Il nous faut retrouver l'audace révolutionnaire

En cette soirée du 15 décembre, mon niveau d'anxiété a monté d'un cran. On pouvait évidemment s'attendre à ce que les négociations de la COP25 n'aboutissent pas, stagnent ou échouent. Mais là, les obstructions du Canada, des États-Unis, du Brésil et de l'Australie nous font littéralement reculer, à l'heure où il faudrait précisément faire des pas de géants pour la transition. Il faut se le dire, la COP25 est un désastre. Et il n'y aura pas soudainement de miracle avec la COP26, 27 ou 28. Tant qu'on élira des gouvernements libéraux-tièdes, conservateurs ou franchement réactionnaires, la situation continuera de dégénérer.

Parallèlement, un récent article de Nature montre que 9 points de bascule (tipping points) ont déjà été franchis dans la dernière décennie, et ce avec seulement +1°C: forêt amazonienne, fonte accélérée des calottes glacières dans l'Arctique, l'Antarctique et le Groenland, fonte du pergélisol, destruction des récifs de coraux, etc. La mauvaise nouvelle, c'est que ces points de bascule sont interconnectés, et qu'un effet domino est inévitable à partir de maintenant.


« In our view, the clearest emergency would be if we were approaching a global cascade of tipping points that led to a new, less habitable, ‘hothouse’ climate state. [...] "We argue that the intervention time left to prevent tipping could already have shrunk towards zero, whereas the reaction time to achieve net zero emissions is 30 years at best. Hence we might already have lost control of whether tipping happens. A saving grace is that the rate at which damage accumulates from tipping — and hence the risk posed — could still be under our control to some extent. The stability and resilience of our planet is in peril. International action — not just words — must reflect this. » https://go.nature.com/2rGv2oG

Le problème ici, c'est que l'action à l'échelle internationale est un échec monumental, et ce depuis des décennies. Parallèlement, il y a bien sûr des mobilisations de la société civile, mais je reste frappé par le décalage entre l'urgence de la situation et les constats, attentes envers les gouvernements et pistes d'action proposées par certains représentants de la société civile. Deux exemples ici, tirés du dernier communiqué du Réseau action climat Canada:

« Plus la mobilisation climatique gagne du terrain, plus ceux·celles qui bénéficient du système actuel d’exploitation d’énergies fossiles résistent. C’est un signe qu’on est en train de gagner. Il·elle·s ont réussi à ralentir le progrès ici à la COP, mais la transition énergétique est inévitable. Il faut continuer la pression chez nous. Nous espérons que le gouvernement du Québec saisira les opportunités que sont le Projet de loi 44 et le Plan d’électrification et de changements climatiques (PECC) pour augmenter son ambition climatique. » — Caroline Brouillette, Experte en changements climatiques, Équiterre

Oui, il est vrai que les intérêts qui défendent les énergies fossiles résistent davantage parce que la pression monte. Mais non, on n'est pas en train de gagner, bien au contraire. On recule. Ensuite, la transition énergétique n'est pas inévitable, elle n'est pas en train d'arriver, et ce n'est pas en espérant que le gouvernement du Québec saisira les opportunités que les choses iront pour le mieux.

Je prends cette citation comme un exemple parmi d'autres, qui met en évidence l'imaginaire du Progrès, de l'Histoire qui avance irrésistiblement dans le bon sens, avec quelques obstacles à surmonter par une bonne dose de volonté. Mais là, c'est la planète-étuve qui est devant nous, et il faudra bien finir par l'admettre; le Progrès est mort.

Par ailleurs, un autre problème réside dans l'imaginaire du dialogue social et du concertationnisme qui continuent d'engluer les grandes organisations des mouvements syndical et environnementaliste.

« Nous constatons une fois de plus le manque d’ambition des États à répondre à l’urgence climatique. [...]. Nous ne pourrons pas régler cette crise climatique en la transformant en crise sociale. [...] Seul un dialogue social où chacun a une voix égale nous permettra de sortir de cette crise. » — Denis Bolduc, secrétaire général de la FTQ

À mon sens, c'est précisément l'inverse qui est vrai: c'est en transformant la crise climatique en crise sociale qu'on pourra recommencer à espérer pouvoir changer les choses. Tant qu'il n'y aura pas de crise politique, économique et/ou sociale majeure, le conservatisme restera au pouvoir, à la fois dans nos gouvernements et dans nos têtes. C'est par une crise d'une envergure comme celle de Hong Kong ou du Chili, à l'intérieur de laquelle il faudra faire valoir la triple nécessité d'une transition écologique, d'une transformation du système économique et d'une transformation du système politique, qu'on pourra amorcer un réel changement à la hauteur des exigences de l'époque.

Les crises sociales peuvent être vues comme un échec du « dialogue social », mais elles sont au contraire des accélérateurs de l'intelligence collective, de la créativité, de la spontanéité des masses comme dirait Rosa Luxemburg. C'est dans la lutte, par la lutte et à travers la lutte que les gens se réveillent, se lèvent debout, agissent ensemble, retrouvent la puissance du collectif, inventent, et parviennent véritablement reculer les gouvernements, comme en 2012. Mais pour faire la transition écologique, il faudra un "2012 fois dix", créer une brèche dans l'imaginaire et l'ordre existant, et c'est alors que le véritable dialogue, dans le feu de l'action, pourra s'incarner dans l'espace public, toucher la tête et le cœur des individus.

Mais ce dialogue ne sera pas une discussion avec le gouvernement, les « partenaires sociaux » et les « représentants de la société civile » réunis autour de la table pour négocier d’un plan de transition. Ce sera un processus constituant de refondation démocratique de la société.

Cette phrase me revient souvent dans la tête, mais elle semble maintenant devenir une intuition, une réalité existentielle: seule une révolution peut nous sauver. Or, l'attentisme révolutionnaire est un piège, au même titre que l'attente de bons gouvernements responsables. C'est pourquoi cette intuition doit déboucher sur cette deuxième question, très concrète, pratique et stratégique; que faire? Comment s'organiser collectivement pour réaliser cette révolution que nous appelons de nos vœux?

2012 n'est pas arrivé magiquement, par un soulèvement soudain de la jeunesse, mais par un patient travail d'organisation et de mobilisation en amont. C'est une fois que la grève s'est mise en branle que la spontanéité a pris le relais en débordant largement l'influence des instigateurs. De nouveaux protagonistes ont émergé. Avec les récentes mobilisations pour le climat, la relève est là, elle se prépare. Cependant, cela ne nous dispense pas de devoir réfléchir stratégiquement dans l'espace public sur les moyens d'action les plus efficaces.

C'est pourquoi, au final, si on croit que le Progrès est mort et qu'il faut néanmoins trouver de nouvelles manières d'espérer, on doit transformer la nécessité historique en nécessité éthique, puis cette nécessité éthique en réflexion stratégique, et cette réflexion stratégique en organisation pratique. Non, la révolution n'arrivera pas magiquement, mais elle doit néanmoins arriver si nous voulons avoir un monde minimalement habitable. Si la révolution doit arriver, il faut se préparer, s'organiser, poser les questions logistiques et techniques pour la faire survenir. Il faudra une méchante dose d'intelligence et de créativité, combiner les forces des meilleurs cerveaux, mais aussi de n’« importe qui » qui a des connaissances, savoir-faire et compétences dans d’innombrables domaines.

Ce qu'il faut maintenant, c'est canaliser l'éco-anxiété en désir ardent de révolution. Pas sous forme de mythe, de sublimation ou de romantisme révolutionnaire; mais de réalisme révolutionnaire. Nous manquons cruellement de révolutionnaires pragmatiques à notre époque, il y a en, mais pour les trouver, il faut le devenir nous-mêmes. Certes, les révolutionnaires seront traités de rêveurs, pelleteurs de nuages ou d'illuminés, ou encore de gauchistes totalitaires en puissance par l'establishment des chroniqueurs conservateurs. Comme disait Deleuze dans un célèbre entretien:

« Aujourd’hui la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse pas de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable. »

Notre seul espoir consiste à transformer la crise climatique en devenir révolutionnaire, incarné en exigence vécue. Le moment de la révolte, celui où « je me révolte, donc nous sommes » comme disait Camus, doit maintenant se retourner en exigence révolutionnaire, avec un degré de réflexivité et une prudence extrême afin d'éviter les pièges du dogmatisme, du sectarisme et autres dangers liés à cette perspective qui peut vite dégénérer en simple posture. Devenir des révolutionnaires humbles, mais ambitieux malgré tout, parce que rien n'est plus ambition qu'une révolution à mener, à provoquer, à bâtir, à catalyser.

Cela dit, l’ambition a aussi ses propres pièges, elle peut être un « désir immodéré de gloire » comme dirait Spinoza. C’est pourquoi il est plus exact de parler d’audace. Selon le dictionnaire Antidote, le mot audace peut désigner trois choses :

· Courage, mépris des obstacles et du danger. Manquer d’audace. Une folle audace. Avoir toutes les audaces.
· Procédé nouveau, innovation qui va à l’encontre des habitudes, des goûts du jour. Se permettre des audaces.
· Insolence, impudence. Avoir l’audace de nier l’évidence. Quelle audace !

En fait, il nous faut un peu de ces trois éléments, l’insolence, la créativité et le courage, les trois vertus du devenir révolutionnaire. Au final, seule l’audace peut nous sauver. Comme le chante Thom Yorke dans la chanson révolutionnaire The Numbers :

We are of the earth
To her we do return
The future is inside us
It's not somewhere else

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