

Digression sur la constituante

Malgré l’hégémonie de la stratégie péquiste sur la question électorale lors du dernier congrès de la Convergence nationale, celle-ci se reflétant dans les ateliers 3 (plateforme politique commune) et 5 (majorité parlementaire souverainiste), nous assistons pourtant à un important revirement de situation sur le plan du discours fondamental indépendantiste. Si nous mettons de côté l’atelier 4 qui concerne la réforme du mode de scrutin (défendue par tous les partis minoritaires à l’exclusion des partis néolibéraux comme le Parti québécois), il est intéressant de noter la curieuse trajectoire de la stratégie référendaire de Québec solidaire, qui est passée d’une position marginale au sein du mouvement souverainiste à la proposition officielle de la Convergence nationale.

En effet, un gouvernement indépendantiste majoritaire mettrait en en place une « convention élue » distincte de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire une Assemblée constituante. Bien que le mode de scrutin n’ait pas encore été précisé (tirage au sort, parité hommes/femmes, suffrage universel, etc.), cette convention élue aurait pour mandat de rédiger, sur une période de deux ans, un projet de constitution pour le Québec qui serait ratifié par référendum. La constitution comprendrait une partie exécutoire et une autre déclaratoire, qui entreraient en vigueur successivement de la manière suivante :

« • Que les parties de la nouvelle Constitution du Québec compatibles avec le droit constitutionnel canadien deviennent immédiatement exécutoires, et que les parties déclaratoires soit adoptées, mais leur mise en vigueur suspendue;
• Qu’une fois cette Constitution proclamée, qu’une négociation s’engage avec le gouvernement du Canada, conformément aux instructions votées par la population québécoise et en vertu de l’obligation constitutionnelle du gouvernement fédéral de négocier de bonne foi;
• Que, dans l’éventualité où les négociations avec le gouvernement du Canada n’aboutissent pas à un résultat concluant dans un délai raisonnable, l’Assemblée nationale proclame que les parties déclaratoires de la Constitution du Québec deviennent exécutoires, proclamant de fait et du même coup, officiellement, l’indépendance du Québec. »

Cette formulation de la stratégie de l’Assemblée constituante a le mérite de sortir du fameux dilemme théorique entre le « mandat ouvert » et le « mandat précisé » qui a occupé certains débats au sein de Québec solidaire. L’Assemblée constituante serait ouverte à tous les secteurs de la population et proposerait un projet de constitution hybride dans lequel une partie serait immédiatement effective dans le cadre actuel, et une autre qui ne pourrait se réaliser sans une sortie définitive de l’État canadien. Autrement dit, l’adoption d’une telle constitution permettrait de définir les nouvelles institutions du Québec et les valeurs qui y seraient enchâssées, ainsi que des éléments incompatibles avec l’ordre fédéral canadien qui mènerait à une crise politique et constitutionnelle débouchant sur la création d’un nouveau pays.

La convergence théorique sur la stratégie du mode d’accession à l’indépendance entre Québec solidaire et la Convergence nationale est éclairante : elle permet de montrer l’hégémonie de ce parti sur l’exigence démocratique du projet souverainiste. De plus, deux propositions d’obédience péquiste furent rejetées : A) enlever l’élection citoyenne de la « convention », qui permettrait d’ouvrir la porte à une nomination des candidat.es par l’Assemblée nationale (niant ainsi le principe de souveraineté populaire) ; B) tenir un deuxième référendum en cas d’échec des négociations avec le Canada en demandant au peuple de choisir entre l’offre du gouvernement fédéral ou une déclaration d’indépendance (niant la légitimité de la démarche constituante et ouvrant la porte à un troisième échec référendaire). L’étapisme péquiste fut donc battu en brèche par une claire volonté de rupture indépendantiste, dont la stratégie est issue de la gauche québécoise.

La religiosité comme retour du refoulé

L’analyse du discours des intervenants du congrès de la Convergence nationale permet d’illustrer l’idée gramscienne selon laquelle la lutte des classes inclut une dimension culturelle ; comme disait Althusser, la philosophie est, en dernière instance, une lutte de classes dans la théorie. Autrement dit, il n’y a pas d’une part la question économique (socialisme/libéralisme) et d’autre part la question nationale (souverainisme/fédéralisme), car la grande famille souverainiste est elle-même traversée par le débat gauche/droite. Vouloir mettre entre parenthèses cette division, vouloir écarter ce fait têtu sous prétexte de vouloir préserver l’unité fragile est au mieux une idée naïve, au pire une stratégie qui masque l’exclusion.

Cette négation de la divergence sur le projet de société est la caractéristique essentielle de la Convergence nationale, qui résume sur le plan idéologique de la société civile la pratique effective du parti souverainiste aux commandes de l’État. Jocelyn Desjardins termina le congrès par un discours mi-candide mi-nostalgique, qui comprenait de nombreuses références aux vertus théologales : foi souverainiste, espérance d’une majorité parlementaire, et charité entre confrères des différents partis. Une analyse conceptuelle permet même de dégager le schème de la trinité chrétienne : au nom du Père (l’indépendance), du Fils (le Parti québécois et ses acolytes) et du Saint-Esprit de la Convergence nationale. Le besoin d’Amour, de petits gestes, l’image de la main tendue, le symbole du diapason, tous ces procédés discursifs servent en fait à répéter le mantra souverainiste qui vise à rassembler une unité qui menace de s’effondrer.

De plus, il est possible d’analyser l’histoire du bloc social souverainiste de la même manière que le bloc catholique qui a précédé la Révolution tranquille. Il existe un parallèle intéressant entre philosophie, idéologie, religion et sens commun, car ceux-ci représentent différentes déclinaisons plus ou moins sophistiquées d’une « conception du monde ». Pour résumer schématiquement, le déclin politique du Parti québécois résulte de la lente, mais certaine décomposition de l’idéologie souverainiste, à laquelle tente de répondre la Convergence nationale qui cherche à éviter la séparation de la base militante des têtes dirigeantes de cette unité.

« L’histoire du [souverainisme] peut être conçue comme l’histoire des techniques par lesquelles ses autorités ont empêché la formation de deux [courants politiques] séparés : l’une pour les élites, l’autre pour le peuple. C’est ce que Gramsci appelle l’unité du « bloc social » [souverainiste], dont sa hiérarchie a toujours veillé à préserver la cohésion. À cette fin, l’Église (souverainiste) s’est employée à la fois à maintenir les « simples » [militant.es] dans leur ignorance, et à imposer une discipline de fer aux intellectuels, afin qu’ils ne dépassent pas certaines limites dans la sophistication intellectuelle. » Razmig Keuchenyan, Guerre de mouvement et guerre de position, La fabrique, Paris, 2011, p.94

Histoire d’un déclin

L’impasse du souverainisme ne se limite pas à une erreur conceptuelle ou une confusion idéologique ; elle émane, symbolise et explique à la fois un blocage plus profond, qui résulte des contradictions économiques, politiques, culturelles et institutionnelles de la société québécoise. Dans un article précédent qui récapitule la trajectoire du Parti québécois à partir de l’émergence et du déclin de l’État-providence, ce parti se retrouve dans une nouvelle période historique où le souverainisme de principe est remplacé de facto par l’autonomisme basé sur la primauté de l’austérité.

« À partir de ce moment, le principal objectif n’était plus de faire la souveraineté pour relancer et compléter le projet de société amorcé par la Révolution tranquille, mais de démanteler l’État-providence tenu pour responsable de la stagnation nationale. L’idée des « conditions gagnantes » et la monomanie de « la croissance économique d’abord, le référendum ensuite », doivent être comprises dans ce cadre hégémonique. » http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/04/lemergence-du-front-nationaliste.html

Dans une vidéo instructive de la campagne de financement 2013 du Parti québécois, le député Bernard Drainville explique sur un ton paternaliste que la souveraineté doit être précédée d’un « quadruple redressement » : redressement de l’éthique et de l’intégrité, redressement des finances publiques, redressement de l’identité québécoise (langue et valeurs nationales), redressement de l’économie (Plan Nord, exploitation pétrolière). Le but est de redonner confiance au peuple québécois, en montrant qu’il est possible de faire une politique « honnête » au service du « bien commun » (la croissance), c’est-à-dire de surmonter la crise de légitimité de la classe politique associée au cynisme généralisé.

« Quand on redresse le Québec, sur le plan des finances, de l’identité, de l’intégrité et de l’économie, on coule le solage de l’indépendance. On est en train de jeter les fondations sur lesquels on pourra faire un choix, éventuellement, de se reposer la question de notre avenir national. » Aussi bien dire qu’on coule le projet de l’indépendance, et qu’on jette les fondations par-dessus bord, en éliminant les conditions matérielles et culturelles qui permettraient de dynamiser la lutte pour l’émancipation nationale.

L’évincement de la majorité sociale

La thèse du redressement est admirablement bien critiquée par Amir Khadir dans sa lettre ouverte aux indépendantistes. Celui-ci remarque qu’il est plutôt risqué pour un parti de satisfaire démesurément les élites économiques de sa base sociale, au détriment des classes dominées sur lesquelles il doit préserver son hégémonie en assouvissant minimalement certains intérêts matériels. « En effet, comment le Parti Québécois compte-t-il inspirer, mobiliser, convaincre la population de faire preuve du courage collectif nécessaire à la réalisation de la souveraineté après avoir renié une fois au pouvoir toutes ses promesses les plus essentielles sur la taxe santé, sur les droits miniers et l’impôt des riches de peur d’effaroucher le milieu des affaires?

Comment veut-il compter sur les couches populaires, après avoir coupé dans les maigres revenus des assistés sociaux sans tenir compte de l’avis contraire de tout le monde à l’exception de quelques animateurs de Radio-X? Comment veut-il attirer les classes moyennes après avoir coupé des centaines de millions en santé et continué à peu près en tout point les projets sournois de privatisation des services et les PPP lancés par les libéraux? Comment le Parti Québécois veut-il mobiliser les secteurs les plus actifs et les plus progressistes, après avoir nommé Pierre Karl Péladeau, adversaire primaire des droits sociaux et de la social-démocratie, si ce n’est de l’État lui-même, à la tête de la plus grande entreprise publique - de quoi faire rager de honte René Lévesque dans sa tombe?

Comment veut-il rallier les écologistes, avec le clientélisme désolant qui consiste à troquer un des joyaux du patrimoine naturel du Québec à Val Jalbert pour garder l’appui de quelques caciques locaux et barons du génie-conseil, et ce à grands frais pour les contribuables? Quel signal envoie le PQ aux vautours qui rôdent alentour de nos ressources naturelles et au reste du monde? Que le PQ est aussi «disposé» que le PLQ de Jean Charest à solder nos ressources à vil prix. Qu’il n’est même pas capable de résister au lobby minier pour respecter un engagement aussi simple et facile que la date butoir de 2035 pour le 50 % de protection du territoire et 20 % du territoire nordique d’ici 2020, reniant du coup nos engagements internationaux. Est-ce là l’inspiration pour le peuple à qui nous voulons donner le goût de la liberté et de l’indépendance? »

(Partie 1 de 2)