vendredi 28 octobre 2016

Pour une ville en commun, contre l’ubérisation du monde

La-troisième-voie à Montréal

Dans une lettre d’opinion appuyant la candidature de Guillaume Lavoie dans le cadre de la course à la chefferie de Projet Montréal, Ianik Marcil vante les vertus de « l’économie collaborative et du partage qui bouleversent maintenant à une vitesse inédite nos modes de production, les relations entre les citoyens et le rôle de l’État » [1]. Il fait l’éloge du réalisme de Lavoie, grand expert « de systèmes économiques tournés vers l’avenir », qui cherche à réformer « la réglementation désuète et inadaptée » par des politiques publiques capables d’accélérer l’émergence d’une nouvelle économie. « Sa capacité à innover et à moderniser notre ville » ferait de lui le parfait modèle du progressiste modernisateur, qui épouse activement les derniers développements du progrès technologique tout en gardant « une préoccupation pour le bien commun ».

Pourtant, certains commentateurs comme Ludvic Moquin-Beaudry ont remarqué que Guillaume Lavoie se situait davantage à la droite de l’échiquier politique, notamment à cause de son entourage (appuis et militants de sa campagne qui viennent du PLQ et la CAQ), mais surtout à cause de son parti pris envers Uber, la « déréglementation » et la « libération extrême de l’économie » [2]. Pour rectifier ces accusations, Lavoie critique l’étiquette de droite qu’il juge trop réductrice et qui cadre mal avec son parcours : travail dans le mouvement étudiant et les syndicats, titulaire d’une maîtrise en administration publique, entrepreneur social, consultant auprès des secteurs public, privé et associatif. Il avoue « ne pas être certain que le clivage gauche-droite est si clair que ça », en disant avoir « des amis à gauche et à droite », et vouloir « un parti capable de parler de bilans financiers et d’économie sociale »[3]. Ainsi, Lavoie ne serait pas une représentant de la « méchante droite » comme la gauche essaie de le dépeindre parfois, mais plutôt un gestionnaire pragmatique qui refuse les chapelles idéologiques, à la manière des adeptes de la troisième voie comme Tony Blair, André Boisclair ou Emmanuel Macron.


Néolibéralisme 101

Cela étant dit, les enjeux urbains et l’économie collaborative peuvent-ils vraiment être pensés au-delà de l’axe gauche-droite ? En nous référant à une vidéo très intéressante du Regroupement des jeunes chambres de commerce où Lavoie explique le fonctionnement de l’économie du partage[4], il est frappant de remarquer que le modèle qu’il décrit s’inscrit directement à l’intérieur de la logique néolibérale. Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval, nous aurions tort de concevoir le néolibéralisme comme une simple idéologie du « laisser-faire », qui combattrait l’intervention de l’État pour laisser toute la place au privé. Loin de s’opposer dogmatiquement à toute réglementation ou politique gouvernementale, le néolibéralisme consiste à réformer en profondeur les institutions et à construire activement les rapports sociaux pour les faire fonctionner selon les préceptes du marché. De plus, cette rationalité politique consiste à développer une certaine norme de vie qui remodèle la subjectivité des individus. « Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les unes contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à ce concevoir comme une entreprise. »[5]

Or, l’expression « économie collaborative et du partage » ne met-elle pas justement l’accent sur la coopération et la mise en commun des ressources, au lieu de miser sur l’égoïsme et la compétitivité ? Pour écarter les confusions possibles entourant ce buzzword, regardons de plus près comment Lavoie décrit les objectifs de l’économie collaborative, qui vise à créer « une société plus durable, plus productive et plus entrepreneuriale ». Celle-ci repose sur trois piliers : 1) la maximisation de l’utilisation résiduaire (ou de la capacité excédentaire) d’un bien, d’une habilité, d’un service ou d’un espace ; 2) le primat de l’accès sur la propriété ; 3) l’abaissement général des barrières à l’entrée dans un marché. Comme le souligne Lavoie, « nous allons devenir, si nous réussissons, une nation de micro-entrepreneurs ». Il ne s’agit pas ici d’une simple métaphore ou d’un slogan, mais bien de l’expression d’un projet politique qui vise à transformer les individus en entrepreneurs d’eux-mêmes. Loin de représenter une idée farfelue, cette norme de vie s’appuie maintenant sur une base matérielle et technologique puissante développée récemment par l’économie de plateforme qui accélère les échanges directs entre individus. Voici comment cela fonctionne.



La valorisation des actifs inactifs

Dans un premier temps, l’économie collaborative consiste à « avoir accès à tout le potentiel, à toutes les capacités excédentaires », c’est-à-dire à tous les biens et actifs sous-utilisés. L’exemple classique est la voiture, où le propriétaire assume 100% du coût bien qu’il utilise son véhicule entre 2 et 4% du temps. Lavoie voit ici un gisement d’opportunités pour la mise en marché d’innombrables choses qui nous entourent, mais qui ne sont pas encore entrées dans le circuit de la valorisation capitaliste. Ianik Marcil nomme à juste titre ce principe fondateur « la valorisation d’actifs inactifs ». « Imaginez si on pouvait monétiser tout le temps qui est perdu, tout le potentiel qui dort, que ce soit des biens comme les voitures, habitation, espace d’entreposage, de terrain, de stationnement. Le but est d’avoir accès à tout ce potentiel qui dort, de le monétiser, le mettre en commun, en partage. » Ici, nous voyons bien le glissement sémantique entre le fait de monétiser un actif, de vendre l’accès d’un bien ou d’un service sur le marché d’une part, vers la mise en commun et le partage d’autre part, qui appartiennent plutôt à la logique de l’entraide et de la coopération.

Or, tandis que le principe de l’échange marchand est basé sur l’achat et/ou la vente d’un bien quelconque contre de l’argent, le principe de réciprocité ne peut pas séparer l’activité économique des relations humaines et sociales qui la définissent. Contrairement à l’économie de plateforme capitaliste qui est parfaitement compatible avec la propriété privée, la privatisation des bénéfices, la maximisation des profits et la logique de pure commercialisation, une réelle « économie du partage » doit forcément reposer sur une logique de don et de contre-don, de gratuité, ou du moins de profit limité et redistribué, à l’instar de l’économie sociale et solidaire, des entreprises collectives et coopératives. En l’absence d’un tel critère de démarcation, nous assistons à la confusion de multiples « plateformes » qui sont subsumées sous la même catégorie vague, comme celle de « mobilité durable ».



Le cheval de Troie de la mobilité durable

À ce titre, il serait limité d’attaquer Lavoie simplement sur sa défense d’Uber contre l’industrie du taxi, bien qu’il ait déclaré que les opposants à l’ubérisation faisaient partie du « camp des dinosaures ». Bien qu’il soit revenu sur ses propos en affirmant que « la référence aux dinosaures était trop raide, trop brutale », et que « les gens ont raison d’avoir des réticences et des inquiétudes, et j’en suis ! »[6], cela témoigne de sa vision du « progressisme » qui s’appuie avant tout sur une certaine idée du progrès, une modernisation technico-économique inéluctable. « L’économie se transforme, la technologie évolue. Certains changements sont inévitables. La clé c’est de reconnaître ces changements et de développer des règlements à la hauteur du défi. » L’approche « encadrer afin de mieux permettre » lui permet donc de se donner l’image d’un législateur impartial, qui établit les règles du jeu d’une saine concurrence. Ainsi, Lavoie n’est pas stupidement pro-Uber, mais plus intelligemment en faveur d’une régulation active de la nouvelle économie du partage qui permettra aux plus petits concurrents de se tailler une place sur le marché. Il parvient ici à prendre la défense des petits entrepreneurs et des innovateurs locaux contre les grandes corporations, et ce en toute logique avec l’idée de compétition généralisée !

« Pour Uber, plusieurs des aspects de la compagnie me déplaisent. C’est pourquoi que je dis depuis près de deux ans qu’il faut un nouvel encadrement […]. De plus, je veux mettre en place des règles qui vont favoriser l’arrivée de nouveaux concurrents à Uber. Et plus on va faire ça vite et bien, plus on donnera la chance à des joueurs locaux. La nouvelle initiative locale comme Netlift est hyper intéressante. Avec moi, que Uber se le tienne pour dit, ils vont avoir des concurrents ! Si on veut des concurrents à Uber, surtout des joueurs locaux à vocation plus sociale, il faut modifier nos règles. Celles d’aujourd’hui bloquent tout. Dans ce contexte, c’est surtout les petits joueurs locaux qui peinent à démarrer. »[7]

La mobilité durable, qui constitue le cœur du programme de Lavoie, ne représente donc pas une question banale et sectorielle, comme certains de ses adversaires semblent soutenir en insistant sur son manque de substance. C’est littéralement le cheval de Troie de la logique néolibérale qui cherche à transformer le cadre réglementaire et les politiques publiques de la ville afin de mieux les adapter à la dynamique inéluctable de la nouvelle économie de plateforme. Comme le souligne Lavoie : « toutes nos lois, de l’assurance à l’ensemble des politiques publiques, ont un focus sur le propriétaire. Il faudra maintenant dessiner des lois qui misent davantage sur l’utilisateur. C’est un renversement de comment on pense, on déploît, et on organise les politiques publiques. » On a ici affaire à un changement de paradigme, à un prisme qui permet d’interpréter tous les phénomènes de la réalité sociale, économique et urbaine.

Même la durabilité elle-même devient fonction de l’économie collaborative. Qu’est-ce que la durabilité, sinon l’éco-efficience, c’est-à-dire la rationalisation de l’usage des biens et services ? Si l’économie collaborative permet de dépasser l’« idéologie propriétaire » de biens exclusifs, en favorisant l’utilisation optimale des ressources (automobiles, espaces de logement, terrains vacants, stationnements) par des individus qui peuvent monétiser leurs actifs sous-utilisés, « partager » des biens et s’échanger directement entre eux des espaces et services pour leur bénéfice mutuel, on constate que cette dynamique permet de mieux épouser les désirs des consommateurs et d’aider les individus à se transformer en « partenaires » d’affaires et petits entrepreneurs. Plus besoin de permis de taxi pour devenir chauffeur et transporter des gens contre de l’argent, plus besoin de devenir salarié d’une entreprise avec un patron pour vendre des marchandises ; chacun peut se lancer en affaires, en tant que travailleur autonome ou promoteur libre de sa micro-entreprise.



La nation des micro-entrepreneurs

La société qu’envisage Guillaume Lavoie est basée sur le principe de la multifonctionnalité. L’économie collaborative dessine l’image d’un « monde dans lequel chaque individu peut passer d’une fonction à l’autre très facilement et très rapidement ». Il devient possible d’entrer et sortir du marché du travail à n’importe quel instant. Lavoie donne quelques exemples de cette « flexibilisation » des rapports sociaux qui est déjà en cours. « Vous êtes étudiant, mais vous faites du covoiturage commercial. Vous êtes retraités, mais vous faites aussi du logement à court terme. Vous partagez d’autres ressources, vous mettez en marché certaines de vos habilités, que ce soit pour pelleter de la neige (WeDo), ou vous lancez en affaires (coworking). » Comme l’économie du partage abat les frontières traditionnelles entre le temps de travail et le temps de la vie réelle « hors travail », il n’y a plus de séparation entre les activités humaines et coopératives et leur mise en marché, entre le partage, la vie sociale et leur monétisation généralisée.

Ce mouvement de fluidification des relations sociales, d’accélération de la « mise en partage » et de la commercialisation des « actifs inactifs », vise ainsi à abattre les frontières, les lois désuètes, les statuts et les privilèges qui freinent ou empêchent la transformation des rapports de production. Le phénomène des chauffeurs de taxi qui luttent contre l’ubérisation des transports n’est donc qu’un cas particulier d’une logique beaucoup plus générale de marchandisation virtuellement illimitée de l’existence. Comme le notait déjà Marx à propos du caractère révolutionnaire de la bourgeoisie industrielle, nous pouvons reprendre presque textuellement le même constat à l’ère de la nouvelle économie de plateforme en émergence.

« [L’économie collaborative] ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque [collaborative] de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d’envisager leur situation sociale, leurs relations mutuelles d’un regard lucide. Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses produits, [l’économie collaborative] envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, mettre tout en exploitation, établir partout des relations. »[8]

Dans cette vision, le statut de « salarié » doté de droits et de protections sociales définies préalablement devient obsolète, car chaque personne devient virtuellement un prestataire de services à vendre sur une plateforme collaborative, un individu créatif, flexible et multifonctionnel. Lavoie renchérit : « cette nation de micro-entrepreneurs devra être détachée de cette pensée en silo, de quelles sont vos fonctions, que vous soyez salariés ou non. » Ainsi, il n’y a plus le travailleur d’un côté et le capitaliste de l’autre ; il n’y a que des collaborateurs et des partenaires. Tout le monde devient entrepreneur de lui-même, une entreprise, une marchandise, un « capital humain », un actif à valoriser constamment. Le marché, l’entreprise et la vie se confondent dans un même mouvement d’auto-valorisation de soi.



Critique du progressisme modernisateur

Pour nous expliquer la logique de la modernisation collaborative, Lavoie raconte l’anecdote d’une loi désuète qui a dû être changée pour mieux s’adapter aux changements de circonstances induites par le progrès technique. « Jusqu’en 2007 c’était interdit au Québec, et sévèrement puni d’avoir dans sa voiture un écran visible pour le chauffeur. Quand sont arrivées les premières télés portatives dans les années 1980, c’était peut-être intéressant d’interdire d’écouter la télévision en conduisant. On était 10 ou 15 ans avant l’arrivée des GPS dans les voitures. Nous avons une nouvelle réalité qui fait que notre loi n’avait pas été pensée pour ça. Alors on a changé la loi. C’est l’histoire dans le Petit Prince de l’allumeur de réverbères. La loi était correcte dans une réalité d’hier. La réalité a changé, alors la loi devient mal adaptée, désuète, pas tout à fait à jour. » Notre travail à nous, c’est d’être assez visionnaires pour reconnaître la réalité et adapter la loi à la réalité, tout en gardant nos objectifs de protection sociale et de croissance. »

Voilà dans sa plus simple expression la logique adaptative du « progressisme modernisateur », qui n’est que le revers idéologique du techno-néolibéralisme, le supplément d’âme d’une monétisation généralisée des actifs inactifs. Évidemment, Lavoie n’est pas qu’un requin de la finance ou du libre marché, car il met également de l’avant la vision d’une ville de « Montréal plus riche, plus juste, plus accueillante, plus solidaire, plus verte, plus humaine ». L’objectif de « protection sociale » est essentiel ici, car comme l’a montré Karl Polanyi dans La Grande Transformation, le mouvement de marchandisation laissé à lui-même contribue au délitement des liens sociaux, à la montée des inégalités, à l’exclusion et au déclassement d’un nombre croissant d’individus et de groupes sociaux vulnérables, à l’exposition croissante de la société face aux impératifs de la compétitivité. Comme le souligne Lavoie : « pour moi, pas question de far-west ou de paradis libertarien. Ça prend des règlements, très sévères mêmes. On ne peut jouer à l’autruche. » Or, comment ce modernisateur entrevoit-il cette tâche de conciliation entre deux impératifs potentiellement contradictoires, la croissance économique et la cohésion sociale ?

Outre le mantra « encadrer afin de mieux permettre », qui « répond exactement au besoin de redéfinition du rôle de l’État dans l’économie collaborative » néolibérale, y a-t-il des mesures sociales que Lavoie préconise pour limiter les inégalités dans la ville ? Après la mobilité, c’est l’habitation qui retient son attention. « Préparez-vous, on va construire, mais intelligemment et notamment du logement abordable et social. Sur cet aspect d’ailleurs, on va changer la conversation. Notre standard de richesse ne va pas se mesurer qu’en nombre de condos construits, mais sur combien de gens sont encore mal-logés. Le logement social, ça n’est pas que pour s’occuper des plus précaires, c’est pour enrichir la ville au complet. »[9] On voit évidemment que derrière cette intervention de la ville dans le domaine du logement abordable et social, se cache non pas un impératif de justice sociale, mais plutôt un argument de rentabilité économique. Il en va de même pour tous les autres secteurs d’intervention de la ville.

« On va rentabiliser nos infrastructures publiques, investir pour les entretenir et arrêter d’aller construire toujours plus loin ou plus haut. La clé passe aussi par la décontamination des terrains, un frein majeur au développement social et économique de Montréal. On va verdir aussi. On va parler de l’impact économique des infrastructures vertes. Par exemple, ça contribue à la valeur des édifices, la fréquentation des artères commerciales et la durée de vie de nos infrastructures souterraines. »[10]

Pour les soi-disant « valeurs de démocratie et d’empowerment citoyen » de Lavoie, on repassera, à moins que celui-ci propose des mesures claires et concrètes pour réformer les institutions démocratiques, ou soutenir des initiatives de la société civile non-entrepreneuriale. Bref, les mesures de « protection sociale » du programme de Lavoie semblent bien minces pour l’instant, si ce n’est quelques propositions « d’encadrement et de provisions pour aider l’industrie du taxi » dans une période de transition. Au fond, l’impératif de modernisation semble être le premier moteur de sa motivation, tandis que la régulation réglementaire ne vise qu’à établir des règles « qui feront preuve d’équité » pour favoriser une saine concurrence entre les collaborateurs, et garantir l’égalités des chances au sein d’une « société plus durable, plus productive et plus entrepreneuriale ».



Le retour du vampire et le fantôme du salariat

Cependant, il serait faux de conclure que l’économie collaborative se réduit entièrement à un nouvel avatar du néolibéralisme, au fantasme des loups de la Silicon Valley, ou à l’utopie d’une nation de micro-entrepreneurs. Il y a bien dans cette forme d’économie une contradiction centrale qui mériterait d’être soulevée pour montrer les possibilités subversives des nouvelles pratiques sociales qui se déploient dans ces plateformes. Il s’agit de la contradiction entre les principes de coopération et de partage qui peuvent animer les interactions entre les usagers qui produisent les services et les contenus, puis le format propriétaire de ces plateformes qui privatisent les bénéfices engendrés par la libre collaboration des individus. De plus, la mise en concurrence des fournisseurs pour faire baisser le coût des services offerts au profit des consommateurs (la logique de l’utilisateur) contribue à précariser les conditions de travail, qui amène en retour la création d’une main-d’œuvre bon marché pour ces plateformes.

Bref, l’économie collaborative capitaliste consiste en la privatisation de la coopération sociale, la captation ou l’extraction de la valeur d’échange par une rente parasitaire qui capte la richesse produite par les personnes qui créent, travaillent et se rendent mutuellement service via ces interfaces. De plus, elle rétablit la compétition généralisée entre les utilisateurs et la logique entrepreneuriale de mise en concurrence de soi (à la manière de l’application Tinder), alors que la coopération sociale pourrait faire éclater ce modèle économique désuet. Autrement dit, l’économie collaborative tente de ressusciter le dinosaure capitaliste alors que celui-ci arrive à son seuil d’extinction. La partie visible (front-end) de l’interface, qui met de l’avant un principe de collaboration, de partage et de mise en commun, entre en contradiction avec l’arrière-plan (back-end) de ces applications, lesquelles ne sont que des logiciels propriétaires verrouillés, de nature capitalistique, c’est-à-dire animés par le seul principe d’auto-valorisation de la valeur. Le « partage » est ici usurpé par une logique de rente qui, « semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. »

De plus, le salariat ne disparaît pas pour autant, car il est remplacé par le travail à la pièce qui implique une internalisation de la logique productiviste par les fournisseurs de travail. Comme le notait Marx encore une fois, l’économie de partage reproduit un rapport de domination entre le capitaliste et le travailleur mais sous une nouvelle forme. « Le salaire aux pièces n’est rien d’autre qu’une forme transformée du salaire au temps [...] La qualité de l’ouvrage est ici contrôlée par l’ouvrage lui-même, qui doit posséder la bonne qualité moyenne pour que le prix de la pièce soit payé entièrement. Sous cet angle, le salaire aux pièces devient une source extrêmement abondante de prélèvements sur le salaire et d’escroqueries capitalistes. Il fournit aux capitalistes un étalon tout à fait précis pour mesure l’intensité du travail. Seul un temps de travail qui s’incorpore en un quantum de marchandise préalablement déterminé et fixé en fonction de l’expérience est considéré comme travail socialement nécessaire et payé comme tel. [...] Comme la qualité et l’intensité du travail sont contrôlés ici par la forme du salaire elle-même, celle-ci rend superflue une bonne part de la surveillance du travail. C’est pourquoi elle constitue aussi bien la base du travail à domicile moderne précédemment décrit que celle d’un système d’exploitation et d’oppression structuré hiérarchiquement. […] Le salaire aux pièces étant donné, il est naturellement dans l’intérêt personnel de l’ouvrier de solliciter sa force de travail avec la plus grande intensité possible, ce qui facilite pour le capitaliste l’élévation du degré d’intensité normal. […] Le champ d’action plus vaste que le salaire aux pièces offre au jeu de l’individualité tend à développer d’une part l’individualité, et par là le sentiment de liberté, l’autonomie et le contrôle de soi chez l’ouvrier, et, d’autre part, la concurrence des ouvriers les uns avec les autres et les uns contre les autres. Le salaire aux pièces, tout en élevant certains salaires individuels au-dessus du niveau moyen, comporte donc une tendance à faire baisser ce niveau lui-même. […] Il ressort de tout ce qui a été exposé jusqu’à maintenant que le salaire aux pièces est la forme de salaire qui correspond le mieux au mode de production capitaliste. »[11]

 
Socialiser l’économie collaborative

Face à cet hyper-capitalisme qui se cache sous les vertus de l’économie collaborative et les valeurs de « partage », que devons-nous faire ? Doit-on essayer de préserver à tout prix les systèmes de protection sociale, les droits et les privilèges qui étaient fonctionnellement adaptés aux anciens rapports de production, ou doit-on essayer de moderniser le cadre légal et réglementaire « afin de mieux permettre » l’accélération de la mise en collaboration (ou plutôt en concurrence) des individus les uns avec les autres ? Ni l’un, ni l’autre. Pour limiter l’exploitation du travail, la précarisation des conditions de vie et favoriser la transition vers une économie post-capitaliste, le théoricien Trebor Scholz proposer de socialiser l’économie collaborative par le développement d’un « coopérativisme de plateforme » (platform cooperativism)[12]. Comme il le souligne avec ironie : « Nous ne sommes pas les seuls à vouloir un Internet dont les gens partagent la propriété collective et pas seulement des mèmes de chats mignons, où les gens peuvent cocréer des liens de solidarité et pas seulement accepter les modalités des services en ligne »[13].

Il s’agit en fait de développer des alternatives libres, sociales, solidaires et coopératives aux plateformes (collaboratives) capitalistes, afin de forger de réels liens de solidarité, d’entraide et de coopération entre les individus librement associés. Cela peut consister à former de nouvelles guildes ou à construire un syndicalisme coopératif à la manière des coopératives d’activité et d’emploi regroupant des entrepreneurs indépendants bénéficiant d’une couverture sociale (Coopaname). Il pourrait même s’agir de municipaliser certaines parties de l’économie collaborative, à l’instar d’un service d’hébergement collaboratif analogue à Airbnb, mais dont la ville serait le propriétaire, en mettant des règles strictes et en investissant la majorité des surplus dans le développement du logement social, abordable et coopératif. Ainsi, ce qu’il nous faut n’est pas d’encadrer Uber et de laisser jouer la libre concurrence entre plusieurs petits capitalistes de la mobilité durable, mais de socialiser l’économie du partage en la rendant réellement coopérative, sociale et solidaire. Pourquoi ne pas développer des alternatives non-capitalistes à Turo, Taskrabbit, Swapspot, Prkair, Homelidays, Housetrip, Bedycasa, Wimdu, GuestToGuest, etc. ?

En d’autres termes, l’objectif de la gauche doit être de critiquer les tendances actuelles du développement économique capitaliste, de débusquer les contradictions et les fenêtres d’opportunités ouvertes par les bouleversements en cours, afin de jeter les bases d’une société authentiquement humaine. Il s’agit de dépasser la rhétorique ronflante du progressisme modernisateur, qui ne cherche au fond qu’à préserver le statu quo et la reproduction du système sous couvert d’un réformisme enthousiaste et techno-optimiste. Au-delà des appuis de solidarité aux luttes des travailleurs des taxis, il s’agit de développer une conception alternative et critique de l’économie du partage afin de libérer ses potentialités, lesquelles actuellement enfermées par une logique productiviste et entrepreneuriale pseudo-durable.

Enfin, il faut arrimer la socialisation de l’économie collaborative à tout un cocktail de réformes institutionnelles radicales, qui ne vont pas dans le sens technocratique du « encadrer pour mieux permettre », mais de l’établissement des conditions matérielles et sociales d’une vie épanouie pour chaque personne. Pour reprendre les termes de Ianik Marcil, une « ville en commun » doit lutter à la fois contre l’ubérisation (commercialisation ou marchandisation), et pour une wikisation (démarchandisation et co-création) et une communisation (mise en commun) des activités sociales et économiques[14]. Étrange que ce dernier, qui se considère comme un « économiste de gauche », appuie la candidature d’un néolibéral qui ne dit pas son nom.



[1] Ianik Marcil, Pour l’économie collaborative et urbaine de demain, Le Devoir, 21 octobre 2016.
[2] Ludvic Moquin-Beaudry, Guillaume Lavoie : la droite souriante arrive à Projet Montréal, Ricochet, 25 octobre 2016.
[3] Ianik Marcil, Ce qu’une ville peut faire – Mes questions à Guillaume Lavoie, Journal de Montréal, 27 octobre 2016.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=ay2j0ZcHk-I
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009, p. 5.
[6] Ianik Marcil, Ce qu’une ville peut faire – Mes questions à Guillaume Lavoie.

[7] Ibid.
[8] Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Classiques des sciences sociales, 1848, p. 9.
[9] Ianik Marcil, Ce qu’une ville peut faire – Mes questions à Guillaume Lavoie.
[10] Ibid.

[11] Karl Marx, Le Capital. Livre 1, Chapitre XIX. Le salaire aux pièces, PUF, Paris, 2014, p. 615-623.
[12] http://platformcoop.net/

[13] Hubert Guillaud, Vers des plateformes réellement coopératives, 25 novembre 2015.
http://www.internetactu.net/2015/11/25/leconomie-solidaire-necessite-un-internet-de-la-solidarite/
[14] https://www.lesaffaires.com/blogues/diane-berard/uberisation-wikisation-communisation-quel-impact-pour-vous/584273

mardi 18 octobre 2016

Pseudo-convergence et contentement de soi

Mon grain de sel sur la « pseudo-convergence progressiste » proposée par Jean-François Lisée dans Verdun. Outre les détails techniques qui rendent une convergence autour d'une candidature indépendante hautement improbable (et non il ne s'agit pas uniquement d'ego ou de partisanerie), cette tactique du PQ est hautement stratégique parce qu'elle vise à montrer l'impossibilité d'une alliance avec Québec solidaire qui sera alors perçu comme un parti sectaire. Mais au fond, ce n'est pas QS que convoîte sérieusement Lisée, car même une alliance « progressiste » PQ-QS aurait trop peu de chances de battre les libéraux en 2018.

Le seul et unique objectif de Lisée, c'est de renverser Couillard et de prendre le pouvoir aux prochaines élections. Pour ce faire, il est prêt à utiliser tous les stratagèmes et manger à tous les râteliers. Et le seul moyen pour Lisée de former une majorité électorale d'ici deux ans, c'est de forger une alliance avec la CAQ (voir les derniers sondages). Après avoir tenté la « convergence souverainiste » avec PKP et le Oui-Québec, puis la convergence progressiste avec QS, le PQ n'aura pas d'autre choix que d'opter pour une « convergence nationaliste » afin d'éviter une défaite électorale qui serait extrêmement coûteuse pour l'avenir du parti. Et ça tombe bien, car l'élection de Lisée est précisément ce qui rend possible une telle alliance. Vous me direz que Lisée est pour la « gauche efficace » et la CAQ est de droite, le PQ souverainiste et Legault autonomiste, mais détrompez-vous. Lisée est pour l'efficacité avant tout, tout comme son ami Legault, et le point de jonction entre les deux formations est le nationalisme, qui consiste à préserver l'unité nationale en misant sur la langue, l'affirmation culturelle et un meilleur contrôle de l'immigration, et non à faire l'indépendance aux prochaines élections.

Cette fenêtre d'opportunité est trop évidente pour que Lisée et Legault n'y aillent pas songé. Tout est planifié et inscrit dans le ciel, c’est même le souhait le plus cher de Mathieu Bock-Côté et de Stéphane Gobeil qui travaillent déjà activement à faciliter cette convergence, que ce soit dans l’espace médiatique pour le premier, ou à l’intérieur des appareils pour le second. Il ne reste que le cadrage des enjeux à fignoler pour faire avaler la pilule aux bases militantes de chaque parti. Il semble que le martelage de l’idée « il faut battre les libéraux à tout prix » contribue déjà à préparer les esprits, qui verront une telle alliance « contre-nature » comme un moindre mal devant l’échec retentissant de leur parti. C’est là l’intérêt objectif qui se dresse comme une nécessité, ancrée dans la peur de perdre les élections, de devenir maginalisé, voire de disparaître.

Mais il y a également la « promesse » d’un monde meilleur, celle où le rêve vénérable mais improbable de l’indépendance pourrait faire place à un projet moins glorieux mais plus accessible, celui d’une société « protégée » contre les ravages de la mondialisation et du multiculturalisme, et qui pourrait « garder vivante l’idée nationale ». Le projet de « souveraineté culturelle », comme préservation d’un monde menacé de disparation, permet donc de réconcilier le sujet moderne déraciné avec la grande trame du passé, contre l’espoir déraisonnable d’une nouvelle révolution politique et économique devenue impossible. Comme le souligne MBC dans ses Confessions d’un souverainiste triste : « pour que la nation veuille un jour son indépendance, encore faut-il qu’elle sache qu’elle est une nation et non pas seulement une population aux repères confus faites d’individus dispersés plongés dans l’euphorie déréalisante du présent perpétuel, sans racines ni projet. En gros, il fallait des hommes et des femmes pour conserver l’idéal national, pour s’assurer qu’il ne disparaisse pas : nous en serions! ». Ainsi, la convergence nationaliste à venir sera l’expression politique directe de ce climat intellectuel, d’une souveraineté triste et décevante, qui confond non pas l’ouverture à l’autre et le reniement de soi, mais l’affirmation nationale et le contentement de soi.

vendredi 30 septembre 2016

Réponse à M. Bilodeau : de la victimisation à l’émancipation intégrale

Réponse au texte Des inclusifs qui excluent publié dans le Devoir du 30 septembre 2016, signé par Sébastien Bilodeau, Secrétaire-trésorier de Génération Nationale et candidat à la maîtrise en service social.

Visiblement, certains nationalistes conservateurs ne semblent pas comprendre certaines notions élémentaires qu'ils prétendent critiquer. D'une part, « la stratégie identitaire qui repousse certaines communautés et participe à créer une division artificielle entre “eux” et “nous” » semble vouloir retourner l'accusation qui pèse sur elle contre la « gauche inclusive » qui serait taxée de manichéisme. Il y aurait « d’un côté, ceux qui « repoussent certaines communautés » : des réactionnaires identitaires et hostiles à l’immigration. De l’autre, ceux qui ne sont pas dans la crainte de l’autre. Or, qui à part Mathieu Bock-Côté et ses disciples soutiennent un tel argument qui relève de l'homme de paille? Qui a déjà dit que les nationalistes identitaires étaient « trop attardés, idéologiquement, pour pouvoir participer au dialogue »? Personne sauf M. Bilodeau. On a ici clairement une rhétorique de pseudo-victimisation qui n'aide pas le propos de l'auteur.

D'autre part, il faut déboulonner certains mythes à propos de la fameuse expression de « racisme systémique ». Cette vision n'est pas habitée par « une vision de rivalités interraciales », qui se transformerait « en un procès d’intentions qui déclare la majorité coupable et responsable des privations vécues par les minorités », en interprétant « les enjeux interculturels comme des scènes d’oppressions se jouant entre une majorité inconsciemment malicieuse qui écraserait les minorités raciales ». Qui a déjà traité « la majorité oppressante comme un club d’attardés incapables de reconnaître leurs privilèges, tout en traitant les minorités comme des regroupements d’entités sans malice, au-dessus de tout reproche »? Est-ce bien sérieux? Qui fait le procès d'intention ici, et de quel côté se situe la rhétorique manichéenne?

Combattre le racisme systématique n'a jamais consisté à mener « une croisade de minorités idéalisées contre une majorité détestable ». Il s'agit simplement de reconnaître que « les difficultés vécues » par les minorités racisées ne sont pas le fruit d'accidents de parcours ou d'une malchance regrettable (imaginer une larme qui coule et une bribe de compassion ici), mais les effets de causes structurelles plus profondes, de systèmes d'oppression qui donnent des avantages systématiques à certains groupes sociaux par rapport à d'autres. Il ne s'agit pas de culpabiliser qui que ce soit. De mon côté, je suis un homme blanc hétérosexuel, et j'ai la chance d'avoir obtenu un poste universitaire à 30 ans. L'idée n'est pas de dire que je suis personnellement coupable ou que je mérite simplement cette situation, mais que si j’avais été une femme noire issue d'un milieu défavorisé, j'aurais eu beaucoup plus de difficultés à atteindre une telle situation. Cela n'aurait pas été impossible (il y a plein de gens issus de groupes sociaux défavorisés qui parviennent à transformer leurs conditions d'existence), mais les obstacles auraient été tout simplement beaucoup plus importants.

Les systèmes d'oppression ne relèvent pas de l'intention des acteurs, mais de structures sociales, de représentations collectives, de pratiques, de normes, d'institutions, de préjugés qui reproduisent et maintiennent ces systèmes de privilèges. C'est pourquoi il n'est pas question d'accuser et de culpabiliser les individus comme s'ils étaient personnellement responsables de cette situation. Or, il est normal que certaines personnes aient peur et refusent de reconnaître ce phénomène dans un premier temps, car cela risquerait de leur faire perdre certains avantages qui découlent de leur position privilégiée au sein du système. Ils croient alors qu'ils risquent de perdre leur pouvoir, leur statut, voire leur « identité », d'être déclassés, bref de baisser dans les rangs de la hiérarchie sociale, alors qu'il s'agit en fait de redistribuer le pouvoir plus largement entre les groupes et les individus, afin d'éliminer les discriminations non nécessaires et nuisibles en termes de race, genre, classe, âge, handicap, etc. Il ne s'agit pas de dire que l'homme blanc hétérosexuel est par essence mauvais et qu'il n'a pas le droit de s'exprimer, et dans les faits il s'exprime plus souvent que la majorité des personnes d'ailleurs! Il ne s'agit pas non plus d'idéaliser les individus issus des groupes opprimés comme des personnes parfaites et hors de tout reproche. Ce serait retomber dans une vision essentialiste, simpliste et enfantine qui évacue les complexités du réel.

Que doit faire l'homme blanc hétérosexuel dans ce cas? Premièrement, reconnaître que certaines caractéristiques issues de son appartenance sociale lui donnent des avantages, des pouvoirs, et donc une responsabilité de ne pas vouloir préserver ces privilèges à tout prix. Cela ne veut pas dire qu’il faut continuellement s'excuser d'exister, devenir pauvre, humble et exprimer ses voeux de chasteté. Nulle angoisse de castration ici. Cela signifie plutôt reconnaître qu'il y a des inégalités structurelles, non simplement la domination de l'État canadien sur le Québec ou la domination d'une élite économique sur la majorité sociale, mais des inégalités structurelles au sein de la société, du peuple et de la nation, qui sont irréductibles à ce que le nationalisme et le socialisme identifient communément. Deuxièmement, il faut combattre les préjugés et les croyances qui stipulent que les systèmes d'oppression seraient un mythe, une idéologie qui relèverait d'une pensée « gauchiste multiculturaliste postmoderne » (étiquette horrible, digne de l’islamo-gauchisme ou du complot judéo-bolchévique), attitude qui contribue à invisibiliser ces injustices et à discréditer les personnes qui remettent en question certaines formes d'oppression.

Troisièmement, il faut rester attentifs à ce genre de disparités dans nos relations interpersonnelles et nos actions, afin de laisser davantage de place à des voix, des perspectives et des sensibilités différentes et parfois marginalisées. Ne pas sombrer dans le relativisme et croire béatement que tout ce qui vient d'Autrui est « bon en soi », mais initier une discussion sérieuse avec son interlocuteur en reconnaissant la légitimité de sa perspective. Bref, développer une éthique de la discussion, et surtout une éthique de la responsabilité, non pas de compassion mais de solidarité active, afin de devenir de véritables alliés des gens et des groupes qui luttent pour l'émancipation contre de multiples systèmes de domination. Ne pas opposer de manière binaire, dogmatique et sectaire socialisme et féminisme, indépendantisme et anti-racisme, mais analyser, comprendre et essayer de dépasser l'intrication des systèmes de pouvoir pour s'assurer que la libération ne soit juste pour les hommes blancs, les femmes, les autochtones ou les personnes racisées, de façon exclusive (soit l’un, soit l’autre), mais une libération pour tout le monde. Cela est d’autant plus important que le nationalisme de tendance souverainiste souhaite initier une révolution politique qui risque de reconduire des systèmes d’oppression si elle n’entreprend pas de les surmonter activement dès maintenant. Comme le soulignait Marx dans sa critique de La philosophie du droit de Hegel (1843):

« Ce qui est, pour l'Allemagne, un rêve utopique, ce n'est pas la révolution radicale, l'émancipation générale et humaine, c'est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l'argent ou la culture. »

Aujourd’hui, une révolution radicale ne peut faire abstraction des systèmes d’oppression en termes de classe, sexe et race. Si libération il doit y avoir, si l’institution d’un nouvel ordre social, politique et économique doit survenir, celle-ci doit veiller à ne pas reproduire la domination d’une minorité sur le reste de la société. Si nous devons formuler un slogan pour résumer notre tâche historique, ce serait « socialisme, indépendance et émancipation intégrale ». Le fait de rejeter l’un ou l’autre de ces piliers mènerait à une libération partielle, mutilée, qui laisserait debout les piliers de la maison.

mercredi 28 septembre 2016

Le crépuscule des vieilleries

Entre l’anticipation d’une nouvelle révolution québécoise à venir et l’initiative « Faut qu’on se parle » qui a été dévoilée ce matin, il peut sembler y avoir un important décalage. Effectivement, une campagne de communication qui repose sur quelques figures publiques, des tournées régionales et des assemblées de cuisine ne réinvente pas la roue, mais elle risque tout de même de changer la donne politique au Québec à très court terme. Voici mon pronostic.

1. Se souvenir de la naissance de la Coalition Avenir Québec, mouvement non-partisan lancé par l’ex-péquiste François Legault et l’homme d’affaires Charles Sirois le 28 février 2011. Remarquer les ressemblances et les différences entre les deux initiatives pour mieux cerner la spécificité du concept « Faut qu’on se parle », lequel ne se réduit pas à une « CAQ de gauche » en puissance.

2. Sur le plan du contenu, la CAQ est née avec un manifeste qui proposait un « projet politique » reposant sur deux piliers. D’une part, « solidifier les fondements de notre société » avec le nationalisme autonomiste comme troisième voie pour dépasser le clivage souverainiste/fédéraliste. D’autre part, « proposer un plan d’action rassembleur » axé sur l’éducation, la vitalité de la culture, la performance des services publics, « créer une économie de propriétaires et non de succursales », le tout pour « remettre le Québec en mouvement ». L’objectif consiste à éviter les positionnements idéologiques trop clairs (souverainiste/fédéraliste, gauche/droite) en misant sur des propositions générales qui s’appuient sur le « bon sens » des petits propriétaires et des classes moyennes conservatrices.

3. Sur le plan des communications, la CAQ est restée essentiellement une créature médiatique qui a permis de créer une bulle pendant quelques mois en générant un suspense et un horizon d’attentes, avant d’aboutir à la création d’un parti politique le 14 novembre 2011. Un mois plus tard, la CAQ annonce son intention de fusionner avec l’ADQ, ce qui a permis à Legault de prendre le leadership de l’ancien parti de l’extérieur. Le processus de renouvellement de l’ADQ 2.0. s’est opéré en moins d’un an, juste à temps pour les élections générales de 2012.

4. Sur le plan électoral, Legault n’a pas réussi son pari. La CAQ est restée un tiers parti avec une vingtaine de sièges et le quart des voix, incapable de fissurer le système d’alternance entre libéraux et péquistes. De son côté, l’étoile filante de PKP a échoué à relancer le mouvement souverainiste, de sorte que nous pouvons dire que la bourgeoisie francophone a essentiellement failli à sa tâche historique qui consistait à amener le processus de construction de l’État québécois à son terme. La médiocrité des élites politiques, comme en témoigne l’actuelle course à la chefferie du Parti québécois, contribue donc au blocage que nous connaissons aujourd’hui.

5. De son côté, « Faut qu’on se parle » ne repose pas sur un manifeste rédigé par quelques personnes, mais sur la volonté de co-construire un projet politique par une méthode de démocratie participative et délibérative. Il ne s’agit pas non plus d’un projet politique mou, vide ou complètement ouvert qui chercherait à piger les meilleures idées par un simple vox pop. En fait, l’orientation idéologique est esquissée par les « 10 questions » qui représentent en quelque sorte les axes d’un futur programme politique. Au menu : démocratie, économie, régions, indépendance, éducation, premiers peuples, diversité, culture, santé, climat. Sous cette énumération se cache un positionnement politique beaucoup plus substantiel que la CAQ : une gauche indépendantiste ancrée dans les principes de démocratie participative, souveraineté des peuples, justice sociale, inclusion et transition écologique.

6. Le « leadership collectif » de la nouvelle initiative présente une alliance politique de différents groupes sociaux et d’intérêts qui pourraient être regroupés au sein d’une même « convergence démocratique ». Gabriel Nadeau-Dubois incarne le mouvement étudiant et la gauche combative, tandis que Jean-Martin Aussant incarne à la fois le financier progressiste et l’indépendantisme pragmatique. Alain Vadeboncoeur est le médecin qui défend les services publics, alors que Claire Bolduc, ancienne présidente de Solidarité rurale qui fut démantelée par les libéraux, porte la voix des régions. Enfin, Maïtée Labrecque-Saganash, qui fut remarquée à l’émission Tout le monde en parle, représente évidemment les femmes autochtones. Cette mosaïque, qui rassemble à la fois le secteur public, syndical et l’économie sociale, la réalité urbaine et rurale, hommes, femmes et autochtones, classes moyennes éduquées et petite bourgeoisie progressiste, personnes d’expérience et surtout le mouvement ascendant des nouvelles générations, pourrait considérablement élargir la base sociale et électorale de la gauche qui demeure actuellement concentrée dans les quartiers centraux de Montréal.

7. Bien que l’initiative « Faut qu’on se parle » soit en bonne partie une créature médiatique, elle aura l’occasion de favoriser une plus large mobilisation citoyenne grâce à un usage sophistiqué des médias sociaux et des rencontres face-à-face, en combinant assemblées de cuisine, activités publiques et nouvelles technologies numériques. Le but de ce mouvement « non-partisan » est néanmoins essentiellement le même que la CAQ à ses débuts : gagner l’attention médiatique, susciter l’enthousiasme et attirer de nouveaux visages au sein d’une formation politique entièrement neuve pour les accueillir. Première hypothèse : un nouveau parti politique de gauche sera créé dès 2017, soit un an avant les élections générales de 2018. Or, pourquoi ne pas investir un parti déjà existant comme Québec solidaire qui possède grosso modo la même orientation politique ? C’est que le concept « Faut qu’on se parle » utilise la même stratégie que la CAQ, laquelle consiste à renouveler un véhicule usé et en perte de vitesse en apportant un nouveau leadership de l’extérieur.

8. Deuxième hypothèse : une fois créé, le nouveau parti signalera son intention d’accueillir les membres de formations politiques proches comme Québec solidaire et Option nationale, d’autant plus que le duo Gabriel Nadeau-Dubois et Jean-Martin Aussant incarne déjà cette alliance sur le plan symbolique. Assistera-t-on à un sabordage des plus petites formations politiques, ou bien à la création d’un nouveau véhicule par une fusion des organisations, à l’instar de Québec solidaire qui est né de l’alliance entre Option citoyenne et l'Union des forces progressistes en 2006 ? Corollaire de cette hypothèse : peut-être que Québec solidaire et Option nationale n’existeront plus en 2018. Autre scénario envisageable : il pourrait y avoir l’organisation de « primaires citoyennes », où des candidatures issues de différents partis, associations et mouvements sociaux s’engageraient à faire partie d’une coalition démocratique basée sur les axes politiques issus des consultations sur les « 10 questions ».

9. De son côté, le Parti québécois sera pris au dépourvu par l’arrivée impromptue de ce nouveau joueur politique qui réactualise en quelque sorte l’esprit du gouvernement Lesage, et plus encore celui du Mouvement Souveraineté-Association à ses débuts, de quoi à rendre jaloux les souverainistes nostalgiques de l’époque de René Lévesque. Dans le scénario improbable où Martine Ouellet gagnerait la course à la chefferie, une alliance QS+ON+PQ+nouveau parti serait virtuellement possible. Or, en suivant le scénario plus probable où Jean-François Lisée gagnerait la course avec la promesse de ne pas tenir de référendum et en misant sur un virage nationaliste plutôt conservateur, il est certain que le PQ se trouvera isolé avec la CAQ qui essayeront de séduire la même base électorale par un discours similaire. Certaines franges progressistes et indépendantistes du PQ iront rejoindre le nouveau parti, qui incarnera objectivement et subjectivement le pouvoir politique des nouvelles générations au Québec. Par ailleurs, si le nouveau NPD-Québec en phase de gestation est capable de s’organiser et de conquérir la base sociale traditionnelle du Parti libéral en proposant une alternative progressiste non-souverainiste, alors nous pouvons espérer que le bipartisme sera fissuré dès les élections de 2018.

10. Enfin, toute cette spéculation sur les scénarios envisageables ne doit pas faire oublier le plus important, soit celui de s’organiser, de réfléchir mais surtout d’agir, de mener des actions qui ne se limitent pas à encourager passivement les figures d’un nouveau parti en formation. S’il faut établir une distinction claire entre les nouvelles élites ascendantes et progressistes d’un côté, et les vieilles élites décadentes et corrompues de l’autre, car ces deux types d’élites représentent des intérêts de classes opposées, il n’en demeure pas moins qu’il est essentiel que la nouvelle convergence démocratique ne soit pas qu’une coquille vide dirigée par une minorité active, aussi éclairée soit-elle. Le « syndrome du sauveur » est omniprésent dans les situations de crise organique et de désorientation idéologique, et c’est pourquoi il faut redoubler de prudence pour s’assurer que la « nouvelle politique » ne soit pas que du vieux vin dans de nouvelles bouteilles.

11. Ainsi, pourquoi ne pas proposer un code d’éthique politique strict pour les candidatures citoyennes et populaires, lesquelles devront limiter le nombre de leurs mandats et leurs privilèges, s’engager à amorcer un processus constituant pour refonder le Québec, puis ajouter une date de péremption sur le parti afin qu’il ne devienne pas une oligarchie sclérosée avec le temps ? Comme le soulignait à juste titre René Lévesque : « les partis appelés à durer vieillissent généralement assez mal. Ils ont tendance à se transformer en églises laïques, hors desquelles point de salut, et peuvent se montrer franchement insupportables. À la longue, les idées se sclérosent, et c’est l’opportunisme politicien qui les remplace. Tout parti naissant devrait à mon avis inscrire dans ses statuts une clause prévoyant qu’il disparaîtra au bout d’un certain temps. Une génération ? Guère davantage, ou sinon, peu importe les chirurgies plastiques qui prétendent lui refaire une beauté, ce ne sera plus un jour qu’une vieillerie encombrant le paysage politique et empêchant l’avenir de percer. » Si le Parti québécois est devenu paradoxalement l’ultime vieillerie et que Québec solidaire a déjà vieilli avec ses dix ans d’âge, pouvons-nous espérer que la nouvelle formation ne sera pas une simple chirurgie esthétique empêchant l’avenir de percer ?

mardi 27 septembre 2016

L’aube d’une nouvelle révolution québécoise?

L’horizon se dessine pour 2018, qui sera à mon avis un moment charnière dans l’histoire politique du Québec. Dans le dernier numéro de L’Actualité, Gabriel Nadeau-Dubois présentait son analyse du blocage de la société québécoise, avec le besoin d’arrimer le projet de pays avec «des changements sociaux réels et concrets», en «s’appuyant sur une large mobilisation sociale», à l'instar de «l’impressionnante de Bernie Sanders aux États-Unis qui nous donne des pistes à suivre».

De l’autre côté, Mathieu Bock-Côté faisait un portrait tout aussi pessimiste de la situation, mais en mettant l’accent sur le déclin de la nation à l’ère «du métissage, de la diversité, de la mondialisation, du féminisme ultra». Pour «assurer la survie du Québec» et «sauver les meubles», il proposait comme piste de solution un «programme nationaliste qui passerait par une diminution notable des seuils d’immigration, par une politique de convergence culturelle et par un renforcement de la loi 101 sur tous les plans». Si nous regardons les récentes sorties de François Legault et Jean-François Lisée, il semble bien que la CAQ et le PQ ne font qu’accentuer ce virage nationaliste-conservateur qu’ils ont entamé depuis un bon moment pour tenter de résoudre la «crise identitaire» de la société québécoise.

Or, pourquoi troquer le «conservatisme économique» du Parti libéral pour un «conservatisme moral et culturel» qui s’enracine dans une vision nostalgique de la pré-Révolution tranquille? Si la nouvelle Grande noirceur règne au Québec depuis deux décennies par les dogmes du déficit zéro, de l’austérité et du tout-au-pétrole, pourquoi remplacer les prêtres de l’orthodoxie économique par les prêtres surannés de la catho-laïcité?

Après le flop de PKP qui a échoué à relancer le mouvement souverainiste, la gauche indépendantiste sort ses premières cartes : Gabriel Nadeau-Dubois, Jean-Martin Aussant, et une équipe d’une dizaine de personnes qui feront une tournée partout au Québec «pour nous remettre en marche». Si on ne connaît pas tout le jeu de GND, on peut deviner sa stratégie : ne pas proposer un programme politique préfabriqué, mais une «plateforme de convergence citoyenne», un projet politique qui sera élaboré démocratiquement à l’extérieur des partis existants. À l’instar des «plateformes de confluence municipale» des mairies indignées en Espagne, il ne s’agit pas de négocier des ententes électorales entre les exécutifs des appareils de partis, mais de jeter les bases politiques d’un projet de société par une coalition démocratique d’acteurs et de mouvements sociaux, à laquelle viendront se greffer les partis qui partagent ces principes. Je soupçonne que les Cinq chantiers anti-austérité de l’IRIS, les protagonistes du manifeste Élan global, et d’autres personnalités influentes de la société civile seront de la partie.

À l’heure du discrédit des partis politiques qui semblent trop souvent embourbés dans leur logique interne et organisationnelle, cela apparaît comme le meilleur moyen de relancer un large mouvement post-partisan pour 2018, qui sera capable de mobiliser au-delà de ce que Québec solidaire pourrait espérer à lui seul. Les promesses inaccomplies de 2012 pourront alors prendre forme et opérer un changement majeur par une série de réformes radicales sur le plan institutionnel. Sommes-nous à l’aube d'une nouvelle Révolution tranquille ? Il est trop tôt pour le dire. La bataille ne fait que commencer, mais je crois que quelque chose devient possible à une échelle que la gauche québécoise n’avait jamais imaginée jusqu'à maintenant.

Post-scriptum sur la lutte qui vient

La révolution est un processus historique complexe, où le «moment politique» ne constitue qu’une expression partielle mais déterminante d’un changement social, économique et culturel plus profond. Même avec la meilleure «équipe du tonnerre» du gouvernement Lesage, le Québec est devenu ce qu’il est devenu grâce aux luttes indépendantistes, ouvrières, féministes, contre-culturelles, urbaines et rurales qui cherchaient à radicaliser le processus d’émancipation au-delà de la construction de nouvelles institutions publiques et de la simple gestion étatique. Que ce soit les comités citoyens, les groupes populaires, les garderies autogérées, les cliniques communautaires ou les Opérations Dignité, tous ces mouvements sociaux cherchaient à reprendre directement en main le contrôle sur leurs conditions d’existence, leur corps, leur milieu de vie, leur travail et leur territoire. Ils ont créé une myriade d’organisations autonomes qui sont devenues par la suite les entreprises d’économie sociale, CLSC, CPE et Centres locaux de développement qui forment «l’architecture de la société civile» du Québec moderne, laquelle est actuellement attaquée par les gouvernements de la Grande noirceur qui se sont succédé depuis vingt ans et qui enfoncent la société dans la logique néo-coloniale du capitalisme oligopolistique.

Aujourd’hui, ce sont les luttes autochtones, étudiantes, écologistes, antiracistes et anti-austérité qui reprennent du poil de la bête, avec une foule d’initiatives citoyennes, d’expérimentations collectives, d’innovations sociales et d’expériences de transition qui pavent la voie du Nouveau Québec dont les «pleurnichards de la Nation perdue» sont incapables de voir naître sous leurs yeux. Le futur ne viendra pas du rêve éveillé du populisme nationaliste et conservateur, mais d’un mouvement multidimensionnel, dense, complexe et véritablement populaire qui est déjà en marche. Celui-ci ne se construira pas magiquement par une poignée de vedettes, bien qu’une nouvelle «équipe du tonnerre» pourrait déblayer la voie, chasser les crapules qui nous gouvernent et donner un élan aux initiatives qui transforment déjà le monde. C’est pourquoi il serait absurde de s’asseoir sur son divan et regarder passivement sur son fil Facebook les nouvelles élites politiques ascendantes remplacer tranquillement les vieux politiciens désuets de l’ancien monde. La nouvelle révolution ne sera pas tranquille. The revolution will not be televised.

lundi 15 août 2016

Vive la Commune!

Et si le Québec était prêt à voir naître un nouveau joueur politique en 2017 ? Non pas un nième parti pour rallier les « orphelins politiques », ni un NPD-Québec, ni un quelconque groupe visant la conquête de l’Assemblée nationale, mais plutôt un mouvement nouveau genre, inédit, prenant d’assaut les villes et les villages lors des prochaines élections municipales ? Plusieurs sceptiques, même à gauche, diront sans doute : mais quelle drôle d’idée ! N’est-il pas mieux de concentrer nos énergies à bâtir un parti progressiste comme Québec solidaire ? N’y a-t-il pas déjà Projet Montréal qui fait un bon travail dans Le Plateau et Rosemont, sans parvenir à détrôner le populaire (ou populiste) maire Denis Coderre ? Est-il réellement possible de percer dans les municipalités de régions où les élites locales se maintiennent en place, souvent sans opposition, pendant des dizaines d’années ?

Ces questions pratiques, tout à fait légitimes, ont l’inconvénient de bloquer notre imagination politique. Bakounine faisait remarquer que « ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n’ont jamais avancé d’un seul pas ». Et si on osait sortir des sentiers battus pour envisager la construction d’un mouvement municipaliste, faisant de la ville, du village ou de la commune le cœur d’une transformation de la vie sociale, économique et politique? Quelles seraient les bases théoriques et pratiques d’un tel mouvement ? Quels types d’enjeux, d’acteurs et de luttes concrètes permettraient à une telle forme politique d’émerger et d’ébranler le pouvoir à court, moyen et long terme ?

Premièrement, la gauche a besoin d’un changement de paradigme. Pas seulement un discours rajeuni, qui ne ferait que verser du vieux vin dans des bouteilles neuves. Le projet socialiste, qui a été sans doute l’idéologie anticapitaliste la plus influente du XIXe et XXe siècles, a définitivement du plomb dans l’aile. Ses trois principales prémisses – le primat de la sphère de production, la planification économique comme alternative à la propriété privée, et la conquête du pouvoir d’État comme clé de voûte de la stratégie révolutionnaire – doivent être révisées. Il ne suffit pas ici d’opter pour une social-démocratie 2.0. à demi-teinte, ou bien de miser sur le mythe de l’abolition de l’État par la grève sociale. Pour paraphraser Marx, « la révolution au XXIe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet ». Reste encore la fameuse question : que faire ?

D’une part, il faut renverser le paradigme socialiste : insister non pas sur le Travail, mais sur la communauté, la sphère de reproduction, les milieux de vie, la réappropriation des espaces urbains et ruraux, l’invention de la vie quotidienne. Il ne suffit plus de marteler la contradiction entre les rapports de production et les forces productives, car le système économique menace maintenant les conditions d’existence de la vie humaine. Les enjeux sont multiples : changements climatiques, projets d’oléoducs, accaparement des terres, privatisation de l’espace public, sécurité alimentaire, embourgeoisement des quartiers, hausse de prix des logements, profilage racial, brutalité policière et criminalisation des manifestations, etc. David Harvey note à ce titre que les marxistes ont trop souvent mis l’accent sur l’usine ou le lieu de travail comme espace de « production » de la valeur, alors que le livre II du Capital met en évidence l’importance de la « réalisation » de la valeur, que ce soit par la circulation financière ou la consommation, laquelle se concentre aujourd’hui dans les villes.

Dans cette perspective, il est nécessaire de réactiver l’esprit du « deuxième front » initié par Marcel Pépin en 1968, lequel visait à élargir les revendications syndicales pour permettre aux travailleurs et travailleuses de se réapproprier le pouvoir dans leurs milieux de vie. Ce deuxième front prit la forme de comités d’action politique à la jonction des syndicats, du mouvement étudiant et des groupes populaires (comités citoyens, groupes de consommateurs) qui mirent sur pied une foule d’initiatives : comptoirs alimentaires, associations coopératives d’économie familiale, cliniques communautaires, Carrefour des jeunes travailleurs, Maisons de chômeurs, cliniques de services juridiques, garderies, coopératives d’habitation, etc. Comme le notent Paul Bélanger et Benoît Lévesque dans une brève histoire du mouvement populaire et communautaire, « au lieu de faire appel à l’État pour obtenir des services, les comités citoyens cherchent à résoudre eux-mêmes des problèmes qui concernent l’ensemble du quartier »[1].

Cette vision permet de penser une alternative radicale à la planification économique et aux services publics étatisés qui sont actuellement mis à mal par les coupes budgétaires, les traités de libre-échange et les privatisations induites par l’État néolibéral : les communs. En effet, une nouvelle vague d’enclosures ou « d’accumulation par dépossession » dirigée par les firmes multinationales menace aujourd’hui le génome humain, les semences, les terres, les idées et le web. Face à la fausse dichotomie entre propriété privée et publique, État et marché, le principe du commun se dresse comme une forme d’autogouvernement collectif de ressources partagées. Au lieu de penser l’économie sociale et solidaire ou l’économie du partage dans le prisme de l’entrepreneuriat social et du « partenariat », pourquoi ne pas réactiver l’esprit de contestation et d’autogestion, et présenter ces innovations sociales, expérimentations collectives et projets locaux alternatifs pour ce qu’ils sont : des formes de vie intensément solidaires, des « utopies concrètes », des préfigurations d’une société future ? Une foule d’initiatives citoyennes fleurissent déjà au Québec mais restent invisibilisées par la sphère médiatique dominante ; pourquoi ne pas les partager via une plateforme web basée sur le crowdsourcing afin d’identifier les communs sur une carte, de même que les nombreuses luttes locales, urbaines et rurales, qui se déroulent souvent à notre insu ?

Toute cette discussion semble nous éloigner de notre objet initial, soit la question municipale. Or, l’attention sur les milieux de vie et les communs nous amènent à repenser l’échelle optimale de leur réalisation, et à remettre en question l’obsession de l’État comme foyer de la lutte politique et de l’émancipation. Et si l’objectif n’était pas de réformer l’État, ni même de créer un nouvel État indépendant, mais plutôt d’expérimenter un nouveau système politique fondé sur une institution négligée : la municipalité ? Le deuxième front n’avait-il pas d’ailleurs accouché du Front d’action politique (FRAP), lequel s’est présenté contre le maire Jean Drapeau aux élections municipales de 1970 avant d’être écrasé par la crise d’Octobre ? Pourquoi ne pas recréer un « front municipal », un réseau de « villes rebelles », une confédération de municipalités libres contre le processus de centralisation du pouvoir du gouvernement libéral qui démantèle les institutions locales et régionales ?

Évidemment, le peuple ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine municipale pour la faire fonctionner à son propre compte, d’autant plus que celle-ci demeure une simple créature de l’État. Il s’agit plutôt d’instituer de nouvelles communautés politiques, à l’instar de la Cité athénienne, des communes médiévales, de la Commune de Paris, des town meetings de la Nouvelle-Angleterre ou encore des communes démocratiques du Rojava misent en place récemment par le mouvement kurde.

L’idée est de construire un véritable pouvoir citoyen par la participation directe, inclusive et active des citoyens et citoyennes aux affaires publiques, afin de favoriser l’appropriation collective des institutions, l’auto-gouvernement et la souveraineté populaire. Comme le rappelle Alexis de Tocqueville : « c’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. »[2]

Comment transposer ce paradigme municipaliste dans le contexte québécois, afin de catalyser une transition basée sur les commun(e)s ? La stratégie consiste à mettre en place un « réseau d’action municipale », lequel ne serait pas un parti mais plutôt un mouvement politique, une plateforme citoyenne, créative et collaborative. Loin de se limiter à une seule ville, une plateforme participative permettrait de mettre en réseau une foule d’assemblées citoyennes, d’échanger des initiatives, enjeux, revendications et expériences entre de multiples municipalités, permettant ainsi de dépasser le clivage stérile entre Montréal et « les régions ». Le but serait de favoriser l’auto-organisation citoyenne, l’action politique municipale, ainsi que la création d’alliances à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale.

De plus, il serait possible d’envisager une stratégie novatrice pour les élections municipales de 2017. L’objectif n’est pas de créer un parti avec un programme politique détaillé, unique et centralisé, mais plutôt d’appuyer des candidatures citoyennes et populaires partageant les principes de participation citoyenne directe, de démocratisation des institutions, de décentralisation des pouvoirs, de solidarité inter-municipale, d’égalité sociale et de transition écologique. Des candidatures indépendantes dans les petites municipalités, ou encore de nouveaux partis progressistes avec des plateformes locales élaborées par et pour les citoyens et citoyennes pourraient ainsi créer une brèche dans le système politique municipal. Or, comment faire en sorte que l’élection ne redevienne pas un « piège à cons », et ne rime plus avec l’accaparement du pouvoir par une minorité ? Bref, comment penser une approche « non-électoraliste » des élections ?

L’hypothèse est la suivante : s’inspirer de nouvelles formations politiques comme Barcelona en Comú ou les Candidatures d’unité populaire (CUP) en Catalogne qui ont créé un code d’éthique strict pour toute personne ayant une charge publique : limitation du nombre mandats, révocabilité, obligation de consulter en permanence les assemblées citoyennes et forums en ligne, transparence radicale de l’agenda des rencontres et des décisions prises, limitation du revenu à trois fois le salaire minimum, etc. Si un certain degré de délégation de pouvoir est inévitable, l’important est de l’encastrer dans des formes de démocratie directe afin que l’intégrité de l’élu ne soit plus une vaine déclaration de foi, mais une réalité pratique. À l’instar du mouvement zapatiste au Chiapas, il s’agit d’appliquer le principe du « mandar obedeciendo », où le peuple commande et le gouvernement obéit.

Comme le souligne le Comité central de la Garde nationale durant la Commune de Paris : « les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion sont révocables, comptables et responsables. C’est une telle assemblée, la ville libre dans le pays libre, que vous allez fonder. Citoyens, vous tiendrez à honneur de contribuer par votre vote à cette fondation. Vous voudrez conquérir à Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir élu le premier sa commune républicaine »[3]. Face à la corruption municipale endémique, rien de mieux qu’un renouvellement radical des pratiques politiques par la résurgence des assemblées citoyennes locales et du mandat impératif comme antidote au cynisme, à l’abstentionnisme et à l’apathie. Vive la Commune ! 



[1] Paul R. Bélanger, Benoît Lévesque, « Le mouvement populaire 
et communautaire : 
de la revendication au partenariat (1963-1992) », Les Classiques des Sciences Sociales, Chicoutimi, 1992.
[2] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tome 1, Gallimard, Paris, 1986, p.112-113
[3] Journal des journaux de la Commune : tableau résumé de la presse quotidienne du 19 mars au 24 mai, Tome premier, Libraires-Éditeurs, Paris, 1871, p. 97-98

samedi 23 juillet 2016

Le défi du Léviathan

Réflexions sur la fusillade de Munich, l’attentat de Nice et autres folies de l’époque

Entre attentat et fusillade, acte terroriste et folie meurtrière, les médias et commentateurs invoquent tour à tour l'idéologie politique ou les troubles psychiatriques afin de découvrir «la nature profonde» du phénomène à combattre. En psychologie sociale, l'attribution causale consiste à relier un effet constaté (événement, comportement) à une cause interne (dispositions, traits de personnalité), ou externe (situation, circonstances) pour expliquer un phénomène complexe. Évidemment, cette explication simplifiée repose sur des filtres sociaux liés à l'appartenance, la culture et l'identité, donc aux présuppositions des auteurs qui interprètent un événement insensé pour lui donner un sens.

De son côté, la droite aura tendance à attribuer l'attentat terroriste à des causes internes (idéologie islamiste radicale, guerre contre l'Occident), tandis que la gauche insistera davantage sur les causes externes : exclusion sociale, effets collatéraux de l'impérialisme, etc. Dans les deux cas, l'objectif consiste à attribuer un acte morbide à un groupe social déterminé (musulmans radicalisés) ou à une structure sociale particulière (capitalisme/colonialisme), c'est-à-dire à une
«cause sociale ultime» plus ou moins concrète ou impersonnelle selon le niveau de sophistication des interprétations.

Or, il semble y avoir dans tous les cas un mélange inextricable d'idéologie politique, de problèmes mentaux et de nihilisme sur le plan psychologique, tout comme une bonne dose d'anomie, d'inégalités sociales, de guerres interminables et de nouvelles technologies numériques qui expliquent la propagation d'idées nocives et la réduction du seuil du passage à l'acte. Il faut donc élargir notre compréhension de la «psychologie politique» et de la sociologie de la pensée autoritaire-suicidaire pour expliquer et déjouer les schèmes cognitifs de la violence sociale à notre époque.

À l'instar du
«populisme», qui peut être conservateur ou démocratique, de gauche ou d'extrême droite, le "terrorisme" n'est pas l'apanage d'une seule idéologie, bien qu'à certains moments de l'histoire certaines idées semblent avoir une influence plus directe ou profonde pour donner un supplément de sens à une société qui en génère de moins en moins. De nos jours, ce n'est plus l'extrême gauche qui pose des bombes pour accélérer la révolution prolétarienne, mais le djihadisme et le néo-fascisme qui stimulent l'imaginaire de la purification sociale.

En un certain sens, la multiplication des tueries de masse s'explique par un double processus de mimétisme morbide et de désintégration sociale. Cela nous amène donc à la question suivante : si la crise sociale génère la violence politique et que la seule réponse
«réaliste» se réduit à l’État d’exception, la surveillance de masse, la répression policière et la liquidation des libertés démocratiques, que pouvons-nous espérer pour vaincre le nihilisme, l’exclusion sociale, l’insécurité psychologique, la xénophobie et toutes les caractéristiques d’une société malade? Comment surmonter l’État policier ou la «dérive sécuritaire», qui n’est nulle autre que la réaction auto-immune contre un mal diffus qui ronge la société de l’intérieur?

Si le statu quo est devenu la terreur, la restauration de loi et l’ordre, ou un mélange des deux, et s’il n’y a pas de retour en arrière, que nous reste-t-il à inventer? Bref, comment penser une transformation sociale et démocratique devant la généralisation des comportements anti-sociaux et le naufrage de la démocratie? Comment se libérer collectivement dans un contexte de propagation de la guerre de tous contre tous? La réaffirmation de la souveraineté politico-sécuritaire et la dissolution sociale, l'État absolutiste de Hobbes et le monstre biblique qui symbolise un cataclysme éminent et le retour au chaos primitif, sont co-originaires. Voilà le défi du Léviathan qui est déjà parmi nous.

mercredi 6 juillet 2016

Le sens du dème

Intuition philosophico-politique de la journée: pour avoir une démocratie, il faut un dèmos, et pour construire un dèmos, il faut des dèmes. Retournement conceptuel : on croyait à tort que le dèmos était le peuple-nation considéré dans son abstraction, alors qu'il repose en fait sur des relations concrètes entre des gens habitant dans un même lieu. L'unité démocratique de base n'est pas l'État, ni même la ville, mais le voisinage. À quoi servait le dème dans la réforme de Clisthène qui mena à la démocratie athénienne? À contrer le pouvoir de classe des élites et des clans ; « c'est désormais le lieu, et non plus la naissance qui fonde le système des relations et du contrôle politique », disait Finley. Les liens de voisinage ne sont pas en soi des relations politiques, mais ils les rendent possibles ; ils entretiennent la philia, la confiance et l'amitié qui nourrissent l'action civique. Groupes de voisins, bazars de quartier, block party, comme lieux de rencontres, d'échanges et de constructions micro-politiques.

Intuition complémentaire : la fonction du dème est triple : 1) organiser le territoire politique de la Cité en reliant la ville, l’intérieur et la côte ; 2) assurer l'autogestion des services locaux et former les citoyen.nes aux pratiques d'auto-gouvernement ; 3) servir de base à la sélection des membres du Conseil des Cinq Cents via le tirage au sort. Décentrement du regard : et si l'alternative au gouvernement représentatif n'était pas la démocratie directe et consensuelle, mais la combinaison d'assemblées populaires de quartier (ou de village) avec un conseil municipal (ou régional) composé de membres tirés au sort? Comme disait Rancière, il faut « rendre à la démocratie son scandale », car elle est basée sur « le pouvoir de n'importe qui ». Qu'est-ce que l'émancipation? C'est le « jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier ». Où est-ce que tout cela nous mène?

Le dépérissement du parti politique comme véhicule de transformation sociale ; création de plateformes visant à sélectionner des candidatures citoyennes et populaires par tirage au sort, lesquelles ne peuvent mener plus qu'un mandat ou gagner plus que le revenu médian. Les élu.es doivent assurer un va-et-vient constant entre le conseil et les assemblées locales, démocratiser en profondeur les institutions et garantir une transparence radicale des décisions. Écho de l'appel du 22 mars 1971 du Comité central de la Garde nationale de la Commune de Paris : « les membres de l'assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l'opinion, sont révocables, comptables et responsables ».

Retour aux dèmes : créer des groupes de voisins visant à prendre en charge directement des enjeux locaux, inventer des agoras et des lieux de socialisation, mélanger la fête, l'économie du partage, l'entraide et l'action politique, sans séparer l'amitié de la réflexion critique, les pratiques situées et l'auto-émancipation. Créer des banques de candidatures volontaires en vue d'un prochain "gouvernement de n'importe qui", c'est-à-dire une démocratie. Et vous, connaissez-vous vos voisins? Seriez-vous vous prêts à assurer une charge publique si le hasard vous y conviait? Qu’est-ce qu’on attend pour créer un dème ? Citoyen.nes de tous les quartiers et de tous les villages, unissez-vous !

lundi 11 avril 2016

Reconstruire l’espace public populaire, national et international

Introduction

Nancy Fraser est sans doute l’une des philosophes féministes les plus importantes de sa génération. N’hésitant pas à emprunter des éléments issus de la philosophie analytique anglo-saxonne, l’école de Francfort, les théories féministes, queer, postcoloniales et poststructuralistes, son principal objectif consiste à reconstruire une théorie critique large, inclusive et rigoureuse, ancrée dans les enjeux contemporains et les débats des mouvements sociaux pour éclairer les chemins de l’émancipation. Reprenant la définition de la Théorie critique formulée par Marx, Fraser entend contribuer à la « clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations »[1].

Outre ses réflexions sur les fondements de la justice sociale, la reconnaissance, la critique de l’État-providence et l’évolution du mouvement féministe à l’ère néolibérale, l’une de ses principales contributions théoriques est sans doute sa reconstruction critique du concept d’espace public initialement développé par le philosophe Jürgen Habermas. Bien que l’idée d’espace public semble familière pour le commun des mortels, elle est trop souvent confondue avec des notions connexes comme l’État, la sphère médiatique ou la société civile. Or, l’espace public désigne une réalité particulière qui joue un rôle politique névralgique au sein des régimes démocratiques, que ce soit en termes de contestation du pouvoir, de délibération ou de formulation des revendications d’intérêt général. Nous pouvons même affirmer que le caractère démocratique d’une société se mesure en bonne partie à la santé de son espace public, c’est-à-dire à sa capacité à influencer réellement les institutions en fonction des aspirations et des besoins exprimés par les citoyennes et les citoyens.

Or, Fraser souligne que la théorie classique de l’espace public, telle que formulée par Habermas, n’est pas adaptée pour fournir une critique suffisante des démocraties actuelles. La vision classique repose sur un « modèle libéral de l’espace public bourgeois » qui est incapable de mettre en relief certaines formes d’exclusion et de rapports de domination. Malgré ces insuffisances, Fraser reconnaît que la notion d’espace public « est indispensable à la théorie critique de la société et à la pratique politique démocratique »[2], et c’est pourquoi elle ne se contente pas d’une simple déconstruction de la vision habermassienne ou à un rejet expéditif de cette notion. Elle propose plutôt une reconstruction théorique qui met en évidence les prémisses problématiques d’Habermas et permet de formuler une conception « postbourgeoise », « antiélitiste » ou « populaire » de l’espace public, mieux adaptée aux luttes pour l’émancipation.

Afin de mieux saisir les différences entre l’espace public bourgeois et populaire, nous retracerons les grandes lignes de l’argumentation de Fraser dans son texte Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante. Nous examinerons ensuite certaines limitations conceptuelles identifiées dans un article ultérieur nommé Transnationaliser l’espace public. En effet, Fraser souligne que les prémisses nationales de l’espace public bourgeois (et populaire) sont devenues problématiques dans un monde marqué par la globalisation qui remet en question les frontières de l’État-nation, de la citoyenneté, des mouvements sociaux et des arènes de communication. Néanmoins, un « espace public transnational » semble tout aussi problématique sur le plan théorique, l’espace public n’étant pas un simple agrégat de flux d’informations, mais une notion normative corrélée à des institutions politiques qui demeurent encore floues à l’échelle supranationale.

Après avoir analysé les objections de Fraser à l’endroit du « cadre national », nous essayerons de montrer qu’un espace public national demeure toujours essentiel et que celui-ci doit être reconstruit dans une perspective de « démondialisation internationaliste » ou de « globalisation par le bas » qui articule autrement le rapport entre le local et le global. Nous critiquerons ainsi l’idée de « gouvernance multiniveaux » et le « progressisme transnational » sous-jacents à la réflexion Fraser à l’aune des principes de souveraineté populaire et de relocalisation ouverte. L’objectif sera ainsi de construire une théorie réellement critique de l’espace public populaire, national et international susceptible de soutenir une nouvelle stratégie politique adaptée aux défis du XXIe siècle.

Définir l’espace public

Tout d’abord, comment pouvons-nous définir l’espace public en général ? Ce concept renvoie à « un espace, dans les sociétés modernes, où la participation politique passe par le médium du langage. C’est l’espace où les citoyens débattent de leurs affaires communes, une arène institutionnalisée d’interaction discursive »[3]. L’espace public se distingue à la fois de l’État, car la production et la circulation des discours peuvent critiquer l’autorité étatique, et de l’économie officielle ou du marché : « ce n’est pas une arène de relations marchandes mais de relations discursives ; c’est un théâtre de débats et de délibérations et non un lieu d’achat et de vente »[4].

Ni État, ni marché, l’espace public renvoie davantage à la sphère associative ou à la « société civile » ; mais il ne saurait se confondre avec les simples interactions sociales, organismes communautaires, activités religieuses, sportives, culturelles ou économiques à but non lucratif, lesquelles ne portent pas toujours des discours visant à influencer le débat public. L’espace public discursif se distingue aussi des espaces publics physiques comme les parcs, les places publiques ou les rues, bien que ces lieux puissent également servir d’arènes de discussions démocratiques. Enfin, l’espace public entretient des rapports étroits avec la sphère médiatique sans s’y réduire pour autant – les médias comme la radio, les journaux et la télévision pouvant aussi être des vecteurs de marchandises et de divertissements – tandis les discussions publiques peuvent également se dérouler dans les cafés, salons, bibliothèques, revues, etc.

L’espace public se distingue donc des sphères étatique, marchande, domestique, communautaire, culturelle et médiatique ; c’est un lieu hybride ou intermédiaire réunissant des individus, des collectifs, des groupes sociaux et des associations démocratiques abordant des enjeux communs à travers le langage et l’argumentation. Selon la formule d’Habermas, cet espace désigne « la réunion en un public de personnes privées faisant une utilisation publique de leur raison critique ». Dans son célèbre ouvrage L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Habermas retrace la genèse historique de cette sphère qui pris forme au XVIIe et XVIIIe siècle comme lieu de contestation de l’État absolutiste. Les publics constitués par les bourgeois, philosophes et critiques littéraires « avaient vocation à servir de médiation entre la société et l’État en rendant ce dernier responsable devant la société par le moyen de la publicité. »[5] La publicité ne renvoie pas ici aux pratiques commerciales (messages publicitaires, marketing, etc.), ni même aux « relations publiques », c’est-à-dire à l’ensemble des méthodes et techniques utilisées par les organisations (entreprises, syndicats, partis, États) pour promouvoir leur image et leurs réalisations. La publicité désigne plutôt un idéal de transparence exigeant que « les informations portant sur le fonctionnement de l’État soient rendues publiques afin que les activités de ce dernier soient soumises à l’analyse critique et à la force de l’opinion publique »[6].

Encore une fois, l’opinion publique ne doit pas être confondue avec les informations collectées par les firmes de sondages pour prendre le pouls des préférences des individus face à certaines questions prédéterminées. L’opinion publique doit plutôt être entendue comme une notion critique et normative, basée sur une discussion rationnelle et libre entre citoyens égaux, visant à formuler des jugements moraux et politiques. Autrement dit, l’opinion publique ne désigne pas d’abord l’agrégation des opinions individuelles, mais la formation réflexive et collective de l’opinion sur les affaires publiques par le biais de la délibération démocratique. Nous pouvons même affirmer que l’utilisation accrue du marketing, des relations publiques et des sondages d’opinion par les organisations mène directement à la corruption du principe de publicité et à la manipulation de l’opinion publique, en lieu et place d’une discussion rationnelle et critique, libre et égalitaire. Cette conception forte de l’espace public est donc intimement lié aux théories de la démocratie délibérative, laquelle peut être résumée par cette formule de Bernard Manin : « la décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous »[7].

L’espace public du XVIIIe siècle supposait donc une éthique de la discussion, c’est-à-dire un idéal de délibération et des normes permettant de guider les échanges entre participants afin que ceux-ci puissent viser l’intérêt général. « La discussion se devait d’être ouverte et accessible à tous, les intérêts exclusivement privés n’étaient pas admis, les inégalités de statut social devaient être mises entre parenthèses et les participants devaient débattre d’égal à égal. Le résultat d’une telle discussion étant censé constituer l’« opinion publique », au sens fort d’un consensus rationnel portant sur le bien commun. »[8] Évidemment, Habermas est conscient que l’idéal d’émancipation de l’espace public bourgeois ne fut jamais entièrement réalisé dans la pratique, mais il soutient que celui-ci peut toujours servir de modèle normatif pour la philosophie politique.

Critique de l’espace public bourgeois

Or, Fraser remarque que ce modèle théorique n’est peut-être pas aussi solide qu’il n’y paraît à première vue. Citant des auteures comme Joan Landes, Mary Ryan et Geoff Eley, elle souligne qu’Habermas idéalise l’espace public bourgeois en omettant de mettre en évidence les facteurs d’exclusion en termes de sexe et de classe. Par exemple, « l’ethos du nouvel espace public républicain en France fut construit délibérément en opposition à l’ethos d’une culture de salon plus favorable aux femmes que les républicains stigmatisèrent comme « artificielle », « efféminée », et « aristocratique ». C’est ainsi que se trouva encouragé un type austère de discours et de comportement publics, jugés « rationnel », « vertueux » et « viril ». »[9] Les espaces publics littéraires davantage mixtes disparurent au profit des espaces publics politiques composés d’hommes blancs bourgeois, lesquels se considéraient comme une « classe universelle » apte à gouverner. Ces espaces publics bourgeois étaient donc marqués par des critères de « distinction sociale » (au sens de Bourdieu), permettant de « définir une élite émergente, de la distinguer d’une part des anciennes élites aristocratiques à supplanter, et d’autre part des couches populaires et plébéiennes qu’elle aspirait à dominer »[10].

De plus, un détour par l’historiographie permet de montrer qu’Habermas a négligé de prendre en compte des espaces publics non libéraux et non bourgeois. En fait, il existait une multitude de contre-publics concurrents : publics afro-américains, publics de petits paysans, publics de la classe ouvrière, publics de femmes bourgeoises ou racisées, etc. Les Églises Noires, associations bénévoles, journaux politiques, lieux alternatifs et coopératifs donnaient l’occasion à différents groupes sociaux d’échanger des idées, de partager des expériences et de formuler des revendications pour faire reconnaître leurs droits, étendre l’exercice de la démocratie, permettre aux groupes marginalisés d’accéder à la vie publique.

Que doit-on conclure de ces contre-exemples ? Est-ce que l’espace public fait inévitablement partie de l’idéologie bourgeoise, masculine et blanche, ce concept devant être rejeté à titre de principe éthique pour la théorie critique ? Faut-il au contraire conclure que malgré ces imperfections, il peut toujours servir d’idéal utopique à l’instar de la démocratie athénienne qui, bien qu’elle ait été historiquement limitée aux hommes – pourrait éventuellement être élargie en éliminant les formes de discrimination en termes de sexe, classe, ethnicité, etc. ? Fraser rejette ces hypothèses extrêmes pour deux raisons. D’une part, elle croit qu’il est possible de forger une conception critique de l’espace public, laquelle permettrait de juger des limites de la démocratie réellement existante. D’autre part, le modèle de l’espace public bourgeois ne peut servir d’idéal normatif parce qu’il repose sur des prémisses problématiques qu’il faut absolument réviser afin de réaliser le potentiel émancipateur de cette notion. Voici les quatre hypothèses traditionnelles de l’espace public libéral que Fraser entend interroger et critiquer :

1) Dans un espace public, les interlocuteurs ont la possibilité de mettre entre parenthèses les différences de statut social et de délibérer « comme si » ils étaient socialement égaux. Il s’agit donc de l’hypothèse selon laquelle l’égalité sociale n’est pas une condition à la démocratie politique ; 

2) nécessairement la prolifération de publics concurrents éloigne plus qu’elle ne rapproche d’une plus large démocratie et un espace public unique et global est toujours préférable à un réseau de publics pluriels ; 

3) dans l’espace public, le discours doit être limité au débat sur le bien commun, l’opposition d’intérêts et de problèmes privés étant toujours indésirable ; 

4) le fonctionnement d’un espace public démocratique exige la séparation nette entre société civile et État[11].

Premièrement, Fraser émet de sérieux doutes concernant le critère de « mises entre parenthèses » des différences de statut social. Le fait d’ouvrir l’espace public à tous en éliminant l’exclusion formelle des minorités culturelles, sexuelles et de genre n’enlève pas pour autant les pratiques et les normes qui contribuent à la discrimination de certaines personnes. « La question de la pleine ouverture ne saurait se réduire à la présence ou à l’absence d’exclusions formelles. Nous devons également étudier les processus d’interaction discursive au sein des arènes publiques formellement ouvertes à tous. »[12] Ainsi, les protocoles de style et de décorum peuvent représenter des « obstacles informels à la parité de participation », notamment en ce qui concerne la prise de parole inégale entre les hommes et les femmes dans une discussion.

De plus, la présence de fortes inégalités socioéconomiques et d’exclusion à l’extérieur des arènes de discussion peut également empêcher certains groupes défavorisés et marginalisés d’avoir accès à l’espace public et de participer aux délibérations concernant les enjeux qui touchent leur vie. C’est pourquoi Fraser souligne que « mettre entre parenthèses les inégalités sociales dans le processus de délibération revient à faire fi de leur existence et ne favorise pas la parité de participation ; elle tend au contraire à favoriser les groupes dominants de la société au détriment des groupes subordonnés. Dans la plupart des cas, il serait donc plus approprié de refuser de mettre les inégalités entre parenthèses, afin de les thématiser de façon explicite. »[13]

Par ailleurs, il ne suffit pas d’expliciter les asymétries de pouvoir et les rapports de domination implicites dans les pratiques de délibération, car il faut encore garantir les conditions matérielles de la citoyenneté nécessaires à une véritable égalité démocratique. Contrairement au libéralisme qui tente d’opérer une séparation forte entre la sphère politique et économique, l’égalité entre citoyens n’étant pas nécessairement liée aux différences de situations socioéconomiques, il n’en demeure pas moins que dans les faits, des conditions d’insécurité économique, d’exclusion sociale, et de pauvreté limitent drastiquement la participation citoyenne. Il est donc nécessaire de remettre en question la structure économique responsable des inégalités sociales systémiques, soit le capitalisme. « Cela ne signifie pas que tout le monde doive avoir exactement le même revenu, mais cela requiert un type d’égalité de base qui est en contradiction avec les relations de domination et de subordination générées par le système. N’en déplaise au libéralisme, la démocratie politique exige une égalité sociale substantielle. »[14]

Deuxièmement, Fraser ne croit pas qu’un espace public unique et global serait nécessairement préférable à une pluralité de publics. Elle définit les contre-publics subalternes « pour signaler qu’ils constituent des arènes discursives parallèles dans lesquels les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de développer leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins »[15]. La multiplication de telles arènes de discussion parallèles contribue à l’élargissement des discours contestataires, et également à la formation de multiples identités sociales. « La participation ne se résume pas uniquement à la capacité à formuler des propositions dont le contenu est exprimé de façon neutre. Elle implique la possibilité de faire entendre sa propre voix et donc de construire et d’exprimer simultanément sa propre identité culturelle par ses idiomes et son style »[16].

Certains rétorqueront que ce foisonnement pourrait contribuer à l’éclatement des identités collectives, à la formation d’enclaves, au communautarisme, à la ghettoïsation, etc. Or, Fraser remarque que dans une société marquée par des rapports de domination et de discrimination, où le patriarcat, le racisme et d’autres structures d’oppression continuent d’exister, l’émergence de contre-publics subalternes permet aux groupes marginalisés de se retrouver, formuler des revendications et faire entendre leur voix au sein de l’espace public général. Il ne s’agit pas d’opter soit pour l’espace public unique et homogène, soit pour la prolifération des mini-publics parallèles, mais de penser le va-et-vient dynamique entre les deux. Fraser souligne d’ailleurs qu’elle ne souhaite « pas faire l’apologie postmoderne de la multiplicité », mais « théoriser l’interaction contestataire de différents publics et à identifier les mécanismes qui font que certains sont subordonnés aux autres. »[17]

Troisièmement, bien que l’espace public suppose une délibération portant sur les affaires publiques (par opposition aux affaires privées), il ne semble pas exister de frontière fixe et définitive entre le public et le privé. Fraser ne nie pas l’importance d’une telle distinction, mais elle réhabilite une intuition féministe selon laquelle « le privé est politique », c’est-à-dire que des enjeux qui étaient auparavant enfermés dans la sphère de l’intime peuvent éventuellement refaire surface et devenir des enjeux d’intérêt public par un processus de repolitisation. « L’important ici est qu’il n’existe aucune frontière naturelle a priori, et c’est précisément à l’issue d’une contestation discursive qu’est décidé de ce qui devient un sujet de préoccupation commune. »[18]

Cette perspective remet en question le modèle civique-républicain de l’espace public, selon lequel l’objectif de la délibération consiste à promouvoir un bien commun transcendant complètement les intérêts individuels et les identités particulières. Comme le note Jane Mansbridge, cette vision « limite donc la délibération à une discussion conçue depuis le point de vue d’un « nous » unique et global, déclarant de ce fait indésirable tout prétention à un intérêt personnel ou à un intérêt de groupe. Ceci va à l’encontre de l’un des objectifs principaux de la délibération, qui est d’aider les participants à clarifier leurs intérêts, y compris lorsque ces intérêts se révèlent en opposition. »[19]

De plus, la frontière floue entre la sphère publique et privée permet d’élargir l’espace de la délibération démocratique et le champ de la contestation, notamment au sein de l’économie de marché, l’entreprise et la propriété privée (qui peuvent avoir des incidences d’intérêt général), et au sein de la sphère domestique (le viol conjugal et d’autres formes d’oppression pouvant relever d’un débat public et d’une régulation institutionnelle). Il ne s’agit pas ici d’affirmer que « tout est politique », mais que la frontière du politique est elle-même un enjeu politique sujet à la controverse.

Quatrièmement, Fraser remet en question la séparation rigide entre la société civile et l’État sur laquelle repose le modèle libéral de l’espace public bourgeois. Selon cette perspective, l’espace public renvoie d’abord à une discussion large et informelle au sein de la société civile, laquelle représente une sphère d’influence communicationnelle faisant pression sur l’État. Ce modèle distingue clairement les publics faibles, c’est-à-dire « les publics dont les pratiques de délibération consistent exclusivement en la formation d’ne opinion et ne comprennent pas la prise de décision »[20], et les publics forts qui comprennent à la fois une délibération et un pouvoir de décision comme les parlements, cours de justice, conseils municipaux, etc.

Or, pourquoi devrait-on maintenir une frontière étanche entre les publics faibles de la société civile et les publics forts des institutions étatiques ? N’est-il pas possible d’imaginer une « multiplication de publics forts sous la forme d’institutions autogérées », avec des espaces de démocratie directe et semi-directe au sein des milieux de travail, services publics, organismes communautaires, etc. ? La démocratisation de l’économie n’implique-t-elle pas d’abolir la séparation institutionnelle entre une sphère de délibération sans pouvoir de décision (espace public ordinaire) et la sphère de pouvoir au sein des grandes entreprises et organisations qui prennent des décisions majeures à l’abri du débat public ? C’est pourquoi « toute conception de l’espace public qui exige une séparation tranchée entre la société civile (associative) et l’État sera incapable d’imaginer les formes d’autogestion, de coordination interpublique et de responsabilité politique qui sont essentielles à une société démocratique et égalitaire »[21].

En résumé, Fraser nous invite à abandonner la version bourgeoise ou élitiste de l’espace public qui limite la portée de la délibération et de la participation démocratique. La simple défense de l’égalité formelle, de l’unité de l’espace public, du bien commun et de l’autonomie de la société civile ne permet pas d’inclure les groupes marginalisés, de favoriser l’émergence de contre-discours, de soulever des enjeux débordant la sphère politique officielle et d’imaginer des espaces de démocratie plus directe. Un espace public anti-élitiste ou « populaire » doit reposer sur une égalité sociale substantielle, une pluralité de contre-publics subalternes, l’extension de la démocratie à la sphère privée et domestique, ainsi que la multiplication d’institutions autogérées.

Les méandres de l’espace public national

Malgré cette reconstruction critique de la théorie d’Habermas, Fraser remarque que les conceptions bourgeoise ou populaire de l’espace public présupposent toujours le cadre institutionnel de l’État-nation territorial. Cela ne représente pas un problème en soi, mais il serait hasardeux de maintenir aveuglément cette prémisse nationale dans un monde marqué par la globalisation économique, l’émergence d’une « société civile globale » et de « mouvement sociaux transnationaux » qui débordent le cadre des États-nations. À l’inverse, il ne semble pas suffisant de constater que les flux de communication et les nouvelles technologies de l’information permettent de traverser les frontières territoriales pour postuler l’émergence d’un « espace public transnational », car ce concept doit être lié à des institutions politiques avec lesquelles il est possible d’interagir. Comme le souligne Fraser :

« Un espace public est en outre censé être un instrument de mobilisation de l’opinion publique en tant que force politique. Il doit favoriser la constitution du corps des citoyens en force politique pouvant s’opposer aux pouvoirs privés et exercer une influence sur l’État. Un espace public est donc censé être corrélé à un pouvoir souverain, qui est l’ultime destinataire de ses communications. »[22] Comme l’absence d’un gouvernement mondial fait en sorte que les espaces publics transnationaux n’ont pas d’interlocuteur clairement défini, nous sommes donc amenés à deux options : 1) préserver la théorie classique de l’espace public et nier l’existence d’espaces publics supranationaux ; 2) réviser la théorie de l’espace public pour expliquer l’émergence de ce nouveau phénomène politique et social.

Nancy Fraser affirme que la première option n’est pas viable, car le cadre institutionnel national et la souveraineté étatique sont fortement ébranlés par une série de transformations qui ne sauraient laisser la théorie intacte. Elle dégage ainsi six prémisses nationales de l’espace public afin de mettre en évidence les limites et les défis de ce cadre conceptuel dans un contexte de transnationalisation :

1. L’espace public était tacitement associé à un appareil étatique national qui exerce un pouvoir souverain sur un territoire limité et ses habitants.

2. L’espace public était tacitement associé à une économie nationale territorialement délimitée, légalement organisée et sujette en principe à une régulation étatique.

3. L’espace public était tacitement associé à un corps de citoyens résidant sur le territoire national et partageant un ensemble d’intérêts généraux (nationaux), eux-mêmes constitués dans une large mesure par l’économie nationale et centrés sur celle-ci.

4. L’espace public était tacitement associé à une langue nationale, qui constitue le medium de communication de l’espace public.

5. L’espace public était tacitement associé à une littérature nationale, qui constitue le medium de formation et de reproduction d’une orientation subjective (nationale) vers une communauté imaginaire (nationale), et donc d’une identité nationale.

6. L’espace public était tacitement associé à une infrastructure nationale de communication, une presse nationale puis un réseau national de médias de diffusion qui rapportent les nouvelles nationales.[23]

Dans cette perspective, Fraser note que la théorie classique de l’espace public renvoyait à un projet de démocratisation de l’État-nation par le biais de la délibération et de la participation des citoyens à la formation de l’intérêt général. Que ce soit sous sa forme élitiste et bourgeoise ou populaire et émancipatrice, l’horizon de l’espace public était bel et bien national. Or, l’ensemble de ces prémisses sont aujourd’hui remises en question.

Premièrement, la souveraineté étatique et nationale est remise en question par un double processus de décentrement vertical (partage du pouvoir à différents niveaux : local, régional et supranational), et de décentrement horizontal (prises de décision complexes incluant des acteurs étatiques et non-étatiques comme les entreprises privées et organisations de la société civile). Ainsi, l’État-nation ne représente plus l’unique garant de l’intérêt général et ne possède plus le monopole de l’autorité publique. Les décisions relèvent plutôt de réseaux d’acteurs collaborant à travers des partenariats, coalitions et dispositifs participatifs, ceux-ci n’étant pas toujours démocratiques et préservant de fortes asymétries de pouvoir entre les intérêts privés organisés et les simples citoyens. Il ne s’agit pas ici de célébrer le passage du paradigme du « gouvernement » hiérarchique à celui de la « gouvernance », mais de constater que la souveraineté étatique et nationale est fortement remise en question dans les discours et dans les pratiques.

Deuxièmement, la mondialisation de l’économie est sans doute le phénomène socioéconomique le plus marquant de la fin du XXe siècle, celui-ci limitant le pouvoir d’intervention des États par l’émergence des firmes multinationales, les traités de libre-échange, les paradis fiscaux, etc. Une fois de plus, il ne s’agit pas ici de blâmer ou de louanger cette transformation, mais de mettre en évidence le fait que le cadre d’une économie nationale ne va plus de soi. Ce phénomène est d’ailleurs intimement lié à la perte de souveraineté et de légitimité de l’État-nation, de même qu’à la circulation des capitaux, des marchandises, des biens culturels et des personnes entre différents territoires.

Troisièmement, la prémisse du corps national des citoyens semble toujours plus difficile à maintenir, du moins dans sa forme traditionnelle. « L’importance accrue de phénomènes tels que les migrations, les diasporas, les dispositions permettant une double nationalité, l’appartenance à une communauté indigène, et les modèles de lieux de résidence multiples, tournent en ridicule la prémisse d’un corps national de citoyens, exclusif, se démarquant fortement de ce qui l’entoure, et résidant sur le territoire national. […] La plupart des États sont de facto multiculturels et/ou multinationaux, même s’ils s’acharnent à le nier. Nationalité et citoyenneté ne coïncident donc pas. »[24] Cela ne remet pas nécessairement en cause la nécessité d’une citoyenneté nationale, mais celle-ci ne peut représenter une mesure claire, évidente et capable de résoudre tous les maux de la société.

Quatrièmement, la langue nationale ne coïncide plus forcément aux frontières des États. Il y a d’une part l’anglais qui s’est imposé comme langue hégémonique du commerce mondial, et d’autre part les groupes linguistiques territorialement dispersés qui peuvent amener des fractures politiques et des phénomènes de minorisation culturelle. Au Québec, la loi 101 permet certes de protéger le français comme langue officielle, mais la montée de l’anglais dans les milieux de travail et le recul du français à Montréal met en évidence que la transnationalisation a un impact réel sur les langues publiques communes. Comme l’espace public est d’abord une sphère de discussion, il est évident que l’effritement d’une langue partagée peut amener certaines difficultés sur le plan de la délibération publique et de la participation démocratique.

Cinquièmement, l’espace public ne peut réaliser son plein potentiel sans une « culture publique commune », car la langue comme simple outil de communication ne permet pas de fournir des références collectives partagées. Sans un ensemble de récits, de croyances, d’histoires et de significations sociales, il s’avère beaucoup plus difficile de favoriser l’intercompréhension des individus et des groupes dans les arènes de discussion. D’ailleurs, Habermas et Benedict Anderson ont souligné l’importance d’une formation culturelle littéraire « comme le soubassement de la posture subjective des interlocuteurs de l’espace public » et comme condition de l’émergence d’une « communauté imaginaire » sur laquelle repose l’identité nationale. Aujourd’hui, les phénomènes d’hybridité culturelle, la mondialisation des industries culturelles, la télé-réalité et la dynamique des réseaux sociaux minent la formation d’une culture commune partagée, de telle sorte que le cadre national est une fois de plus remis en question.

Sixièmement, Fraser remarque que les espaces publics d’aujourd’hui sont de plus en plus transnationaux et postnationaux. La profusion de « médias de niche », la concentration et la privatisation des médias, de même que la prolifération des médias sociaux font en sorte que l’espace public fonctionne de moins en moins comme « un média national, centré sur l’observation du pouvoir étatique national »[25]. La crise de la presse écrite, les nombreuses transformations de la sphère médiatique et l’émergence d’un « cyberespace déterritorialisé » font en sorte que l’espace public peut être de moins en moins envisagé à l’intérieur du cadre d’un territoire national.

Devant ce constat, que faut-il faire ? Fraser n’apporte pas de solutions aux six obstacles de l’espace public national, et semble plutôt accepter cette transformation en essayant de réfléchir aux conditions de possibilité d’un espace public transnational. Elle accepte donc la deuxième option évoquée plus haut, en révisant la théorie traditionnelle de l’espace public afin de mieux épouser les enjeux contemporains qui débordent les frontières d’autrefois. Pour ce faire, elle propose deux voies de sortie : 1) « institutionnaliser de nouveaux pouvoirs publics transnationaux qui puissent exercer une contrainte sur le pouvoir privé transnational et être eux-mêmes l’objet d’un contrôle démocratique transnational » ; 2) institutionnaliser des éléments de citoyenneté transnationaux ou quasi mondiaux ; de produire des solidarités tout aussi larges qui passent outre les divisions par le langage, l’ethnicité, la religion et la nationalité ; et de construire des espaces publics largement inclusifs au sein desquels les intérêts communs peuvent être créés ou redécouverts au moyen d’une communication démocratique ouverte. »[26]

C’est ici qu’apparaît notre premier véritable désaccord avec l’analyse de Fraser. Celle-ci semble abandonner complètement la sphère nationale à son sort, et ce au profit d’une démocratie transnationale qui semble plus ou moins réalisable à court, moyen et long terme. De plus, cette perspective repose sur le paradigme de la « gouvernance multiniveaux » et sur l’idéologie du « progressisme transnational » qui sont problématiques à plusieurs égards. C’est pourquoi nous voudrions critiquer l’approche de Fraser concernant la transnationalisation de l’espace public, tout en montrant qu’il est nécessaire de reconstruire et de démocratiser radicalement le cadre institutionnel national dans une perspective de « démondialisation internationaliste » et de « relocalisation ouverte ». L’idée n’est pas de sauter à pieds joints dans l’espace public transnational en faisant fi des contradictions sur le terrain national, mais d’articuler l’espace public populaire, national et international afin de favoriser une démocratie réelle à tous les niveaux.

Critique de la transnationalisation et démondialisation

Tout d’abord, l’analyse de Fraser endosse implicitement le paradigme de la « gouvernance multiniveaux », perspective selon laquelle le pouvoir de décision reposerait sur un ensemble d’acteurs disparates (publics, privés, associatifs) situés sur différents niveaux (local, régional, national et supranational). Il peut s’agir évidemment d’un simple énoncé descriptif (il existe des mécanismes de décision complexes incluant une pluralité d’organisations), ou encore d’une analyse sociohistorique mettant l’accent sur le passage du modèle hiérarchique de la souveraineté étatique-nationale (État-providence keynésien) à une logique de gouvernance apparue dans les années 1980 et 1990. Dans les deux cas, l’usage du cadre conceptuel de la gouvernance n’est pas nécessairement problématique parce qu’il met de l’avant une transformation institutionnelle induite par la globalisation économique et la montée du néolibéralisme.

Or, les adeptes de la gouvernance ont tendance à naturaliser cette approche, à la désigner comme un processus irréversible et inéluctable, certains allant même jusqu’à adopter un discours ouvertement normatif faisant la promotion de la « bonne gouvernance », des partenariats, de l’efficacité, de l’accountability, des indicateurs de performance et d’autres termes issus du jargon de l’entreprise privée et des sciences du management. Nancy Fraser, en bonne critique du néolibéralisme, ne va pas jusque là, mais elle semble endosser néanmoins la vision de la gouvernance multiniveaux comme un fait historique inévitable, lequel devrait être contrebalancé par des institutions supranationales. Or, la gouvernance, même dans sa vision « progressiste », ne semble pas en mesure de proposer clairement un cadre normatif et critique permettant de reconstruire les institutions démocratiques. Accepter la pluralité des échelles est une chose, mais penser sérieusement à leur articulation dans une perspective de démocratisation représente une autre paire de manches.

Ensuite, Fraser semble endosser une vision que nous pourrions qualifier de « progressisme transnational ». Cette expression fut forgée par John Fonte pour écrire la vision d’une citoyenneté globale postnationale faisant la promotion d’autorités politiques supranationales pour réaliser les idéaux de la justice sociale[27]. Cette perspective se rapproche du cosmopolitisme et de la « politique des identités » qui combinent la critique du cadre étatique-national et la promotion des minorités et des groupes subalternes. Il ne s’agit pas ici de répudier la théorie critique de l’espace public évoquée plus haut et l’analyse intersectionnelle permettant de mettre en relief la pluralité des systèmes d’oppression et leur articulation dans des situations spécifiques, mais d’affirmer que l’échelle nationale ne doit pas être simplement abandonnée au profit d’un espace transnational qui serait potentiellement plus progressiste, émancipateur et universel que le cadre étroit et particulier du territoire national.

Si la théorie critique doit nécessairement réfléchir au niveau macroéconomique (international) et au niveau micro-social pour débusquer les rapports de pouvoir, elle ne doit pas oublier le niveau « méso » des arrangements institutionnels, des normes et des autres contraintes liées à l’exercice de la souveraineté populaire et nationale. Comme le souligne Gramsci : « Il faut considérer la situation internationale dans son aspect national. En fait, le rapport « national » est le résultat d'une combinaison « origi­nale » unique (dans un certain sens) qui doit être comprise et conçue dans cette originalité et cette unicité si on veut la dominer et la diriger. Certes le développement va en direction de l’internatio­nalisme, mais le point de départ est « national», et c’est de ce point de départ qu’il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être que telle. »[28]

Cette perspective, qui essaie d’articuler l’échelle nationale à la perspective internationale, peut être également illustrée par cette célèbre phrase de Jean Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » C’est pourquoi il semble pernicieux d’opposer un « mauvais » cadre étatique-national, synonyme d’enfermement et de repli sur soi, à un « bon » processus de transnationalisation, vecteur d’ouverture et d’émancipation. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille embrasser le nationalisme, lequel a pour seul fondement et horizon la restauration de l’État-nation, et que le rétablissement des frontières serait la panacée à tous les problèmes causés par la globalisation néolibérale. Il faut plutôt opter pour une approche qui tienne compte du milieu national sans négliger la solidarité internationale.

Un premier exemple est la perspective de la « démondialisation », terme inventé par le penseur philippin Walden Bello et popularisé en France par Arnaud Montebourg, avant d’être repris par certains intellectuels et hommes politiques souverainistes (Jean-Pierre Chevènement, Jacques Sapir)[29] ou encore des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon et Aurélien Bernier. La démondialisation cherche à favoriser le développement économique par le remplacement des importations, en passant d’une production orientée vers les exportations vers une production orientée vers les marchés locaux. Cette approche, qui rompt avec certains dogmes de la mondialisation financière, était d’ailleurs défendue par l’économiste John Maynard Keynes : « Je sympathise (…) avec ceux qui souhaiteraient réduire au minimum l’interdépendance entre les pays plutôt qu’avec ceux qui souhaiteraient la porter à son maximum. Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales. Mais produisons les marchandises chez nous à chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit nationale. »[30]

Ce discours, moins audible au sein du mouvement progressiste, revient maintenant à l’ordre du jour des débats politiques de la gauche européenne suite aux échecs de Syriza en Grèce. Dans un ouvrage important[31], Aurélien Bernier a critiqué les « tabous » de la gauche radicale concernant l’Union européenne en mettant de l’avant le besoin de sortir de la zone euro, de réhabiliter le protectionnisme ainsi que la souveraineté populaire et nationale comme tremplin de l’émancipation sociale. La « démondialisation internationaliste » consiste à remettre en place des taxes douanières, à reterritorialiser la production dans la perspective d’une reconversion écologique des industries, et à multiplier les accords de coopération internationale afin d’éviter le piège du nationalisme populiste (anti-immigrationnisme du Front national) tout en permettant aux peuples de retrouver le contrôle sur leurs institutions démocratiques.

Une autre perspective intéressante est celle de la « relocalisation ouverte », laquelle cherche à relocaliser au maximum les économies, les solidarités, les relations humaines, les productions, etc. Cette conception issue du mouvement pour la décroissance conviviale partage des affinités avec les tenants de la démondialisation internationaliste, mais elle insiste davantage sur l’échelle locale afin d’éviter les risques de centralisation du pouvoir au sein de l’État-nation. Cette perspective « localiste » est également partagée par le philosophe italien Alberto Magnaghi qui préconise une approche basée sur le « développement local autosoutenable » et l’autogouvernement des municipalités[32].

Comment les perspectives de la démondialisation et de la relocalisation ouverte permettent-elles de repenser la transnationalisation de l’espace public ? D’une part, il faut porter une attention particulière aux rapports de pouvoir entre différentes échelles, car la globalisation est loin de représenter un processus neutre qui pourrait être facilement réorienté par des valeurs morales. Magnaghi distingue ainsi trois rapports entre le local et le global, cette typologie nous permettant de situer l’approche de Fraser et de proposer une théorie critique de la transnationalisation.

Premièrement, il y a une conception fonctionnelle, centrifuge ou « descendante » de la globalisation : les entreprises multinationales sont prédominantes, elles contribuent à « la mobilisation des investissements sur l’échiquier mondial et de la compétition entre zones productives (villes ou régions) qui tentent de se positionner « vers le haut », moyennant l’exploitation croissante des ressources territoriales par les acteurs locaux les plus forts. »[33] Cette perspective représente la vision dominante de la mondialisation (néolibérale), qui favorise la compétitivité entre territoires, le développement inégal et combiné des espaces urbains et ruraux, ainsi que la centralisation des ressources et des processus de décision dans les mains des élites politiques et économiques.

Deuxièmement, le « progressisme transnational » de Fraser semble appuyé sur une conception qui préconise la recherche d’un équilibre entre local et global : le glocal. Celle-ci suppose des « mesures correctrices afin de trouver un équilibre entre la valorisation des particularités locales, nécessaires à la qualification et la diversification compétitive de la production et le renforcement contemporain des sociétés locales, capables de se connecter aux « réseaux longs » du global ou d’associer efficacement relations verticales internes et relations horizontales externes, sont en mesure de renouveler l’usage de leur propre patrimoine territorial comme ressource, sans risquer d’être marginalisées. »[34]

Le principal problème de cette approche, c’est que l’équilibre entre le global et le local n’existe pas et qu’il a une forte prédominance du global par les réseaux longs du capital financier qui fixe paramètres, règles et contraintes, conditionne le modèle économique et le choix des techniques. La thèse glocaliste, généralement partagée par les adeptes de la « gouvernance multiniveaux », sous-estime le fait que le local risque d’être absorbé dans le global, la compétitivité des territoires locaux ne pouvant fonctionner qu’en s’adaptant aux règles du jeu dominant. Fraser ne semble pas adopter explicitement cette approche, mais l’absence d’une problématisation des rapports de pouvoir entre les différents niveaux fait en sorte qu’elle ne privilégie aucune échelle pour favoriser la démocratisation.

Troisièmement, Magnaghi distingue une conception privilégiant le développement local par rapport au global, que l’on peut dire centripète ou encore « globalisation par le bas ». Celle-ci « amorce un processus de diversification qui, en instaurant des relations non hiérarchiques mais solidaires entre villes, régions et nations, peut promouvoir un système de relations globales, construites « à partir du bas » et fondées sur des valeurs socialement partagées. » Cette valorisation du patrimoine local et des valeurs locales (culturelles, sociales, productives, territoriales, environnementales, artistiques) doit également tenir compte des acteurs plus faibles. « Cette conception du développement local permet de remplacer règles et contraintes exogènes par des règles d’autogouvernement, concertées et fondées sur l’intérêt commun. »[35]

Cette « globalisation par le bas », qui résonne davantage avec la perspective de démondialisation internationaliste ou de relocalisation ouverte, peut donc être distinguée de la transnationalisation classique associée à la globalisation « par le haut » et au glocalisme qui milite en faveur de la construction d’institutions supranationales pour nous sortir du pétrin. Au lieu de constater le déclin de la souveraineté étatique et nationale, l’essor inexorable de la mondialisation économique, l’effritement de la citoyenneté nationale, de la culture et de la sphère médiatique, pourquoi ne pas transformer en profondeur les institutions politiques pour garantir une véritable souveraineté populaire, reterritorialiser l’économie à l’échelle locale et nationale, élargir l’accessibilité à la citoyenneté, financer la culture et démocratiser les médias ? Autrement dit, pourquoi ne pas « partir de la situation nationale » pour repenser les luttes pour l’émancipation sociale, réhabiliter l’échelon local comme terrain de reconstruction de l’espace public, multiplier les alliances entre villes et villages, et ce même à l’échelle internationale ? Bref, si Fraser abandonne le terrain national pour la consolidation d’un espace public transnational et la création d’une citoyenneté quasi mondiale, une théorie critique de la globalisation militerait plutôt en faveur d’une reconstruction de l’espace public populaire, national et international à partir de l’échelon local et municipal.

« La force stratégique de ce processus, qui s’oppose aux formes centralisatrices de la globalisation, réside essentiellement dans le développement d’un univers pluriel de sociétés locales, capables de se rattacher les unes aux autres en réseau, de façon non hiérarchique, et d’affirmer la diversité de leurs styles de développement, tout en instaurant des relations de subsidiarité. Mais une nouvelle conception des réseaux devient nécessaire. C’est en ce sens, par exemple, que Raff Carmen propose de remplacer le concept d’autarcie par celui de « déliaison » (delinking), en opérant différents choix économiques, politiques et culturels, sur la base des valeurs populaires. Il ne s’agit pas tant de couper les relations avec l’extérieur, mais de les subordonner à la logique d’un développement endogène, fondée sur une économie autocentrée, une identité culturelle particulière et une autonomie politique. »[36]


[1] Karl Marx, Lettre à Ruge, septembre 1843, dans Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondances. Tome 1, 1835-1848, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 300.
[2] Nancy Fraser, Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante, dans Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2005, p. 109.
[3] Ibid., p. 109.
[4] Ibid., p. 109.
[5] Ibid., p. 111.
[6] Ibid., p. 111.
[7] Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, vol. 33, 1985, p. 83.
[8] Nancy Fraser, Repenser l’espace public, op. cit., p. 111-112.
[9] Ibid., p. 112.
[10] Ibid., p. 114.
[11] Ibid., p. 119-120.
[12] Ibid., p. 120.
[13] Ibid., p. 122.
[14] Ibid., p. 124.
[15] Ibid., p. 126-127.
[16] Ibid., p. 130
[17] Ibid., p. 132-133
[18] Ibid., p. 134
[19] Ibid., p. 135
[20] Ibid., p. 140.
[21] Ibid., p. 142.
[22] Nancy Fraser, « Transnationaliser l’espace public », dans Qu’est-ce que la justice sociale, op. cit., p. 146.
[23] Ibid., p. 148.
[24] Ibid., p. 152
[25] Ibid., p. 154
[26] Ibid., p. 156
[27] John Fonte, « Liberal Democracy vs Transnational Progressivism : The Future of the Ideological War Within the West, Orbis, 2002.
[28] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p. 244
[29] Jacques Sapir, La Démondialisation, Seuil, Paris, 2011.
[30] John Maynard Keynes, “National Self-Sufficiency”, The Yale Review, vol. 22, no. 4, 1933, p. 755-769.
[31] Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous, Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Seuil, Paris, 2014.
[32] Alberto Magnahi, Le projet local, Pierre Mardaga, Sprimont, 2000.
[33] Ibid., p. 46
[34] Ibid., p. 46
[35] Ibid., p. 47
[36] Ibid., p. 54

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