Rétrospective sur les trois premières décennies du XXIe siècle

Selon Eric Hobsbawm, le « court vingtième siècle » se présente comme un « Âge des extrêmes » allant de 1914 à 1991[1]. C’est l’affrontement des superpuissances: deux grandes guerres mondiales, révolution russe et montée du fascisme, essor de l’Empire américain et rivalité avec le modèle socialiste qui s’effondre avec la dislocation de l’URSS. L’aube du XXIe siècle commence donc dans les années 1990, marquées par l’ère de la mondialisation, le triomphe du libéralisme et l’entrée dans la société en réseaux. C’est « l’heure des communications » (dixit Jean Leloup) avec l’arrivée du World Wide Web et la démocratisation massive d’Internet.

La deuxième décennie débute avec l’attentat du 11 septembre 2001, lequel annonce la crise de l’impérialisme américain, l’omniprésence de la « question terroriste », les conflits au Moyen-Orient et la surveillance de masse. Comment se décline les années 2000 du point de vue social, politique, technique et historique ? Sur la gauche, c’est la décennie de l’altermondialisme et de la gauche latino-américaine (Chavez, Lula, Correa, Morales) ; sur la droite, c’est la montée du conservatisme et de l’extrême droite, avec la popularisation de l’idée du « choc des civilisations » et la résurgence de la « question identitaire ».

Sur le plan sociotechnique, c’est le paradigme de la « mobilité » symbolisé par l’arrivée du iPod (2001) puis du iPhone (2007), qui se combine au paradigme « collaboratif » du web 2.0 qui intègre technologie, interaction sociale et création de contenu. Dans l’imaginaire collectif, la coupure est nette : les années 1990 étaient dominées par Microsoft, Bill Gates et le règne des informaticiens. Après l’explosion de la bulle Internet en 2001, ce fut le triomphe de Apple et Steve Jobs, alliant design et connectivité. C’est bien au tournant de l’année 2007 que s’opère une véritable « révolution numérique » par l’arrivée des médias sociaux comme Facebook et Twitter. Cette « dynamisation » du web par la « démocratie numérique de masse » constitue l’infrastructure technologique de l’espace public contemporain, qui a « absorbé » les relations sociales et les médias traditionnels. Il n’y a pas si longtemps, il y a exactement dix ans, nous sommes entrés dans un régime de « connexion totale » façonné par les réseaux sociaux et les téléphones intelligents.

Or, cette globalisation intégrale sur le plan techno-social coïncide avec la crise financière mondiale de 2007-2008. C’est à ce moment que débute la troisième décennie du XXIe siècle, qui marque l’échec de la mondialisation néolibérale et du capitalisme financier dérégulé. Sur le plan économique, c’est la trappe austérité-stagnation et l’impossible retour de la croissance. Il y a eu bien sûr le boom des BRIC (Brésil, Russe, Inde, Chine), mais l’émergence de ces puissances manifeste plus une reconfiguration de l’ordre géopolitique mondial qu’un réel espoir d’une relance économique durable. En Europe, c’est la crise de la dette publique dans la zone euro qui affecte la Grèce, puis l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, et Chypre. Aux Etats-Unis, la catastrophe financière est évitée de justesse, mais des millions de logements sont saisis année après année. L’économie piétine, le système est en panne, et de nombreuses sociétés traversent une nouvelle zone de turbulences.

Pour preuve : un nouveau cycle de révoltes, de luttes populaires et de mobilisations inédites depuis 2011 : Printemps arabe, mouvement des Indignados, Occupy Wall Street, grève générale étudiante de 2012, etc. Mais la multiplication des mobilisations de masse et des crises sociales n’amène pas les changements politiques souhaités. En Amérique latine, la mort de Hugo Chavez et la destitution de Dilma Rousseff marquent la fin de la « gauche de gouvernement ». Le mouvement altermondialiste s’essouffle, et les forces progressistes ne parviennent pas à formuler une alternative suffisamment forte pour remplacer la logique néolibérale et renverser les puissances financières. C’est la fin d’un cycle, mais pas le début d’un nouveau, comme en témoigne le décès de Fidel Castro en 2016 ; le socialisme, comme le vingtième siècle, sont bel et bien morts et enterrés.

Après l’effondrement du bloc soviétique, nous assistons trente ans plus tard à la décomposition du capitalisme (néo)libéral. Or, ce double échec du socialisme et du capitalisme pave la voie du populisme autoritaire comme pseudo-alternative au système. Si les deux premières décennies du XXIe siècle sont marquées par un mouvement progressif d’intégration des nations dans de grands ensembles et traités de libre-échange, notamment au niveau européen, la troisième décennie s’achève dans une crise globale qui mène tout droit à la désintégration généralisée et au repli national. Tandis que la conscience écologique et l’interconnexion croissante semblaient fournir les bases matérielles de l’idéal « citoyen du monde », l’explosion des inégalités sociales, l’insécurité économique et la « fabrique de l’homme endetté »[2] appellent la restauration de la souveraineté étatico-nationale pour préserver l’ordre social. Pour reprendre une image de Karl Polanyi, le mouvement de marchandisation qui expose la société au délitement amène un besoin de « ré-encastrer » l’économie dans la société, bien que cette « protection sociale » puisse prendre une forme démocratique ou autoritaire.

Malheureusement, c’est bien à la destruction de la démocratie que nous assistons actuellement. Première explication : l’échec du néolibéralisme et des élites libérales amène une résurgence ambivalente des nationalismes. Sous leur forme « progressiste », les mouvements indépendantistes écossais et catalan témoignent d’un besoin de reconquérir une plus grande autonomie politique tout en restant intégrés dans le cadre européen, avec un projet de société qui articule justice sociale et respect des minorités culturelles. Or, l’échec du référendum écossais et le référendum catalan avorté à l’automne 2014 soulignent l’incapacité du « nationalisme progressiste » à fonder un nouvel ordre politique. Cela laisse la porte ouverte pour le « visage sombre » d’une affirmation nationale basée sur le ressentiment.

2015 : année de désenchantement et de fureurs. 7 Janvier 2015 : attentat contre Charlie Hebdo, un symbole de la « liberté d’expression » attaqué par l'exaltation djihadiste. 25 janvier 2015 : la coalition de la gauche radicale Syriza prend le pouvoir en Grèce, avec l’intention de renégocier la dette publique grecque à l’intérieur du cadre européen. Juillet 2015 : après la victoire du « NON » au référendum sur les mesures d’austérité, le premier ministre Alexis Tsipras capitule sous la pression de la Troïka et la menace du « Grexit ». Cette défaite met en relief la « cage de fer » de l’Union européenne, et l’incapacité de la gauche à créer une rupture pour sortir de la crise. 13 novembre 2015 : attentat le plus meurtrier en France depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des fusillades au cœur de Paris qui tuent sauvagement 130 personnes et font 413 blessés. Résultat : proclamation de l’état d’urgence pour affronter la menace terroriste, qui alimente un sentiment de paranoïa et les discours islamophobes.

Pendant ce temps : la crise migratoire traverse l’Europe, conséquence directe des guerres civiles lybienne et syrienne. Résultat : plus d’un million de réfugiés entrent illégalement dans l’espace Schengen durant la seule année de 2015. Crise humanitaire en plein cœur de l’Europe, construction de camps permanents ou temporaires, de murs et de clôtures barbelées. Renforcement des contrôles militaires, montée en force des partis d’extrême droite partout sur le Vieux Continent. Nouveaux attentats terroristes à Bruxelles, Nice et Berlin en 2016. La « question terroriste » convergence avec la « crise des migrants » et le retour des frontières. La cerise sur le gâteau : la victoire surprise du Brexit en juillet 2016, puis l’élection de Trump en novembre 2016. C’est ce que nous pouvons nommer un « télescopage de l’histoire ».

Que cela signifie-t-il ? Tout d’abord, récapitulons les trois premières décennies du XXIe siècle : 1) années 1990, promesse de la mondialisation et des télécommunications ; 2) années 2000, révolution numérique et espoir d’un autre monde possible ; 3) années 2010 : panne globale et angoisse générale. La dernière décennie (2007-2017) a été celle d’un processus combiné de désenchantement et de décomposition, d’une promesse brisée et d’une incapacité de réformer le système. L’élection de Trump vient en quelque sorte confirmer l’échec du projet initial du XXIe siècle : la prospérité de la mondialisation n’a pas été au rendez-vous pour la majorité de la population, et l’espace public interconnecté par les médias sociaux n’a pas amené la « formation rationnelle de la volonté générale » qui sous-tend l’idéal de la délibération démocratique. L’unité globale sous le signe du commerce mondial a fourni les bases d’une démondialisation et d’un repli national comme voie de sortie, tandis que la « connexion totale » à l’ère de l’accélération sociale et du terrorisme larvaire contribue à la polarisation des opinions. Trump incarne et symbolise à la fois la convergence de ces processus historiques, et c’est pourquoi son arrivée au pouvoir clôt la dernière décennie, voire le premier grand cycle du XXIe siècle : l’« Âge de la mondialisation ».

De quoi aura l’air la prochaine décennie ? Nous la baptisons l’« Âge des monstres » en reprenant cette phrase prophétique de Gramsci : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Bref aperçu. Consolidation des « sociétés de contrôle » avec l’accélération du développement technologique : arrivée de l’intelligence artificielle, robots, nanotechnologies, économie collaborative, Internet des objets, Big Data, surveillance de masse, dictature des Géants du web. Une économie de rentiers contrôlée par quelques grandes plateformes numériques (Google, Apple, Facebook, Amazon, Uber, Airbnb…) qui suppriment massivement les emplois par les algorithmes, les véhicules autonomes, l’économie de services automatisée, etc. Comme l’affirme le dicton : « on n’arrête pas le progrès ». Progrès technique, il faut souligner.

Sur le plan éthico-politique par contre, nous assistons à un mouvement inverse de régression morale, alimentée par l’insécurité économique, sociale et culturelle qui fournit déjà les bases du néo-fascisme qui est en train d’éclore sous nos yeux. L’instabilité généralisée engendrée par la crise du système multipliera les expulsions de toutes sortes et le nombre de réfugiés (politiques, économiques, climatiques), ce qui contribuera en retour à nourrir la peur, l’anxiété et la fermeture des frontières : prolongation de l’état d’exception, renforcement de la surveillance de masse et extension de la société de contrôle. Le chômage de masse et la précarité de l’existence appellent un besoin d’affirmation de la puissance militaire et de la fierté nationale contre les menaces intérieures et extérieures, réelles ou fantasmées, dont « les étrangers ». De quoi Trump est-il le nom ? Make American Great Again : une volonté de régénérescence dégénérée, le rêve américain devenu cauchemar clownesque.

« Ce cauchemar qui n’en finit pas »[3] est devenu notre réalité quotidienne. Que pouvons-nous espérer ? Certains dirons qu’il ne faut pas sombrer dans la « politique du pire » et éviter le piège du « catastrophisme ». Or, ces expressions définissent déjà notre situation, marquée par un mélange de guerre civile, d’assassinats ou d’expulsion d’ambassadeurs russes, de dictatures et d’escalade des tensions qui pointent vers une guerre généralisée. Après la « panne globale » de la dernière décennie, l’Âge des monstres sera celui de la « crise totale », pour le meilleur et probablement pour le pire. Comme le souligne Frédéric Lordon : « un système qui ne possède plus aucune force de rappel, plus aucune régulation interne, plus aucune capacité de piloter une réelle transition politique à froid ne mérite que de disparaître. Il va. Le propre d’un système aussi rigidifié, aussi hermétique à son dehors, et incapable d’enregistrer ce qui se passe dans la société, c’est qu’il ne connait pas d’autre « ajustement » que la rupture, et qu’il suffit de très peu de temps pour le faire passer de l’empire écrasant qui barre tout l’horizon à la ruine complète qui le rouvre entièrement »[4].

Courons-nous vers la ruine ? Nous y sommes déjà, si nous portons réellement attention à la figure du « réfugié » qui incarne à la fois l’état d’exception, la vie nue et la condition virtuelle de l’humanité. Les réfugiés, hommes, femmes et enfants, ne sont pas quelques centaines, mais légions ; phénomène massif, ces « marées humaines » risquent leur vie pour fuir la catastrophe et les ruines d’un monde détruit, en quête d’un lieu où l’existence sera enfin possible. Est-ce la fin de l’histoire ? Disons plutôt la fin d’une histoire, celle du XXe siècle, et de la promesse de la prospérité universelle par le progrès technico-économique. Que nous reste-t-il ? L’ouverture de l’horizon dans le champ de ruines, l’invention de nouveaux grands récits, l’institution d’un ordre nouveau où pourra prendre place l’organisation rationnelle et démocratique de la rareté.

Il n’y aura pas de transition à froid, mais une transition à chaud dans un système en décomposition. Bâtir par-delà les ruines, forger les ponts, et affronter la « tempête du pire » comme climat de notre époque. Si les trois premières décennies du XXIe siècle (1990-2017) ont pris forme sous le signe de l’Ambition, la prochaine décennie, qui aura pour tâche historique de faire accoucher un monde qui refuse encore de naître, exige de nous le retour de l’Audace. Selon Spinoza, l’Ambition est un désir immodéré de gloire, tandis que l’Audace désigne un désir qui excite quelqu’un à faire quelque action en courant un danger que ses pareils craignent d’affronter[5].


[1] Eric Hobsbawm, Age of Extremes : The Short Twentieth Century 1914-1991, Michael Joseph, London, 1994.
[2] Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.
[3] Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, Paris, 2016.
[4] Frédéric Lordon, Politique post-vérité ou journalisme post-politique ?, Le blog du Monde diplo, 22 novembre 2016.
[5] Spinoza, Éthique, Partie III, §XL, §XLIV.

Commentaires

  1. C'est une vision bien sombre du monde qui ne sert qu'à renforcer le fatalisme du capitalisme et c'est bien dommage. Il y a plusieurs raison de croire que nous entrons dans une ré-émergence du socialisme. En Espagne le mouvement municipaliste gagne du terrain, au Rojava il y a une expérience sociale qu'on n’avait pas vue depuis le mouvement zapatiste. Au niveau institutionnel Bernie et Corbyn ont ramené dans l'imaginaire politique le socialisme démocratique, quelques choses qu'on n’avait pas vues aux États-Unis depuis la grande peur rouge du début du 20 siècles. Dans la même vague, l'anarcho-syndicalisme est passé de mouvement historique à un mouvement qui est capable de faire des gains concrets. On peut pleurer tant qu'on veut, il reste tout de même beaucoup d'espoir et de raison dans ce monde.

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    1. En effet, ce portrait est plutôt pessimiste sur les tendances historiques de fond, et le socialisme du XXe siècle est bel et bien mort à mon avis. L'espoir vient davantage du côté du municipalisme en Espagne et au Rojava, mais encore là le mouvement kurde, en Turquie du moins, fait face à une répression massive. Il y a eu des sursauts d'espoir à gauche avec Bernie Sanders et Corbyn, mais "la gauche de gouvernement" semble avoir de la difficulté à percer et à changer véritablement les choses, notamment pour Podemos en Espagne. Ce texte ne vise pas à renforcer le fatalisme, et encore moins l'inévitabilité du capitalisme, car celui-ci fait face à une crise globale justement. Concernant l'anarcho-syndicalisme, j'aimerais bien voir quels sont les gains concrets outre la syndicalisation de certains fast-food et la lutte du salaire minimum à 15$/h ; il s'agit de gains et d'avancées importantes en un sens, tout comme les millions d'initiatives citoyennes qui se multiplient à travers le monde. Mon prochain livre en parlera notamment. Mais à l'échelle de l'histoire, sur le plan macro-social, macro-politique et systémique, il ne s'agit pas de tendances dominantes. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien à faire, mais qu'il faut allier l'optimisme de la volonté au pessimisme de l'intelligence.

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    2. Oui, le mouvement pour le confédéralisme démocratique en Turquie se fait sauvagement réprimer. En même temps, le niveau d'appuis populaire à cette cause n'a jamais été aussi élevé.
      Le membership du IWW est passé de quelques centaines au début 2000 à quelques milliers aujourd'hui. Loin d'être la force politique de plus de 150 mille membres du début du 20e siècle, elle permet certains gains (bien que limité) tangibles comme mentionnés sur la page Wikipédia: "The IWW waged an organizing campaign at Chicago-Lake Liquors in Minneapolis, Minnesota in 2013. [...] the union and store management agreed to a $32,000 settlement as a form of compensation to the fired workers and the campaign officially ended." La grève des prisonniers aux États-Unis a également mis en lumière la réalité du travail forcé en milieu carcéral aux États-Unis, lutte qu'on n’entend pratiquement jamais parler autrement.
      Pour ce qui est de la défaite de la gauche, dans les 30 dernières années on a vu la disparition du marxisme-léninisme comme force tangible. La disparition du socialisme pétrolier/extractiviste bolivarien et l'échec du nationalisme de gauche. Toutes ces tendances du socialisme ont historiquement été hostile au socialisme libertaire. Je crois qu'il y a une corrélation entre le retour du socialisme libertaire comme mouvement et la faillite idéologique/tactique du socialisme d'état.

      Bien sûr, la montée du néolibéralisme et son déclin manifeste est remplacé par le culte de l'état nation, mais, il n'est pas encore clair que ce soit une tendance généralisée qui perdura dans le temps. Il est fort probable que la classe ultra-riche des États-Unis va faire plusieurs erreurs, que ses contradictions vont être plus évidentes et en plus, elle aura perdu son manteau progressiste. Maintenant, il reste à voir si la chute politique du néolibéralisme fera chuter la dépolitisation, le repli sur soit, la montée du développement personnelle, le culte du bien-être et de l'activisme new age qui y sont intrinsèquement liés. Si les prières, les chants sacrés et le relativisme font place à une résistance organisée, politisée et rationnelle, peut-être que nous aurons une meilleure chance de mettre les bases d'une société réellement écologique. Mais, ce n’est pas en étant triste du retour idéologique de l’état-nation que nous y arriverons. Ne soyons pas en deuil, organisons-nous!

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