Vive la Commune!

Et si le Québec était prêt à voir naître un nouveau joueur politique en 2017 ? Non pas un nième parti pour rallier les « orphelins politiques », ni un NPD-Québec, ni un quelconque groupe visant la conquête de l’Assemblée nationale, mais plutôt un mouvement nouveau genre, inédit, prenant d’assaut les villes et les villages lors des prochaines élections municipales ? Plusieurs sceptiques, même à gauche, diront sans doute : mais quelle drôle d’idée ! N’est-il pas mieux de concentrer nos énergies à bâtir un parti progressiste comme Québec solidaire ? N’y a-t-il pas déjà Projet Montréal qui fait un bon travail dans Le Plateau et Rosemont, sans parvenir à détrôner le populaire (ou populiste) maire Denis Coderre ? Est-il réellement possible de percer dans les municipalités de régions où les élites locales se maintiennent en place, souvent sans opposition, pendant des dizaines d’années ?

Ces questions pratiques, tout à fait légitimes, ont l’inconvénient de bloquer notre imagination politique. Bakounine faisait remarquer que « ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n’ont jamais avancé d’un seul pas ». Et si on osait sortir des sentiers battus pour envisager la construction d’un mouvement municipaliste, faisant de la ville, du village ou de la commune le cœur d’une transformation de la vie sociale, économique et politique? Quelles seraient les bases théoriques et pratiques d’un tel mouvement ? Quels types d’enjeux, d’acteurs et de luttes concrètes permettraient à une telle forme politique d’émerger et d’ébranler le pouvoir à court, moyen et long terme ?

Premièrement, la gauche a besoin d’un changement de paradigme. Pas seulement un discours rajeuni, qui ne ferait que verser du vieux vin dans des bouteilles neuves. Le projet socialiste, qui a été sans doute l’idéologie anticapitaliste la plus influente du XIXe et XXe siècles, a définitivement du plomb dans l’aile. Ses trois principales prémisses – le primat de la sphère de production, la planification économique comme alternative à la propriété privée, et la conquête du pouvoir d’État comme clé de voûte de la stratégie révolutionnaire – doivent être révisées. Il ne suffit pas ici d’opter pour une social-démocratie 2.0. à demi-teinte, ou bien de miser sur le mythe de l’abolition de l’État par la grève sociale. Pour paraphraser Marx, « la révolution au XXIe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet ». Reste encore la fameuse question : que faire ?

D’une part, il faut renverser le paradigme socialiste : insister non pas sur le Travail, mais sur la communauté, la sphère de reproduction, les milieux de vie, la réappropriation des espaces urbains et ruraux, l’invention de la vie quotidienne. Il ne suffit plus de marteler la contradiction entre les rapports de production et les forces productives, car le système économique menace maintenant les conditions d’existence de la vie humaine. Les enjeux sont multiples : changements climatiques, projets d’oléoducs, accaparement des terres, privatisation de l’espace public, sécurité alimentaire, embourgeoisement des quartiers, hausse de prix des logements, profilage racial, brutalité policière et criminalisation des manifestations, etc. David Harvey note à ce titre que les marxistes ont trop souvent mis l’accent sur l’usine ou le lieu de travail comme espace de « production » de la valeur, alors que le livre II du Capital met en évidence l’importance de la « réalisation » de la valeur, que ce soit par la circulation financière ou la consommation, laquelle se concentre aujourd’hui dans les villes.

Dans cette perspective, il est nécessaire de réactiver l’esprit du « deuxième front » initié par Marcel Pépin en 1968, lequel visait à élargir les revendications syndicales pour permettre aux travailleurs et travailleuses de se réapproprier le pouvoir dans leurs milieux de vie. Ce deuxième front prit la forme de comités d’action politique à la jonction des syndicats, du mouvement étudiant et des groupes populaires (comités citoyens, groupes de consommateurs) qui mirent sur pied une foule d’initiatives : comptoirs alimentaires, associations coopératives d’économie familiale, cliniques communautaires, Carrefour des jeunes travailleurs, Maisons de chômeurs, cliniques de services juridiques, garderies, coopératives d’habitation, etc. Comme le notent Paul Bélanger et Benoît Lévesque dans une brève histoire du mouvement populaire et communautaire, « au lieu de faire appel à l’État pour obtenir des services, les comités citoyens cherchent à résoudre eux-mêmes des problèmes qui concernent l’ensemble du quartier »[1].

Cette vision permet de penser une alternative radicale à la planification économique et aux services publics étatisés qui sont actuellement mis à mal par les coupes budgétaires, les traités de libre-échange et les privatisations induites par l’État néolibéral : les communs. En effet, une nouvelle vague d’enclosures ou « d’accumulation par dépossession » dirigée par les firmes multinationales menace aujourd’hui le génome humain, les semences, les terres, les idées et le web. Face à la fausse dichotomie entre propriété privée et publique, État et marché, le principe du commun se dresse comme une forme d’autogouvernement collectif de ressources partagées. Au lieu de penser l’économie sociale et solidaire ou l’économie du partage dans le prisme de l’entrepreneuriat social et du « partenariat », pourquoi ne pas réactiver l’esprit de contestation et d’autogestion, et présenter ces innovations sociales, expérimentations collectives et projets locaux alternatifs pour ce qu’ils sont : des formes de vie intensément solidaires, des « utopies concrètes », des préfigurations d’une société future ? Une foule d’initiatives citoyennes fleurissent déjà au Québec mais restent invisibilisées par la sphère médiatique dominante ; pourquoi ne pas les partager via une plateforme web basée sur le crowdsourcing afin d’identifier les communs sur une carte, de même que les nombreuses luttes locales, urbaines et rurales, qui se déroulent souvent à notre insu ?

Toute cette discussion semble nous éloigner de notre objet initial, soit la question municipale. Or, l’attention sur les milieux de vie et les communs nous amènent à repenser l’échelle optimale de leur réalisation, et à remettre en question l’obsession de l’État comme foyer de la lutte politique et de l’émancipation. Et si l’objectif n’était pas de réformer l’État, ni même de créer un nouvel État indépendant, mais plutôt d’expérimenter un nouveau système politique fondé sur une institution négligée : la municipalité ? Le deuxième front n’avait-il pas d’ailleurs accouché du Front d’action politique (FRAP), lequel s’est présenté contre le maire Jean Drapeau aux élections municipales de 1970 avant d’être écrasé par la crise d’Octobre ? Pourquoi ne pas recréer un « front municipal », un réseau de « villes rebelles », une confédération de municipalités libres contre le processus de centralisation du pouvoir du gouvernement libéral qui démantèle les institutions locales et régionales ?

Évidemment, le peuple ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine municipale pour la faire fonctionner à son propre compte, d’autant plus que celle-ci demeure une simple créature de l’État. Il s’agit plutôt d’instituer de nouvelles communautés politiques, à l’instar de la Cité athénienne, des communes médiévales, de la Commune de Paris, des town meetings de la Nouvelle-Angleterre ou encore des communes démocratiques du Rojava misent en place récemment par le mouvement kurde.

L’idée est de construire un véritable pouvoir citoyen par la participation directe, inclusive et active des citoyens et citoyennes aux affaires publiques, afin de favoriser l’appropriation collective des institutions, l’auto-gouvernement et la souveraineté populaire. Comme le rappelle Alexis de Tocqueville : « c’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. »[2]

Comment transposer ce paradigme municipaliste dans le contexte québécois, afin de catalyser une transition basée sur les commun(e)s ? La stratégie consiste à mettre en place un « réseau d’action municipale », lequel ne serait pas un parti mais plutôt un mouvement politique, une plateforme citoyenne, créative et collaborative. Loin de se limiter à une seule ville, une plateforme participative permettrait de mettre en réseau une foule d’assemblées citoyennes, d’échanger des initiatives, enjeux, revendications et expériences entre de multiples municipalités, permettant ainsi de dépasser le clivage stérile entre Montréal et « les régions ». Le but serait de favoriser l’auto-organisation citoyenne, l’action politique municipale, ainsi que la création d’alliances à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale.

De plus, il serait possible d’envisager une stratégie novatrice pour les élections municipales de 2017. L’objectif n’est pas de créer un parti avec un programme politique détaillé, unique et centralisé, mais plutôt d’appuyer des candidatures citoyennes et populaires partageant les principes de participation citoyenne directe, de démocratisation des institutions, de décentralisation des pouvoirs, de solidarité inter-municipale, d’égalité sociale et de transition écologique. Des candidatures indépendantes dans les petites municipalités, ou encore de nouveaux partis progressistes avec des plateformes locales élaborées par et pour les citoyens et citoyennes pourraient ainsi créer une brèche dans le système politique municipal. Or, comment faire en sorte que l’élection ne redevienne pas un « piège à cons », et ne rime plus avec l’accaparement du pouvoir par une minorité ? Bref, comment penser une approche « non-électoraliste » des élections ?

L’hypothèse est la suivante : s’inspirer de nouvelles formations politiques comme Barcelona en Comú ou les Candidatures d’unité populaire (CUP) en Catalogne qui ont créé un code d’éthique strict pour toute personne ayant une charge publique : limitation du nombre mandats, révocabilité, obligation de consulter en permanence les assemblées citoyennes et forums en ligne, transparence radicale de l’agenda des rencontres et des décisions prises, limitation du revenu à trois fois le salaire minimum, etc. Si un certain degré de délégation de pouvoir est inévitable, l’important est de l’encastrer dans des formes de démocratie directe afin que l’intégrité de l’élu ne soit plus une vaine déclaration de foi, mais une réalité pratique. À l’instar du mouvement zapatiste au Chiapas, il s’agit d’appliquer le principe du « mandar obedeciendo », où le peuple commande et le gouvernement obéit.

Comme le souligne le Comité central de la Garde nationale durant la Commune de Paris : « les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion sont révocables, comptables et responsables. C’est une telle assemblée, la ville libre dans le pays libre, que vous allez fonder. Citoyens, vous tiendrez à honneur de contribuer par votre vote à cette fondation. Vous voudrez conquérir à Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir élu le premier sa commune républicaine »[3]. Face à la corruption municipale endémique, rien de mieux qu’un renouvellement radical des pratiques politiques par la résurgence des assemblées citoyennes locales et du mandat impératif comme antidote au cynisme, à l’abstentionnisme et à l’apathie. Vive la Commune ! 



[1] Paul R. Bélanger, Benoît Lévesque, « Le mouvement populaire 
et communautaire : 
de la revendication au partenariat (1963-1992) », Les Classiques des Sciences Sociales, Chicoutimi, 1992.
[2] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tome 1, Gallimard, Paris, 1986, p.112-113
[3] Journal des journaux de la Commune : tableau résumé de la presse quotidienne du 19 mars au 24 mai, Tome premier, Libraires-Éditeurs, Paris, 1871, p. 97-98

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