jeudi 3 juillet 2014

Notes sur le gouvernement révolutionnaire : la constitution sera indépendantiste ou ne sera pas


Entre foi et communication

Après l’échec historique du Parti québécois et tout le bavardage médiatique sur l’affaiblissement du mouvement souverainiste, la première erreur serait de renoncer au projet d’indépendance, ou de le mettre en veilleuse quelques années pour s’adapter aux humeurs changeantes d’un peuple qui ne croit plus en son avenir politique. Il ne s’agit pas ici de nier le fait que l’appui populaire à l’idée de souveraineté nationale est largement insuffisant, et qu’il faudrait simplement redoubler de ferveur souverainiste pour renverser la situation. La ferveur renvoie au zèle, à la dévotion, à un sentiment religieux intense, et l’une des raisons de l’essoufflement du projet souverainiste réside probablement dans le fait qu’il repose largement sur une foi sans contenu, déclinant progressivement avec le vieillissement des fidèles. Si toute idéologie politique ressemble jusqu’à un certain degré à une religion, l’Église souverainiste est devenue moribonde et doit faire appel à la jeunesse pour espérer de reprendre vie.

Or, ce renouvellement ne peut se limiter au recrutement de jeunes militant.e.s volontaristes qui souhaitent réanimer comme tel le rêve des fondateurs, reprenant sans remettre en question le discours de Lévesque, Parizeau et compagnie. Ce n’est pas tant les porteurs du discours souverainiste qui vieillissent, mais le discours lui-même. Et le discours n’est pas d’abord une affaire de rhétorique, une technique de communication qui sert à montrer par des arguments économiques et des petits clips médiatiques le caractère « cool » de l’indépendance. La meilleure agence de communication et de marketing n’arrivera pas à « vendre » une idée politique au-delà d’un public cible ; c’est probablement une raison qui explique la grande popularité d’Option nationale auprès d’une certaine branche de la jeunesse, et l’indifférence générale auprès de ceux et celles qui ne sont pas « intuitivement » attachés à l’indépendance. Ce parti a fait un excellent travail de vulgarisation qu'il faut souligner, mais il faut replacer la pédagogie indépendantiste dans une perspective politique plus large. L’efficacité d’une image est souvent proportionnelle au caractère ciblé d’un groupe donné, et c’est pourquoi la stratégie communicationnelle doit toujours être subordonnée à une vision globale de société, à un projet politique capable d’intégrer les multiples enjeux et contradictions qui traversent la communauté nationale. Le projet d’indépendance ne doit pas être mieux véhiculé, mais ré-inventé. Comme le rappelle Deleuze, « nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création, nous manquons de résistance au présent. »

L’indépendance populaire

La principale innovation stratégique du projet indépendantiste des dernières années n’est pas issue du mouvement souverainiste classique, mais de la gauche politique. Elle consiste à faire reposer la souveraineté nationale sur le principe de souveraineté populaire, notion complexe située au carrefour de la société civile, de la démocratie participative et du droit d’auto-détermination des peuples. En gros, il s’agit de faire reposer la stratégie d’accession à l’indépendance sur une démarche constituante, une assemblée citoyenne qui serait chargée de rédiger la constitution du Québec. L’initiative ne vient donc plus d’une élite parlementaire qui s’engage à négocier la souveraineté du Québec avec l’État canadien à la suite d’une victoire du Oui lors de la consultation référendaire, mais d’un processus indépendant de l’Assemblée nationale qui serait chargé d’élaborer, par la participation et la délibération populaire, l’architecture institutionnelle du Québec : valeurs, droits, principes, institutions, distribution des pouvoirs, etc. La constitution devra ensuite être ratifiée par la population lors d’un référendum, la totalité des citoyens et citoyennes du Québec pouvant dès lors adopter ou rejeter le projet proposé.

Toute la difficulté réside dans l’articulation de la question du statut politique du Québec à l’intérieur du processus constituant. Normalement, un référendum sur l’indépendance nationale devrait précéder la rédaction d’une constitution afin d’éviter de brouiller les cartes. Or, la stratégie de l’assemblée constituante consiste précisément à rejeter la perspective référendaire classique en permettant au peuple québécois de rédiger un projet de pays qu’il aura lui-même construit, afin de lui donner une vision positive et déterminée d’une nouvelle société qui pourra le motiver à faire le saut nécessaire et assumer ce grand changement politique. Il s’agit en quelque sorte d’asseoir l’indépendance sur l’empowerment du peuple québécois, c’est-à-dire l’auto-organisation citoyenne qui pourra prendre elle-même en charge son avenir politique, l’État venant seulement appuyer financièrement et soutenir légalement une initiative issue de la base. Cette stratégie d’indépendance populaire représente un renversement conceptuel par rapport à l’approche élitiste, qui consistait à donner un chèque en blanc à la classe politique pour qu’elle fasse la souveraineté à la place du peuple.

Le dilemme de l’assemblée constituante

Si nous acceptons que l’épineuse question du statut politique du Québec devra être résolue à l’intérieur d’un processus constituant afin que le projet d’indépendance repose sur une démarche pleinement efficace, légitime, inclusive et démocratique, alors nous devons répondre à la question suivante : le mandat de l’assemblée constituante sera-t-il de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ? Si nous affirmons, à la manière de Québec solidaire et différents acteurs du mouvement souverainiste, qu’il s’agit avant tout de rédiger une constitution et que ce sera à l’assemblée citoyenne de décider si elle doit inclure ou non l’indépendance du Québec dans son projet, alors nous ouvrons la possibilité que le peuple québécois ne pourra pas exercer son droit d’auto-détermination lors du référendum qui conclura le processus. Si nous affirmons au contraire que l’assemblée constituante devra rédiger la constitution d’un Québec indépendant, alors celle-ci s’expose au risque qu’elle ne pourra pas rallier les personnes qui n’étaient pas convaincues au départ, limitant ainsi son caractère inclusif. Nous soutiendrons ici que la première option est inconsistante du point de vue démocratique, et qu’elle présente d’importantes lacunes en termes d’efficacité avant et pendant le processus constituant. Nous argumenterons ensuite en faveur de la deuxième option, en réfutant l’objection selon laquelle la précision du mandat de l’assemblée constituante limiterait son potentiel démocratique et mobilisateur.

Tout d’abord, le mandat « ouvert » de l’assemblée constituante traite la question du statut politique du Québec (indépendance ou provincialisme) comme une question parmi d’autres qui se retrouvera dans une liste de propositions lors du référendum. Le parti qui sera alors au pouvoir à l’assemblée nationale, Québec solidaire par exemple, pourrait faire valoir sa perspective indépendantiste comme une option parmi d’autres aux côtés de ses valeurs progressistes afin de préserver l’autonomie de l’assemblée constituante. « Celle-ci aura pour mandat d’élaborer une ou des propositions sur le statut politique du Québec, sur les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que la définition de ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Les propositions issues de l’Assemblée constituante, y compris celle sur le statut politique du Québec, seront soumises au choix de la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. Tout au long de la démarche d’Assemblée constituante, Québec solidaire défendra son option sur la question nationale québécoise et fera la promotion de ses valeurs écologistes, égalitaires, féministes, démocratiques, pluralistes et pacifistes, sans toutefois présumer de l’issue des débats. »

Bien que cette position semble manifester une grande ouverture à la pluralité des positions et donc une certaine neutralité quant aux divergences de perspective sur la question nationale, celle-ci cache le fait que le but implicite de la démarche n’est pas de rédiger une constitution pour le simple plaisir de la délibération, mais de faire l’indépendance. Évidemment, la stratégie consiste à ouvrir la démarche au plus grand nombre de personnes et de convaincre ensuite une majorité en cours de route. On fait alors le pari que le débat démocratique pourra créer un « consensus » sur la question nationale, celui-ci n’étant pas réglé d’avance mais le résultat spontané d’une réflexion collective. On croit alors que l’indépendance émergera d’elle-même en ne donnant aucune orientation initiale au processus, afin de ne pas faire peur à ceux et celles qui ne sont pas d’emblée convaincus par la pertinence de la souveraineté mais changeront probablement d’idées en participant.

L’analogie de la grève générale

Or, cette perspective spontanéiste repose sur une prémisse fausse qui stipule que l’objet du débat étant prédéterminé, les personnes hésitantes ou opposées au projet ne participeront pas à la délibération. Au contraire, le fait de préciser clairement un enjeu controversé d’intérêt général dans le but de convaincre une assemblée permet d’éclaircir l’objectif de la démarche, de mobiliser les membres à participer, et d’assurer la transparence du processus délibératif. Prenons l’exemple d’une association étudiante dans laquelle le comité exécutif décide de convoquer une assemblée dans le but de déclencher une grève générale. Celle-ci a deux options : a) convoquer une assemblée générale avec plusieurs points à l’ordre du jour, dont l’un traite de la question « grève » afin de ne pas faire peur aux membres réticents ; b) convoquer une assemblée générale extraordinaire dont le point principal est « grève générale illimitée », dans laquelle les membres pourront discuter des modalités de cette grève, ses raisons, ses revendications et ses objectifs, et voter en faveur ou en défaveur de son déclenchement.

Dans la première option, le comité exécutif espère que le point grève sera traité comme une question parmi d’autres, l’assemblée ne devant pas être monopolisée par ce débat controversé. Néanmoins, cet enjeu fera irruption et prendra la plus grande place dans la discussion, laissant peu d’espace pour les autres points qui seront alors traités comme des questions secondaires. Certaines personnes pourraient également souligner les intentions cachées du comité exécutif qui, sous couvert de neutralité, voulait en fait déclencher une grève sans soulever de tollé. Dans la deuxième option, le comité exécutif assume l’objectif de la démarche en convoquant l’assemblée à cette fin, en confiant aux membres la tâche de délibérer de la nature du projet, des grandes lignes et même des détails, tout en leur laissant la liberté d’adopter ou de rejeter le projet lors de la décision finale. Certaines personnes pourraient certes reprocher au comité exécutif de vouloir orienter le processus, mais celui-ci serait clair sur ses intentions tout en laissant la possibilité à l’assemblée de s’emparer pleinement de cette question. Les membres farouchement convaincus ou opposés à la grève se mobiliseraient pour faire valoir leur point de vue, de même que les personnes indécises qui voudraient entendre les différents arguments et avoir leur mot à dire. Enfin, les membres pourraient établir collectivement les raisons, principes et modalités qui encadreront cet événement perturbateur pour l’association étudiante, afin d’expliciter clairement les pour et les contre d’une telle décision.

Souverainisme complexé et double constitution

Cette expérience de pensée permet d’illustrer à plus petite échelle deux perspectives divergentes sur une question litigieuse qui touche l’ensemble de la communauté politique. La première approche traite la question nationale de manière complexée, car elle affirme son soutien à l’indépendance sur le plan théorique tout en laissant la stratégie d’accession à l’indépendance indéterminée sur le plan pratique. Le souverainisme complexé, pour se démarquer politiquement des autres approches souverainistes, met de l’avant un processus constituant ouvert et inclusif, mais qui a tendance à occulter l’objectif de la démarche. L’accent est mis sur la souveraineté populaire au moment de la délibération, et non sur la souveraineté nationale qui est pourtant nécessaire à l’exercice de la souveraineté populaire après le référendum. Autrement dit, la souveraineté populaire est fondamentale durant le processus, tandis que la souveraineté nationale est optionnelle.

La souveraineté populaire est alors traitée comme un moyen, un outil stratégique, et non comme une fin, une forme de société. Autrement dit, l’assemblée constituante n’est plus l’instrument de la souveraineté populaire, c’est la souveraineté populaire qui devient l’instrument de l’assemblée constituante. Tout se passe comme si l’obsession de la souveraineté nationale au sein du mouvement indépendantiste avait provoqué la réaction opposée chez la gauche, qui revendique alors le primat de la souveraineté populaire (à juste titre) sans l’articuler pour autant au cadre national-étatique qui la rendra effective. Comment un peuple peut-il se gouverner lui-même sans des institutions politiques qu’il peut créer, modifier et destituer à sa guise ? Comment peut-il être souverain à l’intérieur d’institutions d’origine coloniale et banalisées par la routine parlementaire, qui sont elles-mêmes assujetties à une constitution qui n’a jamais fait l’objet d’une ratification populaire ? Même une constitution provinciale élaborée démocratiquement par le peuple québécois serait limitée a priori par le cadre constitutionnel canadien, officialisant ainsi l’autonomie relative accordée de facto à l’État québécois depuis 250 ans.

Le souverainisme complexé se retrouve également dans la stratégie de la « double constitution », qui vise à trouver un terrain d’entente entre les camps souverainistes et fédéralistes pour un combat équitable et éclairé qui laisserait place à deux projets lors du référendum. Le projet de pays serait mis côte à côte d’un projet provincial qui laisserait miroiter la possibilité d’un « fédéralisme renouvelé ». Or, à quoi peut bien servir la rédaction d’une constitution qui ne serait pas celle d’un Québec indépendant ? Nous pouvons certes donner l’exemple de la constitution de la Colombie-Britannique, qui réunit dans un même texte l’ensemble des règles de droit qui organisent les institutions de la province. Mais il y a tout de même des constitutions implicites dans l’ensemble des provinces, dans la mesure où celles-ci sont organisées par un ensemble de chartes et de lois fondamentales (Charte des droits et libertés de la personne du Québec, Charte de la langue française, etc.) à valeur quasi-constitutionnelle.

La principale fonction d’une constitution provinciale serait d’expliciter le statu quo, de montrer ce que nous ne pouvons pas faire à l’intérieur du carcan canadien, mais il n’est pas nécessaire de présenter cette possibilité comme une « alternative politique » devant obligatoirement faire partie du processus constituant. Une constitution provinciale provisoire pourrait même être adoptée par un gouvernement solidaire au début de son mandat, à titre de manœuvre pédagogique pour montrer les limites juridiques, politiques et économiques d’une telle approche. Le fait de rassembler les chartes et textes de lois existants, en ajoutant l’égalité homme-femmes et la laïcité n’aurait rien de problématique sur le plan démocratique. Autrement dit, il ne s’agit pas de présenter la constitution provinciale comme une option réelle, mais de la réaliser pour montrer ce qu’elle est en fait, soit un cul-de-sac politique, un changement cosmétique.

Vers une grève nationale illimitée

Le principal avantage de la stratégie de la double constitution, qui consiste à comparer systématiquement une constitution provinciale rachitique et une constitution républicaine musclée, peut donc être reprise de la manière suivante : 1) adoption d’une constitution provinciale par l’Assemblée nationale ; 2) déclenchement d’une assemblée constituante devant rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Les fédéralistes pourront certes se plaindre que le processus constituant est déjà « pipé d’avance » en faveur du projet de pays, mais leur option de réforme constitutionnelle intra-canadienne aura déjà été réalisée à l’Assemblée nationale. Ils ne pourront pas accuser l’assemblée constituante de vouloir « tromper le peuple » sous prétexte de neutralité, car sa fonction, le but explicite de cette démarche sera d’élaborer démocratiquement un projet de pays pour convaincre une majorité populaire de sa désirabilité et sa nécessité. Il n’y a nul trucage ici : le gouvernement solidaire agirait à titre de comité exécutif convoquant une grève nationale illimitée, qui sera débattue non pas dans l’enceinte étroite du parlementarisme, mais directement dans la société civile, la rue et les assemblées citoyennes.

Le processus constituant serait alors dirigé par un « gouvernement parallèle » populaire, élu ou tiré au sort idéalement, qui aurait pour fonction de créer le pays qui appelle à naître. Nulle ambiguïté, pure simplicité, l’assemblée constituante aura pour fonction de recueillir les témoignages et les propositions citoyennes pour former les contours d’une nouvelle société. Telle est la tâche d’un gouvernement révolutionnaire, c’est-à-dire d’un parti qui se veut l’outil effectif de la souveraineté populaire, qui laissera pleinement au peuple la capacité de forger librement les institutions qui lui tiennent à cœur. Celui-ci doit rompre avec le carcan juridique suprême, la loi canadienne qui empêche l’expression de la pleine souveraineté populaire, par la mise en place d’un processus qui invite à renverser l’ordre politique actuel. L’indépendance, même si elle se fait pacifiquement, démocratiquement et demeure « tranquille », n’en demeure pas moins une révolution au sens strict.

« L’élection d’une Assemblée constituante est donc un acte démocratique par excellence, un acte à la fois de rupture avec le statu quo du régime fédéral canadien et un acte réellement fondateur. En ce sens, c’est une suspension des mécanismes de la réforme constitutionnelle prévue par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. »[1]
Cette deuxième approche, que nous pouvons qualifié de « gauche indépendantiste », est décomplexée dans la mesure où elle n’a pas peur d’affirmer que l’indépendance n’est pas une option, mais une nécessité vitale pour la réalisation d’une souveraineté populaire qui ne reste pas dans le monde des abstractions. Contrairement au souverainisme complexé qui conçoit d’abord l’indépendance comme un instrument au service d’un projet de société, l’indépendantisme décomplexé considère l’indépendance comme un projet de société, comme une libération nationale qui sera elle-même vectrice de transformation sociale. Nous passons alors d’un « pays de projets » indéterminés à un « projet de pays » déterminé.

L’emploi de mots vagues comme « projet de société » est souvent le symptôme d’une incapacité à nommer directement les choses de peur d’offusquer les gens avec des termes connotés péjorativement par l’histoire et le discours dominant. Or, nous n’arriverons pas à convaincre une majorité en évoquant des termes généraux mais inoffensifs et en laissant nos adversaires définir à notre place les mots qui permettent de définir nos idées politiques. C’est à nous de donner un nouveau sens, de nouvelles images, de nouveaux contenus aux idées émancipatrices de nos ancêtres. Si le projet de société alternatif au capitalisme néolibéral et autoritaire peut être désigné par l’expression « écosocialisme démocratique », « social-démocratie libertaire » ou « société conviviale », le nom du projet de pays est « indépendance populaire » ou « République du Québec ». Nous pouvons employer les expressions « révolution citoyenne », « révolution fiscale » ou « révolution verte » pour marquer la rupture sans employer la rhétorique marxiste, mais il n’en demeure pas moins que l’horizon est celui d’une transformation radicale du monde dans lequel nous vivons.




[1] Un pays démocratique et pluriel, 5e Congrès de Québec solidaire, 2009, p.8

dimanche 29 juin 2014

Contre-objections à la double constitution : réflexion sur le sens du processus constituant


La proposition de donner à l’assemblée constituante le mandat de rédiger une constitution indépendantiste et une constitution provinciale soulève des objections pertinentes. Celles-ci doivent être absolument prises en compte pour saisir non seulement la dimension idéologique de la stratégie, mais les conséquences pratiques du processus constituant. Je remercie d’ailleurs les commentaires critiques d’Anton Walbrook qui permettent d’approfondir la réflexion collective et de dénicher les pièges potentiels d’une idée aux allures « électoralistes », d’autant plus qu’il reprend la logique de mes précédents propos sur la nécessité de sortir du discours « calinours » et de penser la révolution citoyenne à partir d’une vaste mobilisation populaire.

Première objection

« Dans de telles circonstances où la population seraient mobilisée et radicalisée (ce qui est absolument nécessaire pour la réussite d'une telle entreprise), à quoi bon proposer une sortie de crise mitoyenne ? »

Si cette hypothèse sur le contexte socio-politique sous-jacent à l’élection d’un gouvernement solidaire est bien fondée, ne rend-elle pas caduque l’idée d’offrir une alternative provincialiste à la population par référendum, la majorité étant d’emblée convaincue par la nécessité de l’indépendance ? Cette dernière prémisse est fausse, car il est tout à fait probable qu’un gouvernement de gauche soit élu avec seulement 30% ou 40% des voix, sans compter la possibilité théorique d’un gouvernement souverainiste mixte (PQ+QS) qui initierait une démarche constituante sans qu’il y ait nécessairement une majorité populaire radicalisée. Dans tous les cas, il faut envisager que si le peuple sera en partie convaincu par le projet d’indépendance et de transformation sociale avant l’élection, le processus de radicalisation se poursuivra et sera amplifié par la double rupture initiée simultanément par le gouvernement solidaire (sur le plan socio-économiques) et l’assemblée constituante (sur le plan constitutionnel). D’ailleurs, l’un des objectifs du processus constituant est justement de forger une volonté collective qui n’est pas donnée d’emblée, en accélérant le processus historique en cours par l’élaboration démocratique d’une conscience nationale et sociale.

Par ailleurs, il ne s’agit pas de proposer une sortie de crise « mitoyenne », mais de mettre en évidence l’alternative politico-constitutionnelle qui devra être tranchée par la population lors du référendum. Que le résultat ultime soit un Non (dans le cas du rejet d’une constitution indépendantiste) ou un Oui (pour une constitution provinciale), la stratégie d’accession à la souveraineté aura échoué. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de garantie. Mais nous devons nous demander tout de même quelle est la stratégie qui permettra de réduire la probabilité d’une défaite.

Deuxième objection

 « À quoi sert donc cette seconde option de «constitution provinciale» sinon à transformer la constituante en une espèce de stratégie étapiste qui vise à rallier les fédéralistes et modérés, leur laissant un nouvel espace pour s’organiser et préparer une contre-attaque ? »

Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une stratégie étapiste comme le préconisent certains souverainistes dans la lignée du Parti québécois, qui souhaitent d’abord rédiger une constitution provinciale adoptée par l’Assemblée nationale, faire un référendum sur l’indépendance, puis lancer une assemblée constituante après la victoire du Oui. L’étapisme suppose plusieurs étapes, alors que la stratégie proposée implique un seul mouvement, qui permettra de trancher une fois pour toute la question nationale. Dans le cas des deux derniers référendums, la question restait ouverte car le Québec n’a jamais signé la constitution canadienne, et n’avait pas choisi positivement son statut politique, votant plutôt pour le statu quo. Ce n’était que partie remise, et il en serait de même si l’assemblée constituante devait exclusivement rédiger la constitution d’un Québec indépendant et si le peuple rejetait l’indépendance une troisième fois. Dans l’éventualité où le peuple québécois adopterait la constitution provinciale, il signerait définitivement sa dépendance nationale en entrant dans la constitution canadienne, referment ainsi la brèche historique de la souveraineté. Nous pouvons dire que le troisième référendum sera le dernier, et c’est pour cette raison qu’il ne faut pas manquer notre coup.

Il est donc crucial de ne pas donner à nos adversaires « un nouvel espace pour sévir », une arme supplémentaire sur un plateau d'argent. Le fait de proposer à l’assemblée citoyenne tirée au sort de rédiger deux projets de constitution permettrait-il à ceux-ci de contre-attaquer ? Nous supposons à l’inverse que le fait de restreindre le mandat de l’assemblée constituante à la seule option indépendantiste donnera des armes aux fédéralistes qui rétorqueront que la gauche indépendantiste aura confisqué la souveraineté populaire à son avantage. Ils attaqueront non seulement le projet indépendantiste, mais la légitimité même du processus constituant. Cela augmenterait la méfiance d’une partie non négligeable de la population à l’égard de la démarche ; l’attention publique sera rivée sur le caractère acceptable ou non de l’assemblée citoyenne, et non sur l’objectif du processus constituant, à savoir la résolution de la question nationale par l’élaboration démocratique du projet de pays.

C’est pourquoi il faut s’assurer que l’assemblée constituante repose sur un large consensus national, avant et pendant le processus de délibération. Cela implique de montrer qu’elle peut inclure tous les points de vue, en montrant les avantages et inconvénients respectifs de chaque option, tout en permettant au peuple de décider, lors du référendum, du type d’État quelle veut se donner. Cette stratégie, apparemment réformiste et modérée, est néanmoins beaucoup plus radicale si on regarde les conséquences pratiques initiée par une comparaison systématique de deux projets constitutionnels. En effet, l’alternative ne sera plus entre l’indépendance et le statu quo, entre une rupture risquée et le confort de l’ordre existant, mais entre un projet de pays et un projet de province (!), entre une République libre et une constitution limitée. La deuxième option risque-t-elle de mobiliser largement, de soulever l’enthousiasme populaire, au même titre qu’une constitution qui aura les coudées franches pour exprimer les valeurs, institutions et aspirations collectives du peuple ? Cela mettrait-il en évidence la différence fondamentale entre une ancienne constitution (rendue explicite) qui favorise les classes dominantes, et une constitution qui pourra inclure des droits sociaux inédits, un nouveau partage du pouvoir politique, et d’autres innovations qui ne sont pas possibles à l’intérieur du carcan canadien ? Le contraste serait saisissant !

Par ailleurs, les fédéralistes ne pourraient plus miser exclusivement sur la peur de la souveraineté et l’attachement à l’identité canadienne, car ils devraient promouvoir positivement leur constitution à demi-teinte, le monarchisme constitutionnel, quelques principes formels qui ne seraient que l’expression juridique de l’ordre existant, et non le projet politique d’une nouvelle société. Ils apparaitront ainsi clairement comme les conservateurs, les défenseurs d’un modèle social qui limite substantiellement la démocratie et la liberté populaire. Même si les fédéralistes auront la chance de participer aux consultations publiques pour influencer la forme de la constitution provinciale, celle-ci ne pourra jamais être aussi emballante que le projet républicain. Enfin, les fédéralistes auront non seulement à répudier l’idée de souveraineté, mais à critiquer la forme démocratique d’un nouvel État qui demande à naître. Ils ne pourront pas non plus attaquer, bouder ou boycotter le processus constituant, car ils y participeront directement.

Autrement dit, au lieu de rejeter les fédéralistes de l’assemblée constituante en leur donnant l’occasion de critiquer le projet de pays et le processus qui permet de l’élaborer, ils seront pris dans le filet de la souveraineté populaire et n’auront pas le choix de combattre le projet de République libre du Québec. Ils seraient alors considérés comme des anti-républicains, les défenseurs des élites économiques et politiques, et non comme les porteurs d’un projet positif et libérateur. La stratégie de la double constitution permet ainsi de forcer les non-souverainistes à entrer dans le jeu du processus constituant, ceux-ci ne pouvant plus le critiquer de l’extérieur ; ils seront obligés de se soumettre aux règles du jeu, et de jouer le rôle inconfortable de promoteur d’une option moins attrayante. Les classes dominantes, qui « ont d’ailleurs partout tenter de déstabiliser le processus constituant tout en décrédibilisant ses travaux », seraient forcées de promouvoir un « projet de province », une constitution bornée.

Troisième objection

« Le processus constituant – s’il vise (et seulement à cette condition) à dessiner les contours d’un Québec libre et transformé - ouvrira un nouvel espace où le reste de la population potentiellement « convaincable » pourra s’inscrire et être mobilisée, alors que les forces réactionnaires n’auront d’autre choix que de s’exclure du processus sous peine de le légitimer. Permettre aux forces de la réaction de s’inscrire dans la constituante ne ferait qu’arracher ce symbole du renouveau démocratique des mains de la population en lutte pour en faire un outil neutre et institutionnel. Ouvrir la voie à une alternative (constitution québécoise), c’est laisser croire que celle-ci est possible, ce qui est faux. »

Avec la rédaction de deux projets constitutionnels qui seront comparés systématiquement, toute la population sera mobilisée à peser les mérites et inconvénients de chaque option, l’alternative indépendantiste et républicaine ayant sans doute très peu de désavantages. Les « forces réactionnaires » ne seraient pas exclues du processus constituant pour le délégitimer, mais n’auraient pas d’autre choix que de l’appuyer. Le fait de les inclure les poussera à rédiger la constitution provinciale la plus conservatrice possible, réduisant d’autant plus son attractivité. Si nous pouvons anticiper qu’une minorité de nationalistes conservateurs tenteront d’influencer la constitution indépendantiste, la majorité des « forces progressistes » tentera d’élaborer la structure politique et institutionnelle la plus libre qui soit, en forgeant un projet de pays aux contours démocratiques et populaires.

Autrement dit, le processus constituant aura le mérite de faire converger dans un nouveau contexte historique les forces souverainistes et progressistes qui étaient opposées aux forces libérales et fédéralistes durant la Révolution tranquille. Tant les classes paysannes et ouvrières canadiennes-françaises que la petite bourgeoisie francophone montante s’opposaient « objectivement » à la grande bourgeoise commerciale anglophone à cette époque. D’où l’appel initial de l’indépendantisme comme lutte de libération sociale et nationale dans les années 1960 et 1970, qui pourra revenir sous un nouveau jour par la construction d’une unité populaire forgée avant et pendant le processus constituant.

Ensuite, ouvrir la voie à l’option provincialiste n’est pas trompeur, car une constitution provinciale est juridiquement et techniquement possible, comme le montre l’exemple de la Colombie-Britannique. S’il ne s’agit pas d’une « alternative politique » au sens fort du terme, c’est parce que nous sommes déjà une province, la constitution provinciale ne faisant qu’expliciter l’ordre existant. Est-il pire d’adopter une telle constitution que rien du tout ? En tant qu’indépendantiste, cela fait peu de différence. Mais le fait de rendre visible notre situation de dépendance nationale et la domination de l’État canadien rendra d’autant plus probable l’émergence d’une volonté collective visant l’auto-institution de la société. L’assemblée constituante ne représente donc pas un « outil neutre et institutionnel », mais le véhicule démocratique d’une population en lutte.

Quatrième objection

« Je soupçonne plutôt cette nouvelle «stratégie» (que n'aurait pas renié Lévesque et Morin) de servir uniquement à éviter l'éclatement peut-être inévitable du parti. C’est évidemment le clivage Option citoyenne-UFP qui remonte à la surface. Cette contradiction doit être mise de côté si ce parti veut être en bonne posture pour participer à la mobilisation lors des crises sociales qui, on l’espère, se profilent à l’horizon et prendre le pouvoir. C’est ce que Podemos a démontré en Espagne comme vous l’avez vous-même souligner: ce parti a connu une croissance rapide et a rattrapper Izquerdia Unida car il a su non-seulement parler de, mais incarner une rupture avec l’ordre établi. Je vois mal comment QS dont même la proposition la plus intéressante (la constituante) est affectée dans sa forme par ses tiraillements, hésitations et oui génuflexions pourrait incarner ce genre de volonté de rupture. »

La nouvelle proposition stratégique d’une double constitution peut certes apparaître comme une tactique visant à concilier un antagonisme fondamental au sein du parti, surtout si on insiste sur le « débat déchirant » que j’ai mentionné dans mon précédent article. Mais il n’en est rien, car cette proposition ne cherche pas à trouver un terrain neutre, une entente mitoyenne faute de mieux, mais à dépasser l’impasse actuelle par une stratégie radicale qui n’avait pas encore été soulevée. De plus, le débat sur la précision du mandat de l’assemblée constituante était transversal et ne correspondait pas à l’ancien clivage « Option citoyenne-UFP », des membres issus des deux tendances, des radicaux et des modérés soutenant diverses positions sur le mandat « ouvert » ou « précisé » pour différentes raisons.

Je suis parfaitement d’accord avec le fait que la tension sur la question nationale doit être surmontée pour que Québec solidaire assume une posture de rupture afin de prendre le pouvoir. Si le parti a été tiraillé dans son interprétation du rôle de la constituante, c’est parce que celle-ci est demeurée vague et que sa fonction stratégique n’a pas été pensée jusqu’au bout. Comment savoir à quoi un tel bidule devrait aboutir, si l’assemblée doit rédiger une ou des propositions concernant les valeurs, le statut politique, les institutions, sans présumer l’issue des débats ?

À mon sens, le fait de préciser que la constituante devra rédiger deux projets de constitution permettra à la fois de clarifier la posture de Québec solidaire à l’endroit de la population, et d’éclairer la conscience stratégique du parti sur l’importance de la question nationale. D’une part, celui-ci pourra affirmer sans « génuflexions » que le but de l’assemblée constituante est de rédiger démocratiquement un projet de pays, et de montrer au grand jour à la population les avantages d’une République libre, démocratique et écologique, comparativement à celle d’une constitution provinciale. La posture indépendantiste sera ainsi affirmée, en ancrant l’objectif de la souveraineté nationale sur un processus de souveraineté populaire légitime, mobilisateur et inclusif.

Le parti pourra ensuite répliquer aux détracteurs – qui affirment que le processus constituant sera noyauté par les souverainistes en excluant la majorité de la population – en disant que les fédéralistes seront invités à participer et à faire valoir leur option de manière transparente, par une large délibération démocratique qui permet de limiter le pouvoir de l’argent et de la corruption. On veut éviter les dérapages du dernier référendum et le dialogue de sourds par une nouvelle stratégie qui pourra mettre en évidence les différences entre deux projets, ceux-ci n’étant pas élaborés par le parti au pouvoir ou le gouvernement canadien, mais par le peuple lui-même, rassemblée dans de vastes assemblées populaires et une assemblée citoyenne tirée au sort. Il n’y a pas de contradiction à montrer que le but de la démarche constituante est de faire un pays, et de laisser une place aux provincialistes pour rédiger une constitution qui devra réussir à convaincre une majorité populaire pour être adoptée.

Québec solidaire aura ainsi une stratégie « blindée », acceptable à la fois par les souverainistes et les fédéralistes, même si elle favorise dans les faits la perspective indépendantiste, non par la ruse ou une stratégie cachée, mais parce qu’elle pourra montrer le mérite intrinsèque du projet de pays, d’une République libre et démocratique. Le parti pourra développer son hégémonie politique sur la question nationale, tout en ouvrant une brèche historique, une rupture avec le régime constitutionnel canadien. Une fois que le processus constituant sera mis en place, rien ne pourra arrêter les délibérations relativement « sereines » de l’assemblée citoyenne, les débats virulents dans la société civile, le déchaînement des forces révolutionnaires et réactionnaires dans l’espace public. Québec solidaire aura alors réussi à canaliser la lutte pour l’émancipation nationale par une main de fer dans un gant de velours.

vendredi 27 juin 2014

L’hypothèse du double mandat comme radicalisation de l’Assemblée constituante


Un débat alambiqué

Le débat stratégique sur la question nationale au sein de Québec solidaire bat son plein. Pour récapituler les enjeux, la Commission thématique stratégie pour la souveraineté a proposé depuis un certain moment une demande de révision de programme afin de préciser que le mandat de l’assemblée constituante serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Cette suggestion visait à éviter l’éventualité où le processus constituant déboucherait uniquement sur une constitution provinciale, enlevant par le fait même la capacité au peuple québécois d’exercer son droit à l’auto-détermination lors du référendum. L’important, c’est que la population puisse se prononcer minimalement pour ou contre l’indépendance à la fin du processus constituant, car la détermination du statut politique du Québec ne doit pas reposer sur une minorité élue, qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou constituante. C’est le principe de souveraineté populaire, qui renvoie à la fois à l’indépendance nationale, à l’auto-gouvernement du peuple et à l’exercice démocratique menant à ce double objectif.

Or, cette proposition avait suscité diverses réactions au sein du parti, dont la principale peut être résumée comme suit : le fait de restreindre l’assemblée constituante à la rédaction d’une constitution indépendantiste aura pour conséquence de susciter l’aversion des fédéralistes et indécis, faisant ainsi perdre le caractère inclusif et la légitimité du processus constituant. L’assemblée sera noyautée par des souverainistes convaincus, et les adversaires n’auraient qu’à attendre le référendum pour bloquer le projet. On reproduirait ainsi la même erreur de la stratégie référendaire du mouvement souverainiste classique. La deuxième stratégie consiste alors à garder la position actuelle et ouverte de l’assemblée constituante, qui n’a pas soulevé de problèmes importants jusqu’à maintenant.

Ce débat polarisant entre la version ouverte ou précisée du mandat pourrait même déboucher sur un résultat déchirant lors du prochain Conseil national. Soit la première option gagne, Québec solidaire se radicalise sur le plan souverainiste et ouvre ainsi certaines alliances possibles avec Option nationale (voire le Parti québécois si celui-ci s’engage dans un processus référendaire). Mais il perdrait alors sa spécificité stratégique et inclusive qui lui permettait de se démarquer des autres partis souverainistes. Soit la deuxième option l’emporte, le parti demeure ouvert aux personnes non convaincues par le projet indépendantiste, mais reste prisonnier d’un double discours qui affirme d’une part les mérites du pays, et d’autre part la possibilité de plaire au plus grand nombre. Cette deuxième solution maintiendrait le statu quo, confirmant ainsi les soupçons d’un souverainisme mal assumé ou complexé qui déplait tant aux indépendantistes qu’aux fédéralistes méfiants. Cette stratégie mitoyenne n’est pas gagnante, ni dans la rue, ni électoralement parlant.

L’hypothèse de la double constitution

Comment sortir de cette impasse, où Québec solidaire doit rassembler une majorité populaire alors que la question nationale divise, tout en assumant pleinement la double nécessité du projet de pays et de transformation sociale qui sont inextricablement liés ? Comment créer un consensus au sein du parti, qui ne soit pas un simple compromis ou un juste milieu anodin visant à masquer des divergences fondamentales ? Dans son dernier texte « Pour un référendum avec deux OUI », Benoit Renaud suggère une piste fort intéressante :

« Il convient donc que l’Assemblée nationale donne à l’assemblée constituante un mandat à la fois clair et inclusif. Cette dernière devrait élaborer deux projets de constitution : une nationale, l’autre provinciale. Une bonne partie du texte pourrait être identique dans les deux versions. Dans les débats de l’assemblée et les consultations populaires qu’elle conduira, les fédéralistes auront l’occasion d’influence le projet des indépendantistes et vice versa.

Cette formule permettrait des débats sereins et constructifs à l’étape de la Constituante, ce qui préparerait le terrain pour une campagne référendaire respectueuse et éclairante. Le résultat du référendum ne pourrait alors qu’être positif pour le Québec. Pour les indépendantistes, le pire scénario serait l’adoption d’une constitution provinciale incluant une bonne partie des principes qui leur tiennent à cœur, et ce, à la suite d’une démarche infiniment plus démocratique que celle ayant présidé à l’adoption de la constitution canadienne. Ce serait un point de départ solide pour exiger le transfert vers le Québec de nouveaux pouvoirs et un fédéralisme asymétrique.

Pour les fédéralistes, le pire résultat serait que le Québec décide de faire son indépendance tout en garantissant un certain nombre de droits dans sa loi fondamentale et en faisant du Québec un pays qualitativement plus démocratique que le Dominion du Canada. Nous pouvons parier que dans un débat participatif et inclusif de toutes les composantes de la nation, les institutions de la communauté anglophone seraient respectées, de même que les droits des minorités. »[1]

Cette solution apparemment « gagnante-gagnante » est sans doute la plus simple et élégante pour établir un large appui populaire autour du processus constituant. Or, il faut souligner les failles potentielles de cette approche afin de mieux comparer les bienfaits et désavantages d'une double question (ou même triple question, car il faudrait laisser le choix au peuple québécois de refuser les deux constitutions s'il n'en veut pas tout simplement). Un ensemble de questions surgissent alors : le peuple québécois, s'il doit choisir entre deux options de constitution, votera-t-il positivement pour la constitution elle-même, ou simplement pour ou contre l'indépendance, l'option du Oui et Non étant seulement enveloppée dans un emballage constitutionnel?

Ensuite, est-ce que le fait de rédiger deux constitutions mènerait la population à moins se soucier du résultat final, chacun ayant le choix entre une rupture potentiellement risquée (souveraineté) et un prix de consolation (une belle constitution qui scellerait notre dépendance nationale) ? Est-ce que le but de la constituante est de former un projet de pays, ou un double projet constitutionnel qui laisse aux citoyens-consommateurs la possibilité de sélectionner l'option qui correspond le mieux à leurs préférences personnelles ? Est-ce que l’assemblée constituante souffrirait d’un « trouble dissociatif », celle-ci devant consulter systématiquement la population pour les deux projets?

L’analogie de l’autoconstruction

La réponse la plus simple à donner à ces différentes objections est qu’un double projet de constitution permettra de rendre saillantes les différences fondamentales entre deux options politiques, et donc de présenter une alternative qui ne repose pas sur un Oui ou un Non indéterminé. Aucune des deux options ne représente un chèque en blanc donné aux gouvernants, mais chacune exprime un projet politique élaboré démocratiquement par le peuple, qui pourra prendre un choix éclairé quant à son avenir politique. Choisira-t-il le risque ou la sécurité, l’aventure de la liberté ou le confort du monde familier ? Cette question n’est pas spécifique à la stratégie du double mandat de l’assemblée constituante, elle ne découle pas de la présence de deux constitutions, mais renvoie à toute question fondamentale qui relève d'un choix sur des trajectoires socio-politiques, de la décision qui permet de trancher une incertitude et d’avancer.

Le but de l’assemblée constituante est de rendre visible la divergence entre deux chemins collectifs, et permettre au peuple québécois de faire le saut nécessaire à ce point de bifurcation de son histoire. Il s’agit de lui donner le courage de son avenir, de lui apprendre à s’autodéterminer, et donc de choisir l’indépendance. Comme le peuple donnera au pays  une forme concrète qu'il aura forgé à son image, il aura forcément le goût de séjourner dans sa nouvelle demeure. Pour prendre l’exemple d’une pratique sociale émergente, l’assemblée constituante repose sur le principe de l’autoconstruction, qui désigne le fait pour un individu ou un groupe de réaliser une construction (maison, voilier, éolienne, chauffe-eau solaire, etc.) avec l’aide réduit de professionnels. Cette méthode alternative implique un travail collaboratif qui permet de développer les capacités de chacun, tout en produisant une œuvre écologique, personnalisée et conviviale. Ce principe repose sur des motivations variées, les gens construisant « des maisons individuelles ou partagées pour toute sorte de raisons, dont :

- créer un logement à moindre coût ;
- créer un environnement adapté aux souhaits et besoins particuliers de l'individu et de sa famille, élaborer un style architectural et de vie plus personnel ;
- vivre dans une maison qu'on ne serait pas en mesure de s'offrir sur le marché « libre » ;
- éthiques centrées sur la recherche d’autonomie, une volonté de sortir du système marchand. Souvent, l'autoconstructeur est également habité par une démarche de réappropriation de techniques et de savoir-faire simples : en ce cas, les principes de construction et de fonctionnement de l'habitat font appel à des techniques simples et pratiques, réalisables et réparables par l'habitant ;
- éthiques, centrées sur l’écologie, le respect de la nature et le souhait de recycler et réutiliser des matériaux, etc. Avec une approche de type haute qualité environnementale, les options architecturales et techniques retenues peuvent être très poussées et innovantes, faisant appel à des technologies de pointe. »[2]

Le schéma populiste

Pour ajouter une nouvelle dimension à cette stratégie, nous ferons ici l’hypothèse d’une dynamique sociale qui pourrait émerger du processus constituant. Celle-ci viendrait radicaliser le débat démocratique, malgré l'apparence initiale de consensus et de discussion  sereine. Il s’agit de replacer le débat sur une logique jusqu’ici ignorée, en présentant l’assemblée constituante comme un grand rassemblement du 99% contre le 1%, et non comme une lutte statique entre fédéralistes et souverainistes. Le débat opposerait alors la démocratie à l’oligarchie, le processus d’autodétermination au bloc au pouvoir. Ce « schéma populiste » vise à former une majorité populaire contre l’élite politique et économique en minimisant l’antagonisme souverainisme/fédéralisme pour forger un consensus national autour de l’assemblée constituante comme sortie de la crise sociale.

Par ailleurs, le fait de pouvoir rédiger un projet de constitution original pour un État indépendant permettrait au camp souverainiste de constituer un front républicain ou populaire, celui-ci militant non seulement contre l’État fédéral, mais pour la création d’une République libre et démocratique. Les fédéralistes pourraient alors être associés aux adeptes du monarchisme constitutionnel et du parlementarisme britannique, du gouvernement des juges, de la corruption, etc. Ce recadrage idéologique serait provoqué par le fait qu’on ne parlerait plus seulement du rapport entre deux États (fédéral et provincial), mais de la remise en question des institutions politiques à tous les niveaux, tant au Parlement canadien qu’à l’Assemblée nationale du Québec. Le vieux débat entre souverainistes et fédéralistes serait alors transformé, opposant maintenant ceux et celles qui militent pour la République du Québec, puis le front conservateur qui souhaite préserver une structure étatique archaïque, le statu quo, un système politique centralisé auquel plus personne ne croit de toute façon.

On aurait deux options lors du référendum : démocratie réelle, ou pseudo-démocratie. La puissance intellectuelle et morale d’une telle stratégie permettrait de consolider une véritable hégémonie pour le projet de pays, qui serait alors articulé dans une chaîne d’équivalences, c’est-à-dire un réseau de significations associées qui permettent de cristalliser une vision du monde et une volonté collective : souveraineté populaire = démocratie véritable = processus constituant = indépendance = République du Québec. Le fait de recadrer la question nationale sur la démocratie radicale constitue le cœur de la stratégie de la révolution citoyenne, qui ancre le drapeau sur le carré rouge en offrant au rêve du printemps québécois sa pleine puissance institutionnelle. Elle fait reposer l’indépendance nationale sur l’autogouvernement populaire, la décentralisation, le pouvoir citoyen qui vise à renverser l’oligarchie, les banquiers, la classe politique corrompue, l’État pétrolier, les institutions héritées du colonialisme, etc.

Un autre avantage de cette approche est que l’assemblée constituante est actuellement la position dominante du mouvement souverainiste en reconfiguration, comme l’atteste le Conseil de la souveraineté qui mise sur la souveraineté populaire et la démarche constituante. La récente montée de l’idéologie républicaine chez les intellectuels souverainistes, malgré le fait qu’elle reste en partie enfermée dans le schème du nationalisme classique, serait très probablement partie prenante de la stratégie du double mandat, car elle pourrait alors faire valoir son discours contre le camp fédéraliste et anti-républicain. Or, ce serait ici la gauche radicale, partisane de la démocratie, l’égalité, le pouvoir citoyen, l’autogouvernement populaire, la critique des inégalités sociales et des élites économiques, qui serait en position hégémonique sur la question nationale. Il s’agit donc de construire un nationalisme authentiquement populaire et émancipateur, en rupture avec le nationalisme bourgeois et politically correct qui est aujourd’hui vieilli et discrédité par la majorité.

Et un tirage au sort avec ça ?

Un autre moyen de renforcer le caractère « populaire » de la démarche constituante est de remplacer le suffrage universel cher à la démocratie représentative par un tirage au sort. Cette idée proposée par Roméo Bouchard dans son livre « Constituer le Québec » est tout à fait pertinente pour la stratégie indépendantiste, tant du point de vue de la légitimité que de l’efficacité. Le sociologue et politiste français Yves Sintomer, que j’ai eu la chance de rencontrer à Paris, aborda largement cette question dans son livre Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative (2007). Le tirage au sort est trop souvent ignoré par la gauche et les adeptes de la démocratie radicale, alors qu’il représentait une composante cruciale de la démocratie athénienne qui structurait la vie politique aux côtés des principes de délibération, de participation et de représentation.

Par ailleurs, il faut rappeler avec Jacques Rancière que la démocratie est fondée sur l’égalité des compétences, le postulat d’une égalité des intelligences, c’est-à-dire le « gouvernement de n’importe qui ». Cela ne veut pas dire que tout le monde est également intelligent en tout point, mais que chacun et chacune possède la capacité de réfléchir, de délibérer, de critiquer, de proposer des idées et de participer de manière significative aux décisions collectives qui affectent sa vie, en tant qu’individu ou membre de la communauté politique. Une fois que nous reconnaissons ce principe démocratique qui fonde l’idéal de la souveraineté populaire et le conditionne, nous pouvons sans problème accepter que les membres de l’assemblée constituante qui seront chargés de rédiger la future constitution du Québec soient tirés au sort, à la manière de l’assemblée citoyenne sur la réforme du mode de scrutin de la Colombie-Britannique, formée en 2004. « Il s’agissait d’une assemblée indépendante et non partisane composée de citoyens qui se sont réunis afin d’examiner le système électoral de la province. L’Assemblée comptait 160 membres, soit 80 femmes et autant d’hommes. Deux d’entre eux étaient des Autochtones, tandis que les autres représentaient chacune des 79 circonscriptions électorales de la Colombie-Britannique. Ces membres ont été choisis au hasard sur une liste de noms reflétant la composition de la population de la Colombie Britannique sur les plans du sexe, de l’âge et de la répartition géographique. »[3]

Si nous tenons compte que Québec solidaire souhaite que l’assemblée constituante jouisse d’une bonne représentativité, afin d’inclure les minorités culturelles et des personnes issues de différents milieux socio-économiques, il serait incohérent de miser sur le suffrage universel qui favorise les personnes éduquées, riches et privilégiées qui jouissent d’importants réseaux de contacts. Une démarche constituante qui se base sur la souveraineté populaire et la démocratie participative ne peut pas être fondée sur le principe structurant du gouvernement représentatif qui sélectionne une aristocratie élective par un concours de popularité. L’autonomie de l’assemblée constituante à l’égard des politiciens recyclés, carriéristes et militants des partis politiques serait également garantie par une méthode de sélection aléatoire.

De plus, cette stratégie parvient à combiner différentes formes de légitimité démocratique et de types de citoyens : le « citoyen ordinaire » par le tirage au sort, le « citoyen mobilisé » par le processus de consultation qui aura lieu partout au Québec, puis la totalité des citoyens lors du référendum. Nous avons alors une combinaison de démocratie délibérative, participative et directe dans un même processus constituant, qui inclut les avantages de chaque modalité en donnant une puissance maximale à ce dispositif.

L’ajout d’une proposition de révision du programme en faveur d’une assemblée citoyenne tirée au sort permettrait de « pimper » la stratégie constituante, de lui donner davantage de crédibilité populaire, de donner le goût du pays en montrant que n’importe qui peut participer directement à son élaboration. Pour répondre à l’objection classique que le tirage au sort ne peut pas garantir la compétence des personnes sélectionnées aléatoirement concernant les questions techniques et juridiques relatives à la rédaction d’une constitution, il faut préciser un élément important du débat entre savoirs professionnels et profanes, experts et savoirs citoyens. Tout comme l’assemblée tirée au sort de la Colombie-Britannique, les membres de l’assemblée constituante du Québec seront accompagnés d’experts pour les informer correctement et veiller aux révisions légales sur des sujets complexes, comme le font les avocats et juristes à l’Assemblée nationale. Mais ce sont les membres constituants, par l’interaction constante avec les assemblées régionales et les processus de délibération qui auront cours dans la société civile, qui auront l’autorité de décider des orientations des projets de constitution. De plus, comme le citoyen ordinaire est choisi pour seulement un mandat et n'a pas forcément d'intérêts à défendre, il sera peut-être même plus compétent et impartial qu’un membre de la classe politique mû par ses intérêts particuliers et sa volonté de gouverner.

En précisant sa démarche constituante et en la rendant plus lisible à la population, Québec solidaire pourra augmenter sa crédibilité et faire des gains importants, en forgeant un sujet politique apte à gouverner, qui ne doit pas être le parti mais le peuple lui-même dans son processus d’émancipation sociale et nationale. L’assemblée constituante n’est pas l’instrument d’un parti pour prendre le pouvoir, mais un jury citoyen à grande échelle qui permettra au peuple de se donner de nouvelles institutions et de développer sa capacité à s’auto-gouverner. Comme le dit Alexis de Tocqueville, « ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner ».

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...