mercredi 9 juillet 2014

Nous pouvons : quelques ruminations théoriques sur un parti de troisième génération


 Les problèmes des partis

Nous sommes d’une génération qui aura non seulement la chance, mais le devoir de transformer radicalement la société. Nous vivons présentement une période d’« accélération historique », où le trou béant laissé par la crise financière, l’austérité, la corruption, la spoliation du territoire par les élites économiques, politiques et pétrolières, laisse entrevoir une lumière qui perce la grande noirceur, l’étincelle d’un nouveau monde qui demande à naître. Celui-ci se manifeste par l’irruption de grands mouvements de contestation, d’initiatives citoyennes, d’expérimentations collectives prenant place dans les interstices du système. Des fils tissent une vaste toile de nouvelles pratiques sociales, le terreau d’une société libre, écologique, démocratique et coopérative. Toute la question réside dans la traduction politique des aspirations citoyennes, c’est-à-dire la nécessaire transformation des institutions afin que celles-ci ne servent plus à freiner, mais à laisser libre cours à la créativité populaire.

Ce problème délicat est nul autre que celui de l’articulation complexe entre la sphère politique et les mouvements sociaux, l’État et la société civile, le parti et l’auto-organisation populaire. C’est bien sur cette question cruciale et difficile, celle du pouvoir et de la forme de l’organisation politique susceptible de réaliser une transformation sociale à grande échelle, que le mouvement altermondialiste reste aujourd’hui bloqué. Il faut maintenant repenser, dans notre contexte spécifique et national, la stratégie qui devra guider une action politique réellement populaire. Celle-ci ne réside pas tant dans le contenu du projet de société, mais dans la façon de le promouvoir, dans la forme vivante et incarnée qui pourra porter ces nouvelles idées. Cette réflexion interroge le rôle central de la « mise en discours », de la création du véhicule, du « logiciel » qui pourra éveiller la conscience commune, forger une volonté collective qui ne se limitera plus à « une rue opposée aux urnes », mais deviendra le pouvoir constituant de la société à venir.

Pour le meilleur et pour le pire, la corruption généralisée et la crise du parlementarisme amène une perte de légitimité de la démocratie représentative, et alimente une méfiance grandissante envers les partis qui sont dès lors obligés de se réinventer. Or, la majorité de ceux-ci ne le peuvent pas, précisément par ce que sont de vieux partis, c’est-à-dire des organisations politiques ayant une longue histoire, une structure très hiérarchique, une « inertie institutionnelle » qui freine le changement organisationnel et l’émergence de nouvelles idées. Nous nommerons « partis de première génération » les organisations qui représentent non seulement de vieilles conceptions du monde, mais des formes institutionnelles archaïques calquées sur le modèle parlementaire, et qui visent d’abord à gouverner sans changer la société. La grande majorité des partis politiques provinciaux et fédéraux entrent dans cette catégorie : PLQ, PQ, CAQ, Bloc québécois, Parti conservateur, PLC, NPD. Il y a également les « partis de seconde génération », qui se caractérisent par de nouvelles visions du monde, une volonté de changement sincère, une aisance avec les nouvelles formes de communication et de démocratie participative. Ce sont en quelque sorte les partis « progressistes » qui sont nés après les années 2000, et sont composés en bonne partie de jeunes : Québec solidaire et Option nationale.

Néanmoins, ces jeunes partis héritent de la forme organisationnelle de l’ancienne génération, et de la même obsession pour les élections nationales. S’ils souhaitent transformer la société en profondeur (par le contrôle démocratique du système économique et/ou l’indépendance politique), ils préservent la distinction classique entre la rue et les urnes, la fonction du parti étant d’obtenir une majorité parlementaire pour mettre en œuvre le projet de pays et/ou de société. Or, la politique traditionnelle n’est plus mobilisatrice et vectrice d’enthousiasme populaire. Les campagnes électorales sont plus souvent révélatrices d’un système politique désuet, où les candidats nous courtisent en prétendant qu’ils sont moins corrompus que leur voisin et qu’ils pourront « bien gouverner » à notre place, en utilisant des slogans insipides quand ils ne sont pas carrément ridicules. Il semble de moins en moins probable que les grands changements exigés par les défis du XXIe siècle puissent venir de l’élection d’un parti salvateur, qui appliquera de grandes réformes « par le haut » à la manière de la « révolution passive » des années 1960-1970.

Une troisième génération

Doit-on pour autant renoncer à toute participation électorale ? Si nous regardons la majorité des théoriciens critiques et la constellation de la nouvelle gauche radicale, il semble que l’hégémonie idéologique soit davantage celle de l’anti-étatisme des mouvements sociaux, autonomes, communistes et libertaires, ceux-ci se méfiant sérieusement de la logique parlementaire et prônant l’auto-organisation de la multitude, des luttes sociales et de la démocratie intempestive, à la manière des Indignés, du printemps québécois et de l’insurrection de la place Taksim. Nous serions davantage à l’ère de la révolte et de la contestation que de la révolution. Or, l’émergence d’une nouvelle expérience politique vient de bousculer le « partage du sensible » entre les urnes et la rue, comme un éclair qui soulève l’enthousiasme de plusieurs personnalités critiques aux sensibilités apparemment diverses. Qui aurait cru que Wendy Brown, Étienne Balibar, Judith Butler, Noam Chomsky, Mike Davis, Michael Hardt, Naomi Klein, Chantal Mouffe, Antonio Negri, Jacques Rancière et Slavoj Žižek signeraient un jour une lettre commune pour appuyer un parti politique ?

« Podemos est issu de la vague de soulèvements populaires qui, depuis 2011, se sont propagés à travers le monde en exigeant une démocratie digne de ce nom. Son fonctionnement favorise la participation politique du peuple, organisant des élections primaires ouvertes, l’élaboration d’un programme politique participatif, la constitution de plus de 400 cercles et assemblées populaires dans le monde entier. Podemos obtient ses ressources exclusivement de contributions populaires, refusant tout prêt bancaire, et toute sa comptabilité est publique et accessible en ligne (podemos.info). Tous ses représentants seront révocables, et soumis à la stricte limitation de leurs mandats, leurs privilèges et leurs salaires.

Le programme politique de Podemos reflète les contributions de plusieurs milliers de citoyens, et exprime un sens commun partagé par des millions de personnes autour du monde : il propose de rompre avec la logique néolibérale de l’austérité et la dictature de la dette ; une répartition équitable des richesses et du travail ; la démocratisation radicale de toutes les instances de la vie publique ; la défense des droits sociaux et des services publiques ; ainsi que la fin de l’impunité et de la corruption qui ont transformé le rêve européen de liberté, d’égalité et de fraternité en cauchemar d’une société injuste, cynique et oligarchique.

Cette élection nous a montré que la désaffection et le malaise créés par les politiques de la Troïka favorisent la montée de la xénophobie et du fascisme. Il est donc urgent que l’espoir exprimé par Podemos se diffuse dans l’ensemble de nos pays : c’est l’image d’un peuple qui refuse de se soumettre à la passivité et se propose de récupérer ce pouvoir qui lui est propre, la capacité démocratique de décider ce qui est commun, ce qui détermine la vie de tous. »[1]

L’art du discours

La première force du mouvement Podemos se trouve dans son nom. « Nous pouvons » n’est pas un énoncé constatif, c’est-à-dire un nom qui décrit une chose comme Québec solidaire ou Option nationale, mais un énoncé performatif, qui accomplit une action en changeant la conscience de celui qui entend ou prononce cette déclaration. Idle no more avait cette même fonction performative, comme le slogan yes we can de la campagne Obama. Par ailleurs, l’expression « nous pouvons » a la capacité d’articuler étroitement deux termes apparemment vagues lorsqu’ils sont considérés séparément. Qu’est-ce que le « nous », et qu’est-ce que « pouvoir » ? En fait, le « nous » se définit par la capacité d’agir, et cette puissance cerne les contours de ce « nous » en le réalisant. Le « nous » isolé est une chose, une réification de la communauté, considérée dans sa passivité ; le « nous pouvons » désigne plutôt une relation dynamique, une activité qui s’auto-institue ; l’action précède et détermine l’identité collective. Cette expression renvoie à la logique de l’empowerment, c’est-à-dire du processus d’apprentissage et du développement des capacités d’action. En français, nous parlons parfois de capacitation, d’autonomisation, de pouvoir d’agir, et même d’émancipation.

Dans le contexte québécois, le nom « nous pouvons » n’aurait sans doute pas le même écho dans la conscience populaire, car il n’émane pas d’une large expérience vécue et du langage « parlé » par la majorité. C’est pourquoi nous devons d’abord faire appel à notre propre langue, une étude fine du langage et du sens commun étant un élément incontournable d’une stratégie politique, et même de toute philosophie pratique, comme le rappelle Gramsci. « Une fois que l’on a posé la philosophie comme conception du monde et conçu l’activité philosophique non plus [seulement] comme un travail « individuel » d’élaboration de concepts systématiquement cohérents, mais aussi et surtout comme une lutte culturelle pour transformer la « mentalité » populaire et répandre les innovations philosophiques qui s’avèreront « historiquement vraies » pour autant qu’elles deviendront concrètement, c’est-à-dire historiquement et socialement, universelles, le problème du langage et des langues doit techniquement être placé au premier plan. Il faudra revoir à ce sujet les publications des pragmatistes. »[2]

Nous devons élaborer un nouveau vocabulaire politique, une sémantique de l’émancipation qui associe étroitement des termes comme « démocratie radicale », « pouvoir d’agir », « cercles citoyens », « unité populaire », « révolution solidaire » au cœur d’un discours cohérent et expressif, qui résonne directement dans l’imaginaire collectif. « On peut déduire de cette constatation l’importance du « moment culturel » jusque dans l’activité pratique (collective) : tout acte historique ne peut pas ne pas être accompli par l’« homme collectif » ; il présuppose, autrement dit, la réalisation d’une unité « culturelle-sociale » grâce à laquelle une multiplicité de volontés séparées, avec des finalités hétérogènes, se soude pour un même but sur la base d’une conception du monde (égale) et commune (générale et particulière, agissant de manière transitoire – par la voie émotionnelle – ou permanente, en sorte que la base intellectuelle est tellement enracinée, assimilée, vécue, qu’elle peut devenir une passion). Puisque c’est ainsi que les choses se passent, on peut voir l’importance du problème linguistique général, c’est-à-dire de la réalisation collective d’un même « climat » culturel. »[3]

Le problème du charisme

Une première objection que nous pouvons faire à cette stratégie discursive renvoie au rôle central joué par le recours aux affects, à la personnalisation, au magnétisme des mots visant à forger une unité populaire autour d’un individu ou d’un groupe charismatique. Le cas de Podemos est exemplaire à cet égard, car malgré la structure horizontale du parti, l’importante démocratie participative et numérique qui le constitue, le socio-financement de l’ensemble des projets collectifs et le travail collaboratif qui visent à limiter la concentration du pouvoir, le leader du mouvement, Pablo Iglesias, jouit d’un important charisme qui séduit une bonne partie de l’électorat. Comment expliquer ce paradoxe ? Il faut en effet voir que l’expérience de Podemos a été rendue possible par l’implication des Indignés, l’initiative de collectifs anticapitalistes associés au NPA (Izquierda anticapitalista) et l’habilité médiatique de Pablo Iglesias à titre de porte-parole du mouvement.

« En effet, sa relation avec le petit écran n’est pas le fruit du hasard. Elle est intentionnelle et stratégique. « Nous expérimentons notre communication politique depuis le principal espace de communication politique qu’est la télévision, explique-t-il. Tout ce que nous avons appris à La Tuerka, nous l’appliquons sur les grandes chaînes. » La Tuerka est une émission de télévision que Pablo Iglesias et ses collaborateurs (professeurs et élèves de sciences politiques à l’université Complutense de Madrid) ont diffusée sur Internet et sur la TNT. 

Dans ces espaces aux audiences a priori marginales, Iglesias s’est formé comme présentateur, interviewer et homme de télévision. Certes, l’homme dénonce, mais il est entraîné à parler face au public. Et avec un message inflexible. D’entrée de jeu, son passage à la télévision généraliste a été un succès : il savait se contenir, il pouvait débattre, il était à l’aise devant les caméras, il pouvait participer à des émissions de l’autre bord idéologique, mais il ne perdait jamais contenance. Une main de fer idéologique dans un gant de velours. 

La télévision et les réseaux sociaux ont fait le reste. Ils ont permis de mettre un visage et une queue-de-cheval sur cette voix de la gauche. Iglesias est un homme tranquille au message dur, adressé aux déshérités, aux victimes de la crise économique et aux classes moyennes appauvries. Il s’exprime sans détours, qualifie de castes les directions des grands partis, appelle « régime de 78 » la transition démocratique, évoque ces grands-pères qui ont défendu la République il y a quatre-vingts ans et critique les “millionnaires aux bracelets rouge et jaune [drapeau de l’Espagne] ».[4]

Pablo Iglesias serait-il le « Margaret Thatcher de gauche »[5] que Slavoj Žižek appelle de ses vœux ? La rapide expansion électorale de Podemos quelques mois après sa création est-elle symptomatique d’une mode passagère, et risquerait-elle d’amener une séparation rapide entre la base et la tête du parti en l’absence d’un véritable enracinement local ? Devrait-on se méfier des discours populistes, même de gauche, qui s’appuient sur l’air du temps et reproduisent un vedettariat qui pourrait s’avérer pernicieux à la longue, malgré les meilleurs intentions démocratiques du mouvement ? Tout pouvoir charismatique est-il à rejeter, tout comme les formes de dominations traditionnelle et bureaucratique qui nous enferment dans des rapports autoritaires qui empêchent le peuple de s’auto-gouverner ? Pour mettre en perspectives ces épineuses questions, nous ferons un détour par l’analyse classique de Max Weber dans Le savant et le politique.

À suivre…



[2] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement, guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p.77-78
[3] Ibid., p.79
[5] Slavoj Žižek, The simple courage of decision: a leftist tribute to Thatcher, Newstatesman, 17 avril 2013

samedi 5 juillet 2014

L’indépendance, c’est maintenant que ça commence!

Au-delà du mandat

Le débat théorique sur la précision du mandat de l’assemblée constituante ne représente pas l’alpha et l’oméga de la stratégie d’accession à la souveraineté, mais une clarification conceptuelle permettant de dégager le sens général de la démarche, l’objectif ultime du processus constituant. D’ailleurs, comment une telle stratégie peut-elle mobiliser dès maintenant le combat pour l’indépendance, autrement qu’en attendant l’élection éventuelle d’une majorité souverainiste au Parlement qui mettra en œuvre une loi sur l’Assemblée constituante une fois au pouvoir ? Doit-on simplement parler de souveraineté, montrer pour une nième fois les avantages de l’indépendance en termes de péréquation, de contrôle sur les lois, les impôts et les traités, en invitant les nouvelles personnes convaincues à voter pour un parti politique ou militer pour lui ?

Doit-on plutôt activer la conscience populaire par une large mobilisation qui favorise l’auto-organisation citoyenne, indépendamment des partis? Et si l’élection d’un gouvernement indépendantiste n’était pas la condition d’émergence d’une assemblée constituante, mais bien plutôt l’inverse ? Et si les citoyens et citoyennes n’avaient pas à attendre passivement la classe politique pour faire l’indépendance, mais la mettaient eux-mêmes en œuvre par la mise en place d’une démarche constituante issue de la société civile ? Celle-ci pourrait délibérer dès maintenant des contours du projet de pays, redonner le goût au peuple québécois pour son avenir politique, qu’il prendrait lui-même en charge par sa propre initiative. N’est-ce pas là le sens profond de la souveraineté populaire, qui désigne autant : a) le droit d’auto-détermination des peuples (capacité de choisir la souveraineté nationale) ; b) l’auto-gouvernement populaire (République démocratique) ; c) la démarche d’accession à l’indépendance (processus constituant basé sur la démocratie participative) ; d) l’auto-organisation citoyenne et populaire ?

Évidemment, plusieurs rétorqueront qu’une assemblée citoyenne non encadrée par une loi émanant de l’Assemblée nationale aurait peu de moyens financiers et logistiques, une faible légitimité démocratique et aucune force de loi, le projet de constitution virtuel ne pouvant aboutir sur un référendum décisif. S’agit-il pour autant d’un spectacle, d’un jeu pour souverainistes impatients, d’une tentative de précipiter un rêve qui ne se matérialisera peut-être jamais ? Pour répondre à ce réflexe sceptique, il est nécessaire de montrer que la mise en place d’une telle démarche à partir de la rue et à une large échelle est ce qui rendra possible sa réalisation dans les urnes. Le pari est le suivant : avec une large coalition de la société civile, un projet clair, des moyens de mobilisation suffisants et des circonstances favorables, une assemblée citoyenne auto-organisée pourrait initier un vaste mouvement populaire en faveur de l’indépendance, un processus constituant qui viserait inévitablement sa transposition sur le plan institutionnel et politique. Des exemples historiques récents montrent d’ailleurs qu’une telle stratégie, loin d’être farfelue, a permis d’initier des changements insoupçonnés.

L’exemple de la Fourmilière islandaise

La premier cas de figure renvoie à la « Révolution des casseroles » islandaise amorcée en octobre 2008. Suite à l’importante vague de dérèglementation financière et de privatisation du secteur bancaire instaurée par plusieurs années de gestion néolibérale, ce qui semblait au départ représenter une grande réussite, le « miracle islandais », se transformera en cauchemar par l’irruption de la crise financière internationale : explosion de la dette publique par la décote des agences de notation, pénurie de crédit, faillite des trois principales banques commerciales islandaises, qui sont nationalisées et mises sous tutelle, chute de 50% de la valeur de la monnaie nationale, hausse des prix de 14%, augmentation de 45% du taux de chômage en un mois, 40% des ménages en accès à la propriété en rupture de paiement, etc. Un peuple historiquement « tranquille » s’est alors soulevé massivement pour dénoncer l’irresponsabilité du gouvernement et l’oligarchie financière, la contestation populaire provoquant la démission du Premier ministre et la défection de son gouvernement en janvier 2009, puis l’élection d’un gouvernement provisoire coalisant les partis progressistes, le Mouvement Gauche-Vert et l’Alliance social-démocrate. Le premier parti, d’inspiration anti-libérale, écologiste et féministe, représente l’analogue politique de Québec solidaire, alors que le second pourrait être vaguement associé au Parti québécois ou au Parti socialiste français (d’inspiration social-libérale).

C’est dans ce contexte explosif de crise sociale et de lutte populaire contre l’austérité que l’idée d’une révision fondamentale de la constitution islandaise a su trouver écho dans la population. Comme le souligne le journaliste Jérôme Skalsi, cette constitution était désuète malgré l’indépendance du pays. En effet, l’indépendance ne se résume pas à un simple statut politique formel (souveraineté nationale), mais à la nature des lois qui le définissent et qui permettent une réelle souveraineté populaire. « Adoptée en 1944 au moment de l’indépendance du pays comme une variante républicaine de la première, copie presque conforme de la constitution de la monarchie constitutionnelle danoise de 1866, objet de nombreux amendements constituant autant de jalons de l’histoire de l’Islande vers sa pleine souveraineté, son inadaptation aux réalités du pays était, en vain, régulièrement soulignée. »[1]

Si la loi sur l’Assemblée constituante fut adoptée par le nouveau gouvernement de gauche en juin 2010, cette idée fut d’abord impulsée un an plus tôt par une coalition de la société civile islandaise nommée Anthill (la Fourmilière). « Lancée en juin 2009 et préparée pendant cinq mois, cette réunion nationale se donnait pour tâche « d’entendre la voix du peuple » selon ses organisateurs et de dégager les valeurs de base de la société islandaise. […] Un site internet est créé. Près de 1500 personnes sont lancées au hasard par mail dans tout le pays. […] Les 1500 participants sont divisés en 162 groupes de discussion composés de neuf personnes. Le débat est vif, concentré et animé. […]

Son écho populaire sera important. Un rapport de synthèse des débats est rendu public. La nécessité d’un approfondissement de la démocratie islandaise par une séparation plus stricte des pouvoirs, la responsabilité des détenteurs de pouvoir exécutif, l’intervention directe des citoyens dans la vie politique, par la voie des référendums notamment, ainsi que le besoin de l’élaboration par le peuple islandais d’une nouvelle constitution sont, entre autres, soulignées. Prenant appui sur cet événement réactualisant étonnamment le processus d’élaboration des Cahiers de doléance rédigés préalablement à la réunion des États généraux de 1789, de même que certaines des procédures de désignation des magistrats de la démocratie athénienne (tirage au sort), le gouvernement décide de lancer un partenariat avec l’Anthill en vue d’engager le processus de révision constitutionnelle à l’imitation de cette initiative. »[2]

Bien que l’initiative citoyenne de la Fourmilière ne représente pas une assemblée constituante en miniature, mais plutôt une sorte de forum national ou d’événement ponctuel de brainstorming sur les enjeux démocratiques de la société islandaise, celle-ci a tout de même pu mobiliser largement la population et faire pression sur le gouvernement pour qu’il mette en œuvre les réformes exigées, dont un processus constituant basé sur la souveraineté populaire. On pourrait imaginer la même chose au Québec avec un mouvement citoyen initié par une foule d’organisations de la société civile (Conseil de la souveraineté du Québec, Nouveau mouvement pour le Québec, Institut du Nouveau Monde, etc.) qui lanceraient conjointement une plateforme non-partisane permettant d’expérimenter, dès maintenant, un processus délibératif et participatif visant à forger le projet constitutionnel d’un Québec indépendant.

Le procés constituent catalan

Le deuxième cas de figure est celui du mouvement citoyen lancé en avril 2013 par l’économiste catalan Arcadi Oliveres et Teresa Forcades, sœur bénédictine féministe, indépendantiste et anticapitaliste. Cette « nonne radicale » est selon The Guardian l’une des leaders les plus franches et atypiques de la gauche européenne.[3] Docteure en santé publique, cette activiste n’hésite pas à critiquer l’industrie pharmaceutique, à dénoncer le patriarcat de l’Église catholique en articulant féminisme et théologie de la libération, et à promouvoir la lutte pour l’émancipation nationale par l’auto-organisation populaire. Le manifeste co-écrit par les deux auteurs en témoigne :

« Les signataires appellent la population de la Catalogne à se joindre à ce manifeste qui a pour objectif le lancement d’un processus constitutionnel en Catalogne qui permette au peuple catalan de décider de manière démocratique et pacifique le modèle d’Etat et de pays qu’il désire. Les mobilisations des deux dernières années ont montré un potentiel croissant de lutte sociale et un large rejet des politiques qui prétendent résoudre la crise en récompensant ses responsables directs avec de l'argent, de la reconnaissance et des privilèges, et en endettant pour la vie la majorité de la population.

L'actuel modèle économique, institutionnel et politique, a échoué. Il est urgent de créer ensemble un nouveau modèle politique et social et cela doit se faire sans répéter les formules du passé, conscients que le processus ne sera ni facile ni de courte durée. Cela demandera de l'auto-organisation et une mobilisation sociale continue. C’est seulement avec la participation active de la population et la mobilisation dans la rue que l’on pourra garantir un processus de profond changement social. Pour ce faire, nous devons impulser un ample processus de réflexion et de convergence, pluraliste et participative, capable de reconnaître, dans leur compétence et leur diversité, les nombreux collectifs qui travaillent depuis longtemps pour le changement démocratique et pacifique, et capable de les intégrer dans une plate-forme unitaire qui cristallise le mécontentement social croissant en une majorité politique organisée en faveur d'un changement de modèle.

Il s'agit d'initier un processus qui part de la base, en créant des espaces de rencontre entre le maximum de collectifs et de personnes dans les quartiers et les villages, afin de construire un nouvel outil pluriel et diversifié et d'articuler une candidature la plus large possible pour les prochaines élections au Parlement de Catalogne, dans le but de défendre la convocation d'une Assemblée Constituante pour définir le nouveau modèle d’Etat et d’organisation socio-économique que nous voulons.

Notre objectif n'est pas de créer un nouveau parti politique. Aucune des deux personnes qui présentent ce manifeste n’a l’intention de se présenter aux élections, mais nous voulons aider à impulser un processus qui part de la base et qui culmine avec la création d'une candidature unitaire qui aura comme objectif la convocation de l'assemblée constituante dont nous avons besoin afin d’élaborer une nouvelle Constitution pour la République Catalane, de manière qu’il ne soit plus possible dans l'avenir que les intérêts de quelques-uns l'emportent sur les besoins de la majorité. 

Un projet de changement social et de rupture avec l'ordre actuel aura à proposer une série de mesures basiques et d'urgence. Leur définition est une tâche collective à réaliser par toutes les organisations et les personnes qui participent à ce processus. Une première liste provisoire, indicative et non exhaustive, des points à considérer est la suivante :

1. L'expropriation des banques privées, l’établissement d’une banque publique et éthique, frein à la spéculation financière, une fiscalité équitable, un audit de la dette et le non paiement de la dette illégitime.
2. Des salaires et des retraites dignes, le refus des licenciements, la réduction de la journée de travail et le partage de tous les travaux, y compris le travail domestique et de soins non rémunéré.
3. La démocratie participative, la réforme électorale, le contrôle des élus, l’élimination des privilèges des hommes politiques et la lutte déterminée contre la corruption.
4. Un logement décent pour touts, un moratoire sur les expulsions et rétroactivité de la récente loi sur la dation du logement en paiement de l’emprunt effectué pour son acquisition.
5. Non aux privatisations, annulation de toutes les coupes budgétaires et renforcement du secteur public sous contrôle social.
6. Droit à la libre disposition de son corps et non à la violence sexiste.
7. Reconversion écologique de l'économie, expropriation et socialisation des opérateurs énergétiques et souveraineté alimentaire.
8. Droits à la citoyenneté pour tous, non à la xénophobie et abrogation de la législation sur les étrangers.
9. Des médias publics sous contrôle démocratique, logiciels et réseaux libres, dé-marchandisation de la culture.
10. Solidarité internationale, non à la guerre, et pour une Catalogne sans armée et hors de l'OTAN.

Nous sommes à la croisée des chemins, un moment historique où il est nécessaire de faire un pas en avant et de rassembler les forces. Nous appelons la population de la Catalogne à signer ce Manifeste et aider à construire ensemble cette initiative de changement en faveur d'un modèle social, économique et politique, égalitaire et participatif qui refuse de séparer la Liberté de la Justice et de la Solidarité. »[4]

Le cafouillage électoral

Cet exemple catalan correspond davantage à la situation politique québécoise que le cas islandais, où le statut politique de l’Islande n’était pas remis en question. Il faut certes éviter de transposer trop schématiquement le contexte catalan sur celui du Québec, le premier étant caractérisé par une montée historique du mouvement indépendantiste et une crise sociale et économique beaucoup plus prononcée qu’en Amérique du Nord. Or, il est intéressant de souligner l’étroite articulation entre le processus constituant, la lutte pour l’émancipation nationale, le projet de transformation sociale et les nouvelles formes d’auto-organisation visant à intégrer ces dimensions par le pouvoir populaire.

Suite à la publication de leur manifeste, Teresa Forcades et Arcadi Oliveres lancèrent l’initiative Procés Constituent afin de mobiliser la population à travers des assemblées territoriales et sectorielles, le réseautage de citoyens et d’associations de la société civile. Cette forme d’organisation, à mi-chemin entre les mouvements sociaux et le parti politique, vise à présenter des candidatures aux prochaines élections régionales et municipales, les municipalités étant perçues comme des lieux de réappropriation du pouvoir citoyen et de changement social, ainsi qu’un levier pour le projet libération nationale[5]. Il faut d’ailleurs noter la parenté entre cette récente initiative et l’Assemblea Nacional Catalana[6], large organisation citoyenne lancée en 2011 et structurée sous formes d’assemblées locales, initiant de vastes campagnes de mobilisation populaire avec l’aide de Municipis Independencia, association des municipalités pour l’indépendance.[7].

La principale différence entre les différentes organisations nationalistes et indépendantistes catalanes et le mouvement Procés Constituent réside dans la promotion spécifique de l’assemblée constituante comme stratégie de réappropriation des institutions politiques, alors que les premières militent essentiellement en faveur de la consultation référendaire qui aura lieu le 9 novembre 2014. Ces stratégies ne sont pas incompatibles, loin de là, et elles peuvent s’alimenter en redonnant au peuple l’énergie et la volonté de s’auto-déterminer en changeant la façon dont la société est gouvernée. Le seul problème réside dans la multiplication et la confusion des initiatives qui se marchent parfois sur les pieds.

Par exemple, la Candidatura Unitat Popular (CUP)[8], parti de gauche anticapitaliste, indépendantiste et municipaliste qui existe depuis 1999, a obtenu 106 élus municipaux en 2011 et 3 députés à la Generalitat en 2012. La CUP est « concurrencée » par le parti espagnol Podemos, qui a obtenu un score impressionnant aux dernières élections européennes et prévoit proposer des candidatures aux prochaines élections municipales et régionales. Avec l’arrivée récente de Procés Constituent, et l’existence d’autres partis comme les écolo-communistes du parti Iniciativa per Catalunya Verds (ICV), proche de la Gauche unie espagnole, nous pouvons constater une fragmentation qui caractérise trop souvent la gauche radicale qui s’éparpille en petites chapelles protégeant leur idiosyncrasie. Les prochaines élections municipales catalanes feront inévitablement l’objet de nombreuses négociations locales, et il ne serait pas étonnant, et même très utile, de voir émerger un « Front de gauche indépendantiste » avec un programme commun, axé sur la transformation sociale, la démocratie radicale, l’indépendance nationale et la décentralisation du pouvoir vers les municipalités.

Retour au Québec : une stratégie post-partisane

Comment peut-on s’inspirer des expériences islandaise et catalane, tout en adaptant l’idée d’assemblée constituante dans le contexte québécois de 2014-2015 ? Il faut d’abord noter que le programme de Québec solidaire proposait déjà une stratégie qui dépassait largement la campagne « Pays de projets »[9] lancée en 2010, qui ne représentait en fait que la première phase d’un vaste mouvement social. Cette campagne visait à faire connaître la proposition originale du parti sur la question nationale, en mélangeant éducation populaire, communication politique et influence idéologique du mouvement souverainiste. Cette première phase a tout de même porté certains fruits, si nous remarquons notamment que le Conseil sur la souveraineté du Québec publiera vers la fin août un rapport portant directement sur la démarche constituante et la souveraineté populaire. La forte popularité de l’idée d’assemblée constituante au sein du mouvement souverainiste aurait été impensable quelques années auparavant.

Il est maintenant temps de relire la stratégie initiale du parti de gauche indépendantiste, qui pourrait donner à l’assemblée constituante sa pleine portée et relancer dès maintenant la lutte pour l’émancipation nationale au-delà de quelques campagnes de marketing politique comme « avoir le goût du pays, c’est pas juste manger de la poutine »[10]. Il s’agit de sortir du cadre partisan pour créer un réel mouvement auto-organisé qui pourra prendre les rênes du processus constituant. La création préalable d’une assemblée constituante crédible, expérimentée, popularisée, revendiquée et déterminée permettra alors, dans un second temps seulement, de former un tremplin électoral pour la prise du pouvoir d’État.

« Parler d’Assemblée constituante, ce n’est pas poser abstraitement un nouveau chemin vers la souveraineté du Québec. C’est proposer de discuter, de la manière la plus démocratique et la plus large possible, des mécanismes essentiels pour assurer la défense du bien commun, pour articuler le projet d’indépendance politique et les revendications sociales. […] Québec solidaire visera graduellement à construire une alliance démocratique, sociale et nationale pour regrouper l’ensemble des forces syndicales, populaires, féministes, étudiantes, écologistes et les partis souverainistes autour de la reconnaissance de la souveraineté populaire qui se concrétisera par l’élection d’une Assemblée constituante.
La stratégie de Québec solidaire consistera à mettre en route et développer une véritable démarche citoyenne afin que toutes et tous soient associés à la détermination de notre avenir collectif. La popularisation de l'idée de constituante devra être préparée par la mise sur pied, aux niveaux local ou régional à la grandeur du Québec, d’une démarche de démocratie participative. Cette démarche permettra aux citoyennes et aux citoyens de s’exprimer et de discuter ensemble, de manière à ce que se constitue peu à peu un large appui au sein de la population. Une telle démarche peut s’amorcer avant l’élection d’un gouvernement proposant l’élection d’une constituante et elle devra se poursuivre après cette élection tout en étant soutenue financièrement par ce gouvernement.
Pour être légitime, le processus devra être profondément démocratique, transparent et transpartisan. La campagne électorale qui mènera un parti ou une alliance fondée sur l’Assemblée constituante au pouvoir devra mettre de l’avant l’obtention d’un mandat pour l’élection d’une Assemblée constituante qui représente pour Québec solidaire le moyen d’accession à l’indépendance et de transformation de la société, processus dont cette campagne ne sera qu’une première étape. »[11]

Le mouvement indépendantiste a donc une tâche historique à mettre en œuvre dès maintenant pour se donner une chance d’amorcer une rupture dès 2018 ou 2022, si la conjonction des circonstances favorables et de la volonté collective, d’une crise sociale et d’une alternative politique, seront réunis à ce moment précis. Si nous ne pouvons pas prévoir l’avenir ou influencer directement l’évolution de la conjoncture internationale, nationale et locale, nous pouvons développer les idées et les moyens de mobilisation, le pouvoir idéologique et les outils pratiques qui nous permettront d’agir sur le kairos, le temps de l’occasion opportune qui représente l’objet de l’action politique par excellence, l’art stratégique qui consiste à saisir le point de basculement décisif.

jeudi 3 juillet 2014

Notes sur le gouvernement révolutionnaire : la constitution sera indépendantiste ou ne sera pas


Entre foi et communication

Après l’échec historique du Parti québécois et tout le bavardage médiatique sur l’affaiblissement du mouvement souverainiste, la première erreur serait de renoncer au projet d’indépendance, ou de le mettre en veilleuse quelques années pour s’adapter aux humeurs changeantes d’un peuple qui ne croit plus en son avenir politique. Il ne s’agit pas ici de nier le fait que l’appui populaire à l’idée de souveraineté nationale est largement insuffisant, et qu’il faudrait simplement redoubler de ferveur souverainiste pour renverser la situation. La ferveur renvoie au zèle, à la dévotion, à un sentiment religieux intense, et l’une des raisons de l’essoufflement du projet souverainiste réside probablement dans le fait qu’il repose largement sur une foi sans contenu, déclinant progressivement avec le vieillissement des fidèles. Si toute idéologie politique ressemble jusqu’à un certain degré à une religion, l’Église souverainiste est devenue moribonde et doit faire appel à la jeunesse pour espérer de reprendre vie.

Or, ce renouvellement ne peut se limiter au recrutement de jeunes militant.e.s volontaristes qui souhaitent réanimer comme tel le rêve des fondateurs, reprenant sans remettre en question le discours de Lévesque, Parizeau et compagnie. Ce n’est pas tant les porteurs du discours souverainiste qui vieillissent, mais le discours lui-même. Et le discours n’est pas d’abord une affaire de rhétorique, une technique de communication qui sert à montrer par des arguments économiques et des petits clips médiatiques le caractère « cool » de l’indépendance. La meilleure agence de communication et de marketing n’arrivera pas à « vendre » une idée politique au-delà d’un public cible ; c’est probablement une raison qui explique la grande popularité d’Option nationale auprès d’une certaine branche de la jeunesse, et l’indifférence générale auprès de ceux et celles qui ne sont pas « intuitivement » attachés à l’indépendance. Ce parti a fait un excellent travail de vulgarisation qu'il faut souligner, mais il faut replacer la pédagogie indépendantiste dans une perspective politique plus large. L’efficacité d’une image est souvent proportionnelle au caractère ciblé d’un groupe donné, et c’est pourquoi la stratégie communicationnelle doit toujours être subordonnée à une vision globale de société, à un projet politique capable d’intégrer les multiples enjeux et contradictions qui traversent la communauté nationale. Le projet d’indépendance ne doit pas être mieux véhiculé, mais ré-inventé. Comme le rappelle Deleuze, « nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création, nous manquons de résistance au présent. »

L’indépendance populaire

La principale innovation stratégique du projet indépendantiste des dernières années n’est pas issue du mouvement souverainiste classique, mais de la gauche politique. Elle consiste à faire reposer la souveraineté nationale sur le principe de souveraineté populaire, notion complexe située au carrefour de la société civile, de la démocratie participative et du droit d’auto-détermination des peuples. En gros, il s’agit de faire reposer la stratégie d’accession à l’indépendance sur une démarche constituante, une assemblée citoyenne qui serait chargée de rédiger la constitution du Québec. L’initiative ne vient donc plus d’une élite parlementaire qui s’engage à négocier la souveraineté du Québec avec l’État canadien à la suite d’une victoire du Oui lors de la consultation référendaire, mais d’un processus indépendant de l’Assemblée nationale qui serait chargé d’élaborer, par la participation et la délibération populaire, l’architecture institutionnelle du Québec : valeurs, droits, principes, institutions, distribution des pouvoirs, etc. La constitution devra ensuite être ratifiée par la population lors d’un référendum, la totalité des citoyens et citoyennes du Québec pouvant dès lors adopter ou rejeter le projet proposé.

Toute la difficulté réside dans l’articulation de la question du statut politique du Québec à l’intérieur du processus constituant. Normalement, un référendum sur l’indépendance nationale devrait précéder la rédaction d’une constitution afin d’éviter de brouiller les cartes. Or, la stratégie de l’assemblée constituante consiste précisément à rejeter la perspective référendaire classique en permettant au peuple québécois de rédiger un projet de pays qu’il aura lui-même construit, afin de lui donner une vision positive et déterminée d’une nouvelle société qui pourra le motiver à faire le saut nécessaire et assumer ce grand changement politique. Il s’agit en quelque sorte d’asseoir l’indépendance sur l’empowerment du peuple québécois, c’est-à-dire l’auto-organisation citoyenne qui pourra prendre elle-même en charge son avenir politique, l’État venant seulement appuyer financièrement et soutenir légalement une initiative issue de la base. Cette stratégie d’indépendance populaire représente un renversement conceptuel par rapport à l’approche élitiste, qui consistait à donner un chèque en blanc à la classe politique pour qu’elle fasse la souveraineté à la place du peuple.

Le dilemme de l’assemblée constituante

Si nous acceptons que l’épineuse question du statut politique du Québec devra être résolue à l’intérieur d’un processus constituant afin que le projet d’indépendance repose sur une démarche pleinement efficace, légitime, inclusive et démocratique, alors nous devons répondre à la question suivante : le mandat de l’assemblée constituante sera-t-il de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ? Si nous affirmons, à la manière de Québec solidaire et différents acteurs du mouvement souverainiste, qu’il s’agit avant tout de rédiger une constitution et que ce sera à l’assemblée citoyenne de décider si elle doit inclure ou non l’indépendance du Québec dans son projet, alors nous ouvrons la possibilité que le peuple québécois ne pourra pas exercer son droit d’auto-détermination lors du référendum qui conclura le processus. Si nous affirmons au contraire que l’assemblée constituante devra rédiger la constitution d’un Québec indépendant, alors celle-ci s’expose au risque qu’elle ne pourra pas rallier les personnes qui n’étaient pas convaincues au départ, limitant ainsi son caractère inclusif. Nous soutiendrons ici que la première option est inconsistante du point de vue démocratique, et qu’elle présente d’importantes lacunes en termes d’efficacité avant et pendant le processus constituant. Nous argumenterons ensuite en faveur de la deuxième option, en réfutant l’objection selon laquelle la précision du mandat de l’assemblée constituante limiterait son potentiel démocratique et mobilisateur.

Tout d’abord, le mandat « ouvert » de l’assemblée constituante traite la question du statut politique du Québec (indépendance ou provincialisme) comme une question parmi d’autres qui se retrouvera dans une liste de propositions lors du référendum. Le parti qui sera alors au pouvoir à l’assemblée nationale, Québec solidaire par exemple, pourrait faire valoir sa perspective indépendantiste comme une option parmi d’autres aux côtés de ses valeurs progressistes afin de préserver l’autonomie de l’assemblée constituante. « Celle-ci aura pour mandat d’élaborer une ou des propositions sur le statut politique du Québec, sur les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que la définition de ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Les propositions issues de l’Assemblée constituante, y compris celle sur le statut politique du Québec, seront soumises au choix de la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. Tout au long de la démarche d’Assemblée constituante, Québec solidaire défendra son option sur la question nationale québécoise et fera la promotion de ses valeurs écologistes, égalitaires, féministes, démocratiques, pluralistes et pacifistes, sans toutefois présumer de l’issue des débats. »

Bien que cette position semble manifester une grande ouverture à la pluralité des positions et donc une certaine neutralité quant aux divergences de perspective sur la question nationale, celle-ci cache le fait que le but implicite de la démarche n’est pas de rédiger une constitution pour le simple plaisir de la délibération, mais de faire l’indépendance. Évidemment, la stratégie consiste à ouvrir la démarche au plus grand nombre de personnes et de convaincre ensuite une majorité en cours de route. On fait alors le pari que le débat démocratique pourra créer un « consensus » sur la question nationale, celui-ci n’étant pas réglé d’avance mais le résultat spontané d’une réflexion collective. On croit alors que l’indépendance émergera d’elle-même en ne donnant aucune orientation initiale au processus, afin de ne pas faire peur à ceux et celles qui ne sont pas d’emblée convaincus par la pertinence de la souveraineté mais changeront probablement d’idées en participant.

L’analogie de la grève générale

Or, cette perspective spontanéiste repose sur une prémisse fausse qui stipule que l’objet du débat étant prédéterminé, les personnes hésitantes ou opposées au projet ne participeront pas à la délibération. Au contraire, le fait de préciser clairement un enjeu controversé d’intérêt général dans le but de convaincre une assemblée permet d’éclaircir l’objectif de la démarche, de mobiliser les membres à participer, et d’assurer la transparence du processus délibératif. Prenons l’exemple d’une association étudiante dans laquelle le comité exécutif décide de convoquer une assemblée dans le but de déclencher une grève générale. Celle-ci a deux options : a) convoquer une assemblée générale avec plusieurs points à l’ordre du jour, dont l’un traite de la question « grève » afin de ne pas faire peur aux membres réticents ; b) convoquer une assemblée générale extraordinaire dont le point principal est « grève générale illimitée », dans laquelle les membres pourront discuter des modalités de cette grève, ses raisons, ses revendications et ses objectifs, et voter en faveur ou en défaveur de son déclenchement.

Dans la première option, le comité exécutif espère que le point grève sera traité comme une question parmi d’autres, l’assemblée ne devant pas être monopolisée par ce débat controversé. Néanmoins, cet enjeu fera irruption et prendra la plus grande place dans la discussion, laissant peu d’espace pour les autres points qui seront alors traités comme des questions secondaires. Certaines personnes pourraient également souligner les intentions cachées du comité exécutif qui, sous couvert de neutralité, voulait en fait déclencher une grève sans soulever de tollé. Dans la deuxième option, le comité exécutif assume l’objectif de la démarche en convoquant l’assemblée à cette fin, en confiant aux membres la tâche de délibérer de la nature du projet, des grandes lignes et même des détails, tout en leur laissant la liberté d’adopter ou de rejeter le projet lors de la décision finale. Certaines personnes pourraient certes reprocher au comité exécutif de vouloir orienter le processus, mais celui-ci serait clair sur ses intentions tout en laissant la possibilité à l’assemblée de s’emparer pleinement de cette question. Les membres farouchement convaincus ou opposés à la grève se mobiliseraient pour faire valoir leur point de vue, de même que les personnes indécises qui voudraient entendre les différents arguments et avoir leur mot à dire. Enfin, les membres pourraient établir collectivement les raisons, principes et modalités qui encadreront cet événement perturbateur pour l’association étudiante, afin d’expliciter clairement les pour et les contre d’une telle décision.

Souverainisme complexé et double constitution

Cette expérience de pensée permet d’illustrer à plus petite échelle deux perspectives divergentes sur une question litigieuse qui touche l’ensemble de la communauté politique. La première approche traite la question nationale de manière complexée, car elle affirme son soutien à l’indépendance sur le plan théorique tout en laissant la stratégie d’accession à l’indépendance indéterminée sur le plan pratique. Le souverainisme complexé, pour se démarquer politiquement des autres approches souverainistes, met de l’avant un processus constituant ouvert et inclusif, mais qui a tendance à occulter l’objectif de la démarche. L’accent est mis sur la souveraineté populaire au moment de la délibération, et non sur la souveraineté nationale qui est pourtant nécessaire à l’exercice de la souveraineté populaire après le référendum. Autrement dit, la souveraineté populaire est fondamentale durant le processus, tandis que la souveraineté nationale est optionnelle.

La souveraineté populaire est alors traitée comme un moyen, un outil stratégique, et non comme une fin, une forme de société. Autrement dit, l’assemblée constituante n’est plus l’instrument de la souveraineté populaire, c’est la souveraineté populaire qui devient l’instrument de l’assemblée constituante. Tout se passe comme si l’obsession de la souveraineté nationale au sein du mouvement indépendantiste avait provoqué la réaction opposée chez la gauche, qui revendique alors le primat de la souveraineté populaire (à juste titre) sans l’articuler pour autant au cadre national-étatique qui la rendra effective. Comment un peuple peut-il se gouverner lui-même sans des institutions politiques qu’il peut créer, modifier et destituer à sa guise ? Comment peut-il être souverain à l’intérieur d’institutions d’origine coloniale et banalisées par la routine parlementaire, qui sont elles-mêmes assujetties à une constitution qui n’a jamais fait l’objet d’une ratification populaire ? Même une constitution provinciale élaborée démocratiquement par le peuple québécois serait limitée a priori par le cadre constitutionnel canadien, officialisant ainsi l’autonomie relative accordée de facto à l’État québécois depuis 250 ans.

Le souverainisme complexé se retrouve également dans la stratégie de la « double constitution », qui vise à trouver un terrain d’entente entre les camps souverainistes et fédéralistes pour un combat équitable et éclairé qui laisserait place à deux projets lors du référendum. Le projet de pays serait mis côte à côte d’un projet provincial qui laisserait miroiter la possibilité d’un « fédéralisme renouvelé ». Or, à quoi peut bien servir la rédaction d’une constitution qui ne serait pas celle d’un Québec indépendant ? Nous pouvons certes donner l’exemple de la constitution de la Colombie-Britannique, qui réunit dans un même texte l’ensemble des règles de droit qui organisent les institutions de la province. Mais il y a tout de même des constitutions implicites dans l’ensemble des provinces, dans la mesure où celles-ci sont organisées par un ensemble de chartes et de lois fondamentales (Charte des droits et libertés de la personne du Québec, Charte de la langue française, etc.) à valeur quasi-constitutionnelle.

La principale fonction d’une constitution provinciale serait d’expliciter le statu quo, de montrer ce que nous ne pouvons pas faire à l’intérieur du carcan canadien, mais il n’est pas nécessaire de présenter cette possibilité comme une « alternative politique » devant obligatoirement faire partie du processus constituant. Une constitution provinciale provisoire pourrait même être adoptée par un gouvernement solidaire au début de son mandat, à titre de manœuvre pédagogique pour montrer les limites juridiques, politiques et économiques d’une telle approche. Le fait de rassembler les chartes et textes de lois existants, en ajoutant l’égalité homme-femmes et la laïcité n’aurait rien de problématique sur le plan démocratique. Autrement dit, il ne s’agit pas de présenter la constitution provinciale comme une option réelle, mais de la réaliser pour montrer ce qu’elle est en fait, soit un cul-de-sac politique, un changement cosmétique.

Vers une grève nationale illimitée

Le principal avantage de la stratégie de la double constitution, qui consiste à comparer systématiquement une constitution provinciale rachitique et une constitution républicaine musclée, peut donc être reprise de la manière suivante : 1) adoption d’une constitution provinciale par l’Assemblée nationale ; 2) déclenchement d’une assemblée constituante devant rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Les fédéralistes pourront certes se plaindre que le processus constituant est déjà « pipé d’avance » en faveur du projet de pays, mais leur option de réforme constitutionnelle intra-canadienne aura déjà été réalisée à l’Assemblée nationale. Ils ne pourront pas accuser l’assemblée constituante de vouloir « tromper le peuple » sous prétexte de neutralité, car sa fonction, le but explicite de cette démarche sera d’élaborer démocratiquement un projet de pays pour convaincre une majorité populaire de sa désirabilité et sa nécessité. Il n’y a nul trucage ici : le gouvernement solidaire agirait à titre de comité exécutif convoquant une grève nationale illimitée, qui sera débattue non pas dans l’enceinte étroite du parlementarisme, mais directement dans la société civile, la rue et les assemblées citoyennes.

Le processus constituant serait alors dirigé par un « gouvernement parallèle » populaire, élu ou tiré au sort idéalement, qui aurait pour fonction de créer le pays qui appelle à naître. Nulle ambiguïté, pure simplicité, l’assemblée constituante aura pour fonction de recueillir les témoignages et les propositions citoyennes pour former les contours d’une nouvelle société. Telle est la tâche d’un gouvernement révolutionnaire, c’est-à-dire d’un parti qui se veut l’outil effectif de la souveraineté populaire, qui laissera pleinement au peuple la capacité de forger librement les institutions qui lui tiennent à cœur. Celui-ci doit rompre avec le carcan juridique suprême, la loi canadienne qui empêche l’expression de la pleine souveraineté populaire, par la mise en place d’un processus qui invite à renverser l’ordre politique actuel. L’indépendance, même si elle se fait pacifiquement, démocratiquement et demeure « tranquille », n’en demeure pas moins une révolution au sens strict.

« L’élection d’une Assemblée constituante est donc un acte démocratique par excellence, un acte à la fois de rupture avec le statu quo du régime fédéral canadien et un acte réellement fondateur. En ce sens, c’est une suspension des mécanismes de la réforme constitutionnelle prévue par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. »[1]
Cette deuxième approche, que nous pouvons qualifié de « gauche indépendantiste », est décomplexée dans la mesure où elle n’a pas peur d’affirmer que l’indépendance n’est pas une option, mais une nécessité vitale pour la réalisation d’une souveraineté populaire qui ne reste pas dans le monde des abstractions. Contrairement au souverainisme complexé qui conçoit d’abord l’indépendance comme un instrument au service d’un projet de société, l’indépendantisme décomplexé considère l’indépendance comme un projet de société, comme une libération nationale qui sera elle-même vectrice de transformation sociale. Nous passons alors d’un « pays de projets » indéterminés à un « projet de pays » déterminé.

L’emploi de mots vagues comme « projet de société » est souvent le symptôme d’une incapacité à nommer directement les choses de peur d’offusquer les gens avec des termes connotés péjorativement par l’histoire et le discours dominant. Or, nous n’arriverons pas à convaincre une majorité en évoquant des termes généraux mais inoffensifs et en laissant nos adversaires définir à notre place les mots qui permettent de définir nos idées politiques. C’est à nous de donner un nouveau sens, de nouvelles images, de nouveaux contenus aux idées émancipatrices de nos ancêtres. Si le projet de société alternatif au capitalisme néolibéral et autoritaire peut être désigné par l’expression « écosocialisme démocratique », « social-démocratie libertaire » ou « société conviviale », le nom du projet de pays est « indépendance populaire » ou « République du Québec ». Nous pouvons employer les expressions « révolution citoyenne », « révolution fiscale » ou « révolution verte » pour marquer la rupture sans employer la rhétorique marxiste, mais il n’en demeure pas moins que l’horizon est celui d’une transformation radicale du monde dans lequel nous vivons.




[1] Un pays démocratique et pluriel, 5e Congrès de Québec solidaire, 2009, p.8

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...