samedi 7 mars 2015

La social-démocratie est morte, vive la démocratie!

Analyse de la situation – rapports de force

La question du pouvoir, et plus largement celle du rapport stratégique à l’État, représente une réflexion essentielle et incontournable de tout projet politique visant une transformation sociale. Il ne s’agit pas ici d’une simple question tactique, c’est-à-dire d’une analyse des moyens à utiliser pour réaliser le plus efficacement un objectif particulier (une campagne électorale par exemple), car toute action politique réellement émancipatrice doit viser le renversement du régime ou du système (structure sociale, économique et politique de domination). Cela nécessite donc une stratégie, comprise au double sens de l’organisation des actions à prendre pour atteindre un but général, ainsi que des tactiques et des combats déterminés à mener dans la conduite globale de la guerre et la défense du territoire. La gauche a une idée encore trop vague de son projet de société car elle n’arrive pas à l’inscrire dans un cadre stratégique, lequel doit reposer sur l’analyse critique d’une situation sociohistorique déterminée. Dans son livre À la croisée des siècles, réflexions sur la gauche québécoise, Charles Gagnon ouvre une piste de réflexion inédite qui permet de tracer de nouvelles perspectives d’action.

« Une gauche conséquente ne peut pas se passer d’un examen rigoureux des conditions générales actuelles, des dynamismes qui les animent, des perspectives qui se dessinent. Il n’est pas exclu, dans ce contexte, qu’il faille réviser la notion même de révolution. Il ne suffirait donc pas d’en revoir le concept à la lumière, par exemple, des résultats de la révolution bolchévique ou des guerres de libération nationale. Il faudrait aller chercher plus loin et prendre véritablement en compte les changements majeurs survenus au niveau de l’organisation du travail et des développements scientifiques et technologiques, à ceux liés à la mécanisation et l’informatisation de la production, à l’urbanisation croissante de la planète, au bouleversement des communications. Sans compter les réalités géopolitiques ainsi que la force encore bien réelle des idéologies religieuses traditionnelles et de celle du libéralisme.

Je ne suis pas loin de penser que, dans ces nouvelles conditions, un simple transfert du contrôle de l’économie dans les mains de l’État, en lieu et place des banquiers, ne déboucherait pas nécessairement sur le passage du pouvoir entre les mains du peuple. Bref, qu’il ne déboucherait pas sur une plus grande démocratie ou, plus largement, sur l’élargissement de la liberté des personnes. Non plus que sur une plus grande harmonie sociale. Le pouvoir est une réalité beaucoup plus complexe, me semble-t-il aujourd’hui, que le contenu que lui a attribué la tradition marxiste, sinon Marx lui-même. Nous touchons là une question essentielle, cruciale. Autant les socialistes que les communistes ont toujours prétendu que la clé de voûte de l’instaurant du socialisme résidait dans la prise du pouvoir d’État, par la voie démocratique pour les socialistes, par l’insurrection, si nécessaire, pour les léninistes. Cette prétention n’a pas résisté à l’épreuve des faits. Depuis le début du siècle, maints pays ont vécu sous des régimes communistes ou socio-démocratiques et nulle part cette situation n’a véritablement ouvert la voie à une plus grande démocratie, c’est-à-dire à une appropriation à tout le moins progressive d’un plus grand pouvoir par les couches populaires. » [1]

Critique du modèle québécois

Le Québec ne fait pas exception à la règle. Avant de revenir plus précisément sur la question stratégique, regardons d’abord en quoi la conquête de l’État par une minorité éclairée ne mène pas nécessairement à l’émancipation populaire. Il y a certes eu la Révolution tranquille qui permit une plus grande justice sociale, notamment par la construction d’institutions publiques et de programmes sociaux permettant une plus grande redistribution de la richesse et l’augmentation significative du bien-être matériel de la majorité, mais celle-ci ne redonna pas pour autant le pouvoir aux gens ; malgré le noble objectif de ce grand projet collectif, nous ne sommes toujours pas « maîtres chez nous ». Il en va ainsi parce que ce processus historique fut essentiellement une démarche étatiste initiée par une poignée d’experts, de politiciens, de hauts fonctionnaires et d’hommes d’affaires, phénomène que le sociologue Jean-Jacques Simard a décrit comme La longue marche des technocrates. Une relecture critique de la Révolution tranquille et de la modernisation de la société québécoise montre ainsi que le revers de l’État-providence correspond à la consolidation d’un capitalisme organisé (Habermas), une société programmée (Touraine) ou une technobureaucratie de consommation dirigée (Lefebvre).

« Partout en Occident, la grande crise a exacerbé les critiques adressées au capitalisme sauvage : il faut domestiquer le capital, réduire les misères les plus criantes, éviter les mortelles incartades où les millionnaires découragés sont seuls à avoir le choix du suicide. Aussi bien dans le fascisme que dans le New Deal de Roosevelt, transparaît la volonté d’une ingénierie socio-économique confiée à l’État. Par ce biais, la Raison Technique de Keynes prend le pas sur la Main Invisible d’Adam Smith. […] La production massive appelle la consommation massive et celle-ci exige l’uniformisation des besoins. En retour, cette uniformisation s’appuie sur un standard minimal, un « panier de base » de la consommation que les politiques gouvernementales assurent à tous par une certaine redistribution des revenus. […] Sous un régime de production massive les déterminants de la croissance de la productivité dépassent les cadres restreints de l’entreprise : recherche scientifique, programmation du changement, formation professionnelle et éducation, diffusion des attitudes favorables à la croissance sont de plus en plus étroitement liés à ce qu’on pouvait appeler autrefois les forces de production.

Ainsi s’impose la nécessité d’une intégration de toutes sortes de travaux et de fonction sociales abandonnées hier à l’Église ou aux collectivités locales. La productivité d’ensemble du système social en tant qu’appareil économique prend alors le pas sur les valeurs d’accumulation et d’enrichissement privé qui dominaient la première phase du capitalisme. Deux conclusions s’imposent : 1. l’organisation, la rationalisation de tous les domaines du travail qu’une société exerce sur elle-même et son monde devient nécessaire ; donc, 2. l’État et l’Entreprise doivent œuvrer dans le même sens, se compléter mutuellement. Pour transformer la Société en appareil technique, l’Entreprise (ou cela paye), l’État (où cela ne paye pas à court terme), concourent à une bureaucratisation généralisée de la vie en commun. Et comme l’implacable unité d’intention du productivisme évacue à l’avance les débats sur les grands objectifs que devraient poursuivre la communauté nationale, il ne reste qu’à discuter des moyens et des fins secondaires. Là-dessus, ceux qui œuvrent au sommet des appareils de production/information détiennent le langage technique, donc un avantage qui déprécie le non-initié.

Nichant dans les systèmes et vivant des systèmes, les experts et les managers ont tout à gagner – c’est même leur seule fonction effective – d’une extension des organisations centralisées qui convertissent en travail capitalisable toute participation aux affaires de la Cité. Par là, par son contexte institutionnel, se diffuse une certaine conception de la rationalité immanente à la vie sociale. « Cette rationalité prend la forme de la planification, qui suppose ou constitue un système. Elle est prise en charge par les spécialistes qui constituent une couche sociale aspirant au statut de classe sociale et même de classe dominante sans pour autant y parvenir : la technobureaucratie. » [2]

Triomphe idéologique de l’austérité

De cette analyse du visage sombre du « modèle québécois » il ne faut pas déduire qu’il faille démanteler l’État social et revenir aux vertus du libre marché, démoniser la méchante bureaucratie publique au profit de l’efficacité des entreprises privées. Ce serait bien un retour en arrière, ou plutôt le remplacement de vieux technocrates par une classe de nouveaux gestionnaires, de super managers qui visent à rationaliser l’appareil d’État pour faciliter les investissements privés. Ainsi, l’austérité vise à réaligner le système socioéconomique pour le bénéfice d’une minorité possédante et ce au détriment de la majorité sociale. En ce sens, le virage néolibéral entreprit par nos élites politiques depuis les années 1980 et mit en place par vagues successives (Lévesque en 1982, Bouchard en 1996, Charest en 2003, Couillard en 2014) représente bien une régression du point de vue de la redistribution de la richesse, c’est-à-dire des bénéfices matériels et collectifs de la croissance économique.

Mais du point de vue du mode de production, la social-démocratie comme le néolibéralisme reposent sur un capitalisme productiviste et technobureaucratique qui exclut à différents degrés le pouvoir citoyen de la sphère politique et économique. Le duo Église-État de l’ère Duplessis laisse place au couple État-Entreprise de la Révolution tranquille, le modèle de concertation entre le gouvernement et ses « partenaires sociaux », c’est-à-dire les élites syndicales et patronales, excluant les citoyens, classes moyennes et populaires des lieux de décision. Il n’est donc pas étonnant que la crise de légitimité du modèle québécois s’accompagne d’un rejet général des fonctionnaires, des syndicats et de la classe politique en général, ceux-ci étant associés, à tort ou à raison, aux « intérêts établis », à ceux qui profitent d’un système qui ne tient pas ses promesses. C’est le coup de force idéologique de la droite que d’avoir réussi à construire une identité populaire, c’est-à-dire un « nous » associé à la responsabilisation de l’homme privé, du travailleur-contribuable qui s’oppose à l’État et la société en général, par une critique en règle du « modèle de société » enraciné dans l’imaginaire québécois.

La victoire du populisme conservateur repose sur une lutte idéologique acharnée, menée depuis vingt ans par nos élites économiques, politiques et médiatiques, qui ont préparé le terrain aux mesures d’austérité. Celles-ci paraîtront légitimes par une bonne partie de la population tant que ses conséquences ne se feront pas sentir dans toute leur intensité. Or, les effets néfastes de l’austérité commencent déjà à affecter brusquement des couches croissantes de la société : étudiants, immigrants, femmes, jeunes familles, employés du secteur public, cadres intermédiaires du système de santé, petits entrepreneurs, personnes âgées, etc. Comme la compression des dépenses publiques amène une stagnation économique, l’augmentation du chômage, de l’endettement et des inégalités, un sentiment de précarité s’installe et expose la société à une éventuelle crise économique. Or, bien que l’explosion d’une bulle immobilière ou un crash du système financier représentent des scénarios très probables à court et moyen terme, on ne pourrait espérer la victoire soudaine d’un parti anti-austérité du jour au lendemain. Il se pourrait même que la population demande davantage d’austérité, vote pour un parti conservateur, tombe dans le mirage d’un grand sauveur qui pourra redresser l’économie, etc.

Éléments d’un populisme participatif

Pour mener à une éventuelle victoire électorale, la gauche doit d’abord mener une « guerre de position » en forgeant un discours contre-hégémonique. La stratégie populiste est sans doute une voie à explorer dans le contexte québécois, notamment parce que les identités politiques relatives à la question sociale (gauche/droite) et la question nationale (souverainistes/fédéralistes) ne représentent plus des référents symboliques largement partagés. Il faut remarquer ici que le populisme ne se définit pas d’abord par son contenu idéologique (conservateur, socialiste, fasciste, nationaliste, etc.) ou sa base sociale (paysans, petits entrepreneurs, couches populaires, etc.), car il s’agit avant tout d’une logique politique basée sur la construction d’identités collectives. Il s’agit de créer un « nous » populaire par opposition à un « eux » représentant une élite. Cela permet de tracer un antagonisme social dont les termes sont relativement peu définis, Ernesto Laclau parlant à ce titre de « signifiants vides » pour décrire les points de condensation symbolique où les identités viennent se greffer.

Cette stratégie est cruciale pour la gauche, car celle-ci opère depuis plusieurs années dans une logique de la différence, en essayant d’agglutiner des demandes démocratiques particulières par une addition d’identités minoritaires (femmes, lesbiennes, autochtones, assistés sociaux, opprimés, groupes subalternes) dans une perspective de reconnaissance des droits et/ou de prise en charge par l’État. Il est certes absolument nécessaire de prendre sérieusement en compte l’intersectionnalité des formes de discrimination et de domination dans les rapports sociaux, mais cela ne permet pas pour autant de former une identité populaire, c’est-à-dire un discours rassembleur auquel n’importe qui peut s’identifier spontanément. À l’inverse, la logique populiste consiste à créer des chaînes de significations entre différentes demandes hétérogènes qui ne peuvent plus être intégrées par le système, formant ainsi un bloc symbolique contre l’ordre établi. La droite a réussi à instrumentaliser la logique populiste en favorisant une identité populaire dépolitisée, rivée sur la sphère privée et les valeurs individuelles, permettant ainsi aux élites économiques de détourner les institutions publiques à leur avantage avec le consentement des masses atomisées. Pour contrer ce discours hégémonique, la gauche doit donc s’adresser aux « gens ordinaires », non pas pour demander leur appui à un parti qui pourra bien les représenter, mais pour briser la logique de la représentation et engendrer un processus de subjectivation émancipateur.

Pour ce faire, il faut dépasser le clivage idéologique entre la social-démocratie (la gauche) et le néolibéralisme (la droite) en montrant que ces deux blocs font partie d’un même système technocratique et centralisateur, et opposer cette « classe politique » à « ceux d’en bas », c’est-à-dire aux gens, citoyens, travailleurs, femmes, habitants des régions, petits entrepreneurs, automobilistes, bref monsieur et madame tout le monde. Pour que les individus se soucient de la vie politique, il faut redonner le goût aux gens de participer directement aux affaires publiques, ce qui n’est pas évident à notre époque caractérisée par le cynisme et la perte de confiance envers la démocratie. Cela veut-il dire qu’il faille renoncer aux rêves de démocratie participative et miser plutôt sur la prise en charge classique des intérêts sociaux par une élite politique ? Bien au contraire, la crise du gouvernement représentatif ouvre la porte à une nouvelle conception de la  démocratie, basée sur la participation citoyenne directe où tout le monde, sans exception, peut prendre part aux décisions qui affectent leur vie.

Autrement dit, il s’agit de miser sur le sentiment de dépossession des institutions publiques qui sont devenues « oppressantes » dans l’expérience vécue des gens, et du dégoût généralisée envers la corruption de la classe politique pour ouvrir la voie à une appropriation collective des affaires communes. Comme disait Michel Chartrand en bon populiste : « si tu ne t’occupes pas de la politique, c’est la politique qui va s’occuper de toi ». Cette phrase hautement significative témoigne d’un discours performatif (et non simplement descriptif) qui invite les gens à participer, à prendre part au partage du monde commun, témoignant ainsi d’un processus de subjectivation et de repolitisation. La logique populiste consiste à dire : « le politique, c’est nous », « ce n’est pas à eux, mais à nous de décider ». Il y a un « nous » qui se dégage comme le signe d’une capacité d’action, d’un pouvoir d’agir, d’une auto-détermination ou d’un processus d’empowerment, qui crée par le fait même une identité collective fondée sur la participation de n’importe qui ; il s’agit de tracer les bases symboliques d’une action directe de la majorité opposée à la domination d’une minorité corrompue. Il faut ici relire Jacques Rancière qui distingue soigneusement le champ proprement politique de la sphère étatique représentée par l’appareil de pouvoir centralisé du parlement, la bureaucratie, la police et l’armée.

« Parler du politique et non de la politique, c’est indiquer qu’on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale. Le politique est la rencontre de deux processus hétérogènes. Le premier est celui du gouvernement. Il consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions. Je donnerai à ce processus le nom de police. Le second est celui de l’égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier. Le nom le plus propre à désigner ce jeu est celui de l’émancipation. » [3]

Ce populisme démocratique ou participatif vise à accroître le fossé entre la représentation et le peuple, le pouvoir établi et les gens, la classe politique et la démocratie réelle qui est l’affaire de n’importe qui. Il faut opposer d’une part le monopole de l’élection, qui constitue un principe oligarchique (Manin, Rosanvallon), et d’autre part la participation des gens, le tirage au sort, le droit d’initiative citoyenne, les référendums et assemblées populaires qui constituent l’essentiel de la démocratie. La construction d’un ethos citoyen passe par une revalorisation des vertus civiques, la vigilance, la contestation, la participation, la critique de la corruption, le souci du bien commun, etc., par un ensemble de croyances, dispositions et pratiques qui pourront alimenter la formation d’une identité collective contre l’ordre établi.

La Révolution tranquille renversée

À première vue, ce populisme participatif peut sembler n’être qu’une forme de rhétorique vide pouvant être associée à n’importe quel projet politique. Il n’en est rien. Cette logique de réappropriation collective de la vie commune permet de sortir du débat stérile gauche/droite, État/marché en proposant une troisième voie qui dépasse la dichotomie entre social-démocratie et néolibéralisme. L’alternative à la planification n’est pas la privatisation, ou vice et versa, car les deux options sont sources de dépossession et d’aliénation ; l’alternative, c’est l’autogestion, la décentralisation, la participation. La Révolution tranquille représente un processus de laïcisation incomplet ou manqué, car elle consista à transférer le pouvoir d’une élite cléricale à une élite technocratique, laquelle a fini par donner le pouvoir à l’élite financière. Cette critique des 3E (Église, État, Entreprise), doit montrer que la laïcité réelle consiste à séparer l’État de la religion économique et ses acolytes : élites financières, classe politique et industries pétrolières. Cela suppose la critique virulente du système parlementaire où les riches, politiciens et puissants se donnent des augmentations de salaires et primes de départ en se foutant éperdument des conditions de vie des gens.

Cette perspective s’inscrit également dans une logique de souveraineté populaire, laquelle n’a jamais été à l’œuvre dans la modernisation de l’État québécois qui fut dirigée par la « longue marche des technocrates ». Toute la Révolution tranquille s’est fait à l’aune de la social-démocratie et de la souveraineté nationale, c’est-à-dire la souveraineté parlementaire et administrative, dont l’objectif ultime était la souveraineté de l’État du québécois dont tous les pouvoirs seraient concentrés dans les mains d’une poignée d’experts, de fonctionnaires, de politiciens et d’hommes d’affaires. Comme le montre Sébastien Ricard dans sa percutante critique du mouvement souverainiste (La souveraineté renversée), la voie de sortie pour le Québec réside dans le renversement dialectique de la Révolution tranquille. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. Loin de rejeter pour autant la justice sociale et le projet d’indépendance, cette logique populiste vise à recadrer ces deux objectifs dans un discours qui ne se limitera plus aux milieux restreints de la gauche et des souverainistes.

Autrement dit, il faut faire reposer le double projet de transformation sociale et de libération nationale sur le principe « d’auto-détermination communautaire », synonyme de participation, démocratisation, décentralisation, régionalisation. Cette piste reprend à nouveaux frais l’idée que Jean-Jacques Simard opposait à la centralisation technocratique de la Révolution tranquille : « Nous défendrons par ailleurs l’idée que l’objectif d’une société basée sur l’auto-détermination communautaire, (hors des milieux urbains), ou sur l’autogestion (là où la communauté peut s’arc-bouter sur une usine ou un quartier), constitue un contre-projet à surveiller car il s’adresse très immédiatement aux formes nouvelles de domination sociale. »[4] Quel est le véhicule susceptible de porter un tel projet politique ? Telle est la question que nous aborderons dès le prochain texte.

À suivre.

[1] Charles Gagnon, À la croisée des siècles, réflexions sur la gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, p.217
[2] Jean-Jacques Simard, La longue marche des technocrates, Éditions coopératives Albert-Saint Martin, p.23-24
[3] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, Paris, 1998, quatrième de couverture
[4] La longue marche des technocrates, p.13

mardi 17 février 2015

Quelques leçons de la gauche radicale méditerranéenne


La victoire de Syriza aux élections législatives grecques du 25 janvier 2015 ouvre une brèche dans l’ordre établi de l’oligarchie financière. Cette « coalition de la gauche radicale », formée en 2004 par l’articulation de nombreuses formations socialistes, eurocommunistes, écologistes, eurosceptiques et anticapitalistes, jouit d’une progression fulgurante au Parlement grec, passant de 4,6% des voix en octobre 2009 à 26,9% en juin 2012, pour enfin gagner 149 sièges sur 300 avec 36,3% en janvier 2015.

Cette victoire découle de nombreux facteurs, dont le plus important est sans contredit le contexte socioéconomique marqué par crise de la dette publique grecque de 2010 qui a poussé le gouvernement à négocier avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel ». Des mesures d’austérité drastiques (baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, augmentation de la taxe de vente, coupes dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc.) ont causé une véritable « crise humanitaire » dans le pays : bond de 20% des taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance, de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

L’autre facteur majeur est la crédibilité de l’alternative anti-austérité appuyée par le leadership moral, intellectuel et politique de Syriza et de son chef, Alexis Tsipras. Alors que la crise européenne favorise plutôt la montée de l’extrême droite dans différents pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Hongrie, etc.), les pays du Sud comme la Grèce et l’Espagne voient plutôt l’effondrement des partis de centre gauche et de centre droit – convertis aux principes du néolibéralisme de la construction européenne – contribuer à une voie de sortie égalitaire et solidaire. La raison de ce succès réside notamment dans l’adaptation du projet politique aux attentes vécues de la population par un discours que nous pouvons qualifier de « radicalisme pragmatique ».

Bien que Syriza soit en faveur du socialisme démocratique, il n’hésita pas à faire œuvre de « réalisme » en proposant d’abord de négocier de bonne foi avec ses partenaires européens et en misant sur un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne : augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc. Or, Syriza ne tombe pas pour autant dans la stratégie du « bon gouvernement responsable », comme en témoigne le choix, apparemment surprenant, d’une alliance avec le parti des Grecs indépendants pour former une majorité parlementaire anti-austérité. En refusant le pragmatisme libéral, centriste et europhile de To Potami, Syriza préfère s'allier avec une petite formation nationaliste, conservatrice et eurosceptique pour obtenir un rapport de force face à la Troïka. Si la tension entre les deux partis sur la sécurité, la laïcité et les immigrants sera à surveiller, il semble que le clivage soit maintenant entre la souveraineté populaire-nationale et la globalisation financière, la démocratie et le « parti de Wall Street », dixit David Harvey.

Cette logique se retrouve également à l’œuvre en Espagne comme en témoigne le succès fulgurant de Podemos, qui remporta – après seulement quelques mois d’existence – 8% des voix et cinq sièges lors des élections européennes de mai 2014. Le caractère profondément innovateur de cette formation politique anti-système réside dans sa méthode d’organisation directement corrélée à l’action citoyenne et populaire, dépassant les cadres traditionnels de l’action partisane. Inspiré par les pratiques démocratiques des mobilisations populaires qui se sont propagées dans le monde à partir de 2011 (dont le mouvement 15-M en Espagne), Podemos allie le pouvoir de son charismatique porte-parole, Pablo Iglesias, à un modèle favorisant la participation du peuple : élections primaires ouvertes, élaboration d’un programme politique participatif, constitution de 1000 cercles et assemblées populaires, etc.

Si son programme a plusieurs points communs avec son proche concurrent de gauche radicale Izquierda Unida (audit de la dette, défense de la souveraineté, défense des droits sociaux, contrôle démocratique de l’instrument monétaire), la principale différence entre ces deux formations réside dans un discours qui mise sur le protagoniste populaire et citoyen, Podemos refusant de se considérer comme un parti politique et même d’être identifié directement sur l’axe gauche/droite. Les dirigeants de Podemos – jeunes professeurs d’université inspirés par les écrits d’Ernesto Laclau et les expériences latino-américaines (Venezuela, Équateur) – misent ainsi sur un antagonisme qui oppose « ceux d’en haut », la « caste » de l’élite politique et économique, à « ceux d’en bas », le peuple et les gens ordinaires. Ce « populisme de gauche » se conjugue au radicalisme pragmatique qui essaie de combiner un projet de société transformateur avec les impératifs de l’efficacité politique. Le succès de cette stratégie est corroboré par les sondages qui indiquent que Podemos arrive maintenant en tête dans les intentions de vote, ouvrant ainsi la possibilité réelle d’une prise de pouvoir lors des prochaines élections espagnoles en décembre 2015.

Malgré leurs différences organisationnelles et leurs tactiques sensiblement différentes, Syriza et Podemos misent tous deux sur une logique de souveraineté populaire qui remet rigoureusement en question les plans d’austérité imposés par la Troïka. Alexis Tsipras et Pablo Iglesias se sont rencontrés à maintes reprises et « l’effet domino » des dernières élections grecques pourrait maintenant se faire sentir dans toute l’Europe et peut-être ailleurs dans le monde. Toute la question demeure de savoir s’il est possible d’opérer une relance économique et sociale à l’intérieur du cadre européen, c’est-à-dire un ensemble de réformes radicales qui seraient basées sur une renégociation des dettes publiques avec les créanciers de la BCE, de l’UE et du FMI, et un éventuel retour de la croissance. D’une part, il faut noter un progrès réel dans le discours de la gauche radicale qui refuse d’évoquer une « autre Europe » qui ne serait plus dictée par la finance mais la justice sociale. Syriza et Podemos ont compris qu’il fallait récupérer les thèmes actuellement monopolisés par l’extrême droite comme la souveraineté populaire et nationale, la désobéissance européenne et le protectionnisme, en refusant l’« internationalisme abstrait » des partis communistes et socialistes traditionnels.

Or, il pourrait s’avérer que le cadre européen soit irréformable, comme le soulignent certains économistes critiques comme Frédéric Lordon. Celui-ci se montre relativement sceptique face à la possibilité pour Syriza de négocier avec l’Europe, dont les principes de l’orthodoxie monétaire allemande et du néolibéralisme sont encastrés dans les traités quasi-constitutionnels de l’Union européenne. Face à cette « cage de fer », l’alternative ne semble pas être austérité ou croissance appuyée sur une renégociation de la dette, mais plutôt austérité ou sortie de la zone euro. Comme l’indiquent les difficiles négociations entre le nouveau gouvernement grec et la Troïka, ce deuxième scénario semble toujours plus probable. À moins d'un revirement de situation, Syriza pourrait être obligé d'ici quelques mois, non sans avoir tenté de trouver un terrain d’entente, d'opter pour la stratégie de la rupture, à moins qu’il décide de renoncer à son projet social en courbant l’échine devant le chantage des dirigeants européens. C’est pourquoi l’année 2015 représente bel et bien un point de bifurcation historique, où la possibilité d’une victoire d’une alternative politique, comme d’une éventuelle et tragique défaite, montrera si un autre monde est réellement possible. L’Europe, la gauche et le monde entier gardent leur souffle…

Pour approfondir cette réflexion passionnante, voir le débat vidéo Syriza, le feu à la plaine ou le pétard mouillé?, avec Frédéric Lordon, Serge Halimi, Éric Toussaint et Renaud Lambert.

jeudi 12 février 2015

SOS PKP !


« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », disait le poète allemand Hölderlin. Il en va ainsi du mouvement souverainiste, qui attendait un sauveur pour relancer le Parti québécois après l’une des pires défaites de son histoire. Comme le souligne Gramsci, « le césarisme exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par  un équilibre des forces annonciateur de catastrophe ». On aurait donc tort de déclarer la fin de vie utile d’un véhicule politique à cause d’un diagnostic prématuré sur l’issue d’une crise, car celle-ci peut être le signe du crépuscule d’une certaine idée de la souveraineté et l’aube d’un nouveau projet. Contre ceux qui croient naïvement que Pierre Karl Péladeau est une coquille vide qui n’a pas de stratégie, ils oublient la première leçon fondamentale de l’action politique : nos adversaires ont toujours un plan derrière la tête.

Même si la course à la chefferie du PQ est politiquement terminée, comme le souligne Jean-François Lisée, cela ne veut pas dire qu’il faille rester les bras croisés et regarder tranquillement un film dont nous connaîtrions déjà le dénouement ; l’intrigue commencera réellement après la course, et c’est pourquoi nous devons nous préparer en anticipant les péripéties qui ne manqueront pas de survenir. La politique comme art stratégique doit être comprise comme un incessant travail d’anticipation, et PKP vient de dévoiler une partie de son jeu en mettant ses premières cartes sur table avec la publication de son texte Préparer le pays pour Réussir. La déduction des cartes restantes est primordiale, car le futur chef a plus d’un tour dans son sac.

Un renouveau stratégique

Première surprise : après s’être montré réticent à tenir un référendum dès le premier mandat et martelé qu’il fallait éviter les débats abstraits sur l’échéancier référendaire pour parler davantage de souveraineté, il cherche lors des prochaines élections à « obtenir le mandat de réaliser concrètement l’indépendance du Québec. » Fait intéressant à noter : il n’y a aucun engagement à déclencher une démarche référendaire, même s’il précise qu’il souhaite réaliser concrètement l’indépendance du Québec. Il n’y là aucune contradiction, car PKP vient de liquider la stratégie référendaire au profit de la stratégie des actes de rupture, théorisée notamment par Simon-Pierre Savard-Tremblay dans son livre Le souverainisme de province.

SPST critiquait la gestion provincialiste du PQ découlant de la stratégie étapiste initiée par Claude Morin en 1973, virage qui consistait à séparer l’élection d’un « bon gouvernement » et la tenue éventuelle d’un référendum. À l’origine, l’objectif du PQ était de fonder une république et considérait le référendum non pas comme la pièce centrale ou la voie obligée de l’accession à l’indépendance, mais plutôt comme un élément parmi d’autres d’une vision d’ensemble, la culmination plutôt que le début d’un processus. Paradoxalement, l'étapisme substitua la construction progressive du pays réel à l'attente d'un pays imaginaire à venir. « Nous verrons que c'est bien l'étapisme qui transforma l'indépendance en événement alors qu'il s'agissait auparavant d'un processus. Il n'y avait, dans les documents péquistes pré-1974, aucune croyance en un providentiel « Grand Soir » où l'indépendance se réaliserait instantanément. Par contre, il n'était aucunement question de séparer l'exercice du pouvoir et la construction effective du pays québécois. […] La stratégie de l'étapisme fait plutôt reposer tous les espoirs sur la seule consultation référendaire, dont l'issue sera déterminante pour l'avenir collectif. C'est donc plutôt la croyance illusoire en l'imaginaire du « Grand Soir », qui relève de la pensée magique. » [1]

Contre l'idéalisme de cette approche qui s'avéra perdante à deux reprises en 1980 et 1995, notamment parce qu'elle change l'action politique en une affaire de communication publique, de sondages d'opinion, de bonne gestion et de manœuvres politiciennes, il s'agit de revenir à une perspective qui entend fonder, de manière graduelle mais décomplexée, les bases concrètes d'un nouvel État. « Tout bien considéré, l'étapisme porte très mal son nom : plutôt que de poser l'existence d'étapes concrètes dans la définition et la construction de l'État-nation, il inscrit l'indépendance dans le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d'administration de la province, il ne suffira qu'une trentaine de journées référendaires – et d'une brillante joute oratoire – pour convaincre la majorité de voter en faveur du « oui ». Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se solde par son rejet – plutôt que d'inaugurer une série d'actes d'État édifiant le pays réel. […] La seule démonstration convaincante est dans l'effectif, dans l'établissement, dès l'élection, des bases de l'État indépendant, comme les premiers programmes péquistes le prônaient. »[2]

Autrement dit, le plan de PKP consiste ni plus ni moins à revenir à la stratégie initiale du PQ en remplaçant l’hystérie référendaire par l’idée de l’indépendance-processus. Comme il le souligne,  « l’indépendance n’est pas une date sur le calendrier, c’est une réalité à construire, une pratique à adopter ». Il faut remarquer ici la continuité et la rupture entre l’approche de la « gouvernance souverainiste » et la perspective des actes de rupture préconisée par PKP. SPST remarque à juste titre que l’ancienne cheffe du PQ visait déjà à dépasser le carcan référendaire, sans qu’elle soit capable de dépasser le « souverainisme de province ». « Pauline Marois voulait rompre avec la chimère du référendum miraculeux et des sempiternels débats sur la mécanique qui lassent le citoyen. Elle proposait que le PQ se convertisse à la « gouvernance souverainiste », soit une action effective de l’État en faveur du parachèvement du pays réel. Le virage n’a malheureusement été que symbolique : le PQ, sous Marois, n’a pas été différent de ce qu’il était sous ses prédécesseurs et n’a jamais su rompre avec l’horizon provincial, dans l’opposition comme au cours de son bref séjour au pouvoir. »[3]

L’indépendantisme de PKP peut donc être conçu comme une « gouvernance souverainiste » plus musclée et virile, qui dépasserait le stade symbolique pour entrer dans une logique offensive de conquête de nouveaux pouvoirs, en plantant des jalons sans attendre la « chimère du référendum miraculeux ». Pour ce faire, il faut jeter les bases d’un projet de pays en analysant minutieusement et diffusant largement les différentes dimensions d’une société à bâtir. « À cette fin, il sera utile de se doter d’un puissant instrument de recherche et de réflexion sur l’indépendance du Québec qui s’intéressera aux questions de contenu, de communication et d’organisation. De telles recherches et analyses porteront sur les multiples dimensions du projet de pays, et en particulier sur la souveraineté alimentaire, culturelle, fiscale, internationale et territoriale. »

Pourquoi un autre Institut de recherche?

Pour opérationnaliser cette préparation du projet de pays, PKP entend créer un « Institut québécois de recherche appliquée sur l’indépendance dont le mandat sera d’effectuer des études, visant à démontrer les avantages concrets de l’indépendance, à identifier les pertes causées par le régime canadien et à identifier les gestes devant conduire à l’indépendance du Québec. » On remarque encore une fois l’idée qu’il faut faire ardemment la promotion de l’indépendance avant de se mettre les pieds dans les plats référendaires, de démontrer l’avantage économique de l’indépendance pour les gens ordinaires, et de déterminer les gestes de rupture, « une série d'actes d'État édifiant le pays réel ».

La principale fonction de cet Institut de recherche consiste à consolider l’hégémonie de PKP sur les intellectuels souverainistes. Certains souligneront qu’il existe déjà des groupes de la société civile qui remplissent cette fonction de recherche fondamentale, comme Les intellectuels pour la souveraineté (IPSO), la Société Saint-Jean-Baptiste, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et la nouvelle coalition des Organisations unies pour l’indépendance (OUI Québec), et qu’il faudrait plutôt travailler avec les forces existantes. C’est là ignorer la stratégie évidente de PKP qui consiste à ramener les intellectuels sous son giron, c’est-à-dire à faire travailler les forces idéologiques sous sa gouverne personnelle. En observant l’enthousiasme de certains professeurs et chercheurs, il ne fait pas de doute que la puissance du futur dirigeant qui sera à l’écoute de ses fidèles conseillers exercera une grande séduction sur l’intelligentsia.

« L’Institut québécois de recherche appliquée sur l’indépendance s’imposera comme un « instrument puissant de recherche au service de l’idée d’indépendance, du projet d’indépendance », a fait valoir le directeur du contenu de la campagne de PKP, Daniel Turp. « C’est une voie intéressante pour des chercheurs qui veulent vraiment démontrer que le Québec est viable. On l’a toujours dit. On l’a toujours dit, mais là on va le prouver encore, mais de façon encore plus convaincante », a-t-il affirmé aux journalistes. Le constitutionnaliste a l’assurance que les efforts déployés par l’équipe de chercheurs contribueront à accélérer la cadence vers le pays du Québec. « Des documents, c’est utile quand la personne qui les a commandés […] a la volonté de faire le pays. […]. Moi, je pense que c’est assez clair que Monsieur Péladeau, s’il est chef, veut faire l’indépendance », a-t-il conclu. »[4]

Alors que le PQ était en panne d’idées depuis de nombreuses années et que la société civile commençait à prendre le relais des partis politiques dans la mobilisation, la fabrication du discours et la production des argumentaires, ce nouveau think tank permettra de concentrer dans un même laboratoire de recherche la crème des cerveaux souverainistes afin de redonner à PKP un « leadership moral et intellectuel » sur un mouvement en panne de repères. Ce cercle de réflexion ne sera évidemment pas élu démocratiquement, mais représentera une garde rapprochée de volontaires-experts qui pourront élaborer en privé les recettes magiques du parti. Autrement dit, avant de mener une guerre de mouvement qui consiste à conquérir rapidement le pouvoir d’État, PKP mènera une guerre de position,  c’est-à-dire une lutte idéologique opérant au sein de la société civile par la construction du consentement populaire à son projet de pays, une « nouvelle vision du monde » élaborée par une expertocratie travaillant à son service personnel.

Recoller les morceaux du bloc historique

Le PQ se mettra donc en mode « propagande » dès 2015, et déterminera quelle sera la stratégie définitive à l’aube des élections de 2018 en fonction des suggestions des experts. PKP emprunte donc l’attitude du nouveau Bloc québécois de Mario Beaulieu qui consiste à mener une lutte idéologique permanente pour l’indépendance, mais en y ajoutant l’artillerie lourde du milliardaire, de son équipe d’experts et de son parti. « Dans cette perspective, la promotion de l’indépendance ne doit plus être pas traitée comme un enjeu distinct de l’action quotidienne du Parti Québécois, mais doit servir de grille d’analyse dans l’évaluation de l’ensemble des politiques de l’État du Québec. » Cette promotion déterminée du projet indépendantiste ne se limitera pas à l’action d’un seul parti, mais débordera du PQ pour tisser des collaborations plus étroites avec diverses organisations. Ainsi, PKP s’engage à « entreprendre un dialogue avec l’ensemble des partis et mouvements politiques et organisations de la société civile ».

Ce faisant, le PQ cherche à redevenir le « navire amiral du combat pour faire du Québec un pays » qu’il « a été, est et devra demeurer ». Si la crise de leadership de Pauline Marois en 2011 amena la création de différentes initiatives citoyennes et politiques qui ont essayé de porter le projet indépendantiste hors du navire amiral pendant un certain temps, comme par exemple le Nouveau mouvement pour le Québec (NMQ), les États généraux sur la souveraineté et Option nationale, ces derniers seront invités à participer à une « stratégie commune et mettre en œuvre une campagne immédiate et permanente du Parti Québécois et de l’Opposition officielle en faveur de l’indépendance. » Autrement dit, alors qu’une pluralité de groupes de la société civile étaient en train de prendre le lead politique et idéologique du mouvement souverainiste que le PQ avait perdu ces dernières années, la situation sera maintenant renversée. Les flottilles seront appelées à opérer la grande « convergence nationale » dans un parti unique, sous la bonne gouverne d’un nouveau capitaine qui saura amener le navire amiral à bon port. L’hégémonie de PKP sur le Bloc, le NMQ, le OUI Québec et Option nationale permettra de recoller les morceaux du « bloc historique » du mouvement souverainiste qui entra en crise en 2011.

Des acteurs déstabilisés

Devant cette reconfiguration des forces souverainistes qui prendra forme dans les prochains mois, comment se positionneront les autres joueurs? À l’interne, les autres candidat(e)s de la course à la chefferie auront peu de minutions face à leur adversaire. PKP devancera Bernard Drainville sur son propre terrain en parlant d’indépendance non pas dans un premier mandat mais avant 2018, en réalisant concrètement l’indépendance du Québec sans s’engager à tenir un référendum. Tour de force. PKP répliquera ensuite aux attaques de Martine Ouellet et Alexandre Cloutier qui lui reprochent son flou artistique sur sa démarche en les accusant de s’embourber dans la mécanique référendaire et d’attendre le « Grand soir », alors que lui posera les jalons du pays réel dès son arrivée au pouvoir. Il sera certes critiqué pour ses élans anti-syndicaux et les problèmes éthiques soulevés par l’Empire Québecor, mais il aura le consentement d’une horde d’intellectuels qui voudront travailler pour lui à son Institut de recherche ; le Prince a maintenant ses conseillers. Ainsi, PKP ne va pas gagner la course à la chefferie du PQ uniquement parce qu’il aura été l’homme jouissant du plus grand capital économique et médiatique, mais parce qu’il aura en sa possession la meilleure stratégie politique pour mettre ses adversaires K.O. et aspirer sérieusement à gouverner le Québec en 2018. La course à la chefferie du PQ est idéologiquement terminée.

De son côté, Couillard essaie déjà de montrer que PKP fait un cadeau aux libéraux en s’engageant fermement à faire l’indépendance dans un premier mandat. « C'est un concours entre les candidats pour savoir lequel est le plus radical pour la séparation du Québec, a-t-il dit. La question c'est: référendum, souveraineté, séparation, ça va être ça. Là, ils vont dire: "Non, non, non, non. Ce ne sera pas ça, ça va être autre chose." Non, non. C'est ça la question déjà pour 2018. Alors, formidable! »[5] Or, même si le PLQ prétendra que le PQ s’engage à tenir un référendum, PKP aura toute la facilité du monde à montrer qu’il ne tiendra pas de référendum mais essayera de donner de nouveaux pouvoirs au Québec dans une foule de domaines consensuels, comme la souveraineté alimentaire, culturelle et fiscale. Comme une large partie de la société québécoise n’endosse pas un fédéralisme militant mais plutôt un nationalisme autonomiste et un certain conservatisme fiscal, le « projet de pays » élaboré par les experts de l’Institut de recherche sera taillé sur mesure pour faire plaisir aux Québécois. Une réaction forte aux mesures d’austérité du gouvernement libéral – qui affecteront gravement l’économie québécoise dans les années à venir – poussera sans doute une partie de la population à endosser des projets de relance économique visant à combler l’insécurité des classes moyennes.

De son côté, la CAQ aura beaucoup de difficulté à se démarquer de la nouvelle mouture du PQ et à contrer l’influence médiatique de PKP. Le réflexe de François Legault sera peut-être d’attaquer l’intégrité morale de son adversaire, mais sa position de faiblesse le poussera peut-être à essayer de négocier une entente électorale. Comme il a été souligné dans un article précédent, l’idée de saucissonner la souveraineté en de multiples morceaux permettrait de créer de nouvelles institutions publiques, d’exiger de nouvelles compétences sur des secteurs particuliers comme les télécommunications et même de créer des alliances entre la CAQ et PKP qui aura décidé de laisser de côté le casse-tête référendaire. En effet, même s’il est trop tôt pour déterminer le degré de probabilité d’une alliance potentielle entre les deux formations nationalistes sur les bases de la souveraineté culturelle par exemple, l’abandon du référendum ouvre la porte à des négociations avec des partenaires sur des points précis. Comme « la démarche visant à conduire le Québec à l’indépendance nationale » reste à « définir au terme des travaux de recherche et de réflexion et avant la prochaine élection générale », PKP peut nous réserver une suite banale, une main pleine ou une flush royale à l’aube des élections de 2018.

De son côté, Québec solidaire se retrouvera dans une situation délicate. S’il refuse abruptement de participer à une stratégie commune et à mettre en œuvre une campagne immédiate et permanente avec le Parti Québécois et les autres organisations indépendantistes de la société civile, il sera ipso facto marginalisé au sein du mouvement souverainiste en refusant une campagne pluraliste pour le « OUI ». S’il accepte d’y participer, alors il se retrouvera comme une flottille au sein d’une armée enthousiaste sous la direction du capitaine du navire amiral. Il devra se positionner par rapport aux différentes études de l’Institut de recherche appliquée sur l’indépendance, et répondre plus rapidement et efficacement au PQ qui élaborera son propre projet de pays d’ici les prochaines élections, avec de puissantes ressources intellectuelles et financières. QS n’aura pas réussi à capter les forces progressistes et indépendantistes d’Option nationale, qui retourneront en majorité au sein du vaisseau mère. Comment élaborer une stratégie de gauche indépendantiste efficace devant une telle situation?

À qui le Québec?

On peut certes attaquer PKP sur le fait qu’il s’agit d’un grand patron anti-syndical qui demeure propriétaire d’un grand empire médiatique, ou qu’il appliquera sans doute des mesures d’austérité une fois au pouvoir parce qu’il ne remet pas en question la logique néolibérale. Bien qu’il soit nécessaire d’attaquer le PQ sur son flanc gauche, il n’en demeure pas moins que plusieurs progressistes seront encore fascinés par la puissance du leader et voudront un pays même s’il faut encore faire quelques « sacrifices » pour la bonne cause. L’autre stratégie consiste à attaquer PKP sur la question nationale. Or, comment proposer un contre-discours indépendantiste dans un contexte où le PQ est en voie de redevenir le navire amiral du mouvement souverainiste en proposant une campagne permanente pour l’indépendance et même un projet de pays en prime?

Une piste d’action consiste à poser la question suivante : qui élaborera le projet de société, et à qui appartiendra le Québec? Aux gens du pays ou bien à PKP? Aux Québécois et Québécoises, travailleurs et travailleuses, gens des régions, citoyens et citoyennes, membres des communautés culturelles et Premières Nations, ou bien aux élites politiques et économiques? Le talon d’Achille de la stratégie de PKP réside précisément dans le mandat de l’Institut de recherche appliquée sur l’indépendance dont les travaux « porteront sur la définition du pays, par l’élaboration d’une Constitution québécoise provisoire et sur les modalités d’établissement et de fonctionnement d’une Commission spéciale chargée de rédiger la Constitution d’une République québécoise indépendante, de langue française et laïque. » Ainsi, PKP ne proposera pas une simple Charte des valeurs québécoises version Drainville, mais une Constitution provisoire élaborée en vase clos par les conseillers de son groupe de réflexion privé, puis confiera la rédaction de la Constitution d’une République indépendante à un comité spécial d’experts dont il restera l’ultime maître.

Or, la République repose sur le principe de la souveraineté populaire, le peuple devant être l’unique auteur de sa propre Constitution. Ce n’est pas à une petite élite de technocrates et de politiciens professionnels de rédiger les bases du projet de pays, mais à une Assemblée constituante citoyenne et indépendante des partis qui devra définir, à travers une large démarche de démocratie participative, le statut politique du Québec, les valeurs, droits et principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que la définition de ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. Pour faire simple, ce n’est pas à un chef ou à un think tank privé de définir le projet de pays que nous voulons, mais aux gens qui vont l’habiter. À qui le Québec? À nous ou au 1%? Comme PKP a déjà commencé à employer le langage de la souveraineté populaire et de la république, il est urgent que la gauche ne laisse pas ses adversaires récupérer ces thèmes en les vidant de leur sens. Le projet de pays doit être élaboré directement par les citoyens et citoyennes, et non par un petit groupe d’intellectuels au service d’un Prince.

[1]Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.131
[2]Ibid., p.139-140
[3] Ibid., p.208

mercredi 11 février 2015

B-a-ba de l’austérité


Une lecture croisée de six nouvelles du journal Le Devoir du 11 février 2015 permet de saisir le mécanisme de l’austérité et la dynamique pernicieuse qu’elle entraîne. Voici sept petites leçons que nous pouvons tirer pour mieux comprendre les enjeux de notre temps.


1) Onde de choc chez les cadres de la santé, la réforme du réseau entraînerait l’abolition de quelque 6000 emplois à la fin du mois de mars. « La surprise est totale pour les principaux intéressés, qui sont tombés en bas de leur chaise. « Si Québec osait faire ça à des syndiqués, ils seraient dans la rue, en grève illégale ! », s’impatiente Yves Bolduc, le président-directeur général par intérim de l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux. »


Leçon #1 : L’austérité réduit les dépenses publiques par des mesures de restructuration drastiques imposées par la « stratégie du choc », afin de déstabiliser les adversaires et provoquer l’insécurité générale. Ces mesures ne visent pas à améliorer l’efficience des services publics, mais à centraliser la gestion des organisations par la destruction des savoir-faire locaux et la précarisation des experts de terrain. « Aujourd’hui, je crains très sérieusement qu’on aille dans le mur. Qu’on écrème le réseau public de ses meilleures ressources, de son expertise et de son expérience », dit la directrice générale, Carole Trempe.


2) Le régime fiscal canadien sert bien les 65 ans et plus. C’est à l’âge de la retraite que la redistribution de la riches se fait pleinement sentir ses effets, selon une étude. « D’ici le 31 mars, les gestionnaires devront choisir : accepter de rester trois ans dans le réseau, en disponibilité, en espérant qu’un poste intéressant se libère. Ou encore partir, soit à la retraite, soit avec une indemnité de départ de 12 mois, là où 24 mois étaient offerts auparavant dans bien des cas. Les nouvelles règles amputeront les revenus de retraites de certains, dit Yves Bolduc. « Ceux qui sont à quelques années de la retraite vont subir une pénalité de 4 % pour le restant de leurs jours », dit-il. »


Leçon #2 : L’austérité démantèle les mécanismes de redistribution et de protection sociale par frappes successives, notamment dans les coupures dans l’aide à la pauvreté, les organismes d’aide à l’emploi, la lutte contre les acquis syndicaux et la renégociation coercitive des régimes de retraites. Affamer les retraites et vous pourrez tenir en laisse les classes moyennes et populaires en les privant de leur sécurité matérielle.


3) Assurance-emploi. Les agents du chômage révoltés contre la réforme. « Ces agents de service affirment que le gouvernement leur demande de tout mettre en oeuvre pour décourager les travailleurs sans emploi de réclamer des prestations d’assurance-emploi. […] « On connaît la loi, on sait des choses qui peuvent être utiles aux clients, mais on a le mandat de leur en dire le moins possible », indique une de nos sources. « Le vocabulaire est difficile à comprendre pour les citoyens », indique un employé dans le sondage interne du syndicat. « J’ai souvent l’impression que je pourrais faire beaucoup plus pour aider [les clients], mais je dois toujours les référer ailleurs », affirme un autre agent. « Nous passons pour des incompétents payés à ne rien faire », poursuit un autre. « En nous privant de notre jugement, notre employeur nous dégrade le moral complètement et nous devenons des travailleurs robotisés qui sont obligés de répondre des âneries aux clients », écrit un autre employé. Près des trois quarts des répondants au sondage (73 %) affirment que les « multiples changements opérationnels minent [leur] confiance envers l’organisation ». Le climat de travail est malsain, selon le rapport. Les congés de maladie pour épuisement se multiplient. Les employés absents sont rarement remplacés. Le temps d’attente augmente pour les clients. Les chefs d’équipe mettent de la pression sur les employés pour réduire le temps d’attente. »


Leçon #3 : L’austérité consiste à organiser systématiquement la dégradation des conditions de travail en forçant les travailleurs mis au chômage par les coupures budgétaires à se détourner des mécanismes d’assurance sociale et à se trouver n’importe quel emploi, à n’importe quel salaire et à n’importe quel endroit s’il le faut. L’imposition autoritaire de la flexibilisation consiste à renverser la fonction principale de l’État-providence qui permettait une démarchandisation partielle le travail salarié (Esping-Anderson). L’austérité représente le processus de liquidation des classes intermédiaires sous la forme d'une prolétarisation totale du petit commerce, des régions, des cadres intermédiaires et des travailleurs syndiqués.


4) La méthode Toyota. « Bienvenus dans le monde de la « gestion minceur » (lean management) aussi connue comme la méthode Toyota. L’actuel ministre de l’Éducation, Yves Bolduc, a été le premier à introduire cette notion lorsqu’il était à la Santé : « Ce qu’on fait, c’est qu’on travaille avec les gens pour éliminer les processus inutiles », disait-il en 2008. La chasse au gaspillage en temps, en argent ou en procédures est le mot d’ordre de cette nouvelle philosophie managériale. Mais une méthode inspirée d’une chaîne de production automobile peut-elle vraiment servir d’inspiration aux soins prodigués aux malades ? […] C’est la multinationale de gestion Proaction qui a été engagée par le ministère pour commencer à implanter la nouvelle médecine-minute au Québec. Le travail se poursuit évidemment aujourd’hui sous la férule du redoutable Dr Barrette — qui se garde bien de parler de méthode Toyota mais qui privilégie, lui aussi, les mêmes objectifs : quantification, optimisation, réduction des coûts. Le « financement à l’activité », le troisième projet de loi que nous promet bientôt l’actuel ministre de la Santé consiste justement en la troisième phase de ce vaste programme. On découpe, on minute, ensuite on décide combien ça vaut. Comme dans n’importe quelle chaîne de montage, la rentabilité est à l’honneur. »


Leçon #4 L’austérité est le visage autoritaire du néolibéralisme, qui ne représente ni un retour au libéralisme classique, ni la restauration d’un capitalisme pur. « Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre ce qu’il y a précisément de nouveau dans le néolibéralisme : loin de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif de construire le marché et de faire de l’entreprise le modèle de gouvernement des sujets. Par des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine. » Ainsi, l’austérité néolibérale représente une rationalité politique qui vise à gouverner la population non par le retrait, mais par le repositionnement du rôle de l’État qui doit organiser la vie humaine selon les principes du marché et de la chaîne de montage performante. Le modèle toyotiste est le prototype mental de nos dirigeants politiques qui cherchent à faire fonctionner la société comme un ensemble de processus optimisés. « Lors d’une réunion récente avec des hauts fonctionnaires et des patrons de société d’État, Philippe Couillard a été très clair, racontent plusieurs sources : s’il y a un livre qui l’inspire et même « que vous devriez tous lire », a-t-il lancé à son parterre, c’est The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State. [..] La quatrième révolution sera celle de l’État « maigre » (le « lean », cher au ministre de l’Éducation Yves Bolduc), qui accepte ses limites, ne promet plus tout et qui utilise la technologie pour rendre ses processus plus efficaces. »


5) Relance de l’économie. Couillard veut enfinir avec l’austérité. « Dès l’ouverture de la session parlementaire, le gouvernement Couillard a cherché à se défaire de l’étiquette d’austérité qui lui colle à la peau en dévoilant une mesure ambitieuse pour stimuler l’économie. Dans une déclaration ministérielle à l’Assemblée nationale, le ministre des Finances, Carlos Leitão, a annoncé que le congé fiscal accordé aux entreprises qui s’engagent dans un grand projet d’investissement sera bonifié : le seuil d’admissibilité sera abaissé de 200 à 100 millions dans les grands centres et à 75 millions en région. Ce congé fiscal correspond à 15 % de l’investissement et s’étend sur dix ans. Cette mesure, introduite par le gouvernement péquiste en 2012, n’a pas donné les fruits espérés — seulement trois projets ont vu le jour — parce que le seuil était trop élevé, a précisé Carlos Leitão. Avec les nouveaux seuils, les résultats seront spectaculaires, a-t-il prédit. « D’ici la fin 2017, le congé fiscal permettra de soutenir la réalisation d’au moins 25 nouveaux projets représentant des investissements totalisant près de 4 milliards de dollars. Ces projets vont permettre de créer plus de 15 000 emplois au cours des prochaines années », a affirmé le ministre. […] « Ce n’est pas l’austérité toxique, c’est la rigueur budgétaire », s’est défendu Carlos Leitão, qui a rappelé qu’il déposera dans quelques semaines un budget équilibré. « Nous mettrons la même énergie à faire en sorte que le Québec profite d’une croissance économique vigoureuse. » »


Leçon #5 : Comme le terme austérité est devenu un vocable péjoratif dans l’espace public, les gouvernements doivent camoufler ses plans de restructuration par une rhétorique évoquant la vertu, le courage politique, le responsabilité, la rigueur budgétaire. Mais comme les dirigeants savent que les mesures affectent négativement l’économie, ils doivent miser sur les investissements privés afin de relancer une croissance durable. Or, ils se privent d’importants revenus en donnant des avantages fiscaux aux banques, multinationales, minières et autres acteurs de la sphère financière, en croyant naïvement que ces cadeaux favoriseront les investissements et la création d’emplois parce que les seuils d’imposition seraient supposément trop élevés. Bien que Couillard est promis 250 000 emplois lors de la dernière campagne électorale, il mise maintenant sur un mince 15 000 emplois alors 80 000 emplois ont été perdus depuis un an. Le « courage » des austéritaires représente plutôt l’acharnement d’une politique inefficace qui n’ose pas admettre sa stupidité, comme le souligne Joseph Stiglitz. « Selon un vieil adage, si les faits ne correspondent pas à la théorie, il faut changer la théorie. Mais trop souvent il est plus facile de garder la théorie et de changer les faits. C'est en tout cas ce que semblent croire la chancelière Angela Merkel et d'autres dirigeants européens partisans de l'austérité. Malgré les faits qui sautent aux yeux, ils continuent à nier la réalité. »


6) Swissleaks. Une industrie au service d’une élite nantie. « Les révélations sur HSBC démontrent une fois de plus l’opacité d’une industrie mondiale au service d’une élite nantie », a-t-elle précisé, en référence aux 100 000 comptes bancaires numérotés et aux 20 000 sociétés écrans créées par HSBC Private Bank à Genève pour une clientèle d’ultrariches. Plus de 180 milliards d’euros ont transité par Genève entre 2006 et 2007, dissimulés derrière le paravent de ces véhicules financiers parfaitement opaques. L’onde de choc provoquée par la mise au jour du vaste système de fraude fiscale organisé par le géant bancaire britannique depuis la Suisse, au profit d’une clientèle disparate de riches industriels, de personnalités politiques et de réseaux criminels, s’est également propagée en Belgique — l’un des deux pays, avec la France, où HSBC Suisse fait l’objet d’une enquête judiciaire. »


Leçon #6 : La raison de l’entêtement des élites économiques et politiques à poursuivre les plans d’austérité résident dans le fait qu’ils se foutent éperdument de la croissance économique parce qu’ils peuvent continuer à générer des profits faramineux sur le dos des populations précarisées et des contribuables surendettés. Les dirigeants s’en lavent les mains parce qu’ils peuvent s’en tirer gentiment par le biais de l’évitement et de l’évasion fiscale. L’optimisation toyotiste des services publics va de pair avec l’optimisation fiscale du porte-feuille des gestionnaires de ces chaînes de montage. L’austérité n’est rien d’autre que le pillage organisé d’une classe dominante, le rire hypocrite d’une « caste » de mafieux à cravates, c’est-à-dire d’une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses privilèges. Évidemment, la justice protège les intérêts de cette caste et n’hésite pas à poursuivre vigoureusement toute personne qui ose dénoncer ce système de fraude généralisé, comme le souligne Patrick Lagacé. « Hervé Falciani, le lanceur d'alerte des SwissLeaks, est accusé de vol par la justice suisse. Il y a toujours une loi pour faire en sorte que les lanceurs d'alerte vont finir par porter un pyjama rayé. Manning est en prison, Deltour est accusé au criminel par la justice luxembourgeoise et Snowden l'est aussi, par la justice américaine. Des banquiers et des politiciens en prison, c'est plus rare. Et si vous croyez que c'est un hasard, j'ai des pilules qui allongent le zizi à vous vendre. »


Conclusion


Leçon #7 : L’austérité est nulle autre que la légalisation de la corruption, c’est-à-dire le détournement des institutions publiques par des intérêts privés qui socialisent les coûts et privatisent les bénéfices qui découlent de la valorisation de la misère sociale, le tout sous la bénédiction de l’appareil d’État. Dans ce contexte, il est déraisonnable de rester calme et de consentir gentiment au sacrifice collectif alors que nos élites continuent à nous dominer en misant sur notre servitude volontaire. La dénonciation des fanatismes, des terrorismes et des populismes est le dernier rempart de l’establishment pour maintenir la loi et l’ordre, détourner l’attention des classes moyennes et populaires vers un bouc-émissaire, et occulter les stratagèmes de la minorité organisée qui profite d’un système dont la violence et l’injustice saute maintenant aux yeux. L’heure n’est pas à l’indignation morale mais à la révolte, et surtout à l’organisation politique. À titre de conclusion, voici un extrait du dernier opuscule du comité invisible :


À ceux pour qui la fin d’une civilisation n’est pas la fin du monde;

À ceux qui voient l’insurrection comme une brèche, d’abord, dans le règne organisé de la bêtise, du mensonge et de la confusion;

À ceux qui devinent, derrière l’épais brouillard de «la crise», un théâtre d’opérations, des manœuvres, des stratégies – et donc la possibilité d’une contre-attaque;

À ceux qui portent des coups;

À ceux qui guettent le moment propice;

À ceux qui cherchent des complices;

À ceux qui désertent;

À ceux qui tiennent bon;

À ceux qui s’organisent;

À ceux qui veulent construire une force révolutionnaire, révolutionnaire parce que sensible;

Cette modeste contribution à l’intelligence de ce temps.

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...