La dissection de L'empire du politiquement correct

Disons d'emblée que l'auteur du livre L'empire du politiquement correct est d'abord essayiste et idéologue, plutôt que sociologue ou politologue; cela n'enlève rien à la pertinence de son propos, car sa philosophie politique, directement engagée dans les enjeux de la Cité, cherche à influencer le cadre même du débat public, en déplaçant le point de gravité de l'espace médiatique vers un conservatisme toujours plus affirmé et décomplexé. Comme il le dit d'emblée, "la maîtrise du récit médiatique est probablement devenue l'enjeu métapolitique central de la vie politique contemporaine". Sur ce point, il faut admettre que MBC sait bien manier l'art de la lutte pour l’hégémonie culturelle, en traçant des frontières définies par lui plutôt que par ses adversaires.

Quels sont les objectifs de l’ouvrage? Tout d'abord, l'objectif premier est d'apporter une version sophistiquée à l'argument répandu du "on peut pu rien dire". Il dénonce bien sûr "le retour de la censure", "la démocratie comme pédagogie progressiste", les recours frénétiques à la démonisation et aux étiquetages qui consistent à déclarer telle personne aux idées opposées comme illégitime ou infréquentable. Il est difficile d'être en désaccord avec l'auteur sur ce point, car il y a bien des dérapages, des formes de dogmatisme et d'accusations stériles à l'ère des médias sociaux, que ce soit par des gens de gauche, de droite ou d'extrême droite.

Cela dit, le deuxième objectif de MBC consiste à attribuer toutes ces dérives à un seul camp idéologique, celui des "progressistes" ou des défenseurs du "régime diversitaire", qui revendiquent non seulement "le monopole du bien", mais aussi le "monopole de la santé mentale". Faisant suite à son dernier livre Le nouveau régime (2017), MBC "entend penser la radicalisation du régime diversitaire devant sa remise en question". Ce régime diversitaire, qui tord le sens des mots pour restreindre la sphère du langage et de la pensée (les références à 1984 de George Orwell sont nombreuses), favorise une "psychiatrisation de la dissidence" avec le recours abusif aux phobies, et dans le pire des cas, contribue à "criminaliser", voire "enfermer" les conservateurs qui osent critiquer le régime établi.

Comme la gauche exercerait son "monopole sur le récit médiatique" (sic), le conservatisme formerait ainsi un discours contre-hégémonique, les critiques du multiculturalisme débridé étant érigés en véritables rebelles contre l’orthodoxie dominante. MBC entend débusquer le "dispositif du politiquement correct au coeur du système médiatique", qui, dans des cas extrêmes, inviterait à la censure étatique. Il y voit, au final, l’émergence d’une nouvelle forme de "totalitarisme" libéral, progressiste et postnational, le spectre du totalitarisme revenant plusieurs dizaines de fois au fil des pages.

Le fait d'attribuer le monopole de la censure à la "gauche bien-pensante" est largement moins convaincant, c'est le moins qu'on puisse dire. De plus, la critique s'accompagne d'une "contradiction performative", c'est-à-dire qu'elle reproduit dans les faits ce qu'elle dénonce dans son propos. MBC rejette à juste titre la psychiatrisation de la droite, mais il psychologise à outrance "l’homme de gauche"; il critique le manichéisme entre le Bien et le Mal, mais il démonise à son tour le camp de la gauche diversitaire. Il dénonce les caricatures simplificatrices de la droite, mais il crée à son tour un gigantesque homme de paille, tellement grossier que cela en devient loufoque par moments.

Ainsi, MBC met dans un même sac l’héritage des "Radical Sixties", la "théorie du genre", la gauche "racialiste", les luttes LGBTQ, la pensée "décoloniale", les safe spaces, les simples progressistes, les libéraux, les multiculturalistes, les interculturalistes, les luttes autochtones, et la liste continue. Bref, le "régime diversitaire" inclut l’ensemble des choses que le conservatisme entend bien répudier de facto sans même fournir d’arguments. Tout comme la gauche diversitaire qui n’a pas besoin de discuter avec les "racistes", la droite conservatrice n’a pas à perdre sa salive avec des personnes qualifiées de "fanatiques" ou de "totalitaires" en puissance.

Et c’est bien là que réside le troisième objectif de l’ouvrage, plus insidieux; il entend occulter en bloc toute critique du racisme, du colonialisme, du patriarcat, des normes hétérosexuelles. Au lieu de fournir des arguments de fond, de répondre à différentes objections, ou de faire le tri entre les critiques légitimes et les revendications excessives, MBC met plutôt l’ensemble de ces questions dans la métacatégorie du "régime diversitaire", autre nom pour désigner le grand "régime totalitaire" de notre époque. De cette façon, il peut se contenter de dénoncer la "tyrannie de la pénitence", évoquer les "les sanglots de l’homme blanc" de Pascal Bruckner, parler de la "nouvelle nuit des privilèges", associer la question du racisme systémique à la volonté de dissoudre l’appartenance nationale (rien de moins), rejeter la "tribalisation des appartenances", qualifier le "néoracialisme à tendance progressiste" de "racisme antiblanc", et ainsi de suite.

Le chapitre 5, intitulé "les Blancs, les racisés et les autres", représente ainsi un grand ramassis des clichés fomentés par la droite, qui entend bien définir la réelle signification de ces vocables progressistes. Alors que MBC dénonce le fait que la droite soit constamment stigmatisée par la gauche et qu’elle n’arrive pas à parler de sa propre voix, il sert la même recette au camp opposé. Pour retourner une formule de Philippe Muray : "la gauche est ventriloquisée, pour ainsi dire, par la droite". La "gauche diversitaire" fonctionne désormais comme une catégorie repoussoir.

Nous arrivons enfin au quatrième objectif de l’ouvrage, qui vise à émanciper la droite conservatrice de son sentiment d’infériorité par rapport à la gauche. Dans son chapitre "Ce que la gauche appelle la droite", MBC soutient que la droite a d’abord existé dans les yeux de ses adversaires; "elle est d’abord et avant tout constituée par tous ceux que la gauche ne veut pas dans ses rangs". Marquée par ce stigmate originel, obligée de se confesser et de veiller à "ne pas trop être à droite", à rester dans les "rangs de la respectabilité", elle serait complexée ou inhibée depuis un bon moment.

MBC critique alors le caractère blême de la "droite modérée", de la droite gestionnaire, qui reste encore prisonnière du récit progressiste dominant, et de la "droite amadouée" par les sirènes de Macron et du centre-droit, qui valide certaines préoccupations traditionnelles du conservatisme sans lui permettre de s’assumer entièrement. MBC nous invite plutôt sur le terrain de la "droite décomplexée", qui entend "récupérer le terrain historiquement concédé à la droite populiste", en brouillant les frontières entre conservatismes, droites radicales et extrême droite.

Bien sûr, MBC souligne que c’est encore la gauche qui entend maintenir un cordon de sécurité entre la droite classique et l’extrême droite, afin de forcer les conservateurs à se justifier constamment pour ne apparaître "trop" de droite, "réactionnaires", ou carrément fascistes. MBC joue habilement sur ce terrain miné, sans appeler explicitement à abolir la frontière entre conservatisme et extrême droite; mais il brouille tout de même subtilement les repères afin de réunir diverses tendances de droite au sein de la grande famille de la "droite décomplexée". Sans prendre parti pour un camp particulier au sein de cette nébuleuse, MBC joue le rôle de "grand catalyseur" des droites anti-libérales. Quels individus et groupes feront partie de cette famille recomposée? Disons simplement une haine partagée de la gauche diversitaire.

Le cinquième objectif du livre, qui consiste non seulement à dénoncer le politiquement correct et à casser du sucre sur le dos de la gauche, vise opérer à une réelle refondation de la droite décomplexée. "La droite devrait alors retrouver ses valeurs, son imaginaire propre, et ne plus se définir simplement comme une gauche prudente". MBC revient ici sur le "moment populiste", et en bon lecteur de Carl Schmitt et de Chantal Mouffe, il entend redonner ses lettres de noblesse au "populisme" qui est trop souvent écarté par la logique "postpolitique" de la pensée gestionnaire et de "l’anthropologie libérale".

MBC se revendique ainsi d’une droite populiste, conservatrice, décomplexée, et jongle même avec l’idée de la "démocratie illibérale", basée sur le primat de la souveraineté populaire qui doit parfois s'affirmer au détriment de l’État de droit. Le peuple se rebelle ici contre le libéralisme (politique et culturel) et les excès du régime diversitaire, qui cherche à dissoudre les identités nationales et à neutraliser la souveraineté populaire. Pour MBC, la "démocratie illibérale n’est peut-être rien d’autre que celle du populisme arrivé au pouvoir". Il voit dans ce phénomène "la révolte de la démocratie contre le libéralisme", ou plus largement "contre la société de la mondialisation diversitaire". Faisant preuve d'une légère pudeur, MBC se garde bien sûr de référer trop directement aux figures illibérales des populismes récemment arrivés au pouvoir : Bolsonaro, Trump, Salvini, Orbán, Kurz, etc.

Le sixième objectif du livre consiste à fournir de véritables racines existentielles à ce populisme conservateur et illibéral. MBC réhabilite la nostalgie par une interprétation conservatrice du "sentiment de fin du monde", particulièrement présent à notre époque. Il fait aussi un éloge des "écrivains crépusculaires", qui mettent de l’avant le caractère mortel de la civilisation et le récit de la Grande Décadence. Selon MBC, ces auteurs crépusculaires "posent une question vitale, ils cherchent à ressaisir ce qu’il a de précieux dans un monde dont ils sentent qu’il est en voie de disparation".

On voit ici l’affect dominant de la pensée conservatrice, soit la crainte de disparaitre, que ce soit au niveau national (la dissolution du peuple par l’immigration de masse et la déconstruction généralisée), ou au niveau civilisationnel (perte des racines européennes). MBC ajoute bien sûr les thèmes du "grand homme" providentiel, de la mélancolie, du sentiment de fragilité, la figure du paria conservateur animé par besoin impérieux de sauver des morceaux d’un monde en déclin. "La cité qui meurt n’emporte pas tout avec elle. Sa part la plus précieuse peut être conservée par des hommes renonçant au prestige social et politique pour conserver dans les marges, à l’abri du grand nombre, certains trésors précieux." Alors que les écologistes et les collapsologues anticipent l’effondrement prochain de la civilisation thermo-industrielle, les conservateurs crépusculaires nous invitent à nous "tenir debout" face à l’effondrement moral et culturel des sociétés nationales et la disparition prochaine de la civilisation occidentale.

Le septième objectif du livre consiste à définir les bases d’une "Renaissance conservatrice" par une critique en règle de la modernité, ou plus précisément de la "démesure moderne" (Burke) et des excès de la "modernité radicale". Définie comme le "parti du mouvement", du progrès illimité, de l’égalité radicale, de la mobilité, du déracinement, de la transgression des frontières, de la dissolution des identités et des appartenances", cette "modernité" (perçue du point de vue conservateur) s’oppose ainsi au "parti de la durée", de la finitude, des limites, des frontières, des "permanences anthropologiques", du temps long, de la mémoire, de l’enracinement.

Le "nouveau régime diversitaire" ne serait au fond que l'expression idéologique, politique et culturel de la modernité tardive, de cet "empire de l’hybridité". Comme MBC l’indique au début de son ouvrage, "la modernité se déploie comme un processus irrésistible déconstruisant étape par étape les grandes formes anthropologiques et historiques et portant un programme d’émancipation appelé à traduire intégralement le réel dans ses propres catégories. La philosophie de la déconstruction, de ce point de vue, est probablement celle qui est connectée le plus intimement au noyau existentiel de la modernité, puisqu’elle vient disqualifier toute forme d’appartenance historique ou naturelle. L’homme est sommé de devenir un nomade." Pour Bock-Côté, le processus de modernisation est d’abord et avant tout une entreprise de déconstruction généralisée et débridée, qui mérite d’être domestiquée par les voies de la Raison conservatrice.

Le huitième objectif de l’ouvrage consiste à adoucir l’apparence de radicalité du conservatisme décomplexé par un appel final à la modération. Face à "la démesure d’une modernité devenue folle", liée "à l’imaginaire soixante-huitard", la Renaissance conservatrice ne vise pas à rejeter la modernité en bloc; elle cherche plutôt à tempérer ses ardeurs, à rappeler ses limites, à éviter la "tentation de déconstruire et reconstruire le réel au nom d’une utopie rationaliste qui se charge d’un programme distinct selon les époques". Ainsi, alors que le camp diversitaire est associé tantôt au totalitarisme, tantôt à la folie de la déconstruction, le conservatisme apparaît magiquement comme une pensée prudente, équilibrée, raisonnable, ancrée dans le "réel" et les "invariants anthropologiques", cherchant à freiner le "parti du mouvement" afin de rappeler "à l’homme moderne l’insuffisance de sa condition". "Le conservateur n’entend pas congédier la modernité – à tout le moins, il sait que la chose est impossible et sait s’y résoudre, même si ce n’est pas toujours de bon cœur. […] Son aspiration est plus modeste et plus fondamentale : il entend civiliser la modernité, la contenir et lui rappeler qu’elle peut abîmer l’être humain en prétendant le libérer."
 

MBC rappelle à juste tire que le conservatisme représentait à l'origine une réaction contre les "effets dissolvants" du projet de la modernité. L’émancipation est associée à un processus de "désincarnation", et l’entreprise révolutionnaire, dont la visée noble consiste à libérer l’être humain de ses chaînes, sombre inévitablement dans son contraire, soit la dissolution de soi, la perte de la liberté, la Terreur ou le totalitarisme. Après avoir dénoncé le libéralisme tout au long de l’ouvrage, MBC, en bon penseur anti-totalitaire, en vient ainsi à faire un "éloge modéré mais sincère du libéralisme", dont "l’esprit bien compris" revient à défendre le débat démocratique comme "conflit civilisé", où une diversité d’idéologies peuvent se confronter dans la sphère des idées. Défendant une conception agonistique du politique comme gestion rationnelle du conflit, il cherche finalement une cohabitation entre la gauche et la droite, où "aucun de ces pôles n’a intérêt à chercher à étouffer idéologiquement l’autre, car ils répondent à des aspirations ancrées dans le cœur humain". Le débat gauche-droite, dé-historicisé, apparait ainsi comme un trait fondamental de la nature humaine.

Pour terminer, le neuvième et dernier objectif du livre consiste à réhabiliter le clivage gauche-droite comme une lutte grandiose entre visions du monde. Les "anthropologies concurrentes" que MBC évoque tout au long de son ouvrage représentent en fait deux imaginaires, qu’il estime "complémentaires", malgré sa volonté affichée d’en finir avec le "régime diversitaire". "L’imaginaire du conservatisme est celui de l’enracinement, de la limite, de la finitude, et on peut en déduire une conception protectrice du politique. L’imaginaire du progressisme est celui du cosmopolitisme, de la mobilité, de la transgression des évidences établies. De même, s’il faut continuer de parler du clivage entre la gauche et la droite, il faudra alors que cette dernière ne se définisse plus en fonction de la première, mais à partir de son propre imaginaire".

Ainsi, MBC cherche à reprendre à son propre compte le clivage macronien entre le "progressisme" et les "lépreux" (titre du chapitre 4), les libéraux et les populistes, la gauche diversitaire et la droite décomplexée. Ce clivage binaire, que Nancy Fraser décrit comme une opposition entre "néolibéraux progressistes" et "populistes réactionnaires", évacue bien sûr une troisième voie, celle de l’ésocialisme, du populisme de gauche, du féminisme du 99%, du municipalisme, ou de toute autre variante qui sera inévitablement considérée par la pensée conservatrice comme un cas particulier de l’idéologie diversitaire. Bien sûr, MBC rappelle que "l’art politique consiste alors à permettre une conflictualité fructueuse entre ces imaginaires dans la cité", mais la guerre qu’il mène contre la gauche résonne plutôt avec cette citation d’Alfred Sauvy qu’il évoque en exergue de sa conclusion : "Le but de la démocratie n’est pas de s’entendre, mais de savoir se diviser." La grande division conservatrice oppose une droite décomplexée mais raisonnable au final, car admettant la pluralité au sein de l'espace public, et le régime diversitaire, potentiellement totalitaire, car ce dernier cherche systématiquement à faire taire ses adversaires par le dispositif magique du politiquement correct.

Somme toute, MBC contribue effectivement à la division du champ politique (et du mouvement souverainiste compris), grâce au grand récit de la modernité radicale, de la déconstruction généralisée et de l’empire du politiquement correct, sur fond de pessimisme anthropologique. "Les conservateurs savent que tout est toujours à reprendre et que même la civilisation la plus forte et la plus belle finira un jour par connaître la décadence." La Renaissance conservatrice représente alors une réponse à la fois modérée et décomplexée pour affronter cette menace, en se positionnant comme la grande gardienne de la civilisation, de la morale établie, de l’identité nationale, des mœurs, et de l’enracinement. Voulant bâtir un imaginaire propre à la droite illibérale, afin de la libérer de la tutelle de l’imaginaire progressiste, MBC a néanmoins besoin de se tailler sur mesure un ennemi imaginaire : le régime diversitaire. Voilà le fondement ultime de la pensée conservatrice : la critique du projet émancipateur de la modernité, jumelée à la hantise de la disparition nationale et une lutte sans merci entre deux mondes imaginaires.

Commentaires

Articles les plus consultés