Steven Guilbeault et l'écologie du 1%

Steven Guilbeault, figure de proue du mouvement environnementaliste et personnalité appréciée du grand public, est actuellement candidat pour le Parti libéral du Canada dans la circonscription Laurier-Sainte-Marie. Certains l’ont accusé d’opportunisme, d’incohérence et même de trahison, alors que Justin Trudeau vient de donner le feu vert aux travaux d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain pour une modique somme de 9,3 milliards de dollars. Impliqué à Greenpeace de 1997 à 2007 et co-fondateur d’Équiterre qu’il dirigea de 2008 à 2018, Guilbeault soutient au contraire qu’il s’agit de la suite logique de son engagement dans sa lutte contre les changements climatiques. Doit-on y voir un retournement inattendu, ou plutôt la continuité d’un militantisme marqué par le pragmatisme, une approche conciliatrice et une collaboration étroite avec les élites politiques et économiques?

Disons-le d’emblée, Guilbeault préconise depuis longtemps une transition vers une « économie verte » basée sur les technologies renouvelables et le rôle prédominant des entreprises privées. Rappelons qu’après son départ d’Équiterre en octobre 2018, Guilbeault devient conseiller stratégique pour une firme de gestion de capitaux de risque spécialisée dans les technologies propres (Cycle Capital Management) et pour une firme de relations publiques spécialisée dans l’économie verte (Copticom). Il collabora d’ailleurs avec le magazine Corporate Knights prônant le « Clean Capitalism », participa au Comité sur le développement durable de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, puis au lancement en 2013 de l’Alliance pour une économie verte (SWITCH), aux côtés de financiers et de gens d’affaires. Cette conception technocentrique et libérale de la transition écologique s’inscrit dans l’approche du « capitalisme vert », qui vise à créer une économie carboneutre sans remettre en question les fondements de notre système socioéconomique.
 L’écologie libérale est prête à tolérer certaines contradictions et paradoxes lorsque l’ouverture à des projets à fort impact environnemental (comme la construction d’oléoducs et la poursuite du développement des sables bitumineux!) se fait au nom d’un « réalisme économique » qui combine des mesures favorables aux investissements privés vers les énergies propres. Déjà en 2007, Guilbeault a montré son ouverture au projet de port méthanier Rabaska en soulignant qu’il pourrait contribuer à la réduction des GES si le gouvernement provincial prenait des mesures pour que le secteur industriel fasse une transition du mazout vers le gaz naturel. Cet art du compromis ne vient pas de nulle part, comme l’a souligné Jean Charest dans un témoignage révélateur : « Steven Guilbeault a choisi une autre façon de militer […] il travaille avec les forces politiques en place pour faire avancer les choses plutôt que de chercher la confrontation. C’est très précieux pour la société », note l’ancien premier ministre du Québec[1].

Rappelons que Guilbeault a siégé au conseil d’administration de l’Agence de l’efficacité énergétique et présidé le comité sur les énergies renouvelables émergentes sous les libéraux de Jean Charest, avant d’accepter la coprésidence du comité consultatif fédéral pour la lutte contre les changements climatiques en 2018. Ce n’est donc pas un hasard s’il n’a pas choisi le Parti vert ou le NPD pour effectuer son saut politique. Guilbeaut se présente d’ailleurs dans Laurier-Sainte-Marie contre Nima Machouf (épouse de l’ex-député solidaire Amir Khadir), laquelle a reçu l’appui de l’ex-maire du Plateau-Mont-Royal Luc Ferrandez.

Certains croient sans doute que Guilbeault pourrait tout de même réussir à « changer les choses de l’intérieur » au sein du gouvernement Trudeau, à l’instar de l’écologiste français Nicolas Hulot qui a accepté de devenir premier ministre de la Transition écologique et solidaire sous le gouvernement libéral d’Emmanuel Macron en 2017. Néanmoins, rappelons qu’Hulot démissionna de façon spectaculaire en août 2018, soulignant qu’il ne « voulait plus mentir » au sein d’un gouvernement dont l’écologie n’est pas la priorité, que les « petits pas » seront insuffisants à enrayer le réchauffement climatique, qu’il faut remettre en question les « désordres » du libéralisme économique, et questionner l’importance des « lobbies dans les cercles de pouvoir ». Or, Guilbeault n’est-il pas l’incarnation même de cette « écologie des petits pas », de l’environnementalisme libéral, du lobbyisme conciliateur, de l’alliance avec les « capitalistes verts » qui souhaitent tirer leur ficelle de la transition énergétique alors que l’exploitation des énergies sales se poursuit de plus belle?

Plus encore, l’« écologie du 1% » symbolisée par Guilbeault s’apparente au « néolibéralisme progressiste », décrit par Nancy Fraser comme une alliance qui associe un programme économique néolibéral favorable au secteur financier et aux secteurs innovants de l’économie à une politique de reconnaissance inclusive, mais limitée à une interprétation individualiste et superficielle de l’égalité des chances. Au coeur de cette vision, « on trouve des idéaux de « diversité », d’« émancipation » des femmes et de défense des droits des minorités sexuelles ; le post-racisme, le multiculturalisme et l’écologisme. Ces idéaux sont interprétés d’une manière particulière et limitée [...] : la protection de l’environnement devient le marché du carbone [...] ; l’égalité se réduit à la méritocratie. »[2]

Face à cette approche « néolibérale-progressiste » qui espère changer les choses par sa proximité avec les élites politiques et économiques, il importe de bâtir dès maintenant une écologie du 99%, une écologie populaire et rassembleuse appuyée sur une alliance des mouvements sociaux (écologiste, féministe, étudiant, syndical, autochtone) et animée par une réelle soif de transformation sociale. Loin de se contenter d’un progressisme de surface, l’écologie du 99% remet en question les mirages de la « croissance verte » et les différents systèmes de domination comme le capitalisme et le colonialisme qui reproduisent les injustices économiques, sociales, sexuelles, raciales et environnementales. Les mobilisations autochtones contre Trans Mountain, le mouvement pour la grève climatique mondiale du 20-27 septembre, les Gilets jaunes en France, les oppositions contre les « grands projets inutiles » comme le Royalmount, le Troisième lien ou Énergie Saguenay sont quelques manifestations de cette écologie du 99% en émergence.

À l’heure de l’apartheid climatique qui vient, où le 1% s’achète déjà des bunkers dans des îles du Pacifique en laissant le reste de la population mondiale souffrir des maux de la crise climatique, il devient urgent de remettre en question le mythe selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau », ou que le « dialogue » avec les pouvoirs établis fonctionne toujours mieux que d’autres formes de résistance comme les actions directes et la désobéissance civile de masse. Il n’y a pas une, mais deux visions de la transition : la transition libérale, au profit du 1%, et la transition citoyenne, qui associe justice économique, sociale et environnementale.


[1] Mathieu-Robert Sauvé, Guilbeault, l'éminence verte!, revue des diplômés de l'UdeM, 22 avril 2015. https://nouvelles.umontreal.ca/article/2015/04/22/steven-guilbeault-leminence-verte/
[2] Nancy Fraser, De Clinton à Trump, et au-delà, Revue Esprit, septembre 2018. https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672

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