Trump, les aliens et l’aliénation

Le problème le plus fondamental aujourd’hui n’est pas celui des aliens, des « étrangers », mais celui de l’aliénation, c’est-à-dire la dynamique par laquelle nous devenons étrangers aux autres, à nous-mêmes et au monde. La xénophobie, que nous qualifions de façon superficielle comme la peur irrationnelle des étrangers, représente à la fois l’expression directe de ce sentiment d’aliénation, et la tentative individuelle et collective pour surmonter cet état d’impuissance. La négation de l’étranger vise en fait à retrouver du pouvoir sur nous-mêmes. C’est la solution imaginaire d’un problème bien réel, qui ne sera pas résolu par la simple condamnation morale de l’expression d’une misère matérielle, sociale, culturelle et existentielle. La critique concrète de l’aliénation consiste à déjouer le piège facile d’une lutte pour l’approbation ou la désapprobation, du débat idéologique entre inclusifs et identitaires, qui alimente la course aux armements de la polarisation de masse. La critique radicale consiste à saisir, sous les formes de conscience et les combats d’idées à la surface de l’espace public, les racines ou les sources de l’identité, c’est-à-dire les conditions d’existence qui contribuent à la reproduction de la fausse conscience. Cela implique donc une critique des formes de vie, c’est-à-dire des pratiques sociales, des façons de vivre, de sentir, de penser et d’agir, non pas pour les démolir, mais pour saisir, au sein de leurs contradictions pratiques, des voies pour bâtir des formes de vie bonnes ou réussies.

L’aliénation ne sera pas surmontée par l’expulsion des étrangers ou des xénophobes de la sphère publique, ni par la réconciliation factice d’un cessez-le-feu qui occulterait la contradiction centrale de notre époque. Il faut d’abord analyser le concept d’aliénation et débusquer ses multiples manifestations : perte de sens, indifférence, impuissance, apathie, conformisme régressif, division du moi, dépression. Il s’agit de comprendre l’aliénation, en saisissant ses causes, ses mécanismes, ses effets insidieux, ses impacts visibles et cachés sur les relations sociales et la formation de la personnalité. Évidemment, l’interprétation adéquate de la situation doit mener à l’action, afin de transformer les conditions sociales, morales, intellectuelles, techniques, économiques et politiques qui reproduisent cette dynamique d’aliénation. L’aliénation n’est pas réductible au capitalisme, au racisme, au colonialisme ou au patriarcat ; c’est le système total des dominations partielles qui contribuent à la perpétuation de la souffrance humaine. L’émancipation réelle ne peut être autre chose que le dépassement pratique de l’aliénation dans toutes ses dimensions.



Source d’inspiration : Rahel Jaeggi, Alienation, New York, Columbia University Press, 2014.

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