De l’antipartisme au parti 2.0


Partie II : pour une gauche multiscalaire

La création d’une alternative politique à l’échelle pancanadienne, ou plutôt transcanadienne, suppose un double mouvement théorique : une remise en question de la forme parti, puis une nouvelle articulation entre la question nationale et internationale. Sur le plan pratique, il serait absurde de vouloir créer une autre organisation politique traditionnelle et verticale qui devrait unifier, par le haut, les multiples revendications et idéologies des mouvements sociaux inscrites dans des cultures et des contextes socioéconomiques fort différents. Ainsi, une réflexion sérieuse sur les modalités d’organisation qui dépassent le cadre national amène une transformation de notre manière d’envisager l’action politique, qui pourrait ensuite se concrétiser à plusieurs niveaux. Il est temps pour la gauche de penser en géographe, c’est-à-dire d’adopter une démarche multiscalaire qui a pour fonction de comprendre la construction et l’aménagement d’un territoire en l’étudiant à différentes échelles : mondiale, continentale, fédérale, nationale, régionale et locale.

Cette nouvelle perspective, qui opère un décentrement de la gauche par rapport au foyer national, sans y renoncer pour autant, doit également prendre acte de l’épuisement de la forme parti qui devra devenir plus expérimentale et flexible pour reprendre vie. La crise du parlementarisme, qui amène avec elle l’affaiblissement de la démocratie représentative et le rejet des partis politiques, ne devrait pas être attribuée uniquement à des facteurs idéologiques et économiques extérieurs : les institutions elles-mêmes, par leur corruption, suscitent une méfiance croissante de la population. Il ne faut pas pour autant entrer dans la logique du populisme conservateur qui attribue tous les problèmes sociaux à l’État obèse et appelle à son démantèlement pour préserver la liberté individuelle, ni tomber dans le piège inverse qui consiste à défendre la classe politique et nier les problèmes de centralisation et de bureaucratisation. Il faut saisir l’élément de « bon sens » dans la conscience populaire, et l’amener à transformer le système qui l’opprime en l’attachant aux réformes radicales qui pourront réaliser ses aspirations.

Critique de l’antipartisme

L’« antipartisme » du sens commun est très bien exprimée dans le dernier ouvrage de Roméo Bouchard, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie (2014). Celui-ci mène une critique radicale, voire un peu réductrice, du système des partis qui étouffe la vie démocratique. « Notre système politique repose sur des partis qui se battent entre eux pour le pouvoir. En principe, ils sont censés permettre l’expression de la diversité des attentes de la population par rapport à son gouvernement; dans les faits, ce sont des machines de guerre dont l’objectif premier est de permettre à un groupe de s’emparer du pouvoir. Intermédiaires quasi obligés entre le citoyen et ses institutions démocratiques, les partis politiques sont les grands responsables du détournement de notre démocratie et de l’usurpation du pouvoir par les groupes d’intérêts privés. »[1]

Roméo Bouchard met en évidence les nombreux problèmes qui affectent ce type d’organisation, de manière structurelle et non seulement occasionnelle : proximité entre les partis et l’argent (collecteurs de fonds, collusion), ligne de parti, dictature de l’image, absence de vision, électoralisme, etc. Si son analyse s’applique très bien au fonctionnement des grands partis, son propos oscille constamment entre une thèse forte qui souhaite une éventuelle abolition des partis politiques comme tels, puis une thèse faible qui rejette simplement leur monopole sur la vie démocratique : « Entendons-nous bien: il ne s’agit pas d’empêcher des groupes politiques d’exister ni de contribuer à la réflexion et à l’action politique. L’essentiel, c’est d’éviter qu’ils soient les intermédiaires exclusifs entre les citoyens et leurs représentants au Parlement. »[2]

D’un point de vue sociologique, il faut privilégier la thèse faible car le système partitaire est non pas la cause première du détournement de la démocratie, mais un facteur de détérioration parmi d’autres ; la crise de légitimité des partis est plutôt l’effet d’une corruption démocratique, issue de la double contrainte du capitalisme et du parlementarisme. On peut à juste titre critiquer l’emprise des riches sur la démocratie (oligarchie, capitalo-parlementarisme), et proposer d’introduire des mécanismes de tirage au sort et de démocratie directe, la création d’une assemblée constituante, le développement d’une économie citoyenne et d’institutions à l’aune du principe de proximité ; mais toutes ces réformes radicales ne sauraient être introduites sans une transformation de l’État, et donc la conquête du pouvoir politique.

Tel est le paradoxe du livre Constituer le Québec : pour établir un monde sans partis et délivré du monopole de l’aristocratie élective (gouvernement représentatif), il faut encore un parti en tant que « véhicule politique » et « outil de transformation sociale ». La critique de l’idéologie du parti, essentielle pour lutter contre la concentration du pouvoir, ne parvient pas pour autant à éliminer le parti en tant que « nécessité pratique », c’est-à-dire comme moyen de parvenir à instituer une société réellement démocratique.

Toute la question réside dans la forme que doit prendre ce parti pour minimiser ses effets pervers. Celui-ci peut exister sans pour autant verser dans une logique électoraliste et parlementariste ; il n’est pas vrai que tous les partis sont également anti-démocratiques. Néanmoins, il faut reconnaître qu’aucun parti n’est à l’abri de la bureaucratisation. Si la « loi d’airain » de l’oligarchie[3] s’applique à toute organisation, citoyenne, municipale, syndicale, partisane ou étatique, le seul mécanisme pour contrer cette « tendance lourde » réside dans la démocratie interne des organisations, qui n’est jamais acquise. S’il est possible de fonder une ville ou un État sur les principes de la démocratie participative, pourquoi un parti ne le pourrait-il pas ?

Deux concepts de parti

Pour approfondir la réflexion sur les formes possibles d’organisation politique, l’analyse originale d’Antonio Gramsci permet de distinguer deux significations du concept de parti : « 1) Le parti en tant qu’organisation pratique (ou tendance pratique), comme instrument pour résoudre un problème ou un groupe de problèmes de la vie nationale et internationale. […] 2) Le parti en tant qu’idéologie générale, supérieure aux divers groupements plus immédiats. »[4] Pour illustrer cette différence, prenons pour exemple Québec solidaire qui correspond à la première signification du parti. Cette « organisation pratique » qui a pour fonction de prendre le pouvoir afin de résoudre un groupe de problèmes à l’échelle du Québec, constitue un regroupement parmi une foule d’organisations comme l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS), la Fédération des femmes du Québec, la coopérative Molotov Communication, le réseau Alternatives, etc., qui forment ensemble un vaste réseau organique au sein de la société civile, un grand « parti idéologique ».

Le parti politique, au sens étroit du terme (1), possède un caractère ambivalent qui provient de sa double nature ; il est à la fois contraignant et créateur. Sur le plan négatif, Gramsci note qu’ « il est difficile d’exclure qu’un parti politique quel qu’il soit (des groupes dominants mais aussi des groupes subalternes) ne remplisse aussi une fonction policière, c’est-à-dire de tutelle d’un certain ordre politique et légal. Si cela était démontré formellement, il faudrait poser la question en d’autres termes : à savoir, de quelle façon et dans quelle direction une telle fonction s’exerce. Est-ce un sens répressif ou expansif, c’est-à-dire de caractère réactionnaire ou progressiste ? […] Quand le parti est progressiste, il fonctionne « démocratiquement » (au sens d’un centralisme démocratique), quand le parti est régressif, il fonctionne « bureaucratiquement » (au sens d’un centralisme bureaucratique). Dans ce dernier cas le parti est un pur exécutant, non délibérant : il est alors techniquement un organe policier, et son nom de parti politique est une pure métaphore de caractère mythologique. »[5]

Cette remarque montre qu’un mode d’organisation basé sur la démocratie participative et délibérative représente le seul moyen de lutter contre la tendance au parti politique à se transformer en police politique. Il faut être conscient de cette dérive potentielle et rester vigilant, non pas tant via l’observation méticuleuse des règles d’organisation interne (attitude qui peut elle-même aggraver le « procéduralisme », étouffer le débat, accélérer la professionnalisation politique, la séparation de la base et de la direction, et donc la bureaucratisation), mais par un fonctionnement ouvert, inclusif, collaboratif, le développement de nouvelles pratiques discursives et militantes, bref des formes de discussion et de décision qui limitent les asymétries structurelles de pouvoir. De plus, l’innovation politique dans la forme organisationnelle pourra elle-même libérer le potentiel créateur du « parti idéologique », en tant qu’incubateur d’idées et de nouvelles valeurs.

« Il faut mettre en relief l’importance et la signification que revêtent dans le monde moderne les partis politiques quand à l’élaboration et à la diffusion des conceptions du monde, dans la mesure où ils élaborent pour l’essentiel l’éthique et la politique qui sont conformes à celles-ci, c’est-à-dire où ils fonctionnent pour ainsi dire comme des « expérimentateurs » historiques de ces conceptions. Les partis sélectionnent individuellement la masse agissante, et la sélection se produit aussi bien dans le champ pratique que dans le champ théorique, avec un rapport d’autant plus étroit entre théorie et pratique que la conception est plus vitalement et plus radicalement innovatrice et en lutte avec les vieilles façons de penser. C’est pourquoi on peut dire que les partis sont les élaborateurs des intellectualités nouvelles et intégrales, autrement dit le creuset de l’unification de la théorie et de la pratique entendue comme procès historique réel. »[6]

De la contradiction politique au web 2.0

Si l’activité créatrice du parti se mesure dans sa capacité à sélectionner de nouveaux éléments par un projet politique en lutte avec les vieilles façons de penser, sa vision du monde doit elle-même correspondre à de nouvelles pratiques qui dépassent les vieilles façons de s’organiser. Ce qui est frappant de nos jours, ce n’est pas tant la fameuse contradiction économique relevée par Marx entre les rapports de production (capital) et le développement des forces productives (travail), c’est la contradiction politique entre les anciens modes d’organisation dérivés des institutions étatiques héritées de la modernité, et le déploiement de forces politiques émergentes qui sont elles-mêmes liées au développement des nouvelles technologies. Sans sombrer dans un matérialisme vulgaire, il est important de constater le contraste énorme entre la forme archaïque du gouvernement représentatif et le modèle désuet du parti sur lequel il est calqué, et les capacités énormes dont nous disposons pour créer de nouveaux rapports socio-politiques, comme l’illustre bien Roméo Bouchard :

« Ce qui est en cause avant tout, c’est la capacité de notre démocratie dite représentative à exprimer la souveraineté du peuple, à produire un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Malgré le développement extraordinaire des moyens de communication, nos institutions démocratiques font très peu de place à la participation directe et permanente des citoyens aux décisions. À l’heure où le monde est branché sur son téléphone intelligent, l’Assemblée nationale et la Chambre des communes perpétuent des rituels datant du Moyen Âge. »[7]

En explorant la dialectique du développement technique et politique, nous pouvons faire un parallèle avec l’évolution du web. Dans sa première phase de développement (années 1990), le flux d’informations demeure largement top-down ; chaque organisation crée son site web afin de faire connaître son existence et ses produits sur le « marché virtuel » que constitue la toile. Les interactions entre les individus et les organisations sont essentiellement limitées à la recherche en ligne et au commerce, même si des rapports horizontaux peuvent se créer via des espaces privés (courrier électronique, messagerie instantanée) ou publics (forums de discussion). Or, l’arrivée du web 2.0 popularisa des interfaces où les internautes ayant peu de connaissances techniques pouvaient alors s’approprier de nouvelles fonctionnalités du web. Cette deuxième phase de développement, basée sur le partage et la collaboration, se caractérise notamment par la création de contenus variés : l’usager ordinaire passe du statut de simple consommateur d’information à celui de producteur d’idées, d’images, de vidéos, etc.

Le développement de blogs, de wikis, de réseaux sociaux et de nouveaux logiciels d’échanges permet aux individus et aux groupes de s’organiser, de partager des savoir-faire, de convoquer des événements, etc. Le web 2.0 représente donc une évolution vers l’interactivité, où la complexification interne de la technologie numérique permet paradoxalement la simplification de l’usage des outils, les connaissances relatives à la programmation n’étant plus essentielles aux internautes pour assurer une activité créatrice. Bien que la concentration du pouvoir informatique par les firmes multinationales, la guerre sur la propriété intellectuelle et la surveillance généralisée des États impérialistes rend plus actuelle que jamais la « lutte des classes dans le cyberespace », il n’en demeure pas moins que le web 2.0 contribue également, au moins tendanciellement, à la socialisation et à la démocratisation des moyens de production intellectuelle.

Le risque de la pseudo-démocratisation

Pour revenir à la sphère politique et au rôle des partis, il est important de remarquer que la plupart d’entre eux ont emprunté le virage numérique sans pour autant explorer toutes les possibilités du web 2.0. Cette tendance se manifestera tôt où tard, même si la manière d’effectuer cette transition sera plus ou moins démocratique selon les cas. Tout dépend de la remise en question des rapports de pouvoir à l’intérieur de l’organisation, qui déterminera si l’usage de la collaboration implique la modification de la structure même du parti, ou si elle cherche plutôt à compenser une crise de légitimité et de représentation par une plus grande « inclusion » des membres en période de crise. On peut anticiper que ce sera cette forme bâtarde de modernisation qui prévaudra la majorité du temps, surtout pour les grands partis accrochés à de vieilles conceptions du monde. Voici un exemple :

« Le Parti québécois doit se moderniser en permettant à tout militant de soumettre ses idées directement à la Commission politique du parti sans passer par les associations locales. C’est ce que soutient le député de Lac-Saint-Jean, Alexandre Cloutier, qui voit là une façon de stimuler l’engagement des militants, en particulier des jeunes. « C’est un peu sur le modèle de l’iPhone. N’importe qui a envie de créer peut le faire », a-t-il comparé dans une entrevue accordée au Devoir. « Force est de constater qu’au fil des ans, le militantisme a évolué », estime Alexandre Cloutier. « On n’est plus à une époque où les gens ont nécessairement envie de se faire élire dans des exécutifs locaux ou régionaux pour pouvoir participer directement à la vie démocratique du parti ou pouvoir proposer des idées. » Le passage obligé des propositions par le filtre des associations de circonscription, puis par celui des associations régionales, avant qu’elles aboutissent à l’exécutif national est un long processus qui freine l’initiative, croit le député. »[8]

Si cette petite réforme n’est pas mauvaise en soi, elle ne pourra pas renverser la bureaucratisation inhérente à une organisation contrôlée par des politicien.nes professionnels. De plus, la réflexion collective ouverte momentanément par le départ de Marois sera refermée dès l’élection d’une nouvelle tête dirigeante, car la forme du parti qui vise d’abord à bien gouverner doit être moulée aux institutions parlementaires britanniques qui donnent au premier ministre un rôle central. C’est pourquoi il faut éviter de considérer le potentiel libérateur du web par rapport au système politique de manière univoque et abstraite, c’est-à-dire comme un phénomène isolé d’un contexte plus large traversé par de multiples rapports de pouvoir.

Par ailleurs, l’usage actif des réseaux sociaux par Option nationale témoigne déjà d’une adhésion plus naturelle et spontanée de l’idéologie souverainiste aux nouvelles capacités technologiques, bien qu’une contradiction partielle demeure entre une ancienne vision du monde et les nouveaux moyens de la diffuser. Il faut certes reconnaître que Jean-Martin Aussant a eu l’intelligence d’actualiser l’idée d’indépendance en l’adaptant au langage « cool » du web et au « format clip », le vidéo youtube de Catherine Dorion ayant fait des ravages lors de l’élection 2012. Cet ajustement du discours politique à l’air du temps explique d’ailleurs la forte et rapide popularité d’ON auprès de la nouvelle génération de souverainistes, que le parti a lui-même créée par son existence et son activité militante. 
Mais la structure traditionnelle du parti, centré d’abord sur le pouvoir charismatique du chef et quelques arguments simples, a rapidement montré les limites d’ON et du discours souverainiste qui attend à être réellement renouvelé. Le web 2.0 a été d’abord utilisé comme un moyen de propagande sur les réseaux sociaux, et non comme une forme radicalement nouvelle d’organisation du parti. Le style est essentiel en politique, mais l’absence d’une vision du monde, de nouvelles valeurs et d’un véritable projet de société marque une certaine immaturité politique. Tout se passe comme si l’idéologie de ce parti n’était pas à la hauteur des moyens techniques de la nouvelle génération indépendantiste et du public qu’il a créé.
La remarque inverse vaut probablement pour Québec solidaire : la forme du parti, son style et son mode d’organisation, n’a pas encore atteint le potentiel de son contenu, c'est-à-dire de son projet politique. Le projet de transformation sociale de la gauche doit prendre acte du potentiel de transformation des méthodes d’organisation qui l’ont jusqu’ici structurée, afin que le véhicule politique soit lui-même annonciateur de la société à venir. Comme l’affirme Marshall McLuhan, « le message, c’est le médium ». Quels sont les nouveaux médias politiques, apparus récemment sur la scène internationale, qui pourraient servir de sources d’inspiration pour le contexte québécois et canadien ?

À suivre.



[1] Roméo Bouchard, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie, Atelier 10, Montréal, 2014, p.40
[2] Ibid., p.45-46
[3] Robert Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques de la démocratie, Flammarion, Paris, 1914. https://archive.org/details/lespartispolitiq00michuoft
[4] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p.84-85
[5] Ibid., p.238
[6] Ibid., p.115
[7] Roméo Bouchard, Constituer le Québec, p.23
[8] Robert Dutrizac, Alexandre Cloutier propose un accès direct au parti pour les militants, Le Devoir, 23 juin 2014

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