vendredi 29 mars 2013

Glossaire de la contestation délibérative

Mon dernier bilan critique de l’ASSÉ, entre contestation et délibération, a soulevé des interrogations quant aux concepts employés, ceux-ci laissant place à certaines ambiguïtés. Comme plusieurs termes équivoques comme « gouvernance », « démocratie participative » et « contre-pouvoir » ne sont pas suffisamment précisés, quelques phrases peuvent paraître alambiquées, voire mener à certains contresens non souhaités. C’est pourquoi un court glossaire tiré de la sociologie des mouvements sociaux et la théorie politique permettra d’éclaircir le vocabulaire utilisé et amener certaines subtilités.

Gouvernance

De manière générale, la « gouvernance » désigne l’acte de gouverner, c’est-à-dire la manière dont les décisions sont prises, les règles établies et implantées par une organisation quelconque. Cette notion est donc beaucoup plus large que le terme « gouvernement », qui désigne habituellement l’État ou une autorité publique subordonnée comme la Ville de Montréal par exemple. Dans les années 1980 et 1990, plusieurs chercheurs en sciences politiques, sociologie, management et études urbaines ont remarqué une transformation institutionnelle importante : nous serions passés du gouvernement autoritaire caractéristique du régime fordiste des Trente glorieuses, à une diminution de l’influence de l’autorité publique qui serait maintenant ouverte à des partenariats avec des acteurs non-étatiques comme les entreprises et les organisations de la société civile.

Cette transformation serait due à de nombreux facteurs comme la crise de l’État-providence, la fin du keynésianisme, la perte de confiance envers les institutions, la remise en question de la technocratie et la restructuration économique postfordiste associées à la mondialisation néolibérale. La gouvernance serait alors un nouveau mode de gestion des affaires publiques favorable au dialogue, au partenariat, au volontariat, à la flexibilité, aux impératifs d’efficacité, de transparence et de participation, etc. Il ne s’agit pas d’un modèle fixe et éprouvé, mais d’un « bricolage institutionnel » essayant de résoudre la crise de légitimation de l’État. En ce sens, cette notion offre une description intéressante du nouveau contexte institutionnel dans lequel baigne la quasi-totalité des organisations, publiques comme privées, à notre époque. Or, le discours sur la gouvernance est ambigu parce qu’il est également prescriptif, de telle sorte qu’il devient associé à une façon de faire éthique et efficace qui doit s’imposer dans toute prise de décision.

C’est bien cette forme de « management totalitaire » que pourfend Alain Deneault avec ses 50 thèses sur la gouvernance. « Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont habillé du joli nom de « gouvernance » le projet d’adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée. Ce coup d’État conceptuel va travestir avec succès la sauvagerie néolibérale en modèle de « saine gestion ». Nous en ferons collectivement les frais : dérèglementation de l’économie, privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats… ce sera désormais cela gouverner. Appliquée sur un mode gestionnaire ou commercial par des groupes sociaux représentant des intérêts divers, la gouvernance prétend à un art de la gestion pour elle-même. Entrée dans les mœurs, évoquée aujourd’hui à toute occasion et de tous bords de l’échiquier politique,  sa plasticité opportune tend à remplacer les vieux vocables de la politique. » Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux, Montréal, 2013

Pourquoi faisons-nous usage d’une telle notion pervertie dans notre analyse conceptuelle du mouvement de grève ? En fait, nous utilisons le mot « gouvernance » dans son sens sociologique et général, par opposition à son usage normatif de « bonne gouvernance ». Pour reprendre les distinctions de Fung et Wright, il y aurait alors deux structures de gouvernance : la gouvernance verticale et hiérarchique, dans laquelle « les décisions sont prises par des acteurs positionnés au sommet de la structure organisationnelle, puis imposées au niveaux inférieurs » ; puis la gouvernance participative, lorsque « la prise de décision repose sur l’implication directe de toute une série d’acteurs dans des espaces locaux décentralisés. » (Fung et Wright, 2005 : 52).

La première catégorie relève donc du modèle traditionnel, le gouvernement, qui peut soit imposer ses décisions par le haut en affrontant des groupes d’intérêts organisés (mouvements sociaux, organisations agonistiques) par le biais de pressions et de négociations, soit opter pour la délibération afin que « les participants tranchent et résolvent les problèmes en faisant appel à des normes ou à des intérêts communs plutôt qu’en mobilisant un maximum d’appuis au service de leurs propres intérêts. » (Fung et Wright, 2005 : 52) Dans ce dernier cas, il s’agit bien d’une concertation faisant appel à la rationalité communicationnelle, afin d’atténuer le modèle d’affrontement basé sur la rationalité stratégique (pour un approfondissement de cette distinction, voir les deux tomes de La théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas).

Démocratie participative

Le deuxième modèle, celui de la gouvernance horizontale et participative, peut à son tour être divisé en deux catégories. D’une part, lorsque la prise de décision est agonistique, c’est-à-dire centrée sur l’affrontement des intérêts lors d’assemblées générales locales par exemple, alors nous avons affaire à une sorte de démocratie directe, comme les town meetings répandues en Nouvelle-Angleterre au XVIIIe et XIXe siècles (et encore présents au Vermont aujourd’hui). D’autre part, lorsque la prise de décision est délibérative, nous avons affaire à une diffusion du pouvoir par l’État, c’est-à-dire une décentralisation des décisions, la généralisation des institutions délibératives à toutes les échelles, puis une articulation de la démocratie directe et représentative. C’est ce qu’on pourrait appeler un régime de démocratie participative, qui n’existe pas encore.

Cette typologie a l’avantage de raffiner le modèle binaire d’Alain Deneault, qui oppose la mauvaise gouvernance au bon vieux républicanisme politique. Autrement dit, il ne suffit pas de condamner le gouvernement autoritaire de l’époque fordiste et son modèle de gestion hiérarchique qui ne laisse aucune place à la participation (modèle de l’État centralisateur), en proposant la bonne gouvernance, les partenariats public-privés, le dialogue et l’idéologie de l’efficacité comme modèle de gestion qui laisse trop de place aux intérêts dominants, se limite à une représentation limitée des intérêts (parties prenantes), et occasionne une faible participation dépolitisée. Mais il ne suffit pas non plus de revendiquer le retour de l’État fort et centralisé, le keynésianisme et la « social-démocratie » québécoise ou suédoise, qui appartiennent à une époque révolue. Il faut plutôt proposer une synthèse originale, c’est-à-dire un gouvernement démocratique jumelé à une participation citoyenne forte et une gestion horizontale et décentralisée qui admet une articulation des dynamiques top-down et bottom-up. La démocratie participative renvoie donc à la gouvernance participative avec fort contre-pouvoir, tandis que la délibération participative avec faible contre-pouvoir se réduit à la « bonne gouvernance ».

La participation peut se concrétiser par différents dispositifs, comme des assemblées, référendums, conseils de quartier, budgets participatifs, organismes de développement communautaire, jurys citoyens, conseils consultatifs, plans stratégiques, agendas 21, etc. Néanmoins, ces dispositifs peuvent viser différents objectifs qui n’ont pas la même influence sur les rapports de domination politiques et économiques. Par exemple, la participation peut servir à améliorer la gestion et moderniser l’administration locale (modernisation de l’État et gestion de proximité), ce qui la place dans la perspective de la concertation, des partenariats, du new public management, des stakeholders, de l’accountability, c'est-à-dire le discours de la « bonne gouvernance ». Mais la participation peut également avoir pour objectif la transformation des rapports sociaux à des degrés divers, celle-ci allant des approches consensuelles favorisant la paix sociale et l’inclusion, aux approches conflictuelles visant l’empowerment et l’inversion des priorités sociales à travers une lutte d’émancipation.

Approches consensuelles « mainstream »
Approches consensuelles « solidaires »
Approches conflictuelles centrées sur les groupes dominés
Approches conflictuelles visant un autre ordre social
Restaurer le lien social (France) ou la community (USA) Paix sociale
Ville solidaire (certaines municipalités de gauche françaises) capacitation
Stratégies conflictuelles d’empowerment
Inverser les priorités sociales (Porto Alegre)
Inclusion sociale, lutte contre l’exclusion (France, Amérique latine)
Augmenter le capital social des personnes défavorisées. Stratégies consensuelles d’empowerment
Lutte contre le communautarisme (France)
Affirmative action institutionnelle
Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ?, p.30

Contre-pouvoir

Le passage d’une approche délibérative et participative consensuelle à une démocratie participative réelle, c’est-à-dire de la « bonne gouvernance » au « gouvernement démocratique décentralisé », présuppose l’existence d’un contre-pouvoir. Fung et Wright utilisent le terme countervailing power pour décrire un ensemble de mécanismes capables de contrecarrer voire de neutraliser les rapports de domination à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de délibération. « La littérature sociologique et politologique n’offre pas de terminologie stabilisée pour désigner le pouvoir potentiel des groupes défavorisés lorsqu’ils affrontent les groupes dominants. Le terme « contre-pouvoir » est également utilisé dans des contextes forts différents, comme par exemple le contre-pouvoir de différentes institutions dans le cadre d’un système de séparation des pouvoirs et de checks and balance. Nous l’adoptons ici parce qu’il suggère l’existence de pouvoir qui se développe pour contrebalancer les avantages stratégiques d’un pouvoir établi. » (Fung et Wright, 2005 : 50)

Comme les acteurs dominants jouissent habituellement d’un accès privilégié aux mécanismes décisionnels, certaines organisations et mouvements sociaux comme les groupes de patients combattant la bureaucratie médicale, les activités militantes du mouvement noir, féministe ou étudiant, essaient de neutraliser ces rapports de pouvoir en faisant valoir leurs droits et revendications, généralement par un mode d’affrontement (agonistique) que nous connaissons bien. Pourtant, il est plus difficile d’envisager un contre-pouvoir délibératif, non pas centré sur les menaces et la mobilisation, mais sur l’argumentation et la coopération. Cela semble paradoxal, car les institutions formelles de délibération/participation sont souvent caractérisées par de fortes asymétries en termes d’information, d’aptitudes, de ressources et d’influence des intérêts en jeu. De plus, il semble impossible d’institutionnaliser le contre-pouvoir, c’est-à-dire de le faire apparaître par le simple bon design des dispositifs participatifs.

« Les différentes sources de contre-pouvoir émergent généralement de la société, en dehors des institutions, et leur existence dépend de toute une série de facteurs aléatoires – les mêmes qui favorisent l’émergence de groupes d’intérêts et de mouvements sociaux et qui font diminuer le coût collectif de l’action collective en général. Telle ou telle forme d’ingénierie institutionnelle peut sans doute faciliter l’émergence et la participation de voix alternatives, mais leur existence ou leur vigueur s’expliquent par d’autres facteurs que le profil des institutions délibératives, même si elles ne lui sont pas indifférentes. » (Fung et Wright, 2005 : 58)

C’est pourquoi nous avions mentionné trois sources de contre-pouvoir délibératif, soit les organisations agonistiques locales, les partis politiques de gauche et les mouvements sociaux organisés plus amples. Ceux-ci permettent de former un « quatrième pouvoir », qui ne renvoie pas ici à l’opinion publique, la presse et les médias qui sont grandement influencés par l’idéologie et les intérêts dominants (voir l’analyse institutionnelle des médias par Chomsky et Hermann, La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, 1988). Une participation qui ne redonne pas de pouvoir réel aux citoyens et aux groupes défavorisés, mais ne fait qu’ajouter un vernis à la démocratie représentative traditionnelle soumise à la logique économique et bureaucratique étroite, ne peut que sombrer dans la gouvernance participative avec contre-pouvoir faible, c’est-à-dire le « concertationnisme » ou le « néocorporatisme » du modèle québécois. Celui-ci favorise une représentative limitée et exclusive des intérêts, comme la célèbre triade État/centrales syndicales/patronat. Le Sommet sur l’enseignement supérieur n’est donc pas une innovation délibérative du XXIe siècle, mais une vieille pratique du Parti québécois qui remonte aux années 1980 et qui a signé l’arrêt de mort du syndicalisme de combat au Québec.

Pour résumer, la démocratie participative comprend « l’articulation des formes classiques du gouvernement représentatif avec des procédures de démocratie directe ou semi-directe. Cette perspective conceptualise ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte. » (Bacqué, Rey, Sintomer, 2005 : 37)

Conclusion

Somme toute, il est nécessaire d’échapper à l’opposition rigide entre démocratie directe et démocratie représentative, sans sombrer dans le juste milieu anodin de la participation consensuelle ou de la bonne gouvernance. La démocratie participative se rapproche du système politique athénien qui combinait des formes de représentation basées sur l’élection et des procédures de démocratie directe comme l’assemblée des citoyens et le tirage au sort. Son institutionnalisation demande non seulement un pouvoir décisionnel ou codécisionnel des citoyen-ne-s (par opposition à la simple consultation ou concertation), mais une forte autonomie de la société civile, un réseau associatif mobilisé, des mouvements sociaux amples, des organisations agonistiques locales et des partis politiques de gauche porteurs d'un projet de transformation sociale radicale.

Les organisations nationales comme l’ASSÉ et les mouvements sociaux ponctuels ne peuvent, à eux seuls, instaurer un tel régime démocratique. De plus, les contextes sociopolitiques comme le néolibéralisme (Thatcher, Reagan, Harper), le social-libéralisme (Clinton, Blair, Parti québécois), et même la social-démocratie (frange électoraliste ou modérée de Québec solidaire), ne peuvent pas instaurer une démocratie participative authentique, laquelle doit s’appuyer sur les couches populaires et les groupes dominés. De plus, elle doit comprendre des modes de coordination horizontale minimisant les rapports de pouvoir, comme les formes organisationnelles développées par le Forum social mondial et certains groupes affinitaires du mouvement altermondialiste. Enfin, il n’est pas  souhaitable de rejeter toute forme de médiation, d’institution et de structure d’organisation dépassant la sphère microlocale (comme le préconisent certains groupes anarchistes et « autonomes »), car il faut assurer une articulation entre l’autogestion et les grandes organisations publiques, les décisions égalitaires et la coordination régionale et nationale.

Pour ce faire, la contestation et la logique du « rapport de forces » ne doivent pas se replier sur elles-mêmes, c'est-à-dire devenir des fins en soi ayant pour unique but d’instaurer une grève révolutionnaire, mais être réaffirmées et liées à des pratiques communicationnelles et coopératives dans une perspective tactique et stratégique. C’est ce qu’on pourrait nommer la contestation délibérative. En revanche, l’institutionnalisation de la délibération ne doit pas être assujettie aux intérêts des élites économiques et politiques, mais articulée à un véritable contre-pouvoir citoyen, émanant d’une société civile auto-organisée. Pour que la participation ne devienne pas une coquille vide, elle doit être ancrée dans une délibération contestataire, c’est-à-dire une pratique démocratique ouverte aux groupes agonistiques, au dissensus, à la mise en évidence des asymétries de pouvoir, à la remise en question des règles du jeu et du discours dominant. Telle est la voie d’un écosocialisme antiautoritaire, tourné vers la planification démocratique de l’économie, par opposition à une social-démocratie verte, se limitant à aménager le capitalisme par le retour d’un État-providence jumelé à la bonne gouvernance participative.

Annexe : cinq modèles participatifs



Managérial
Modernisation participative
Démocratie de proximité
Empowerment
Démocratie participative
Objectifs de la démarche participative
Appel au partenariat privé, créer du capital social pour préserver la paix sociale, pas d’objectif redistributif, faible politisation des enjeux, affaiblissement du pouvoir politique
Modernisation administrative impliquant des consommateurs des services publics, créer du lien social pour préserver la paix sociale, pas d’objectif redistributif, dynamique dépolitisée relevant plus de la policy que de la politics
Privilégier la gestion de proximité et l’adaptation des services publics, une « solidarité » sans objectif redistributif, politisation rhétorique, rapprochement élus/citoyens, complément de proximité à la démocratie représentative
Délégation de services auprès des ONG ou des groupes communautaires, contre-expertise, empowerment des groupes populaires et des minorités, effets redistributifs à la marge, politisation inégale, enjeux politiques indirects
Participation active des citoyens à la gestion, contrôle de la machine administrative par les citoyens actifs, inverser les priorités sociales, redistribuer les ressources, forte politisation, transformer le système politique et partage le pouvoir
Contexte sociopolitique
Retrait ou faiblesse de la puissance publique, prédominance du marché, dynamique top-down, mouvements sociaux faibles
Repositionnement de la puissance publique, soutien renégocié aux services publics, dynamique top-down, mouvements sociaux investissant peu les démarches participatives
Repositionnement de la puissance publique par la proximité, dynamique top-down, mouvements sociaux faibles ou investissant peu les démarches participatives
Dissociation structures participatives/État et politique institutionnelle, dynamique bottom-up, mouvement social très actif
Recomposition de la puissance publique par l’appel au tiers secteur et la démocratisation, articule dynamique top-down et bottom-up, mouvement social fort et investi dans la démarche
Forme procédurale
Capacité décisionnelle, la participation ne modifie guère des processus de décision souvent opaques, qualité délibérative possible, pousse au compromis
Rôle essentiellement consultatif, règles claires portant sur la transparence du fonctionnement administratif, peu de place au conflit, règles décidées par en haut, faible autonomie procédurale de la société civile
Repositionnement de la puissance publique, règles peu claires, faible qualité délibérative, peu de place au conflit, règles décidées par en haut, faible autonomie procédurale de la société civile
Capacité décisionnelle mais à côté du pouvoir politique, qualité procédurale inégale selon les contextes, pousse au consensus communautaire, règles décidées par la base, forte autonomie de la société civile
Capacité décisionnelle codécision avec le gouvernement local, recherche de dispositifs clairs, qualité délibérative, entre conflit et discussion collective de l’intérêt général, règles codécidées par le gouvernement local et la base, forte autonomie de la société civile
Un quatrième pouvoir ?
Quatrième pouvoir réduit au marchandage
Quatrième pouvoir inexistant
Quatrième pouvoir inexistant ou enfermé dans la proximité
Quatrième pouvoir au niveau micro-local
Quatrième pouvoir à différentes échelles

Bacqué, Rey, Sintomer, La démocratie participative, modèles et enjeux, dans Bacqué, Rey Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, La découverte, Paris, 2005, pp. 298-299

mardi 26 mars 2013

P-6, l’oligophrénie et le mépris de la rue


Chers manifestants...

Les récentes arrestations de masse dues au règlement P-6 permettent de tester l’intelligence et les convictions de nos candidats politiques. Dans un article au ton condescendant, Jean-Martin Aussant rappelle aux simples manifestants ce qu’ils doivent faire pour faire avancer leur cause, car ils ignorent de toute évidence les mécanismes du pouvoir qu’ils tentent de combattre. Tout d’abord, il commence par distinguer, par le biais d’une caractérisation scientifique, deux types de manifestants : les pacifistes de bonne foi qui se tiennent dans les limites du « gros bon sens », et les oligophrènes. Ces derniers sont dans la rue « par manque d’émotions fortes, le visage masqué, à la recherche d’une vitrine à fracasser ou d’une altercation défoulante », et sont incapables de lire plus de huit lignes du philosophe Aussant. Pour preuve : il n’y a « pas assez d’images et trop de mots ». Il faut rappeler que l’oligophrénie désigne une « faiblesse d'esprit dont le degré est variable, pouvant aller de la débilité mentale à l'idiotie, et empêchant un enfant d'acquérir son autonomie et de s'adapter socialement. »

Aussant nous explique, avec perspicacité, que c’est l’Assemblée nationale qui adopte et modifie les lois. Il ne manque pas de souligner que nous sommes une simple province d’un autre pays, et n’hésite pas à nous révéler un secret : « je vous expliquerai, c’est parce que nous ne sommes pas souverains ». Il continue ensuite par une analyse fine de la psychologie du député, dont la principale motivation est d’être réélu. De son expérience personnelle, il nous garantit « qu’un député qui recevait 50, 100, 150 courriels, visites, appels ou lettres portant sur le même sujet finissait toujours par en parler au caucus en demandant que le parti se positionne officiellement ». Clair comme de l’eau de roche.

Jean-Martin Aussant persiste avec son analyse neuroscientifique, en montrant que les manifestants de bonne volonté, dont le désir profond est de faire les nouvelles, pourraient davantage se faire entendre par la seule voix de leur député : « ces mêmes personnes qui, une à une, contacteraient directement leur député feraient probablement moins les nouvelles mais obtiendraient avec certitude l’attention de la partie du cerveau dudit député qui est consacrée en permanence au calcul de sa probabilité de réélection dans tout ce qu’il fait ou dit. Cette partie du cerveau d’un élu existe bel et bien et j’ai pu observer empiriquement qu’elle est inversement proportionnelle à la force de ses convictions. »

L’argument est simple : l’appel à la cohérence, ou plutôt au « gros bon sens » des députés, qui devront inciter les municipalités à respecter le droit de réunion pacifique, alors que ces mêmes députés étaient contre la loi 12 dans leurs « grandes envolées pré-électorales bien calculées. » Vraisemblablement, tout est une question de calcul en politique. Résultat : les péquistes approuvent le règlement P-6 sans hésiter. D’après Jean-François Lisée, « c'est absolument raisonnable et j'implore les associations étudiantes, a-t-il dit. Une manifestation, ce n'est pas spontané, c'est organisé, c'est appelé à une heure dite. Donc, qu'ils donnent l'itinéraire, tout simplement, pour que ça se passe dans le calme. »

Aussant, en bon dialecticien, croyait avoir résolu l’antinomie de l’obéissance et du refus : l’obéissance maintient l’ordre des députés, et le refus protège la liberté « à l’intérieur d’un certain domaine du gros bon sens ». Il est donc tout à fait possible de désobéir efficacement en déléguant son refus à Jean-François Lisée, qui saura bien s’en occuper. CQFD

Malheureusement, la partie du cerveau qui se charge du calcul de probabilité de réélection semble sous-développée dans le cas de Jean-Martin Aussant. Sa sortie risque bien de créer une crise dans son parti, d’autant plus qu’une bonne partie de ses membres est issue de la jeunesse du printemps québécois. Pour preuve : David Girard, ex-candidat d’Option nationale dans Dubuc, a annoncé le 26 mars 2013 qu’il claquait la porte du parti. « J’ai assisté au cours des derniers mois à une incapacité du parti à accepter la critique. Je quitte le parti à cause de son incapacité à investir des énergies dans les régions du Québec. De plus, je quitte le parti car je n’ai plus confiance en son chef. Cette sortie est la goutte qui aura fait déborder le vase. Je claque donc la porte au parti Option nationale, après avoir milité pour ce parti avec beaucoup d’énergie et de temps et après avoir été candidat à la campagne électorale dans Dubuc à l’élection du 4 septembre 2012. Je ne veux pas être associé à un parti représenté par un chef qui ne saisit pas les enjeux de la jeunesse. La jeunesse c’est l’avenir du Québec. Les jeunes luttent pour un avenir plus juste et équitable et je les appuie. »

Comment expliquer une telle gaffe politique ? En reprenant l’explication scientifique d’Aussant, la partie du cerveau qui s’occupe du calcul politique « existe bel et bien et j’ai pu observer empiriquement qu’elle est inversement proportionnelle à la force de ses convictions ». Il est donc normal que le chef d’Option nationale ne soit pas d’abord préoccupé par la rationalité pratique de ses actions, c’est-à-dire par l’utilisation efficace des moyens pour parvenir à ses objectifs, en portant une attention particulière aux conséquences de ses déclarations. Au contraire, ses convictions l’amènent à privilégier une pédagogie infantilisante, centrée sur le respect total d’une valeur suprême (la souveraineté), qui marginalise les situations concrètes et les autres valeurs comme la justice sociale. Faut-il rappeler que l’indépendance n’est ni de gauche, ni de droite ?

À ce titre, Max Weber distingue deux éthiques de l’action politique : l’éthique de la responsabilité fait la marque de l’homme politique qui répond aux conséquences de ses actes, tandis que l’éthique de la conviction conduit à une attitude doctrinale généralement associée à la domination charismatique d’un chef sur son parti. Si Aussant incarne le salut de la Nation québécoise pour les membres d'Option nationale, alors ceux-ci devront rester vigilants face à l’appauvrissement intellectuel et à la discipline du parti.

« Mais il ne faut surtout pas oublier qu'à la révolution pleine d'enthousiasme succédera toujours la routine quotidienne d'une tradition et qu'à ce moment-là le héros de la foi abdiquera et surtout la foi elle-même se résignera ou encore elle deviendra - et ce sera là son plus cruel destin - un élément de la phraséologie conventionnelle des cuistres et des techniciens de la politique. Cette évolution est tout particulièrement rapide dans les luttes idéologiques, tout simplement parce que ce genre de luttes est en général dirigé ou inspiré par des chefs authentiques, les prophètes de la révolution. Dans ce cas en effet, comme en général dans toute activité qui réclame un appareil à la dévotion du chef, l'appauvrissement et la mécanisation ou encore la prolétarisation spirituelle au profit de la « discipline » constituent une des conditions du succès. C'est pourquoi les partisans victorieux d'un chef qui combat pour ses convictions dégénèrent d'ordinaire très rapidement en une masse de vulgaires prébendiers. » Max Weber, Le savant et le politique, 1919, p.68