Le vrai virage nationaliste

16 juin 2019. Adoption du projet de loi 9 sur l'immigration et du projet de loi 21 sur l'interdiction des signes religieux. C'est une journée historique pour le Québec et son "autodétermination nationale" opérée sous le prisme du nationalisme conservateur. Bien que l'immigration, la laïcité et le régime politique canadien représentent trois enjeux distincts, ils convergent dans une même idéologie qui cherche à opérer un clivage nationaliste polarisant. J'irais même jusqu'à dire que la pensée bock-côtiste est maintenant devenue Loi, et que la CAQ a réalisé la "mission historique" que le PQ avait été incapable de mener à terme avec son projet de Charte des valeurs avorté.

Jamais, depuis la Révolution tranquille, l'affirmation de la majorité culturelle ne s'était faite de façon aussi claire sur le dos des immigrants, avec un bâillon et l'usage de la clause dérogatoire pour couronner le tout. Cela survient dans un contexte où la "tyrannie des minorités" et la "gauche solidaire" sont de plus en plus perçues comme des menaces pour "l'identité nationale", et où le conservatisme, se posant en grande victime du "l'empire du politiquement correct", combat ses adversaires de façon toujours plus virulente et décomplexée. Il faut bien l'admettre, le nationalisme identitaire a gagné sa première grande bataille politique.

En 2012, Bock-Côté exhortait le PQ à tourner le dos "au folklore gauchiste radical" (QS) et à la "social-démocratie en déroute", en opérant un "vrai virage nationaliste". "Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue, laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même, il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies. Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse, elle, applaudira."


Et la prophétie devint réalité, la CAQ reprenant à son compte le projet historique du nationalisme d'antan. Gramsci aimait qualifier le philosophe italien Benedetto Croce d'homme de parti, voire de "pape laïc", même si celui-ci n'était membre d'aucun parti et n'exerçait aucun pouvoir au sein de l'Église. Pourtant, Croce dispensait ses conseils au "parti libéral", entendu au sens large de l'ensemble multiforme des adeptes du libéralisme, en donnant une certaine cohérence idéologique à ce groupe dispersé. Il semble ici que le principal porte-parole du "Parti nationaliste" et ses partisans, que ceux-ci soient membres de la CAQ, du PQ, de L'Aut' gauche ou d'autres groupuscules identitaires, est bel et bien Bock-Côté. S'il aime se présenter comme un intellectuel dissident, c'est bien lui qui a patiemment labouré le paysage idéologique du Québec depuis une quinzaine d'années, planté les graines du conservatisme et arrosé les champs avec les engrais de l'anxiété identitaire. Ce que Legault appelle "fierté", ce sont les fleurs fragiles de ce travail de jardinier.

Si Legault, Bombardier et consorts aiment évoquer la "fierté québécoise retrouvée", il nous faudra un long travail pour déconstruire cette "québécité toxique" et inventer d'autres façons d'être Québécois. Le problème n'est pas l'identité québécoise comme telle, mais une certaine représentation de soi stéréotypée reconstruite sur des normes culturelles conservatrices qui peuvent avoir des effets négatifs sur la société et les Québécois eux-mêmes; besoin vital d'affirmation de soi jumelé au besoin de "remettre les minorités à leur place", insécurité identitaire, anxiété face au voile, trauma de l'oppression religieuse, incapacité à remettre en cause certaines formes d'oppression (racisme, colonialisme) à cause du statut de minorité historique, agressivité obsessive vis-à-vis la gauche-multiculturaliste-diversitaire-extrémiste, répression de certaines émotions comme la vulnérabilité et la compassion, mélancolie, dépression, etc.

Pour sonder cette âme québécoise malheureuse, nous n'avons qu'à lire quelques essais de nationalistes contemporains qui sondent l'imaginaire collectif et son mal-être: Ce peuple qui ne fut jamais souverain : la tentation du suicide ; Le Québec n'existe pas ; Le mal du Québec: désir de disparaître et passion de l'ignorance ; La Dénationalisation tranquille ; Fin de cycle. Aux origines du malaise politique québécois, etc. Comment éviter une fierté collective pompeuse qui a pour corollaire la honte, le dégoût et la peur de certains de nos confrères, consoeurs et compatriotes? À l'instar de la masculinité toxique, il n'existe pas une seule façon d'être soi, de vivre sa québécité, de développer sa propre identité.

Être fier de soi sans opprimer, exister politiquement par une participation citoyenne élargie, devenir un modèle international en matière de bien-vivre et d'égalité sociale, sortir du capitalisme et amorcer une véritable transition écologique, nous réconcilier avec les peuples autochtones et notre propre histoire coloniale afin de nouer un autre rapport entre nations et notre territoire, créer la première République sociale en Amérique du Nord, valoriser la culture dans sa pluralité constitutive, allier monde commun et métissage, inventer des façons inédites d'être Québécois au XXIe siècle, rêver de métamorphoses civilisationnelles au lieu de fermeture de frontières; voilà quelques pistes à explorer pour créer d'autres manières de se relier à soi, aux autres et au monde.

Pour l'instant, j'ai mal à mon pays, je le dis ouvertement et sans rancoeur, en restant debout devant l'adversité. Solidarité avec tous mes camarades, concitoyennes et nouveaux arrivants qui seront touchés par ces lois. Cependant, je demeure fermement convaincu d'une chose: un autre Québec est possible.

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17 juin 2019. L'analyse de Mathieu Bock-Côté fait écho à mon long commentaire de la veille: "La CAQ a pris le relais du PQ comme principal porteur du nationalisme québécois dans un contexte post-souverainiste". Comme toujours, il s'empresse de disqualifier la gauche indépendantiste en l'infantilisant sans argument. "Quant à la gauche radicale, elle nous rappelle qu’elle est d’abord et avant tout antinationale et convertie aux exigences d’un multiculturalisme extrême. Son indépendantisme revendiqué est radicalement coupé des aspirations nationales québécoises et ne sert que de vecteur à une pensée à prétention révolutionnaire dans laquelle aiment se vautrer ceux qui ne parviennent pas à sortir de leur crise d’adolescence politique."

Certains diront que le débat identitaire est maintenant clos, que la question des "accommodements raisonnables" est maintenant réglée, mais il n'en est rien. MBC sait bien que le combat identitaire est une lutte de longue haleine, et qu'il s'agit d'une première étape dans un long processus de "renationalisation" à la sauce conservatrice. "Surtout, il faudra poursuivre sur cette lancée. La promulgation d’une Charte de la laïcité était une première étape fondamentale dans la réaffirmation identitaire québécoise. Elle ne saurait être la dernière. Dès demain, il faudra reprendre le combat pour la baisse des seuils d’immigration et pour la refrancisation de Montréal. Il faudra aussi plaider pour une loi sur la convergence culturelle assurant la pleine intégration des nouveaux arrivants à la majorité historique francophone."

D'autres lois s'en viennent, et Legault cherchera à réformer le parlementarisme québécois afin de raccourcir l'étude des projets de lois et multiplier les recours aux mesures bâillon si nécessaire. Rappelons que "l'épreuve de la discussion" représente l'un des quatre principes institutionnels du gouvernement représentatif, de sorte que l'érosion progressive de ce pilier nous glisse tranquillement vers l'autoritarisme.

Je suis d'accord avec MBC que nous vivons actuellement "un moment historique", et c'est pourquoi la gauche doit se réveiller et se mettre à réinvestir la "guerre de position", avec de nouveaux récits à large résonance populaire. Nous avons une responsabilité historique à ne pas abandonner le "front culturel" actuellement hégémonisé par le néoduplessisme. Pour reprendre la formule d'Aurélien Barrau, "nous sommes en demeure de reconstruire la grammaire du réel".




Crédits photo: Jacques Boissinot, La Presse canadienne

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