lundi 20 avril 2015

Au-delà du Printemps 2015


Critique de la mythologie lupine

Visiblement, le Printemps 2015 aura été une grève menée sous l’égide de la mythologie du Loup. Ce symbole, qui n’a rien d’anodin, représente à la fois le modèle organisationnel et l’idéologie sous-jacente du mouvement. Dans la culture européenne, la figure du loup est liée à la fois à la fécondité, à la protection, à la destruction, à la punition, au soleil et aux divinités héroïques ; dans l’imaginaire autochtone, cet animal-totem symbolise la loyauté et la fidélité à la meute, qui représente ici l’unité de base de mobilisation en groupes affinitaires. La protection des intérêts de la bande s’accompagne d’affects comme la férocité, la fougue et l’impétuosité qui se manifestent dans le vocabulaire et des images qui appellent la défiance, la contestation, voire l’insurrection ou l’é-meute : « montrer les crocs », « hurlons contre l’austérité », « l’austérité ne coupera pas notre révolte », « osons le printemps 2015 ».

« Comme les loups et les louves, nous agissons collectivement et nous nous regroupons pour assurer notre survie et défendre nos intérêts communs. L’idée de collectivité est intimement liée à la survie face à l’adversité et au bien-être de la « meute », voire de la société. La préservation de nos habitats, de nos acquis sociaux et de notre avenir passe par la solidarité. […] Si le gouvernement garde le cap, il aura devant lui un mouvement fort et uni. Nous laisserons monter la grogne populaire et lancerons une GRÈVE SAUVAGE. Résistons au saccage social par la grève générale! Perturbons cet ordre économique défaillant qui fait passer la population en dernier. Grève inclusive, grève par tous les moyens : que les écoles ferment, que les bureaux ferment, que les villes interrompent toutes leurs activités jusqu’à ce que tous et toutes reçoivent ce qui est collectivement dû. Que le gouvernement cesse de privatiser, de saboter le bien commun, de détruire l’environnement et d’avantager les riches! Faute de quoi, nous mordrons. » [1]

Ce recours à l’imaginaire fait écho à la philosophie du syndicaliste révolutionnaire français George Sorel qui, au-delà de son rejet de l’État, de sa promotion de l’action directe, de l’autonomie de la classe ouvrière et de la violence comme force régénératrice, insiste sur le rôle central et mobilisateur du mythe. « La philosophie de Sorel – influencée par Nietzsche et aussi, en particulier, par Bergson – est en fait une philosophie de l’action et de la volonté, dans laquelle le futur est imprévisible et dépend de la volonté. De plus, le niveau auquel les forces en lutte trouvent leur unité est celui d’un ensemble d’images ou de « figures de langage » qui annoncent la théorie du mythe. » [2] Désillusionné par la démocratie parlementaire qui devient la principale coupable de la dispersion des luttes sociales, Sorel cherche à reconstituer l’unité de la classe ouvrière en rejetant la lutte politique et en affirmant le mythe de la grève générale.

« Nous savons que la grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble, et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité ; faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits particuliers, elle colore d’une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire – et nous l’obtenons dans un ensemble perçu instantanément. » [3]

Or, « les souvenirs très cuisants de conflits particuliers » issus de la dernière grève étudiante de 2012 ne peuvent être perçus instantanément avec « un maximum d’intensité » par l’ensemble de la population, mais seulement par les franges militantes qui ont combattu au front, dans la rue, les piquets de grève et les perturbations du congrès du Parti libéral, bref dans le feu de l’action. Le mythe de la « grève sociale » peut dès lors rejoindre instinctivement une partie du mouvement étudiant, la plus consciente et la plus mobilisée, mais non pas l’ensemble des « ami-es, collègues, voisin-es, travailleur-ses, ouvrier-es, syndiqué-es, étudiant-es, retraité-es, chômeur-ses, assisté-es sociaux, sans-emploi, gens de la rue, sans-abris, marginaux, Autochtones, immigrant-es, sans-papiers, familles ou mères monoparentales ». S’opère dès lors un décalage entre l’expérience vécue par les « meutes enragées » et le reste des étudiant-es non-mobilisés, sans parler des centrales syndicales, du mouvement communautaire et des gens ordinaires qui n’ont d’expérience concrète d’affrontement avec policiers que les images qu’ils ont vu à la télé.

Outre le mythe sorélien de la grève sociale, les pratiques organisationnelles du Printemps 2015 s’inspirent directement de courants comme l’anarchisme insurrectionnaliste et le mouvement autonome, qui luttent l’autonomie du prolétariat par rapport au capitalisme et à l’État, mais aussi par rapport aux partis et aux syndicats. Ces tendances s’appuient sur une critique des organisations révolutionnaires formelles, même anarchistes comme les fédérations anarchistes, les syndicats ou les confédérations (comme l’ASSÉ). La mise en place de petites structures informelles, fondées sur la mise en commun des affinités individuelles, vise à éviter les écarts de conduite propres à n'importe quelle organisation de trop grande taille. Comme ces groupes affinitaires ont pour but d'accomplir des actes de résistance, les meutes ou « comités Printemps 2015 » rejettent le principe de représentation au nom d’une action sans médiation.

« Ce qui relie ces comités, c’est d’abord et avant tout la croyance dans le fait que le printemps 2015 sera un moment crucial pour lutter contre l’austérité et les hydrocarbures. La seconde chose qui relie ces comités, c’est le fait que les gens s’y présentent en tant qu’individus, non pas en tant que représentant-e-s d’autres organisations. Finalement, ces comités se veulent intersectoriels, reliant les salarié-e-s de tous les milieux, les étudiant-e-s et les sans-emplois. La structure interne est horizontale, sans chefs, sans représentant-es. La seule légitimité de ces comités est celle qu’ils se donnent à eux-mêmes par leur action. Le pouvoir décisionnel des comités est limité à ce qu’ils font, ils n’ont pas d’autorité sur un autre groupe ou comité, ou sur des gens.  La réalité des comités est hétérogène, ils s’organisent comme ils le désirent. Tous et toutes sont invité-e-s à s’organiser collectivement et à prendre des initiatives contre l’austérité et les hydrocarbures sous la bannière de printemps 2015. » [4]

On pourrait facilement remarquer que ce modèle organisationnel est utile pour mener des actions sur le terrain, faire des coups d’éclat, protéger nos camarades contre les arrestations, riposter efficacement aux attaques de la police, organiser des occupations, etc., mais que ces groupes affinitaires demeurent somme toute non-représentatifs, non-transparents, non-élus et donc non redevables envers qui que ce soit. Néanmoins, cette objection ignore le fait que l’objectif des comités informels est justement de ne pas fonctionner comme des structures officielles, comme le souligne à juste titre un membre anonyme de l’Institut de louvetisme printanier :

« Ce type d'organisation non-représentatif, s'il nous semble saugrenu au Québec, n'est pas né d'hier. La Révolution française a été initiée et mise en mouvement par une multiplicité de clubs, dont la rivalité interne et externe contribuait au foisonnement. Il en va de même pour toutes les révolutions européennes du XIXe siècle, menées à travers d'obscures sociétés secrètes comme la Charbonnerie de Blanqui, la Société des Droits de l'Homme de Büchner, etc. En 1968 encore, le Mouvement du 22 mars ne représentait pas qui que ce soit. Cela ne l'empêchait pas de coexister avec des groupes représentatifs, nommément les syndicats, pour des objectifs communs. […] Et à l’éternelle objection que le fonctionnement affinitaire non-représentatif mènerait nécessairement à « la tyrannie de l’informel », il faut répliquer que chaque mode de fonctionnement vient avec sa tyrannie. La « tyrannie du formalisme démocratique » n’est pas plus enviable. L’important est que chacun de ces modes d’organisation est associé à une stratégie de contre-pouvoir. On conteste un pouvoir bureaucrate par les alliances et le vote, on conteste une tendance politique par le discours et les influences. » [5]

Si les « meutes » du Printemps 2015 contestèrent le « pouvoir bureaucrate » de l’ancien exécutif de l’ASSÉ par les alliances et le vote d’une « destitution symbolique », il s’avère nécessaire de contester, par le discours et l’influence, l’idéologie insurrectionnaliste qui mine l’unité et la légitimité du mouvement étudiant, en plus de mener à une impasse stratégique. Tout d’abord, bien que les groupes affinitaires et les structures démocratiques ne soient pas des modèles mutuellement exclusifs et qu’ils puissent coexister de manière intéressante dans certains contextes, il faut préserver une tension dynamique entre la spontanéité et l’organisation afin que la lutte puisse s’étendre à des couches plus vastes de la population. Sans une coordination conflictuelle du pôle représentatif et de l’auto-organisation à la base, du travail médiatique-discursif et de la mobilisation de masse dans les cégeps et les universités, le mouvement étudiant est condamné à une division destructrice.

De plus, l’auto-organisation des groupes affinitaires semble être un élément nécessaire, mais non suffisant, pour mener une lutte efficace, d’autant plus que leur modèle non-représentatif sert davantage à orchestrer des actions particulières qu’à donner une direction générale au mouvement. En prenant l’analogie du feu de camp, les structures syndicales représentent les bûches et le bois d’allumage, alors la spontanéité militante correspond au sapinage, au papier journal ou à l’essence qu’on jette sur le feu pour l’alimenter. Sans structure qui permet au feu de durer, les flammes peuvent être vives mais éphémères, faute de matière à brûler. Souffler sur les braises de 2012 ne suffit pas non plus ; il faut de nouveaux morceaux, bien agencés par une dose de savoir-faire, la grève générale n’étant pas autre chose qu’une stratégie d’incendie social.

À titre d’exemple, l’ASSÉ témoigna d’un leadership intellectuel et moral lors de la grève générale de 2012, son succès étant basé sur un patient travail de mobilisation dans les régions, des revendications claires appuyées sur un argumentaire étoffé, une coalition large réunissant de nombreuses associations (CLASSE), des porte-paroles efficaces, une certaine « bonne entente » tactique avec les fédérations étudiantes qui donnaient l’impression d’une unité du mouvement, un discours radical mais accessible à l’entendement commun, puis des pratiques démocratiques exemplaires ; le mouvement étudiant était irréprochable dans son ensemble et réussit à contester l’hégémonie néolibérale diffusée dans les médias de masse en suscitant un certain appui populaire, lequel venait appuyer des actions de masse. La répression politique et policière fut de mise par l’adoption de lois spéciales et de règlements anti-manif, mais le rapport de force était clairement du côté étudiant, du moins sur le plan de la lutte idéologique.

À l’inverse, les comités Printemps 2015 décidèrent consciemment de se mobiliser à l’extérieur des structures de l’ASSÉ, afin de pousser le mouvement étudiant à décréter directement une grève sociale, sans réflexion préalable. La lutte contre l’austérité et les hydrocarbures, nobles objectifs qui se déclinèrent par des revendications vagues et sous-théorisées, ne semblent être qu’un prétexte pour une revanche de 2012. Or, la répression politique et policière développée lors des contestations précédentes a bien préparé le coup avec des outils juridiques et des dispositifs de contrôle sécuritaire afin de ficher les « leaders militants », bâillonner les manifestations et faire avorter le mouvement sans trop d’efforts. À l’heure où la rue devient un terrain d’action largement limité, il n’est pas judicieux de mettre tous nos œufs dans le même panier de la confrontation avec les flics. Sans un discours articulé contre l’austérité, sans rapprochements organiques avec d’autres syndicats et mouvements sociaux, comment serait-il possible de faire déborder immédiatement une grève étudiante en grève sociale ? Qui plus est, Rosa Luxemburg rappelle que la grève sociale ne peut pas être décrétée arbitrairement par les syndicats, car elle survient par un ensemble complexe de facteurs, de conflits, de luttes économiques et politiques qui se croisent à l’intérieur d’un contexte sociohistorique déterminé.

 « Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire. […] En fait que pouvait obtenir de plus la grève générale [ce printemps] ? Il fallait être inconscient pour s'attendre à ce que l'absolutisme fût écrasé d'un coup par une seule grève générale « prolongée » selon le modèle anarchiste. C'est par le [peuple] que l'absolutisme doit être renversé [au Québec]. Mais le [peuple] a besoin pour cela d'un haut degré d'éducation politique, de conscience de classe et d'organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l'acquerra à l'école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. D'ailleurs, l'absolutisme ne peut pas être renversé n'importe quand, à l'aide simplement d'une dose suffisante « d'efforts » et de « persévérance ». La chute de l'absolutisme n'est qu'un signe extérieur de l'évolution intérieure des classes dans la société [québécoise]. » [6]

Si nous replaçons le mouvement étudiant dans le contexte de la société québécoise au printemps 2015, il faut évidemment remarquer que le peuple n’a pas un haut degré d’éducation politique, de conscience sociale et d’organisation. Évidemment, c’est par la lutte qu’il peut développer ses capacités d’action, mais pour cela il faut encore que la grève s’élargisse au-delà de quelques meutes étudiantes. À l’inverse de l’idéologie insurrectionnaliste et néo-blanquiste du Comité invisible, telle que formulée philosophiquement dans les fougueux essais L’insurrection qui vient (2007) et À nos amis (2014), il est temps d’aller au-delà d’affirmations éloquentes mais creuses qui s’attachent à l’immédiateté des sentiments de révolte comme : « s’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai », « ne rien attendre des organisations, se défier de tous les milieux existants », « multiplier les zones d’opacité », « fuir la visibilité, tourner l’anonymat en position offensive », « organiser l’autodéfense », « saboter toute instance de représentation, généraliser la palabre, abolir les assemblées générales », « libérer le territoire de l’occupation policière ». Comme le souligne Charles Gagnon dans son livre À la croisée des siècles. Réflexions sur la gauche québécoise :

« Si la gauche n’accepte pas d’avoir comme principal objectif la satisfaction, la griserie d’avoir brûlé trois autos de police, casser vingt-cinq vitrines et décrocher la mâchoire à quelques opposants, des flics si possible; si la gauche doit plutôt se laisser guider par les intérêts des couches défavorisées, c’est-à-dire mener la lutte sur le terrain de leurs principales revendications dans le but d’obtenir des victoires, le choix à faire me semble assez limpide. Sans exclure a priori aucune forme d’intervention, elle doit d’abord pouvoir miser sur une mobilisation régulière, croissante, durable, qui exerce une véritable pression sur le pouvoir et le pousse dans ses derniers retranchements aussi souvent que possible. Une telle mobilisation n’est envisageable que si cette gauche se regroupe sur des bases larges, avec ouverture d’esprit, à l’abri le plus possible de tout esprit de clan, de secte, de « petite gang de chums » qui ont raison, toujours et contre tout le monde. » [7]

Esquisse d’une nouvelle stratégie

Aller au-delà du Printemps 2015 signifie non seulement dépasser le fétichisme organisationnel des groupes affinitaires, mais remplacer la conception événementielle de la grève générale en envisageant celle-ci comme un moment situé au sein d’un processus historique plus grand. Il ne s’agit pas ici de faire une critique morale de l’idéologie insurrectionnaliste, mais de surmonter les contradictions théoriques et pratiques du mouvement étudiant. Si la grève générale de 2012 fut menée dans une perspective de syndicalisme de combat et de mobilisation de masse mais limitée aux revendications étudiantes, et que le Printemps 2015 fut animée par une logique affinitaire dans une visée de grève sociale, une nouvelle voie stratégique consiste à opter pour un syndicalisme combatif élargi par l’organisation d’une grève de masse du milieu de l’éducation.

En reprenant l’analogie des animaux totems de la mythologie autochtone, il ne s’agit pas de remplacer l’imaginaire du Loup par celui de la Tortue, symbolisant une démarche lente, prudente et diplomatique, mais de s’appuyer sur la figure de l’Ours. Celle-ci représente la puissance brute, l’introspection, la force d’âme et le courage, prêt à mener un long combat après une période d’hibernation. Nul besoin ici de reprendre l’iconographie de l’Ours par des slogans et des images à contenu performatif sans portée stratégique réelle, mais de réfléchir sérieusement aux conditions sociales et aux modalités d’organisation d’une mobilisation populaire effective. Cela signifie de rompre avec l’idée mythique de la grève sociale susceptible de surgir par l’excitation des sentiments révolutionnaires, et de combiner le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté en revenant à la conception de la politique comme art stratégique.

Pour ce faire, il faut articuler les capacités organisationnelles des associations syndicales (mobilisation des ressources), le contexte de compression budgétaire dans l’ensemble du milieu de l’éducation (structure d’opportunité politique) et une définition de revendications collectives susceptibles de rallier plusieurs types d’acteurs et de susciter un large appui de la population (cadrage des enjeux). En effet, la médiation entre l’organisation, l’opportunité et l’action s’opère à travers les significations et les définitions communes que les acteurs donnent à leur situation. Une mobilisation massive dans un contexte sociohistorique donné doit d’abord répondre clairement à une question toute simple : pourquoi faire la grève ? La réponse : l’intégrité du système d’éducation est directement menacée par l’austérité.

Quelle est la différence avec les revendications de la présente grève ? D’une part, les principales revendications du Printemps 2015 sont d’une portée trop générale : la grève s’inscrit dans une lutte globale contre l’austérité en santé, en éducation et dans les services sociaux (coupures, gel des embauches, hausses de frais, privatisation et marchandisation), contre les projets d’exploitation et de transports des hydrocarbures, contre le profilage et la répression politique et pour la défense des droits syndicaux (lutte contre la réouverture des conventions collectives, l’attaque contre les régimes de retraite et contre les lois spéciales, etc.). Comment décliner des larges demandes comme l’abandon complet des mesures d’austérité du Parti libéral et la cessation des activités d’extraction et de transport d’hydrocarbures sur le territoire québécois, par des revendications concrètes susceptibles de négociation pouvant déboucher sur des gains ? En laissant aux associations locales le soin de formuler leur liste personnelle de demandes ? Par exemple, une proposition de grève du Cégep du Vieux-Montréal « revendiquait entre autres la fin des mesures d'austérité « pour toujours », l'abolition de la loi 3 sur les régimes de retraite et l'abolition du règlement P-6 dans la métropole. » [8]. De son côté, tandis l’Association facultaire des étudiant-es en sciences humaines de l’UQAM exige :

« La fin immédiate des basses manœuvres juridiques de l’administration de l’UQAM (injonction et poursuites contre des étudiant-es militant-es) ; la réadmission à la maîtrise de René Delvaux, expulsé en catimini pour l’écarter du C.A. ; que les 22 arrêté-es du mercredi 8 avril ne soient pas poursuivi-es et ne soient les cibles d’aucune sanction administrative ; la fin du recours aux services du SPVM, et l’interdiction de leur intervention et de leur circulation dans les espaces physiques de l’UQAM ; la rupture du contrat avec l’agence de répression professionnelle Gardium ; le renvoi des fier-es-à-bras embauché-es par l’administration de l’UQAM en tant qu’« agent-es de sécurité » pour semer la peur ; le retrait des caméras de répression installées depuis 2012 ; le réinvestissement immédiat des fonds de sécurité dans l’enseignement, la recherche et les services à la communauté universitaire ; la démission, sans indemnité de départ, du recteur Robert Proulx, du secrétaire général Normand Petitclair, de la directrice des services à la vie étudiante Manon Vaillancourt, de la vice-rectrice et des vice-recteurs Diane Demers, Marc Turgeon et René Côté, de la présidente du C.A. Lise Bissonnette, de même que de Marcus Morin, mercenaire affecté au renforcement de la répression du Service de la prévention et de la sécurité, etc. » [9]

Bien que nous puissions être d’accord avec chaque revendication prise isolément, cette liste d’épicerie marque le passage d’une généralité excessive à un particularisme extrême. La grève sociale espérée s’est transformée en une série de luttes fragmentées pour le droit de manifester. Bien que la lutte contre la répression politique soit absolument essentielle (nous y reviendrons plus loin), il est difficile d’établir un rapport de force suffisant vis-à-vis des autorités administratives et publiques dans un contexte de dispersion des énergies et d’improvisation.  Indépendamment des résultats concrets des féroces luttes actuelles (dont nous devrons faire un sérieux bilan critique une fois la grève du printemps terminée), il faut réfléchir dès maintenant à la poursuite de la mobilisation au-delà du Printemps 2015. Pour ce faire, il faut élaborer un espace de revendications qui trouve un équilibre délicat entre le général et le particulier, afin d’éviter le double piège des demandes abstraites (lutter contre le capitalisme ou le néolibéralisme) et des revendications sectorielles qui limitent le potentiel de généralisation.

Comme il n’est pas possible de miser sur une hausse substantielle des droits de scolarité pour déclencher une grève, la stratégie consiste à bloquer les coupures massives dans le système d’éducation, l’augmentation famélique de 0,2% lors du dernier budget Leitao représentant les pires compressions depuis 20 ans. Comme le budget du Ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche représente 15,8 milliards $, et que l’augmentation des coûts (incluant l’inflation) représente environ 3%, le système d’éducation dans sa globalité doit composer avec une hausse de seulement 31,6M$, alors que l’augmentation des coûts supposerait un investissement d’au moins 474M$, en plus du sous-financement chronique accumulé depuis 20 ans à cause de la loi sur l’équilibre budgétaire adoptée par Lucien Bouchard en 1996. Dans un contexte de faible croissance économique, l’esprit du déficit zéro, érigé en dogme, devient la principale justification de l’austérité.

Ainsi, ce n’est pas seulement les étudiant-es, mais l’ensemble des écoles primaires et secondaires, les commissions scolaires, les cégeps et les universités, les élèves, les professeur-es, les employé-es, les chargé-es de cours, et les administrations d’établissement qui seront directement touchés par ces coupures. Pour réclamer quelque chose d’unificateur, il faut demander un réinvestissement massif dans le système d’éducation par une proposition claire : l’injection immédiate d’un milliard de dollars supplémentaires dans le système d’éducation. L’objection facile, « on n’a pas d’argent », pourra facilement être réfutée par la campagne de la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics, 10 milliards$ de solutions. L’alternative à l’austérité se résume à une idée simple, la justice fiscale : 1G$ par l’ajout de 10 paliers d’imposition, 1,2G$ en augmentant l’impôt des entreprises à 15%, 600M$ en rétablissant la taxe sur les institutions financières, 1,3G$ en luttant contre l’évasion fiscale et la corruption et la mauvaise gestion dans l’octroi des contrats gouvernementaux, 1G$ en contrôlant le coût des médicaments et en instaurant un régime public d’assurance médicaments, etc.

Ainsi, la grève de masse n’aurait pas pour but de défendre les intérêts particuliers des étudiant-es, des professeur-es, etc., mais l’intérêt général, l’intégralité du système d’éducation, en prônant des mesures politiques qui pourraient permettre de financer l'ensemble des services publics (santé, garderies, transports, etc.) et de réduire le fardeau fiscal des classes moyennes et populaires. Autrement dit, la lutte passerait de la phase économique-corporative à la phase éthico-politique. 1G$ pourrait susciter l’adhésion des étudiant-es, chargé-es de cours, professeur-es et même des recteurs qui militent depuis longtemps contre le sous-financement du système universitaire. Évidemment, nous ne devons pas nous acharner à convaincre les dirigeant-es des administrations publiques qui sont situés dans une position de classe contradictoire en s’octroyant des salaires faramineux et des indemnités de départ indécentes, mais la revendication d’un réinvestissement massif dans le réseau de l’éducation les mettrait face à leurs contradictions en faisant jouer la dissonance cognitive contre eux dans le cas où ils appuieraient le gouvernement libéral.

Par ailleurs, la revendication principale d’1G$ jumelée aux mesures de justice fiscale (10G$ de solutions) pourrait s’accompagner d’une revendication visant à répondre au problème de la dette : un audit citoyen sur la dette publique. Il s’agit d’un outil pédagogique formidable pour contester l’idéologie austéritaire, en permettant « aux citoyens de se réapproprier la question de la dette publique, et à partir de là les grandes questions de politique économique, comme des enjeux démocratiques. Il s’agit d’engager un examen public approfondi de quelques questions clés. D’où vient la dette publique – celle de l’État, des collectivités locales, des établissements publics ? Quelle est la part du coût du sauvetage des banques ? De la crise économique et financière, des plans de relance ? Des niches et cadeaux fiscaux successifs ? Des taux d’intérêts abusifs ?  De l’évasion et de la fraude fiscales ?  Des dépenses ou interventions militaires nuisibles ? Une partie, et laquelle, peut-elle être considérée comme illégitime, c’est-à-dire contractée au mépris de l’intérêt général et à ce titre faire l’objet d’une annulation ? Qui détient les titres de la dette ? Comment alléger sa charge sans spolier les petits épargnants ? Qui spécule sur elle ? Par quels mécanismes la dette publique est-elle aujourd’hui instrumentalisée pour détruire l’État social ? Quelles leçons tirer des récentes expériences (Argentine, Équateur, Islande…) où la dette publique a été en partie répudiée ? Quelles alternatives mettre en place, au plan local, national et fédéral ? » [10]

À l’instar d’une initiative citoyenne similaire en France, un collectif national pour un audit citoyen de la dette publique pourrait être créé afin de rassembler toutes les organisations et tous les citoyen-nes qui partagent ses objectifs, les partis politiques qui soutiennent sa démarche y participant en tant qu’observateurs, et pouvant, avec son accord, s’associer à ses initiatives. Ce collectif pourrait constituer une base documentaire rassemblant les données et analyses pertinentes pour comprendre et mettre en débat l’origine, l’état actuel et l’instrumentalisation de la dette publique ; stimuler la réflexion sur les alternatives à l’austérité ; exiger des pouvoirs publics qu’ils mettent à la disposition du collectif l’ensemble des informations économiques et financières pertinentes pour l’établissement d’un diagnostic précis de la situation ; publier des documents – écrits et audiovisuels, synthétiques et accessibles à tous, expliquant les enjeux et mécanismes à l’œuvre, y compris par le biais d’un site web autonome ; impulser la création de comités locaux d’audit de la dette publique, organiser des débats publics et des actions citoyennes à l’échelle locale et nationale, etc.

Si les trois premières revendications (1G$ dans le système d’éducation, 10G$ de justice fiscale et audit citoyen de la dette) renvoient à la répartition de la richesse sociale et au financement des services publics en attaquant l’austérité à la source, il reste que le réseau universitaire s’engouffre dans une logique utilitariste de marchandisation, de compétition, de dépenses immobilières et publicitaires croissantes, de construction de campus satellites et de cours à distance afin de maximiser la rentabilité des organisations au détriment de la qualité de l’éducation. Il ne suffit pas de demander plus d’argent, il faut encore assurer une allocation des ressources en fonction des besoins. Cela implique d’abolir le financement par tête de pipe instauré au tournant des années 2000 par le ministre de l’Éducation de l’époque, François Legault, qui remplaça la formule de financement historique en fonction des besoins des institutions avec des ajustements particuliers, par un système de financement basé exclusivement sur le volume et la nature de l’effectif étudiant en équivalence au temps plein (EEETP). « Actuellement, on finance à 100 % selon le nombre d’étudiants, par tête de pipe. Il y en a qui commencent à dire que ça amène des effets pervers, que c’est une course à la clientèle, une surmultiplication de programmes ou de déploiements de délocalisations, et oui, peut-être qu’il faut songer à remettre ça en question », a affirmé le ministre Pierre Duchesne en janvier 2013. [11]

À ce financement injuste et peu efficient, il faut également veiller à la gestion des ressources financières non seulement par une caste de managers privilégiés au sein des conseils d’administration, mais par l’ensemble de la communauté universitaire. Il s’agit d’éviter des situations absurdes où des hauts dirigeants grassement payés (le recteur de l’Université Laval gagne 355 000$ par année) se votent des prolongations de salaire à 90% pendant six ans après la fin de leur mandat, tout en imposant des abolitions de programmes et des compressions dans les Facultés et la bibliothèque (800 000$ dans le budget de la bibliothèque) [12]. L’idée est d’instituer des budgets participatifs dans l’ensemble des institutions d’éducation, du primaire à l’université en passant par les commissions scolaires, afin d’assurer la démocratisation du budget, la transparence et l’efficience dans la gestion des finances publiques, et l’allocation équitable des ressources en fonction des besoins exprimés. Si une ville de 1,5 million d’habitants comme Porto Alegre au Brésil peut faire fonctionner un budget participatif, pourquoi ne pas introduire de tels dispositifs démocratiques dans la gestion des universités afin de permettre aux étudiant-es, employé-es, chargé-es de cours, et professeur-es d’avoir leur mot à dire dans le développement de leur communauté?

À l’heure où les élections dans les commissions scolaires seront abolies, pourquoi ne pas s’inspirer de l'expérience de Poitou-Charentes en France, où « la réorganisation d’ensemble de l'administration régionale chargée des établissements scolaires sous une direction unique issue du « budget participatif des lycées », opérée au printemps 2008, est la preuve que la démocratie participative peut contribuer à la modernisation de l'administration »? [13] Ainsi, il faut dès maintenant contribuer à rendre légitime l’idée d’une co-gestion des établissements scolaires à toutes les échelles, tout comme la « gratuité scolaire » fut lancée dans l’espace public et rendue crédible à force de débats, même si la revendication initiale était d’abord de bloquer la hausse des frais de scolarité.

Il faut saisir la fenêtre d’opportunité de la lutte contre l’austérité pour revendiquer, non pas plus de financement pour des institutions gérées par un modèle technocratique, mais une démocratisation radicale et une meilleure gestion des fonds publics pour assurer la qualité de l’éducation, la transparence, l’équité, etc. Le discours anti-corruption et anti-bureaucratie, généralement monopolisé par la droite qui prône les privatisations, pourrait ainsi être retourné en faveur de l’instauration d’un régime de démocratie participative, lequel pourrait être généralisé dans le réseau de la santé et les autres services publics, les municipalités, etc. Le slogan, surprenant pour un mouvement de gauche, pourrait être : « à bas la bureaucratie, vive la démocratie! »

Enfin, le dernier groupe de revendications doit être la défense du droit de contestation, qui représente le pilier de l’autonomie de la société civile et de la liberté politique. Il est absolument essentiel de défendre les droits fondamentaux (liberté d’expression, d’association, de réunion publique) en revendiquant l’abrogation immédiate des lois anti-manifestations à l’échelle municipale et nationale (règlement P-6 à Montréal, règlement « sur la paix et le bon ordre » à Québec, article 500.1 du code de la sécurité routière, etc.), la fin de la judiciarisation des conflits (retrait des injonctions), la fin du profilage et de la répression politique, etc. Par ailleurs, la question délicate du « droit de grève » du mouvement étudiant doit être remise en avant-plan. Alors que certains réclament l’encadrement légal, d’autres affirment tout bonnement qu’il n’existe pas, l’éducation étant ainsi réduite à un « don » des autorités, un produit, une marchandise. Il s’agit d’abord d’assurer la reconnaissance des droits collectifs et de décriminaliser le mouvement étudiant. Cela n’implique pas nécessairement la légalisation et l’encadrement juridique du droit de grève, mais au moins une réelle reconnaissance du droit d’usage des pratiques étudiantes qui ne doivent plus être bafoué par les impératifs administratifs et l’opinion des dirigeants politiques.

Voilà donc quelques propositions pour assurer la suite des choses au-delà du Printemps 2015. Elles devront être débattues plus largement au sein du mouvement étudiant et du milieu de l’éducation en général, afin que les graines semées ce printemps soient récoltées à l’automne. Si la mobilisation intempestive des « meutes », les multiples grèves à durées variables, les grandes manifestations et l’appel large à la grève sociale ont eu le mérite d’introduire le débat sur l’austérité dans l’espace public et de contester directement l’autorité du gouvernement, il faut faire en sorte que l’ « éventuel retour en classe ne marque pas l'essoufflement de notre mouvement, mais s'inscrive bien plutôt dans une stratégie à part entière, par laquelle notre contestation à grande échelle des politiques d'austérité gagnera en force et en nombre. » [14]

Résumé des revendications d’une éventuelle grève de masse du milieu de l’éducation :

1. Plus d’argent pour tout le monde : 1G$ en éducation, 10G$ de solutions fiscales, audit citoyen de la dette.
2. Des fonds mieux gérés par nous : abolition du financement par tête de pipe, budgets participatifs dans l’ensemble des institutions scolaires.
3. On a le droit de contester : abolition des règlements anti-manifestation, fin de la répression politique, reconnaissance du droit de grève.


[2] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, Les solitaires intempestifs, Besançon, 2009, p.99-100
[3] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Le Seuil, Paris, 1990, p.120-121
[6] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ? Grève de masse, parti & syndicats, La Découverte, Paris, 2001, p.66, 75
[7] Charles Gagnon, À la croisée des siècles, La gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, p.125
[11] Jessica Nadeau, Universités: Duchesne prêt à revoir le mode de financement, Le Devoir, 18 janvier 2013.
[12] Compressions à l'Université Laval : la bibliothèque et des programmes touchés, Radio-Canada, 5 février 2015.
[13] Yves Sintomer, Anja Röcke et Julien Talpin, « Démocratie participative ou démocratie de proximité ? Le budget participatif des lycées du Poitou-Charentes », L'Homme et la société, no. 172-173, 2009, p.303-320.

samedi 7 mars 2015

La social-démocratie est morte, vive la démocratie!

Analyse de la situation – rapports de force

La question du pouvoir, et plus largement celle du rapport stratégique à l’État, représente une réflexion essentielle et incontournable de tout projet politique visant une transformation sociale. Il ne s’agit pas ici d’une simple question tactique, c’est-à-dire d’une analyse des moyens à utiliser pour réaliser le plus efficacement un objectif particulier (une campagne électorale par exemple), car toute action politique réellement émancipatrice doit viser le renversement du régime ou du système (structure sociale, économique et politique de domination). Cela nécessite donc une stratégie, comprise au double sens de l’organisation des actions à prendre pour atteindre un but général, ainsi que des tactiques et des combats déterminés à mener dans la conduite globale de la guerre et la défense du territoire. La gauche a une idée encore trop vague de son projet de société car elle n’arrive pas à l’inscrire dans un cadre stratégique, lequel doit reposer sur l’analyse critique d’une situation sociohistorique déterminée. Dans son livre À la croisée des siècles, réflexions sur la gauche québécoise, Charles Gagnon ouvre une piste de réflexion inédite qui permet de tracer de nouvelles perspectives d’action.

« Une gauche conséquente ne peut pas se passer d’un examen rigoureux des conditions générales actuelles, des dynamismes qui les animent, des perspectives qui se dessinent. Il n’est pas exclu, dans ce contexte, qu’il faille réviser la notion même de révolution. Il ne suffirait donc pas d’en revoir le concept à la lumière, par exemple, des résultats de la révolution bolchévique ou des guerres de libération nationale. Il faudrait aller chercher plus loin et prendre véritablement en compte les changements majeurs survenus au niveau de l’organisation du travail et des développements scientifiques et technologiques, à ceux liés à la mécanisation et l’informatisation de la production, à l’urbanisation croissante de la planète, au bouleversement des communications. Sans compter les réalités géopolitiques ainsi que la force encore bien réelle des idéologies religieuses traditionnelles et de celle du libéralisme.

Je ne suis pas loin de penser que, dans ces nouvelles conditions, un simple transfert du contrôle de l’économie dans les mains de l’État, en lieu et place des banquiers, ne déboucherait pas nécessairement sur le passage du pouvoir entre les mains du peuple. Bref, qu’il ne déboucherait pas sur une plus grande démocratie ou, plus largement, sur l’élargissement de la liberté des personnes. Non plus que sur une plus grande harmonie sociale. Le pouvoir est une réalité beaucoup plus complexe, me semble-t-il aujourd’hui, que le contenu que lui a attribué la tradition marxiste, sinon Marx lui-même. Nous touchons là une question essentielle, cruciale. Autant les socialistes que les communistes ont toujours prétendu que la clé de voûte de l’instaurant du socialisme résidait dans la prise du pouvoir d’État, par la voie démocratique pour les socialistes, par l’insurrection, si nécessaire, pour les léninistes. Cette prétention n’a pas résisté à l’épreuve des faits. Depuis le début du siècle, maints pays ont vécu sous des régimes communistes ou socio-démocratiques et nulle part cette situation n’a véritablement ouvert la voie à une plus grande démocratie, c’est-à-dire à une appropriation à tout le moins progressive d’un plus grand pouvoir par les couches populaires. » [1]

Critique du modèle québécois

Le Québec ne fait pas exception à la règle. Avant de revenir plus précisément sur la question stratégique, regardons d’abord en quoi la conquête de l’État par une minorité éclairée ne mène pas nécessairement à l’émancipation populaire. Il y a certes eu la Révolution tranquille qui permit une plus grande justice sociale, notamment par la construction d’institutions publiques et de programmes sociaux permettant une plus grande redistribution de la richesse et l’augmentation significative du bien-être matériel de la majorité, mais celle-ci ne redonna pas pour autant le pouvoir aux gens ; malgré le noble objectif de ce grand projet collectif, nous ne sommes toujours pas « maîtres chez nous ». Il en va ainsi parce que ce processus historique fut essentiellement une démarche étatiste initiée par une poignée d’experts, de politiciens, de hauts fonctionnaires et d’hommes d’affaires, phénomène que le sociologue Jean-Jacques Simard a décrit comme La longue marche des technocrates. Une relecture critique de la Révolution tranquille et de la modernisation de la société québécoise montre ainsi que le revers de l’État-providence correspond à la consolidation d’un capitalisme organisé (Habermas), une société programmée (Touraine) ou une technobureaucratie de consommation dirigée (Lefebvre).

« Partout en Occident, la grande crise a exacerbé les critiques adressées au capitalisme sauvage : il faut domestiquer le capital, réduire les misères les plus criantes, éviter les mortelles incartades où les millionnaires découragés sont seuls à avoir le choix du suicide. Aussi bien dans le fascisme que dans le New Deal de Roosevelt, transparaît la volonté d’une ingénierie socio-économique confiée à l’État. Par ce biais, la Raison Technique de Keynes prend le pas sur la Main Invisible d’Adam Smith. […] La production massive appelle la consommation massive et celle-ci exige l’uniformisation des besoins. En retour, cette uniformisation s’appuie sur un standard minimal, un « panier de base » de la consommation que les politiques gouvernementales assurent à tous par une certaine redistribution des revenus. […] Sous un régime de production massive les déterminants de la croissance de la productivité dépassent les cadres restreints de l’entreprise : recherche scientifique, programmation du changement, formation professionnelle et éducation, diffusion des attitudes favorables à la croissance sont de plus en plus étroitement liés à ce qu’on pouvait appeler autrefois les forces de production.

Ainsi s’impose la nécessité d’une intégration de toutes sortes de travaux et de fonction sociales abandonnées hier à l’Église ou aux collectivités locales. La productivité d’ensemble du système social en tant qu’appareil économique prend alors le pas sur les valeurs d’accumulation et d’enrichissement privé qui dominaient la première phase du capitalisme. Deux conclusions s’imposent : 1. l’organisation, la rationalisation de tous les domaines du travail qu’une société exerce sur elle-même et son monde devient nécessaire ; donc, 2. l’État et l’Entreprise doivent œuvrer dans le même sens, se compléter mutuellement. Pour transformer la Société en appareil technique, l’Entreprise (ou cela paye), l’État (où cela ne paye pas à court terme), concourent à une bureaucratisation généralisée de la vie en commun. Et comme l’implacable unité d’intention du productivisme évacue à l’avance les débats sur les grands objectifs que devraient poursuivre la communauté nationale, il ne reste qu’à discuter des moyens et des fins secondaires. Là-dessus, ceux qui œuvrent au sommet des appareils de production/information détiennent le langage technique, donc un avantage qui déprécie le non-initié.

Nichant dans les systèmes et vivant des systèmes, les experts et les managers ont tout à gagner – c’est même leur seule fonction effective – d’une extension des organisations centralisées qui convertissent en travail capitalisable toute participation aux affaires de la Cité. Par là, par son contexte institutionnel, se diffuse une certaine conception de la rationalité immanente à la vie sociale. « Cette rationalité prend la forme de la planification, qui suppose ou constitue un système. Elle est prise en charge par les spécialistes qui constituent une couche sociale aspirant au statut de classe sociale et même de classe dominante sans pour autant y parvenir : la technobureaucratie. » [2]

Triomphe idéologique de l’austérité

De cette analyse du visage sombre du « modèle québécois » il ne faut pas déduire qu’il faille démanteler l’État social et revenir aux vertus du libre marché, démoniser la méchante bureaucratie publique au profit de l’efficacité des entreprises privées. Ce serait bien un retour en arrière, ou plutôt le remplacement de vieux technocrates par une classe de nouveaux gestionnaires, de super managers qui visent à rationaliser l’appareil d’État pour faciliter les investissements privés. Ainsi, l’austérité vise à réaligner le système socioéconomique pour le bénéfice d’une minorité possédante et ce au détriment de la majorité sociale. En ce sens, le virage néolibéral entreprit par nos élites politiques depuis les années 1980 et mit en place par vagues successives (Lévesque en 1982, Bouchard en 1996, Charest en 2003, Couillard en 2014) représente bien une régression du point de vue de la redistribution de la richesse, c’est-à-dire des bénéfices matériels et collectifs de la croissance économique.

Mais du point de vue du mode de production, la social-démocratie comme le néolibéralisme reposent sur un capitalisme productiviste et technobureaucratique qui exclut à différents degrés le pouvoir citoyen de la sphère politique et économique. Le duo Église-État de l’ère Duplessis laisse place au couple État-Entreprise de la Révolution tranquille, le modèle de concertation entre le gouvernement et ses « partenaires sociaux », c’est-à-dire les élites syndicales et patronales, excluant les citoyens, classes moyennes et populaires des lieux de décision. Il n’est donc pas étonnant que la crise de légitimité du modèle québécois s’accompagne d’un rejet général des fonctionnaires, des syndicats et de la classe politique en général, ceux-ci étant associés, à tort ou à raison, aux « intérêts établis », à ceux qui profitent d’un système qui ne tient pas ses promesses. C’est le coup de force idéologique de la droite que d’avoir réussi à construire une identité populaire, c’est-à-dire un « nous » associé à la responsabilisation de l’homme privé, du travailleur-contribuable qui s’oppose à l’État et la société en général, par une critique en règle du « modèle de société » enraciné dans l’imaginaire québécois.

La victoire du populisme conservateur repose sur une lutte idéologique acharnée, menée depuis vingt ans par nos élites économiques, politiques et médiatiques, qui ont préparé le terrain aux mesures d’austérité. Celles-ci paraîtront légitimes par une bonne partie de la population tant que ses conséquences ne se feront pas sentir dans toute leur intensité. Or, les effets néfastes de l’austérité commencent déjà à affecter brusquement des couches croissantes de la société : étudiants, immigrants, femmes, jeunes familles, employés du secteur public, cadres intermédiaires du système de santé, petits entrepreneurs, personnes âgées, etc. Comme la compression des dépenses publiques amène une stagnation économique, l’augmentation du chômage, de l’endettement et des inégalités, un sentiment de précarité s’installe et expose la société à une éventuelle crise économique. Or, bien que l’explosion d’une bulle immobilière ou un crash du système financier représentent des scénarios très probables à court et moyen terme, on ne pourrait espérer la victoire soudaine d’un parti anti-austérité du jour au lendemain. Il se pourrait même que la population demande davantage d’austérité, vote pour un parti conservateur, tombe dans le mirage d’un grand sauveur qui pourra redresser l’économie, etc.

Éléments d’un populisme participatif

Pour mener à une éventuelle victoire électorale, la gauche doit d’abord mener une « guerre de position » en forgeant un discours contre-hégémonique. La stratégie populiste est sans doute une voie à explorer dans le contexte québécois, notamment parce que les identités politiques relatives à la question sociale (gauche/droite) et la question nationale (souverainistes/fédéralistes) ne représentent plus des référents symboliques largement partagés. Il faut remarquer ici que le populisme ne se définit pas d’abord par son contenu idéologique (conservateur, socialiste, fasciste, nationaliste, etc.) ou sa base sociale (paysans, petits entrepreneurs, couches populaires, etc.), car il s’agit avant tout d’une logique politique basée sur la construction d’identités collectives. Il s’agit de créer un « nous » populaire par opposition à un « eux » représentant une élite. Cela permet de tracer un antagonisme social dont les termes sont relativement peu définis, Ernesto Laclau parlant à ce titre de « signifiants vides » pour décrire les points de condensation symbolique où les identités viennent se greffer.

Cette stratégie est cruciale pour la gauche, car celle-ci opère depuis plusieurs années dans une logique de la différence, en essayant d’agglutiner des demandes démocratiques particulières par une addition d’identités minoritaires (femmes, lesbiennes, autochtones, assistés sociaux, opprimés, groupes subalternes) dans une perspective de reconnaissance des droits et/ou de prise en charge par l’État. Il est certes absolument nécessaire de prendre sérieusement en compte l’intersectionnalité des formes de discrimination et de domination dans les rapports sociaux, mais cela ne permet pas pour autant de former une identité populaire, c’est-à-dire un discours rassembleur auquel n’importe qui peut s’identifier spontanément. À l’inverse, la logique populiste consiste à créer des chaînes de significations entre différentes demandes hétérogènes qui ne peuvent plus être intégrées par le système, formant ainsi un bloc symbolique contre l’ordre établi. La droite a réussi à instrumentaliser la logique populiste en favorisant une identité populaire dépolitisée, rivée sur la sphère privée et les valeurs individuelles, permettant ainsi aux élites économiques de détourner les institutions publiques à leur avantage avec le consentement des masses atomisées. Pour contrer ce discours hégémonique, la gauche doit donc s’adresser aux « gens ordinaires », non pas pour demander leur appui à un parti qui pourra bien les représenter, mais pour briser la logique de la représentation et engendrer un processus de subjectivation émancipateur.

Pour ce faire, il faut dépasser le clivage idéologique entre la social-démocratie (la gauche) et le néolibéralisme (la droite) en montrant que ces deux blocs font partie d’un même système technocratique et centralisateur, et opposer cette « classe politique » à « ceux d’en bas », c’est-à-dire aux gens, citoyens, travailleurs, femmes, habitants des régions, petits entrepreneurs, automobilistes, bref monsieur et madame tout le monde. Pour que les individus se soucient de la vie politique, il faut redonner le goût aux gens de participer directement aux affaires publiques, ce qui n’est pas évident à notre époque caractérisée par le cynisme et la perte de confiance envers la démocratie. Cela veut-il dire qu’il faille renoncer aux rêves de démocratie participative et miser plutôt sur la prise en charge classique des intérêts sociaux par une élite politique ? Bien au contraire, la crise du gouvernement représentatif ouvre la porte à une nouvelle conception de la  démocratie, basée sur la participation citoyenne directe où tout le monde, sans exception, peut prendre part aux décisions qui affectent leur vie.

Autrement dit, il s’agit de miser sur le sentiment de dépossession des institutions publiques qui sont devenues « oppressantes » dans l’expérience vécue des gens, et du dégoût généralisée envers la corruption de la classe politique pour ouvrir la voie à une appropriation collective des affaires communes. Comme disait Michel Chartrand en bon populiste : « si tu ne t’occupes pas de la politique, c’est la politique qui va s’occuper de toi ». Cette phrase hautement significative témoigne d’un discours performatif (et non simplement descriptif) qui invite les gens à participer, à prendre part au partage du monde commun, témoignant ainsi d’un processus de subjectivation et de repolitisation. La logique populiste consiste à dire : « le politique, c’est nous », « ce n’est pas à eux, mais à nous de décider ». Il y a un « nous » qui se dégage comme le signe d’une capacité d’action, d’un pouvoir d’agir, d’une auto-détermination ou d’un processus d’empowerment, qui crée par le fait même une identité collective fondée sur la participation de n’importe qui ; il s’agit de tracer les bases symboliques d’une action directe de la majorité opposée à la domination d’une minorité corrompue. Il faut ici relire Jacques Rancière qui distingue soigneusement le champ proprement politique de la sphère étatique représentée par l’appareil de pouvoir centralisé du parlement, la bureaucratie, la police et l’armée.

« Parler du politique et non de la politique, c’est indiquer qu’on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale. Le politique est la rencontre de deux processus hétérogènes. Le premier est celui du gouvernement. Il consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions. Je donnerai à ce processus le nom de police. Le second est celui de l’égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier. Le nom le plus propre à désigner ce jeu est celui de l’émancipation. » [3]

Ce populisme démocratique ou participatif vise à accroître le fossé entre la représentation et le peuple, le pouvoir établi et les gens, la classe politique et la démocratie réelle qui est l’affaire de n’importe qui. Il faut opposer d’une part le monopole de l’élection, qui constitue un principe oligarchique (Manin, Rosanvallon), et d’autre part la participation des gens, le tirage au sort, le droit d’initiative citoyenne, les référendums et assemblées populaires qui constituent l’essentiel de la démocratie. La construction d’un ethos citoyen passe par une revalorisation des vertus civiques, la vigilance, la contestation, la participation, la critique de la corruption, le souci du bien commun, etc., par un ensemble de croyances, dispositions et pratiques qui pourront alimenter la formation d’une identité collective contre l’ordre établi.

La Révolution tranquille renversée

À première vue, ce populisme participatif peut sembler n’être qu’une forme de rhétorique vide pouvant être associée à n’importe quel projet politique. Il n’en est rien. Cette logique de réappropriation collective de la vie commune permet de sortir du débat stérile gauche/droite, État/marché en proposant une troisième voie qui dépasse la dichotomie entre social-démocratie et néolibéralisme. L’alternative à la planification n’est pas la privatisation, ou vice et versa, car les deux options sont sources de dépossession et d’aliénation ; l’alternative, c’est l’autogestion, la décentralisation, la participation. La Révolution tranquille représente un processus de laïcisation incomplet ou manqué, car elle consista à transférer le pouvoir d’une élite cléricale à une élite technocratique, laquelle a fini par donner le pouvoir à l’élite financière. Cette critique des 3E (Église, État, Entreprise), doit montrer que la laïcité réelle consiste à séparer l’État de la religion économique et ses acolytes : élites financières, classe politique et industries pétrolières. Cela suppose la critique virulente du système parlementaire où les riches, politiciens et puissants se donnent des augmentations de salaires et primes de départ en se foutant éperdument des conditions de vie des gens.

Cette perspective s’inscrit également dans une logique de souveraineté populaire, laquelle n’a jamais été à l’œuvre dans la modernisation de l’État québécois qui fut dirigée par la « longue marche des technocrates ». Toute la Révolution tranquille s’est fait à l’aune de la social-démocratie et de la souveraineté nationale, c’est-à-dire la souveraineté parlementaire et administrative, dont l’objectif ultime était la souveraineté de l’État du québécois dont tous les pouvoirs seraient concentrés dans les mains d’une poignée d’experts, de fonctionnaires, de politiciens et d’hommes d’affaires. Comme le montre Sébastien Ricard dans sa percutante critique du mouvement souverainiste (La souveraineté renversée), la voie de sortie pour le Québec réside dans le renversement dialectique de la Révolution tranquille. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. Loin de rejeter pour autant la justice sociale et le projet d’indépendance, cette logique populiste vise à recadrer ces deux objectifs dans un discours qui ne se limitera plus aux milieux restreints de la gauche et des souverainistes.

Autrement dit, il faut faire reposer le double projet de transformation sociale et de libération nationale sur le principe « d’auto-détermination communautaire », synonyme de participation, démocratisation, décentralisation, régionalisation. Cette piste reprend à nouveaux frais l’idée que Jean-Jacques Simard opposait à la centralisation technocratique de la Révolution tranquille : « Nous défendrons par ailleurs l’idée que l’objectif d’une société basée sur l’auto-détermination communautaire, (hors des milieux urbains), ou sur l’autogestion (là où la communauté peut s’arc-bouter sur une usine ou un quartier), constitue un contre-projet à surveiller car il s’adresse très immédiatement aux formes nouvelles de domination sociale. »[4] Quel est le véhicule susceptible de porter un tel projet politique ? Telle est la question que nous aborderons dès le prochain texte.

À suivre.

[1] Charles Gagnon, À la croisée des siècles, réflexions sur la gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, p.217
[2] Jean-Jacques Simard, La longue marche des technocrates, Éditions coopératives Albert-Saint Martin, p.23-24
[3] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, Paris, 1998, quatrième de couverture
[4] La longue marche des technocrates, p.13

mardi 17 février 2015

Quelques leçons de la gauche radicale méditerranéenne


La victoire de Syriza aux élections législatives grecques du 25 janvier 2015 ouvre une brèche dans l’ordre établi de l’oligarchie financière. Cette « coalition de la gauche radicale », formée en 2004 par l’articulation de nombreuses formations socialistes, eurocommunistes, écologistes, eurosceptiques et anticapitalistes, jouit d’une progression fulgurante au Parlement grec, passant de 4,6% des voix en octobre 2009 à 26,9% en juin 2012, pour enfin gagner 149 sièges sur 300 avec 36,3% en janvier 2015.

Cette victoire découle de nombreux facteurs, dont le plus important est sans contredit le contexte socioéconomique marqué par crise de la dette publique grecque de 2010 qui a poussé le gouvernement à négocier avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel ». Des mesures d’austérité drastiques (baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, augmentation de la taxe de vente, coupes dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc.) ont causé une véritable « crise humanitaire » dans le pays : bond de 20% des taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance, de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

L’autre facteur majeur est la crédibilité de l’alternative anti-austérité appuyée par le leadership moral, intellectuel et politique de Syriza et de son chef, Alexis Tsipras. Alors que la crise européenne favorise plutôt la montée de l’extrême droite dans différents pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Hongrie, etc.), les pays du Sud comme la Grèce et l’Espagne voient plutôt l’effondrement des partis de centre gauche et de centre droit – convertis aux principes du néolibéralisme de la construction européenne – contribuer à une voie de sortie égalitaire et solidaire. La raison de ce succès réside notamment dans l’adaptation du projet politique aux attentes vécues de la population par un discours que nous pouvons qualifier de « radicalisme pragmatique ».

Bien que Syriza soit en faveur du socialisme démocratique, il n’hésita pas à faire œuvre de « réalisme » en proposant d’abord de négocier de bonne foi avec ses partenaires européens et en misant sur un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne : augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc. Or, Syriza ne tombe pas pour autant dans la stratégie du « bon gouvernement responsable », comme en témoigne le choix, apparemment surprenant, d’une alliance avec le parti des Grecs indépendants pour former une majorité parlementaire anti-austérité. En refusant le pragmatisme libéral, centriste et europhile de To Potami, Syriza préfère s'allier avec une petite formation nationaliste, conservatrice et eurosceptique pour obtenir un rapport de force face à la Troïka. Si la tension entre les deux partis sur la sécurité, la laïcité et les immigrants sera à surveiller, il semble que le clivage soit maintenant entre la souveraineté populaire-nationale et la globalisation financière, la démocratie et le « parti de Wall Street », dixit David Harvey.

Cette logique se retrouve également à l’œuvre en Espagne comme en témoigne le succès fulgurant de Podemos, qui remporta – après seulement quelques mois d’existence – 8% des voix et cinq sièges lors des élections européennes de mai 2014. Le caractère profondément innovateur de cette formation politique anti-système réside dans sa méthode d’organisation directement corrélée à l’action citoyenne et populaire, dépassant les cadres traditionnels de l’action partisane. Inspiré par les pratiques démocratiques des mobilisations populaires qui se sont propagées dans le monde à partir de 2011 (dont le mouvement 15-M en Espagne), Podemos allie le pouvoir de son charismatique porte-parole, Pablo Iglesias, à un modèle favorisant la participation du peuple : élections primaires ouvertes, élaboration d’un programme politique participatif, constitution de 1000 cercles et assemblées populaires, etc.

Si son programme a plusieurs points communs avec son proche concurrent de gauche radicale Izquierda Unida (audit de la dette, défense de la souveraineté, défense des droits sociaux, contrôle démocratique de l’instrument monétaire), la principale différence entre ces deux formations réside dans un discours qui mise sur le protagoniste populaire et citoyen, Podemos refusant de se considérer comme un parti politique et même d’être identifié directement sur l’axe gauche/droite. Les dirigeants de Podemos – jeunes professeurs d’université inspirés par les écrits d’Ernesto Laclau et les expériences latino-américaines (Venezuela, Équateur) – misent ainsi sur un antagonisme qui oppose « ceux d’en haut », la « caste » de l’élite politique et économique, à « ceux d’en bas », le peuple et les gens ordinaires. Ce « populisme de gauche » se conjugue au radicalisme pragmatique qui essaie de combiner un projet de société transformateur avec les impératifs de l’efficacité politique. Le succès de cette stratégie est corroboré par les sondages qui indiquent que Podemos arrive maintenant en tête dans les intentions de vote, ouvrant ainsi la possibilité réelle d’une prise de pouvoir lors des prochaines élections espagnoles en décembre 2015.

Malgré leurs différences organisationnelles et leurs tactiques sensiblement différentes, Syriza et Podemos misent tous deux sur une logique de souveraineté populaire qui remet rigoureusement en question les plans d’austérité imposés par la Troïka. Alexis Tsipras et Pablo Iglesias se sont rencontrés à maintes reprises et « l’effet domino » des dernières élections grecques pourrait maintenant se faire sentir dans toute l’Europe et peut-être ailleurs dans le monde. Toute la question demeure de savoir s’il est possible d’opérer une relance économique et sociale à l’intérieur du cadre européen, c’est-à-dire un ensemble de réformes radicales qui seraient basées sur une renégociation des dettes publiques avec les créanciers de la BCE, de l’UE et du FMI, et un éventuel retour de la croissance. D’une part, il faut noter un progrès réel dans le discours de la gauche radicale qui refuse d’évoquer une « autre Europe » qui ne serait plus dictée par la finance mais la justice sociale. Syriza et Podemos ont compris qu’il fallait récupérer les thèmes actuellement monopolisés par l’extrême droite comme la souveraineté populaire et nationale, la désobéissance européenne et le protectionnisme, en refusant l’« internationalisme abstrait » des partis communistes et socialistes traditionnels.

Or, il pourrait s’avérer que le cadre européen soit irréformable, comme le soulignent certains économistes critiques comme Frédéric Lordon. Celui-ci se montre relativement sceptique face à la possibilité pour Syriza de négocier avec l’Europe, dont les principes de l’orthodoxie monétaire allemande et du néolibéralisme sont encastrés dans les traités quasi-constitutionnels de l’Union européenne. Face à cette « cage de fer », l’alternative ne semble pas être austérité ou croissance appuyée sur une renégociation de la dette, mais plutôt austérité ou sortie de la zone euro. Comme l’indiquent les difficiles négociations entre le nouveau gouvernement grec et la Troïka, ce deuxième scénario semble toujours plus probable. À moins d'un revirement de situation, Syriza pourrait être obligé d'ici quelques mois, non sans avoir tenté de trouver un terrain d’entente, d'opter pour la stratégie de la rupture, à moins qu’il décide de renoncer à son projet social en courbant l’échine devant le chantage des dirigeants européens. C’est pourquoi l’année 2015 représente bel et bien un point de bifurcation historique, où la possibilité d’une victoire d’une alternative politique, comme d’une éventuelle et tragique défaite, montrera si un autre monde est réellement possible. L’Europe, la gauche et le monde entier gardent leur souffle…

Pour approfondir cette réflexion passionnante, voir le débat vidéo Syriza, le feu à la plaine ou le pétard mouillé?, avec Frédéric Lordon, Serge Halimi, Éric Toussaint et Renaud Lambert.

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1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...