Onze thèses contre le dogmatisme tout court
§1. Le Manifeste contre le dogmatisme universitaire n'est pas un plaidoyer contre le dogmatisme universitaire, mais un plaidoyer dogmatique contre la « gauche postmoderne » ou « diversitaire ». Il reproduit dans sa forme et son contenu l'attitude qu'il dénonce: manque de réalité historique et de nuance, appel à démolir l'opinion contraire (surnommée temple de la rectitude politique), ton impérieux, solennel et accusateur, qui ressemble étrangement à celui des « nouveaux curés » qu’il pourfend paradoxalement.
§2. Le vocable « gauche postmoderne » ne désigne pas « l’idéologie universitaire dominante », la nouvelle « novlangue » ou « l'empire du politiquement correct ». Il s'agit plutôt d'une catégorie absconse et confuse, une étiquette fétiche de la pensée conservatrice, et pour le dire plus crûment, son ennemi imaginaire préféré.
§3. Intersectionnalité, pensée décoloniale, féminisme, théorie queer et autres avatars des nouvelles théories critiques sont amalgamés dans une même bouillabaisse qui serait unilatéralement issue des campus américains. Le « goût prononcé pour l’école anglo-saxonne » et la soi-disant « indifférence aux penseurs français » se traduiraient ainsi par une « une forme avancée de colonisation mentale ». Or, n'est-il pas paradoxal que le berceau intellectuel de plusieurs de ces théories soit cette France tant chérie: De Beauvoir, Bourdieu, Deleuze, Foucault, Lacan, Derrida, Kristeva? Qui plus est, les influences multiples de ces courants renvoient à une constellation beaucoup plus vaste: États-Unis certes, mais pensées autochtones et du Sud (Inde, pays africains et d'Amérique latine), Allemagne, Italie, Royaume-Uni, France, et oui, le Québec aussi.
§4. Ce qui apparaît comme un bloc monolithique ou une seule grande Théorie unifiée, que celle-ci soit affublée des étiquettes coquettes de « gauche diversitaire », « marxisme culturel », « intersectionnalité » ou « Empire », n'est qu'un fourre-tout utile pour désigner tout ce qui s'opposerait à l'héritage de l'Occident, ou au sujet intouchable de « l'homme blanc privilégié », véritable vache sacrée qui se voit menacée par le grand « retour au chaos originel, où la discrimination n’est pas de ce monde ».
§5. La pensée critique n'est pas l'œuvre mesquine de professeur·e·s de la gauche postmoderne qui noyauteraient les départements d'université (sorte de nouvelle Peur rouge 2.0), mais le fruit d'une auto-critique de la raison occidentale elle-même, une critique des illusions du Progrès, une exploration constante des angles morts de nos modes de pensée, nos institutions, nos relations sociales et nos formes de vie. Pas besoin de sombrer dans un constructivisme radical pour soutenir l'idée triviale que l'humanité n'est pas une essence hors de l'Histoire, mais le résultat d’un long processus de civilisation, parsemé d’embûches, de tensions, de réussites, mais aussi de rapports de domination, qui peuvent eux-mêmes être surmontés par les luttes sociales certes, mais aussi par un patient travail de réflexion collective via l’argumentation rationnelle dans l’espace public.
§6. Il faut l’admettre, et même s’en confesser : il y a bien du dogmatisme dans certains cercles militants, la pensée critique n’étant pas immunisée contre les dérives sectaires. Grosse révélation. Mais le dogmatisme est malheureusement une maladie infantile qui sévit bien au-delà des milieux de la gauche radicale, des safe spaces LGBTQ+ et des temples de l’intersectionnalité: libéraux, conservateurs, nationalistes, fédéralistes, marxistes, libertariens, chrétiens, antiracistes, écologistes, musulmans, athées, constructivistes, réalistes, fascistes, sceptiques, personne n’est exempt de dérives doctrinaires, d’intolérance à la critique, de certitudes trompeuses et toxiques qui nous donnent l’illusion que parce que nous nous opposons farouchement au faux, nous sommes forcément dans le vrai. Le dogmatisme, c’est toujours celui de l’autre qu’on vilipende.
§7. Contre quoi s’oppose ce manifeste? Genres fluidifiés, programmes d’études féministes et de genres, reconnaissance de territoires non cédés, une « totale déconnexion au peuple » (cache-sexe du gros bon sens), toute forme de pensée qui bouscule le « peuple québécois déboussolé, en perte de repères » et l’exposant à « de graves dangers qui menacent son existence précaire ». Bref, le même refrain remâché de la mélancolie identitaire, qui préfère projeter sa propre angoisse et son manichéisme sur celle d’une « jeunesse écoanxieuse et manichéenne ».
§8. Tout bon manifeste se veut un appel à l’action, qui se traduit ici par un appel enthousiaste à la « dissidence ». Il faut « encourager nos pairs à démolir le temple de la rectitude politique », « remettre en question l’ordre établi, que ce soit par des conférences « controversées », des travaux aux thèses divergentes ou même l’expression d’une opinion discordante » afin que « les colonnes de l’empire du politiquement correct » se trouvent ébranlées. Voilà un beau clin d’œil au manifeste du Refus global, qui s’opposait, lui, à juste titre, au dogmatisme de son temps. « Lentement la brèche s’élargit, se rétrécit, s’élargit encore. […] À nous l’imprévisible passion ; à nous le risque total dans le refus global, scandaient nos ancêtres en 1948. Soixante-dix ans plus tard, nous sommes toujours au poste. Face au dogmatisme global nous opposons la responsabilité entière. » Faisant référence à la révolution de 1848 cent ans plus tôt, Marx notait que « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
§9. Le caractère clownesque du manifeste se trouve dans le fait qu’il prétend s’opposer à l’idéologie dominante, alors que le spectre qui hante le Québec et ses institutions postsecondaires (le spectre de l’intersectionnalité remplaçant le défunt communisme d’antan), est bien ce qu’il semble être : un simple spectre. Pendant que le manifeste nous exhorte à nous rebeller « en temps d’incertitude et de tourmente » et à « nager à contre-courant », Actualités UQAM, université typique de la « gauche postmoderne » s’il en est une, publie deux jours avant la parution du manifeste un entretien élogieux à l’endroit de Mathieu Bock-Côté, « auteur décapant », « l'un des plus brillants essayistes de sa génération », héraut de la révolution néoconservatrice, et grande source d’inspiration de l’auteur du manifeste, Philippe Lorange. S’opposer à un Empire qui n’existe que dans sa tête, à l’instar de Don Quichotte qui se bat contre ses moulins à vent, ne peut que se traduire par de la pseudo-dissidence, d’autant plus sûre d’elle-même qu’elle répète ad nauseam son discours autoréférentiel.
§10. S’il y a bien une lutte pour l’hégémonie culturelle dans les milieux académiques, celle-ci est encore plus visible dans la sphère médiatique. Dans l’espace des tribunes de journaux de masse, la radio et la télévision, une étude du nombre de chroniques, de temps d’antenne, d’audiences, de clics et de commentaires ferait sans doute apparaître que la pensée conservatrice, malgré ses pleurnichements incessants, se trouve bel et bien en position de force. Non satisfaite de sa longueur d’avance, celle-ci entend maintenant conquérir de nouveaux espaces, en ébranlant les colonnes du temple du savoir universitaire, afin de devenir hégémonique à son tour dans les départements. Pour masquer ses motivations bien secrètes, la pensée conservatrice se targue bien sûr, empruntant curieusement le costume du libéralisme pour le bien de la cause, de vouloir au fond défendre « la pluralité des opinions et de leur échange dans un cadre respectueux et juste ». La doxa conservatrice, qui conspue par ailleurs la défense victimaire des minorités et les « apôtres de la tolérance », devient donc miraculeusement libérale et tolérante lorsqu’il vient le temps d’attaquer la « gauche totalitaire », celle qui menace de transformer nos universités en goulags ou « camps de rééducation ».
§11. Les conservateurs n’ont fait que conspuer l’époque de différentes manières, ce qui importe maintenant, ce n’est pas de revenir en arrière ou de la célébrer, mais de la dépasser. Ce dépassement désiré de l'ordre établi, qu'il soit intersectionnel, néoconservateur, postmarxiste, décolonial ou autre, ne sera pas le fruit d'une résistance fantasmée.
Crédits photo: Aller à l'UQAM ironiquement
Croissance, mise en disponibilité et dépassement de la modernité?
Pourquoi consommons-nous, produisons-nous, utilisons-nous toujours plus de ressources, de voitures, de vols d'avion, de smartphones, alors que nous savons très bien que cela n'est pas durable et que nous courrons tout droit vers le désastre? Selon le philosophe Hartmut Rosa, qui vient de publier son nouveau livre Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020), cela s'explique simplement par le fait que nous sommes les fruits de la modernité capitaliste, laquelle se reproduit structurellement par un besoin constant de croissance (économique), d'accélération (technique) et d'innovation (culturelle), dans une logique du "toujours plus" qui nous tient par le bout du nez.
"La volonté de croissance ne résulte ni individuellement ni collectivement de la promesse d'un plus grand bien-être, mais de la menace de la perte (illimitée) de ce qui précédemment été acquis. Affirmer que la modernité est engendrée par le désir d'aller plus haut, plus vite, plus loin revient par conséquent à méconnaître sa réalité structurelle: ce n'est pas la soif d'obtenir encore plus, mais la peur d'avoir de moins en moins qui entretient le jeu de l'accroissement. Ça n'est jamais assez, non pas parce que nous sommes insatiables, mais parce que nous gravissons continuellement un escalier mécanique descendant; à chaque fois que nous marquons une pause ou que nous nous arrêtons, nous perdons du terrain par rapport à un environnement hautement dynamique avec lequel nous nous trouvons systématiquement en concurrence. Il n'y a plus de niches ou de paliers qui nous permettent de nous interrompre ou même de nous exclamer: "Cela suffit!" On le voit empiriquement, par exemple, dans le fait fait que la plupart des parents, dans les sociétés dites développées, ne sont plus, selon leurs propres témoignages, motivés par l'espoir que leurs enfants puissent un jour avoir une meilleure situation qu'eux-mêmes, mais par l'exigence de faire tout ce qu'ils peuvent pour que leur sort ne soit pas plus mauvais que le leur." (Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020, p. 16-17).
Or, Rosa remarque que cette "peur de manquer", qui représente en quelque sorte la pression externe ou le "bâton" de la modernité capitaliste, s'accompagne aussi d'une inclination, d'une "carotte" qui nous motive à nourrir cette logique d'accroissement illimité. "Il faut donc qu'intervienne, comme deuxième élément propulseur, une force d'attraction positive, et qu'on peut identifier celle-ci comme la promesse de l'extension de notre accès au monde. Corrélat culturel de la logique de stabilisation dynamique, dans la conception que la modernité a d'elle-même, une idée extrêmement puissante s'est insinuée jusque dans les pores les plus fins de notre vie psychique et émotionnelle: l'idée selon laquelle la clé d'une vie bonne, d'une vie meilleure réside dans l'extension de notre accès au monde. Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à (plus de) de monde, tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et réifié dans l'action. Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l'ensemble formé parce que à quoi tu accèdes; cet impératif catégorique est devenu dans la modernité tardive le principe de décision dominant dans tous les domaines de l'existence et quelque soit la période de la vie". (Ibid., p. 17-18)
L'attractivité de l'argent, de l'automobile, de l'avion, des grandes villes et des téléphones intelligents s'expliquent ainsi en bonne partie par leur capacité à rendre le monde accessible, disponible, à notre portée, par un simple clic, un paiement sans contact, un vol de quelques heures qui nous amène à l'autre bout du monde. "Il s'agit d'une explosion inouïe de notre accès au monde. Nous avons désormais aussi constamment sous la main, pour peu qu'ils soient numérisés, tout le savoir mondial, toutes les chansons, tous les films, toutes les données; nous les portons littéralement sur nous." (Ibid., p. 19)
Beaucoup parlent d'une nécessaire transition énergétique qui n'advient pas, ou encore d'un ambitieux Green New Deal qui pourrait créer des millions d'emplois pour développer des infrastructures vertes et des énergies propres, dans un monde toujours plus interconnecté mais "carboneutre". Or, nous semblons toujours ignorer la dynamique d'accroissement et d'accumulation qui entre en contradiction avec la nécessité d'une descente énergétique, de même que l'idéal culturel d'un accès illimité au monde qui nourrit la logique d'accélération sociale, alors que nous devrions plutôt forger un autre rapport au monde fondé sur la convivialité, la résonance, la sobriété, l'autolimitation des besoins et le caractère désirable d'une certaine "indisponibilité" du monde.
Trois options s'offrent à nous; 1) la préservation farouche du statu quo, qui nous enferme dans le climato-attentisme et le conservatisme, lequel prête flanc aux dérives réactionnaires et nous mène tout droit vers l'auto-destruction; 2) une transition par la croissance verte, les énergies renouvelables, le développement technologique et l'intelligence artificielle, voie privilégiée par les adeptes du "clean capitalism", le forum de Davos, la Silicon Valley, l'environnementalisme mainstream, Jeremy Rifkin et le capitalisme de surveillance; 3) une transition vers une société postcroissance, postcapitaliste et émancipatrice, articulant une démocratisation radicale de l'économie, la décolonisation, le renversement de l'ordre politique établi et la création d'un nouvel idéal culturel en rupture avec la logique de "mise en disponibilité intégrale" de la modernité.
Pour l'instant, les seules alternatives au capitalisme mondialisé moribond dans la sphère politique sont les populismes réactionnaires à la Trump/Bolsonaro/Orban et compagnie (scénario 1), les tenants d'un capitalisme vert et inclusif (à la Macron/Trudeau/Merkel), lesquels misent sur la flexibilité, les innovations, la substitution technologique, la numérisation du monde et la ruée vers la quatrième révolution industrielle (scénario 2); ou encore les contre-propositions de la gauche radicale version Bernie Sanders/AOC qui misent sur un nouveau compromis social-démocrate susceptible d'articuler croissance verte, modernisation des services publics et justice sociale (variante du scénario 2). Pour l'instant, il n'y a pas de scénario 3, du moins pas de feuille de route claire, de programme ou d'organisation faisant une promotion active et audible de cette voie révolutionnaire.
À mon sens, le seul scénario réaliste à court et moyen terme pour réaliser une véritable transition vers un nouveau système demeure une articulation complexe entre le scénario 2 et 3; prise du pouvoir à l'échelon municipal et national par des plateformes citoyennes, écologistes et coalitions de gauche radicale (alliance rouge-verte-citoyenne), pour amorcer les premières mesures de transition et certaines ruptures significatives avec l'ordre établi; approfondissement de la révolution par les mouvements sociaux, réappropriation collective de bâtiments, lieux et infrastructures par les communautés locales, retour des pratiques d'autogestion, d'autosuffisance, de résilience et d'autonomie collective sur différents territoires, lesquelles permettront d'accélérer l'émergence de nouvelles formes de vie, de manières d'habiter et de relations au monde.
Si "l'écosocialisme démocratique" semble une voie à la fois souhaitable mais aussi peu probable sur le plan politique à très court terme, compte tenu du rapport de forces actuel qui favorise les forces conservatrices du statu quo, c'est bien l'horizon d'une "décroissance conviviale", d'un "communisme libertaire" ou d'un "municipalisme des temps difficiles" qui semble un scénario envisageable à long terme, surtout avec les perspectives d'un "effondrement" qui mettra à rude épreuve nos institutions, accentuera diverses pénuries et amplifiera de multiples bouleversements à des rythmes variés à travers le monde. Cela dit, encore une fois, nous manquons d'une vision, d'une stratégie, d'une direction, et de moyens à la hauteur de la situation pour concrétiser, ici et maintenant, cette aspiration.
Rétrospective d'une longue décennie conservatrice et mouvementée
Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. -Antonio Gramsci
Une décennie se clôt et une seconde s'ouvre sous le signe des incendies climatiques et d'une escalade de tensions pouvant dégénérer en conflits globaux. Pour ma part, faire une rétrospective de 2019 m'apparaît moins éclairant que de prendre un recul sur notre présente période historique pour mieux en saisir les tendances lourdes.
Disons d'abord que la dernière « longue décennie » débute avec la crise financière mondiale de 2007-2008, laquelle s'est accompagnée d'une vague de mesures d'austérité et de révoltes massives: printemps arabe, mouvement des indignados, Occupy, grève étudiante de 2012, etc. Le retour de la question des inégalités sociales, jumelée à la crise des démocraties représentatives et la dénonciation du pouvoir du 1% annonça une véritable crise de légitimité du modèle néolibéral qui mena plusieurs sociétés au bord du gouffre.
Or, la gauche a eu de la difficulté (c'est un euphémisme) à saisir les opportunités de cette vague de contestations et de crises sans précédent de l'ordre néolibéral. C'est plutôt la droite nationaliste et conservatrice qui a réussi à capter le mécontentement populaire et utiliser ce « moment populiste » à son avantage en mettant de l'avant la question identitaire et sécuritaire. Les attentats terroristes de 2015-2016, de même que la crise des réfugiés faisant suite à la guerre en Syrie, permirent aux forces conservatrices de définir l'agenda politique au profit des frontières, du contrôle de l'immigration et la préservation de l'intégrité nationale. Qui plus est, la remontée fulgurante des mouvements féministes, antiracistes et LGBTQ+ (#MeToo, Black Lives Matter, etc.) créa un ressac réactionnaire mettant tous les maux du monde sur le dos de la « gauche diversitaire » et de la « tyrannie des minorités ».
Disons-le d'emblée, la gauche a échoué à transformer la situation tumultueuse des années 2010 en levier de changement social radical. Alors que Syriza a tourné le dos au Grexit et s'est enfoncé dans les plans d’ajustement structurel et les mesures d'austérité quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, Boris Johnson réussira bientôt son pari de réaliser le Brexit avec une victoire éclatante aux élections de décembre 2019, les conservateurs anglais obtenant les meilleurs résultats depuis Margaret Thatcher en 1987. Trump, Salvini, Kurz, Bolsonaro, Johnson, Erdoğan, Orbán, Modi, Dutere ne sont quelques visages du conservatisme triomphant de la dernière décennie, face à une gauche globalement impuissante et désorganisée.
Cela dit, deux autres tendances lourdes ne doivent pas être négligées. D'un côté, la crise du capitalisme financiarisé, néolibéral et mondialisé coïncide avec le passage vers un nouveau stade du « capitalisme numérique », que certains nomment « capitalisme de plateforme » (Nrnicek) ou « capitalisme de surveillance » (Zuboff). En 2007, l'arrivée du iPhone converge avec la diffusion foudroyante de Facebook et d'autres médias sociaux, avant que certaines plateformes de l'économie collaborative (Uber, Airbnb) viennent bousculer le monde social, économique et politique à grands coups d'innovations disruptrices. Cela dit, les quelques années de frénésie liées aux merveilles de la Silicon Valley et l'enthousiasme initial vis-à-vis les médias sociaux se sont rapidement retournées en un sentiment de désabusement, de méfiance et de scepticisme généralisé.
Les révélations d’Edward Snowden sur les procédés de surveillance de masse, les coups d’éclat de WikiLeaks, la polarisation des débats en ligne, de même que le « Great Hack » des élections américaines de 2016 et de la campagne du Brexit par Cambridge Analytica ont mis les GAFA dans l’embarras. Les données sont rapidement devenues le pétrole du XXIe siècle, celles-ci étant maintenant au cœur du processus d'accumulation du capital via la convergence des plateformes numériques, appareils mobiles, big data, algorithmes, l'Internet des objets et le développement accéléré de l'intelligence artificielle. En 2011, Apple surpasse Exxon Mobil en termes de profitabilité; en 2019, Amazon devient l'entreprise la plus chère au monde avec 797 G$, son fondateur Jeff Bezos étant l'homme le plus riche de la planète avec une fortune de 115 G$. Pendant ce temps, la Chine est en voie de dépasser la Silicon Valley sur le plan technologique, le crédit social et le totalitarisme en version numérique dépassant maintenant les pires scénarios de la série Black Mirror.
Parallèlement, la prise de conscience aigüe de la crise climatique a été l’élément fort qui a marqué la fin de la décennie. La remontée fulgurante des mouvements environnmentalistes (Fridays for Future, Le Pacte pour la transition, grève mondiale pour le climat, Extinction Rebellion, etc.) a réussi à remettre cette question écologique au centre du débat public, tout en faisant face à des gouvernements conservateurs incrédules. Greta Thunberg est sacrée personnalité de l’année 2019 par le Time Magazine, alors que la COP25 s’est terminé par un lamentable échec en décembre dernier. La crise écologique sera LA question de la prochaine décennie, alors que l’Australie brûle sous les flammes avec des températures de 50oC, que la sixième extinction massive des espèces est en cours, et qu’un réchauffement de +3oC d’ici 2100 semble maintenant le meilleur scénario réalistement envisageable. La transition énergétique, bien que limitée par les forces conservatrices, est néanmoins inévitable. Plusieurs experts annoncent un effondrement de la civilisation basée sur les énergies fossiles entre 2023 et 2030, liée notamment à un prochain désinvestissement massif des énergies sales et une transition rapide vers les énergies renouvelables qui deviennent de plus en plus abordables.
Ainsi, nous vivrons bientôt un moment charnière de l’histoire : le Fossil Capital (Malm) qui propulsa la première révolution industrielle du XIXe siècle et accéléra le réchauffement climatique que nous subissons aujourd’hui, sera bientôt dépassé par l’hégémonie du Data Capital et les innovations technologiques de la « quatrième révolution industrielle » en cours. Cela dit, nous ne nous dirigeons pas vers un monde radieux. L’impact environnemental insoutenable des données sur Internet, qui explosera avec l’arrivée de milliards de capteurs, l’Internet des objets, le réseau 5G, les assistants vocaux de l’intelligence artificielle, les véhicules autonomes et la montée fulgurante de la consommation d’énergie, se combinera avec la surexploitation des ressources minières et le renforcement de la logique extractiviste qui affecte déjà les peuples autochtones et les populations du Sud. L’impact écologique des « énergies propres » s’avère quasi fatal pour le scénario d’une « croissance verte » visant à maintenir les conditions matérielles de notre niveau de vie actuel, même si celui-ci est accompagné de bâtiments LEED, de voitures électriques, de bacs de compost et de quelques prouesses de l’économie circulaire. Pour le meilleur et pour le pire, nous serons bientôt forcés de renoncer à la logique de croissance, de consommation effrénée, de demande énergétique illimitée et de connectivité sans frontières, lesquelles nous mènent tout droit vers un scénario d’effondrement civilisationnel.
En attendant, l’année 2019 est surtout marquée par la renaissance des mouvements de contestation de masse : Algérie, Hong Kong, Chili, Bolivie, Liban, Iran, Catalogne, la France et d’autres pays ont récemment été bousculés par la plus importante vague de mobilisations populaires depuis 2011. Bien que ces protestations ne soient pas d’abord liées à la question écologique, le ras-le-bol généralisé, la précarisation des conditions d’existence et la défense des institutions démocratiques représentent autant d’étincelles dans un climat social sous tension. Tant que les sociétés resteront prisonnières des contradictions économiques, sociales, politiques et écologiques des régimes hérités du XXe siècle, la multiplication et l’intensification des crises sociales ne pourront que s’aggraver. Dans un contexte de « blocage politique » où les forces de gauche peinent à gagner les élections et mettre en œuvre des réformes radicales, le « déblocage » viendra d’abord des mobilisations de masse et la contestation de la rue.
À l’exception d’une poignée de nouveaux gouvernements progressistes comme ceux de Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, le gouvernement de coalition Podemos-PSOE en Espagne qui prendra forme la semaine prochaine, ou encore le gouvernement hyper jeune et féminin dirigé par Sanna Marin en Finlande, une véritable « social-démocratie radicale et écologique » a un immense chantier devant elle. La seule manière de répondre aux immenses défis de la prochaine décennie consiste à opérer rapidement une série de transformations profondes du régime politique et économique en place. Ce processus de changements radicaux des structures de base de la société se nomme révolution, que celle-ci soit « tranquille » à l’instar des processus de modernisation des années 1960 au Québec, ou qu’elle soit traversée par des conflits et zones de turbulences de plus haute intensité comme la Révolution française, haïtienne, mexicaine, russe, ou espagnole des derniers siècles.
Une chose est sûre: le conservatisme ne pourra retenir indéfiniment les contradictions sociales (tendances lourdes de l’économie capitaliste, processus perturbateurs du développement technologique, exclusions engendrées par les systèmes d’oppression, effets corrosifs de la marchandisation, conséquences funestes de la crise écologique) en protégeant la carapace de la vieille société qui refuse de se métamorphoser pour affronter les défis du XXIe siècle. Dans son célèbre livre La Grande Transformation (1944), Karl Polanyi faisait remarquer que les Conservative Twenties ont fait place aux Revolutionary Thirties suite aux bouleversements de l’ordre économique, monétaire et géopolitique mondial. À mon sens, la même dynamique sociopolitique se réactualisera bientôt dans un contexte historique inédit ; les années 2010 conservatrices s’achèveront bientôt au profit de la nouvelle décennie révolutionnaire. S’agit-il d’un simple vœu, d’un pronostic sérieux, ou bien d’une prophétie auto-réalisatrice? Peu importe, car l’avenir n’est pas tracé d’avance, et ce même si le présent porte en lui tout le poids, les contraintes et les problèmes hérités du passé.
Aujourd’hui, trois trajectoires historiques sont possibles : 1) le scénario du conservatisme nationaliste-populiste, qui se maintiendra en place tant que la « nouvelle société » n’aura pas réussi à remplacer les anciennes formes institutionnelles du capitalisme néolibéral moribond; 2) le scénario de la modernisation technologique effrénée, qui met en place l’« infrastructure intelligente » du capitalisme numérique de surveillance à vitesse grand V; 3) le scénario du « dépassement révolutionnaire » par une transformation sociale, économique, politique et écologique digne de ce nom.
Rien ne sert de souligner que les conservateurs sont déjà au pouvoir, tant dans les médias, les lobbys que les gouvernements, et que le Data Capital est déjà en train d’étendre son hégémonie sur des pans entiers de l’économie, de la culture, de nos relations sociales et de nos vies intimes. La troisième voie révolutionnaire, pouvant prendre une tournure plus institutionnelle-radicale à l’échelle de l’État, des formes davantage inspirées de l’autonomie collective des communautés locales, ou encore une combinaison des deux, reste encore incertaine, quoique terriblement nécessaire. Marcel Rioux, dans sa genèse des idéologies au Québec, raconte notamment comment l’idéologie de conservation de l’ère Duplessis fut détrônée par l’idéologie de rattrapage, structurant l’imaginaire moderniste, libéral et nord-américain de la Révolution tranquille, avant que cette dernière soit remise en question par une troisième idéologie, plus radicale.
Cette idéologie du « dépassement » ou de la « participation », basée sur les idées de décolonisation, d’indépendance, de socialisme et d’autogestion, articulant démocratie participative et auto-organisation populaire, appelle à être reconstruite et réactualisée dans le contexte explosif de la nouvelle décennie 2020. Sans ce « travail de l’imaginaire » visant à réactiver les énergies utopiques à même le matériau hétérogène de la culture actuelle, une nouvelle société ne pourra voir le jour. C’est pourquoi il est urgent d’amorcer le plus rapidement possible ce processus de construction symbolique de nouvelles significations collectives, et ce malgré les scénarios d’effondrement écologique et la dystopie du « monde numériquement administré ». Comme le note Thomas Kuhn à propos de la dynamique des révolutions scientifiques, « décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d'en accepter un autre », ce qui implique que l’ancien modèle n’est abandonné que s’il est en mesure d’être remplacé par un nouveau cadre plus performant.
Sans ce « nouveau cadre », lequel devra être bien sûr viable sur le plan économique, social et écologique, et devenir réalisable dans la présente conjoncture historique par une bonne dose de stratégie politique, les mobilisations de masse à venir risquent de s’engouffrer dans les phénomènes morbides du néofascisme que nous voyons déjà émerger sous nos yeux. L’heure n’est plus à la crainte, au cynisme ou au désespoir, mais à l’organisation. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », comme disait Gramsci dans ses Cahiers de prison, enfermé durant les dernières années de sa vie par les fascistes qui voulaient « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». En cette nouvelle décennie qui s’annonce sous les signes de la tempête, je nous souhaite de faire fonctionner nos cerveaux à plein régime pour construire les cadres, outils, stratégies, imaginaires et plateformes de l’émancipation.
Crédits photo: Adam Ferguson https://time.com/5652412/battle-for-hong-kong/