La configuration des blocs historiques


Critique indépendantiste de la Convergence nationale (partie 2 de 2)

La réflexion d’Amir Khadir dans sa lettre ouverte aux indépendantistes a le mérite de jeter la lumière sur la lutte de classes sous-jacente aux politiques publiques qui servent à convoiter et/ou maîtriser certains groupes sociaux dans l’antre du pouvoir. Or, il est bien connu que les classes moyennes et populaires votent souvent contre leurs intérêts, pour une série de raisons psychologiques, sociales et idéologiques (qui seront analysées dans un prochain article). C’est pourquoi la conception de l’État comme « société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition », est toujours pertinente. En fait, les classes sociales dominées sont généralement soudées idéologiquement à certaines élites, formant des unités en devenir que nous pouvons appeler « blocs historiques ».

Dans une intéressante analyse du chercheur Philippe Hurteau, ce dernier distingue les élites québécoises propres à chaque parti politique : le secteur financier et les investissements internationaux (PLQ), le secteur technocratique et nationaliste (PQ), et les élites régionales (CAQ). Nous reprenons ces éléments d’analyse en combinant les classes dominantes aux classes dominées formant les « blocs » de la société québécoise. 


Parti libéral du Québec
Parti québécois
Coalition Avenir Québec
Classes dominantes
grande et moyenne bourgeoisie anglophone, patronat
bourgeoisie francophone, élites nationalistes et technocratiques
petite et moyenne bourgeoisie régionale, élites conservatrices
Classes dominées
travailleurs anglophones, communautés culturelles, classes moyennes francophones fédéralistes
milieux syndicaux et communautaires cooptés, classes moyennes et ouvrières francophones et souverainistes

classes moyennes conservatrices et déclinantes, travailleurs frustrés, lumpenprolétariat

Ces trois partis élitistes recoupent en fait deux blocs historiques : le premier est dominé par la bourgeoisie anglophone urbaine (dont l’expression politique est le PLQ), alors que le deuxième est dirigé par la petite bourgeoisie francophone régionale, sur laquelle le PQ et la CAQ tentent d’asseoir leur hégémonie. Ce n’est pas un hasard si le principal « potentiel de croissance électorale » du PQ est à droite de l’échiquier politique (classes moyennes conservatrices et bourgeoisie nationale), comme l’a bien montré Philippe Brisson de la firme de conseil stratégique STRATEGEUM lors de son discours au congrès de la Convergence nationale. Un éventuel effondrement du PQ ou de la CAQ amènera une migration de 30% de l'électorat en faveur de l’autre parti, ce qui explique pourquoi le PQ continue son virage à droite malgré la frustration de la frange « gauche et indépendantiste » de son bloc historique.

Le nationalisme de droite

Un éventuel référendum proposé par le Parti québécois en échange d’une majorité parlementaire est une possibilité logique, mais une improbabilité politique, car cela constituerait un suicide électoral. Le fait que ce parti soit au actuellement pouvoir ne fait pas grimper le taux d’adhésion au projet souverainiste dans les sondages, bien au contraire. L’impopularité de l’indépendance est donc interprétée comme l’absence temporaire des « conditions gagnantes », qu’il faudrait rétablir par la voie du redressement.

Dans un discours bien lucide (au sens péjoratif de conservateur), Joseph Facal a montré son scepticisme vis-à-vis l’espoir d’un pacte électoral et tenté d’expliquer les deux raisons du blocage souverainiste. La première est essentiellement réactionnaire et stupide : bien que la riposte fédérale, la morosité économique, la faible popularité du PQ et l’absence de crise constitutionnelle n’aident pas la cause nationale, celle-ci serait d’abord alourdie par le fait qu’elle soit devenue le véhicule d’un projet de société (thèse de Mathieu Bock-Côté et l’IRC), et qu’une coupure historique aurait sapé la transmission générationnelle des valeurs solennelles de labeur, sacrifice, solidarité désintéressée, mémoire collective, patriotisme identitaire, etc. Une critique triviale de l’immédiateté, de l’individualisme des jeunes et de leur manque de respect envers la grandeur de la Nation ne permet malheureusement pas de dégager une réelle compréhension de l’impasse souverainiste.

Cependant, le discours de Facal fut davantage lucide (au sens mélioratif de clairvoyant) sur le plan de la contradiction fondamentale du Parti québécois. Celui-ci a pour double objectif de réaliser la souveraineté et de gouverner. Dans les années 1970, René Lévesque considérait qu’il fallait savoir bien gérer une province afin de montrer au peuple québécois et au parent canadien que l’État du Québec était capable d’être autonome avant de devenir indépendant. Cette stratégie autonomiste et étapiste fonctionna bien durant la période fordiste et progressiste de la Révolution tranquille, mais se transforma en impératif de redressement (déficit zéro) en temps de crise.

Dans cette conjoncture, le Parti québécois au pouvoir se retrouve face à une contradiction insoluble. D’une part, plus le parti souverainiste gouverne, plus il prend des décisions impopulaires qui diminuent l’adhésion au projet d’indépendance. Il cherche pourtant à améliorer son image par une saine gestion (austérité), qui contribue malheureusement à la stagnation économique (cette thèse keynésienne n’est pas défendue par Facal, même s’il devrait accepter le K.O. technique contre l’économiste Paul Krugman). D’autre part, si le Parti québécois gouverne bien et permet d’exercer pleinement les compétences de l’État en allant cherchant de nouveaux pouvoirs au gouvernement fédéral, alors la souveraineté pourrait être considérée comme au mieux souhaitable, mais non nécessaire. Le peuple québécois se contenterait alors de sa condition en retombant dans le confort et l’indifférence.

Ainsi se résume la contradiction du Parti québécois : s’il doit bien gouverner pour faire la souveraineté, l’exercice du pouvoir mine par le fait même le désir d’indépendance du peuple québécois. Ce paradoxe retrouve sa pleine expression dans la stratégie de la « gouvernance souverainiste » visant à faire la souveraineté par l’art de bien gouverner. Pourtant, les lucides et les nationalistes conservateurs n’ont pas d’autre solution que de rappeler l’Idée vivante de la Nation, c’est-à-dire les fondements de l’identité à travers la défense de la langue, la commémoration, la culture majoritaire, etc. La seule voie serait de remettre « le Québec en mouvement » (croissance économique), en le rendant conscient et fier de son identité. Facal ne surmonte pas la contradiction qu’il dégage, mais s’y enferme à nouveaux frais ; il accentue les traits du déclin par une volonté de redressement moral prenant le double visage de l’austérité économique et du conservatisme culturel. Si l’idéologie néolibérale et libertarienne s’attaque au premier volet, le nationalisme de droite de l’IRC fournit l’armature hégémonique permettant de colmater la contradiction de la question nationale. C’est pourquoi l’impasse du souverainisme débouche naturellement sur le nationalisme identitaire.

Les partis populaires

L’intuition principale de cette réflexion sur le devenir historique du Québec est que la panne du « modèle québécois » ne peut être surmontée par le centre politique, car celui-ci correspond précisément à la soudure fragile du bloc historique de la Révolution tranquille (néo-corporatisme conjurant État-providence/syndicats/patronat). Il n’existe donc que deux seules voies de sortie à l’impasse du projet souverainiste de la conciliation nationale et de la transcendance de la division de classes : le nationalisme conservateur (pour les élites) ou l’indépendance transformatrice (pour le peuple). La lutte de classes traverse la question nationale et lui donne sa pleine expression : ou bien la barbarie capitaliste et identitaire, ou bien le socialisme et l’indépendance.

Le statu quo n’est donc pas un simple choix politique, mais le produit de l’inertie historique d’un gigantesque morceau d’institutions, de normes, de structures économiques, d’idéologies et d’images culturelles sédimentées qui commence maintenant à se fissurer. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas encore analyser les blocs sociaux des principaux véhicules politiques qui désirent sortir de l’impasse en évitant le marasme du front nationaliste conservateur (PQ+CAQ) : Québec solidaire et Option nationale. Pour résumer, nous pouvons affirmer que le premier repose sur l’émancipation des couches populaires et le travail des classes progressistes, tandis que le second cherche à réactualiser un nationalisme populaire revenant aux sources du projet souverainiste des années 1970. La scène politique québécoise est donc divisée en cinq formations distinctes : trois partis élitistes (PLQ, PQ, CAQ) et deux partis populaires (QS, ON).


Québec solidaire
Option nationale
Classes dominantes
petite bourgeoisie progressiste
petite bourgeoisie souverainiste
Classes dominées
classes ouvrières, précariat, milieux syndicaux et communautaires, classes moyennes progressistes
classes moyennes souverainistes, classes ouvrières francophones

Si nous prenons l’analyse de classes dans une perspective territoriale, le bloc historique de QS+ON repose sur la petite bourgeoisie éclairée et les classes populaires francophones des centres urbains, et potentiellement certaines populations régionales. Mais les deux partis peuvent exercer une hégémonie différente sur certains secteurs de la population : Québec solidaire peut rallier les classes anglophones et multiculturelles urbaines, tandis qu’Option nationale pourrait davantage rejoindre les classes moyennes régionales. Ce travail complémentaire ne signifie pas qu’il y aurait éventuellement une fusion des deux partis, car il faut savoir distinguer entre les partis individuels concrets et le « parti idéologique » qui réunit l’ensemble des organisations citoyennes, politiques et culturelles reliées à la formation d’un nouveau bloc historique.

D’une certaine manière, Québec solidaire représente le point de gravité, le foyer convergent de cette nouvelle constellation économique, sociale, culturelle, morale et politique. De son côté, Option nationale est une entité « hybride » surdéterminée par l'idéologie souverainiste et son chef, même si le parti comprend deux tendances fortement mélangées : A) les nationalistes progressistes sympathiques à la social-démocratie, au printemps québécois et à des rapports amicaux avec Québec solidaire et les mouvements sociaux ; B) les nationalistes de centre ou de droite, qui ne veulent pas que le programme du parti soit alourdi par des « trucs compliqués » comme un projet de société et un processus démocratique d’accession à l’indépendance. Ce camp ne fait pas réellement partie de la nouvelle configuration du bloc historique, tandis que les indépendantistes « éclairés » seront plus enclins à basculer vers Québec solidaire lorsque le PQ et ON seront en crise.

Bien que la durée de vie d’Option nationale soit indéterminée, ce parti continuera d’exister aussi longtemps que le Parti québécois ne se sera pas entré de nouveau en crise, ou que Québec solidaire n’aura pas réussi à assurer son hégémonie sur ce parti et les jeunes indépendantistes. Si le premier scénario risque fortement de se produire lors des prochaines élections générales (il n’est pas illusoire de prévoir l’effondrement du Parti québécois dans le cas d’une élection imminente d’un gouvernement libéral ou caquiste), nous explorerons la deuxième option en articulant la Convergence nationale au bilan critique du dernier congrès de Québec solidaire.

La voie Leduc

Lors du neuvième congrès de Québec solidaire qui eut lieu entre le 3 au 5 mai 2013, ce parti fut confronté à quatre questions majeures : les finances, les ententes électorales, la mise à jour de la plateforme électorale et l’élection d’un nouveau porte-parole. Si le premier point ne nous intéresse pas ici (bien que la nouvelle loi sur le financement des partis politiques pourrait avoir un impact important sur la centralisation et la bureaucratisation de Québec solidaire), l’essentiel du débat ne fut pas programmatique, mais orienté vers la stratégie électorale. Trois décisions clés permettent de dégager deux grandes voies, deux tendances divergentes, deux « couleurs » qu’aurait pu emprunter le parti s’il avait choisi une certaine combinaison de positions. Les trois points pivots sont : A) la réouverture du débat sur l’Assemblée constituante ; B) l’ouverture aux ententes électorales ; C) le choix du porte-parole.

La première voie qu’aurait pu emprunter Québec solidaire dans un scénario contrefactuel aurait été d’ouvrir le débat sur l’Assemblée constituante, d’ouvrir la porte aux ententes électorales avec Option nationale (le Parti québécois aurait été exclu dans tous les cas), et d’élire Alexandre Leduc à titre de porte-parole. La première décision concernait le fait que la Commission thématique sur la souveraineté, la Commission politique, ainsi qu’une association locale proposaient l’ouverture d’une discussion sur la clarification du mandat de l’Assemblée constituante, suggestion qui a été bloquée par le Comité de coordination nationale en obligeant les protagonistes de cette option à modifier l’ordre du jour du congrès le 3 mai 2013.

Cette proposition fut battue après l’intervention de trois têtes dirigeantes du parti, qui considéraient ce débat comme intéressant, mais insuffisamment important et potentiellement monopolisant dans le cadre du congrès, de l’enjeu 4 sur les femmes et de la prochaine campagne politique. Que cette idée soit vraie ou non, l’ouverture du débat aurait envoyé un signal clair aux autres partis souverainistes en montrant le désir interne de consolider la stratégie d’accession à l’indépendance. Comme il y avait des délégués d’Option nationale au congrès de Québec solidaire qui ont pu remarquer le rejet de cette proposition mineure, cette petite goutte n’a fait qu’alimenter la déception de Jean-Martin Aussant suite à l’annonce du refus total des ententes électorales :

« En réaction à la décision de Québec solidaire de fermer la porte à toute entente électorale ponctuelle favorisant l’élection de députés souverainistes, le chef d’Option nationale, Jean-Martin Aussant, a dit regretter que Québec solidaire considère la souveraineté comme accessoire, surtout suite à une intervention de Françoise David elle-même qui s’est opposée à ce que la souveraineté prenne de l’importance dans le programme de son parti. » http://www.optionnationale.org/actualites?start=4

Rétrospectivement, le rejet de la réouverture du débat sur l'Assemblée constituante ne manifeste pas un signe de faiblesse, car la position actuelle de Québec solidaire est devenue en quelque sorte la « norme » de la Convergence nationale. Le parti n'aura qu'affirmé sa position en renforçant sa confiance dans sa capacité de mener une lutte électorale sur ses propres bases, en espérant rallier les gens en faveur d'une alternative politique complète et réelle, sans diluer son projet de transformation sociale.

Par ailleurs, l’élection d’Alexandre Leduc aurait probablement favorisé l’immigration de militant.es indépendantistes et progressistes déçus par Option nationale, qui ont décidé ou attendent encore de « sauter la clôture ». Par exemple, l'ex-candidat d'Option nationale David Girard quitta ce parti pour rejoindre Québec solidaire de manière assumée et déterminée. Alexandre Leduc était en faveur de l’ajout du terme République dans la plateforme électorale et appuyait ouvertement la précision du mandat de l’Assemblée constituante, ce qui a probablement joué en sa défaveur. Il n’en demeure pas moins qu’il était fermé aux ententes électorales, et qu’il aurait plutôt essayé de convaincre les « onistes » indécis en renforçant la posture indépendantiste de Québec solidaire. Il est difficile de savoir si les membres qui ont voté pour Leduc étaient également en faveur d’une certaine collaboration avec ON, mais plusieurs appuyaient sûrement le projet de ce porte-parole concernant la promotion de la souveraineté et la volonté de rejoindre un plus grand bassin de la population.

La voie Fontecilla

La deuxième voie qu’a finalement adoptée Québec solidaire est celle de ne pas rouvrir le débat sur l’Assemblée constituante, de refuser toute entente électorale, et d’élire Andrés Fontecilla comme porte-parole. Il faut noter que l’écart entre les deux candidats potentiels était très mince, de même que le vote sur les ententes électorales et la question de l’Assemblée constituante. Les deux tendances coexistent donc toujours au sein du parti, avec une légère prédominance de la voie Fontecilla. Ces deux courants ne sont pas opposés mais complémentaires, et se distinguent par une petite différence d’accent, la première ayant pour point focal la gauche et le militantisme, la seconde la souveraineté et l’électoralisme.

Par exemple, Andrés n’a pas hésité à parler de dépassement du capitalisme et d’anti-impérialisme dans son discours, et invite chaque membre du parti à devenir un.e porte-parole. L’élargissement du débat politique par la multiplication des analyses de conjoncture, ainsi que l’articulation plus étroite avec les mouvements sociaux témoignent de l’origine communautaire du porte-parole, du « parti de la rue » qu’il cherche à incarner. Cela contraste avec le caractère plus traditionnel d’Alexandre Leduc, dont la conception du recrutement reflète son origine syndicaliste et exprime davantage le « parti des urnes ». Si Alexandre a de bonnes chances de devenir le député d’Hochelaga-Maisonneuve aux prochaines élections, Andrés dynamisera sûrement le militantisme et la politisation du parti par sa fonction de porte-parole extra-parlementaire.

Évidemment, une telle posture braquera Option nationale et la « grande famille » souverainiste, car Québec solidaire a décidé de se présenter comme la seule alternative politique aux partis néolibéraux, et comme étant apte à prendre le pouvoir. En ce sens, il aurait été incohérent d’ouvrir la voie à des ententes électorales menant à la réélection majoritaire du Parti québécois, qui ne ferait que répéter la marginalisation de la gauche et l’idéologie du « vote stratégique ». Qu’il n’en déplaise aux adeptes de la Convergence nationale, Québec solidaire choisit la convergence populaire des mouvements sociaux (écologistes, féministes, syndicalistes, étudiants, etc.), des secteurs progressistes et des classes dominées en quête d’une émancipation sociale et nationale.

L’indépendance de gauche

Si la tendance Leduc avait pu amener une plus grande indétermination du congrès de la Convergence nationale, en ouvrant la voie à des primaires ou d’autres formes d’ententes électorales, la tendance Fontecilla permit d’établir une nette démarcation idéologique et politique entre deux conceptions radicalement différentes de la souveraineté : celle des élites (souverainisme), et celle du peuple (indépendantisme). La première ne se veut ni à gauche, ni à droite, et répète le mantra de Joseph Facal, Bernard Landry, Mathieu Bock-Côté, Lucien Bouchard, et même des « socio-démocrates pragmatiques » comme Jean-Martin Aussant. En réalité, cette position ne fait que tolérer ou même justifier l’impératif du déficit zéro, le mythe du redressement, les ravages de l’austérité, le patriotisme identitaire anti-pluraliste, bref le néolibéralisme couplé au nationalisme conservateur.

À l’inverse, l’articulation de la question nationale et du projet de société fut un thème récurrent des discours de la première journée du congrès de la Convergence nationale. Jacques Létourneau, Daniel Boyer, François Saillant et Nicole Boudreau (anciens Partenaires de la souveraineté) n’ont cessé de rappeler l’importance de l’implication réelle des citoyen.nes et des secteurs progressistes du peuple québécois, l’indépendance ne pouvant pas ne pas mener à un changement de société. De son côté, Gabriel Nadeau-Dubois fit un discours anti-impérialiste et indépendantiste enflammé, qui reprit à rebrousse-poil les lieux communs et le faux consensus de la Convergence nationale, tout en s’attirant de chaleureux applaudissements émanant des souvenirs récents du printemps québécois. Une ovation de la moitié de la salle accompagnée du silence de l’autre moitié montre la divergence réelle, au sein même de la famille souverainiste, entre une vision traditionnelle de la politique centrée sur la majorité parlementaire, et une conception qui replace la lutte pour l’indépendance dans la rue par la quête d’émancipation économique, sociale et culturelle.

Nous assistons ainsi à un moment charnière de la lutte de libération nationale : à travers le déclin du bloc historique souverainiste fondé sur l’endiguement de la lutte des classes, nous assistons à un retour de la jeunesse québécoise qui se met à relire Andrée Ferretti, Pierre Vallières, Marcel Rioux, Hubert Aquin et Pierre Vadeboncoeur, en reprenant le flambeau de l’indépendantisme longtemps écarté par l’hégémonie de la grande coalition nationale. L’idée phare « socialisme et indépendance » refait surface après été oublié pendant plus d’une quarantaine d’années. Des figures comme Gabriel Nadeau-Dubois, Éric Martin et Simon Tremblay-Pépin n'hésitent pas à montrer l’incohérence d’une souveraineté vidée de son projet de pays et de la lutte contre l'impérialisme, comme dans leurs discours audacieux à l'événement NOUS? du 7 avril 2012.

Le vrai visage de la Convergence nationale

Si le désir pieux d’une convergence électorale fut mis en échec malgré toute la bonne foi des bases militantes des trois partis, il n’en demeure pas moins que la création de l’éventuel Congrès national du Québec tentera de conserver l’idéologie souverainiste dans une fortification de la société civile. Celle-ci continuera de revendiquer le consensus et l’unité des forces souverainistes par-delà l’axe gauche/droite, sous couvert d’une concertation a-partisane qui vise pourtant à dicter aux partis ce qu’ils doivent faire pour conquérir le pouvoir de l’Assemblée nationale. Bien que l’objectif avoué de la Convergence nationale soit d’élaborer les bases communes d’une hypothétique entente électorale, son but inavoué est de bâtir son hégémonie sur l’ensemble du mouvement souverainiste par le biais d’une « mobilisation citoyenne » pilotée par une structure centralisée.

Au lieu de rester un mouvement subalterne aux partis politiques, un espace de concertation pour indépendantistes désorientés, une rencontre œcuménique sans poids électoral réel, le futur Congrès national du Québec rassemblera des membres de l’IRC, du Bloc québécois, du NMQ, de l’ancien CSQ et les commissaires des États généraux sur la souveraineté, allant des intellectuels progressistes comme le philosophe Danic Parenteau aux technocrates et nationalistes bourgeois comme Renaud Lapierre. Cette nouvelle structure aura pour fonction d’arracher la doxa souverainiste au Parti québécois et Option nationale, en déterminant la bonne lecture de l’Évangile (revendications et stratégies communes aux différentes confessions politiques) qui permettra le salut national par les urnes. L’organisation civile du souverainisme ne sera donc plus subordonnée aux têtes dirigeantes des partis, mais deviendra le nouvel organe central de la morale nationale, le « parti idéologique » qui établira son hégémonie sur les différents véhicules politiques de son projet de convergence.

Le Congrès national du Québec aura également pour fonction de jeter le discrédit sur Québec solidaire, secte protestante qui n’aura pas suivi la voie orthodoxe du souverainisme. Elle sera portée responsable de tous les maux par l’argument de la division du vote, alors que cette formation aura en fait échappé et renoncé consciemment au mythe de la famille souverainiste. La Convergence nationale représente en quelque sorte d’une tentative de Contre-Réforme, une réponse de la tendance « universelle » (catholique) à la Réforme solidaire. Celle-ci n’a pas encore reçu son expression théorique, à la manière des 95 thèses de Luther, mais celle-ci ne devrait pas tarder. C’est le propre de la philosophie de la praxis que de reconnaître son rôle historique dans le devenir même de l’agir politique. La praxis est la pratique qui se reconnaît elle-même par la théorie qui découle de son action.

Bien que Convergence nationale se targue de faire de la « grande politique » en exhortant le rassemblement citoyen dans l’unité nationale, elle ne fait que de la « petite politique » afin d'éviter vainement un schisme bien réel qui annonce la fin d’une période historique caractérisée par le règne de l’idéologie souverainiste. La grande politique consiste plutôt à éclairer le sens des ruptures, des déclins et des naissances, en élaborant une réforme « intellectuelle et morale », une « nouvelle culture » qui permettra non pas la souveraineté formelle, mais l’émancipation réelle du peuple québécois. Cette réforme passera par la construction d’un nationalisme contre-hégémonique, dirigé contre la doctrine dominante du capitalisme réellement existant (le néolibéralisme) ainsi que son succédané idéologique (le nationalisme identitaire), afin de guider l’action révolutionnaire vers une véritable indépendance populaire. N’en déplaise à Danic Parenteau qui voyait dans la Convergence nationale un lieu de grande politique ; il s’agit plutôt d’une image du monde renversé.

« Grande politique (haute politique) – petite politique (politique au jour le jour, politique parlementaire, de couloir, d’intrigue). La grande politique comprend les questions liées à la fondation des nouveaux États, à la lutte pour la destruction, la défense, la conservation de structures organiques économico-sociales déterminées. La petite politique, les questions partielles et quotidiennes qui se posent à l’intérieur d’une structure déjà établie à cause des luttes pour la prééminence entre les diverses fractions d’une même classe politique. […] C’est le propre d’un dilettante que de poser les questions de telle façon que n’importe quel élément de petite politique se transforme nécessairement en une question de grande politique, de réorganisation radicale de l’État. » Antonio Gramsci, cahier 13, §5

Commentaires

  1. Ayez, un peu de respect pour votre propres base militante!!!

    Toute la première partie du texte s'affaire à démontrer que la moitié des militant(e)s s'identifiaient à Alexandre Leduc. Or, de votre propre aveux, celui-ci aurait été plus enclin à l'idée de convergence nationale. Cela revient donc à dire que la moitié de la base électorale de QS était plutôt ouverte à une stratégie souverainiste électoraliste.

    Par conséquent, lorsque vous dites que la convergence nationale fait de la petite politique, vous dites par le fait même que la moitié de la base militante de QS fait de la petite politique.

    Cohérence!

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  2. Merci pour ces deux billets!

    «il est bien connu que les classes moyennes et populaires votent souvent contre leurs intérêts, pour une série de raisons psychologiques, sociales et idéologiques (qui seront analysées dans un prochain article)»

    J'ai bien hâte de lire ça et de voir si ça rejoint ce que j'en pense...

    «Un éventuel référendum proposé par le Parti québécois en échange d’une majorité parlementaire est une possibilité logique, mais une improbabilité politique, car cela constituerait un suicide électoral»

    Tout à fait. C'est justement là où le discours péquiste contre le scrutin proportionnel est révélateur : le PQ affirme que la proportionnelle mettrait automatiquement un parti fédéraliste au pouvoir. Dire ça, c'est reconnaître (et baisser les bras devant cette reconnaissance) que l'option indépendantiste est minoritaire et avouer que son seul but est de prendre le pouvoir. Il ne réalise pas que pour que nous obtenions l'indépendance, il faut que la majorité le veuille. Et, si elle le voulait, les partis indépendantistes auraient plus de députés que les fédéralistes avec la proportionnelle!

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  3. Merci pour ce commentaire! Après mûre réflexion, j'ai reformulé un paragraphe de la section sur la voie Leduc :

    "Par ailleurs, l’élection d’Alexandre Leduc aurait probablement favorisé l’immigration de militant.es indépendantistes et progressistes déçus par Option nationale, qui ont décidé ou attendent encore de « sauter la clôture ». Par exemple, l'ex-candidat d'Option nationale David Girard quitta ce parti pour rejoindre Québec solidaire de manière assumée et déterminée. Alexandre Leduc était en faveur de l’ajout du terme République dans la plateforme électorale et appuyait ouvertement la précision du mandat de l’Assemblée constituante, ce qui a probablement joué en sa défaveur. Il n’en demeure pas moins qu’il était fermé aux ententes électorales, et qu’il aurait plutôt essayé de convaincre les « onistes » indécis en renforçant la posture indépendantiste de Québec solidaire. Il est difficile de savoir si les membres qui ont voté pour Leduc étaient également en faveur d’une certaine collaboration avec ON, mais plusieurs appuyaient sûrement le projet de ce porte-parole concernant la promotion de la souveraineté et la volonté de rejoindre un plus grand bassin de la population."

    Il existe bel et bien une tendance électoralise dans Québec solidaire, qui était d'autant plus affirmée que le dernier congrès portait d'abord sur la stratégie électorale, les ententes, la plateforme, etc. De plus, il y a bien de la petite politique dans QS, comme dans tous les partis, ce qui est normal car il y a des intrigues, luttes de pouvoir et stratégies internes qui consistent à faire vivre le parti. Le problème ne vient pas tant du fait que la Convergence nationale s'occupait de la petite politique (essayer de conjurer la divergence électorale des forces souverainistes représente un objectif qui mérite l'attention), mais que certaines personnes croyaient y voir un acte de grande politique alors que le fond du débat était souvent évacué.

    Il y avait bien sûr des débats importants et intéressants lors du congrès, des discours reflétant différentes tendances politiques, mais les divergences fondamentales étaient systématiquement évacuées, tel un tabou qui empêchait de voir clairement le tableau d'ensemble. Ma critique ne s'attaque pas d'abord à l'organisation ou à la nature de la Convergence nationale, qui représente un exercice politique instructif ; il s'agit plutôt d'une critique idéologique qui tente de mettre en relief la reconfiguration sociale, culturelle et politique en cours au Québec.

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  4. «mais les divergences fondamentales étaient systématiquement évacuées»

    J'ai participé à cinq congrès de QS, dont le dernier, et je n'ai jamais senti ça. Et la personne qui essaierait d'évacuer un débat en mangerait toute une!

    J'aimerais bien savoir de quel débat évacué tu parles. La remise en question du format de l'assemblée constituante? Je ne pense pas que ce débat ait été évacué. Il est pour moi normal de continuer à élaborer le programme avant de commencer à modifier les parties adoptées, sauf si le congrès en décide autrement, ce qui ne fut pas le cas.

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  5. Faire de la "grande politique" en parlant des idées fondamentales est certes une chose importante. Par contre, le faire en évacuant les questions stratégiques pouvant mener à la prise du pouvoir, ce n'est plus faire de la grande politique. C'est seulement faire de la masturbation intellectuelle.

    Pour reprendre les mots d'Edgar Morin, il faut penser dans l'universel concret et non dans l'universel abstrait. Il faut penser les idées fondamentales en les liant rigoureusement à la réalité dans laquelle nous vivons, voilà ce qu'il faut faire. Que vaut-il mieux, faire de la petite politique dans la perspective d'un universel concret ou faire de la "grande politique" dans la perspective d'un universel abstrait? L'important n'est-il pas de transformer la société et non simplement la penser dans l'abstraction?

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    1. Je suis d'accord avec le fait que d'évacuer les questions stratégiques au nom d'une prétendue "grande politique" représente une forme de masturbation intellectuelle. Or, la critique d'une stratégie électoraliste, calculatrice et parlementariste équivaut-elle à renier toute forme de stratégie, ou une forme particulière parmi d'autres? Je crois que la Convergence nationale est peu prometteuse sur le plan des ententes électorales, car le résultat état déjà décidé d'avance par les partis. Or, je crois que l'espace le plus intéressant demeure celui de la convergence souverainiste au sein de la société civile, qui risque de devenir un nouveau terrain de lutte pour l'hégémonie, ce qui n'est pas peu de choses!

      Par ailleurs, je suis d'accord avec le fait qu'il faut lier rigoureusement les idées fondamentales à la réalité concrète, et je suis d'avis qu'il est possible de faire de la grande politique dans la perspective de l'universel concret, ce que j'ai essayé de faire dans mon article. À mon avis, la Convergence nationale est restée sur le terrain du particulier abstrait, mais là c'est une autre question!

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