mardi 4 novembre 2014

Misères du régime politique

Le point aveugle de la gauche

La gauche a le défaut de ses qualités : critiquant à juste titre la rationalité néolibérale qui détourne les institutions publiques de leur finalité en favorisant la dissémination des valeurs de marché sur l’ensemble de la société, l’appauvrissement des classes moyennes et populaires et la concentration de la richesse dans les mains d’une minorité, la gauche s'oppose à ce phénomène en préconisant des politiques publiques interventionnistes et une meilleure redistribution de la richesse collective. Musclée dans sa critique de l’austérité, car soucieuse de la justice fiscale et sociale, elle reste beaucoup plus timide et malhabile quand vient le temps d’aborder la question constitutionnelle et la critique du système politique, car elle convoite précisément le pouvoir parlementaire pour établir ses réformes par la voie de la légalité démocratique. Autrement dit, sa perspicacité dans le domaine socioéconomique s’accompagne d’une myopie dans la compréhension de la nature et des limites du régime politique.

Le régime politique désigne la manière dont le pouvoir est organisé et exercé dans une communauté politique, c’est-à-dire la forme institutionnelle d’un État et les pratiques qui découlent de celle-ci. Quel est le fondement de l’autorité des gouvernants, quels sont les droits et les devoirs des citoyens, comment ceux-ci choisissent-ils leurs représentants et limitent-ils leur pouvoir ? Quelles différences y a-t-il entre un régime totalitaire, autoritaire, libéral, républicain, socialiste, etc. ? Pourquoi observe-t-on une désaffection grandissante de la population à l’égard des institutions et une perte de confiance envers les possibilités de la démocratie à l’heure où la corruption est toujours plus généralisée ? Comment un parti de gauche pourrait-il prendre le pouvoir dans un contexte où non seulement le discours de la gauche, mais l’existence même des partis politiques sont largement discrédités ? Est-il possible de réformer le système de l’intérieur et prétendre former un « bon gouvernement » responsable, tout en essayant de mettre en échec les règles du jeu économique ? Ces multiples questions relatives au régime politique ne touchent pas seulement le cadre dans lequel l’action politique de la gauche doit s’inscrire, mais son identité même, ses référents symboliques, son discours, son sujet collectif, sa stratégie et sa forme organisationnelle.

Il ne sera jamais possible de convaincre une majorité populaire de mettre fin aux politiques d’austérité si celle-ci ne croit pas à la capacité de l’action politique de changer quoi que ce soit. À l’heure où les élites édictent leur agenda et n’hésitent pas à recourir à tous les moyens de l’État (propagande, forces policières) pour réprimer toute dissidence citoyenne moindrement menaçante, à l’heure où une frange importante de la jeunesse radicalisée par le printemps québécois oppose toujours plus la démocratie directe et le gouvernement représentatif en répudiant toute forme d’action électorale, à l’heure où une bonne partie des classes moyennes et populaires confondent allègrement la Coalition Avenir Québec et Québec solidaire, parce que la distinction gauche/droite ne veut pas dire grand-chose dans l’imaginaire québécois, comment opérer un changement de fond qui pourrait changer les institutions pour de bon ?

La gauche n’a pas seulement à accompagner les mouvements sociaux dans la rue et attendre que les contestations citoyennes se transforment magiquement dans les urnes, car il n’y a pas de lien mécanique entre le mécontentement et l’adhésion à un projet de société. De plus, celui-ci ne peut être résumé dans une plateforme électorale, se comprendre par la lecture attentive d’un programme politique, ni consister en l’addition de thématiques particulières (dix paliers d’impositions, investissement dans les transports publics, réforme du mode de scrutin, etc.). Ce qu’il faut, ce n’est plus un programme, mais un nouveau récit, une reconflictuation de la situation politique qui puisse dégager dans la conscience populaire les grands antagonismes qui travaillent la société. Il faut un discours radicalement novateur qui va au-delà des revendications particulières de la société civile et dégage un ennemi commun. Ce qui fait peur au pouvoir économique et au régime politique, ce n’est pas le débat gauche/droite ; c’est la souveraineté populaire, l’organisation de ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le pouvoir des gens contre les nantis, du peuple qui veut être libre contre les grands qui veulent dominer.

Qu’est-ce que la caste politique ?

La gauche ne pourra jamais triompher et espérer devenir la porte-parole du peuple si elle cherche à se tailler une place dans la classe politique. Son rôle n’est pas de représenter les exclus, les citoyens et la classe moyenne, mais de permettre aux gens de s’organiser eux-mêmes, et de se présenter eux-mêmes dans les institutions politiques qu’ils sont appelés à transformer pour exercer leur pouvoir directement. Pour l’instant, la nature du régime politique est farouchement hostile à tout pouvoir citoyen, à toute capacité du peuple à prendre part aux grandes décisions qui touchent la vie collective. Le peuple est exclu des institutions qui lui font face et exercent leur domination de l’extérieur, parce qu’il sent qu’il ne les a pas créées et se trouve par le fait même dépossédé de son pouvoir d’agir. Il n’est pas étonnant qu’une majorité soit indifférente au saccage des services publics, des institutions communes et des programmes sociaux dont elle se sent aliénée et étrangère. La réponse ici n’est pas de faire comme l’élite qui s’accommode très bien du démantèlement du modèle québécois, contre lequel elle a réussi à développer une haine dans l’imaginaire collectif, et qu’elle s’attache maintenant à détruire par coups de compressions budgétaires et de réformes. Au contraire, il s’agit de s’opposer directement à cette classe politique, à cette caste qui gouverne sans scrupules au profit des intérêts étrangers. Que faire ?

Tout d’abord, il faut favoriser l’auto-organisation populaire et générer un large mouvement qui déborde le cadre de l’action politique traditionnelle. Québec solidaire demeure un parti qui rassemble les forces de gauche et un certain pourcentage des électeurs progressistes qui se sentent interpellés par son projet. Il n’est pas à l’heure actuelle un véritable mouvement, et il ne pourra pas transformer une majorité sociale en majorité électorale s’il ne change pas la ligne de son discours politique. Le Québec ne deviendra pas « de gauche » du jour au lendemain, et il s’avère au mieux naïf, au pire dangereux de miser sur de supposées « valeurs progressistes » du peuple québécois, qui attendraient simplement d’être célébrées ou retrouvées pour changer l’ordre des choses. La question demeure surtout que le peuple n’a pas la capacité de se prononcer lui-même sur les valeurs qui l’animent, sur sa vision du système politique, sur le genre de société dans lequel il souhaite habiter. Tous les partis cherchent à lui faire dire ce qu’il pense vraiment, à lui mettre des slogans et des idées creuses dans la bouche durant la campagne électorale, alors que le gouvernement se fout éperdument de ce qu’il pense le reste du temps. Le peuple est méprisé non seulement par les élites financières et industrielles qui détruisent l’économie réelle et le territoire québécois, mais par la classe politique au grand complet qui ne le représente pas et lui ment à longueur d’année à travers des médias qui sont devenus des courroies de transmission des mots d’ordre du système (ce que nous nommons par euphémisme les relations publiques).

La seule façon de développer une majorité populaire dans un contexte d’austérité est de miser sur un discours anti-système, qui oppose le peuple à l’establishment, les gens aux politiciens bouffons et aux nantis, qui discutent à portes closes dans le club 357c[1], club privé des politiciens, élus municipaux, riches et entrepreneurs corrompus mentionnés dans la Commission Charbonneau. PQ, PLQ, CAQ, Lisée, PKP, Marceau, Legault, Beauchamp, Charest, Couillard, Desmarais, Fournier, Catania, Tomassi, toute cette mafia politicienne, cette clique de privilégiés qui se réunissent secrètement pour discuter des « vraies affaires » en privé, doit être pourfendue avec la même virulence que Pierre Falardeau dans Le temps des bouffons. Il faut ainsi dégager clairement cet antagonisme entre le peuple et le 1%, afin d’opposer une majorité aux partis dominants et éviter l’identification à des figures messianiques comme PKP sous prétexte qu’il serait « souverainiste ». PKP est un citoyen québécois, il a sa nationalité et le droit de faire de la politique, mais il ne fait pas partie du peuple au sens fort du terme. Il est un membre de la caste, de l’establishment, des élites économiques, politiques et médiatiques, au même titre que son parti, le PLQ et la CAQ qui aspirent tous à gouverner le peuple à sa place, à maintenir le régime politique en place afin de préserver leur pouvoir.

La crise du régime représentatif

Comment redonner le pouvoir au peuple sur sa destinée ? Au-delà d’une redistribution de la richesse et de la création d’emplois dans l’économie verte qui représentent des conditions importantes de l’égalité sociale et de la transition écologique, il faut dépasser la critique étroite et obsessionnelle du néolibéralisme (l’idéologie du capitalisme) et miser sur la critique systématique du régime politique. Comment celui-ci est-il constitué ? D’un État canadien qui ne reconnaît point la souveraineté du peuple. Il ne s’agit pas seulement de la nation québécoise, dont il reconnaît symboliquement l’existence dans le cadre fédéral actuel. Mais il s’agit du peuple canadien, québécois et des Premières Nations qui n’ont aucun pouvoir réel, car l’autorité reste la prérogative du Parlement. Nous vivons dans une monarchie constitutionnelle, soi-disant démocratique, qui ne laisse aucune place pour l’initiative populaire, la capacité pour le peuple de destituer ses élus en dehors du moment électoral. Ce problème ne concerne pas seulement l’État fédéral, mais l’État québécois qui reste prisonnier d’un système parlementaire hérité du régime britannique. Nos propres institutions sont profondément coloniales, elles ne sont pas démocratiques, car le gouvernement représentatif repose précisément sur l’exclusion a priori de la vraie démocratie, la participation citoyenne dotée de pouvoirs décisionnels.

Qui plus est, le Canada ne respecte même plus les principes minimaux du gouvernement représentatif (autre terme pour désigner l’État de droit ou la démocratie libérale). « Quatre principes ont toujours été observés dans les régimes représentatifs depuis que cette forme de gouvernement a été inventée :
1 – les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers.
2 – Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs.
3 – Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants.
4 – Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion. »[2]

Le gouvernement canadien, depuis l’ère Harper, préserve les principes 1 et 2, soit l’élément démocratique (sélection des représentants au suffrage universel) et aristocratique (l’élection consiste à choisir les « meilleurs » décideurs qui auront le monopole des décisions durant l’ensemble de leur mandat, les gouvernés n’ayant aucun pouvoir réel). Pour ce qui est de 3, disons brièvement que le gouvernement canadien démantèle le principal média public (Radio-Canada), musèle les scientifiques, criminalise la contestation et mise sur une propagande massive, réduisant ainsi considérablement la sphère d’autonomie de la société civile et de l’opinion publique. Pour ce qui est de 4, il bafoue les règles parlementaires et la culture politique libérale avec des projets de lois mammouths, ne répond pas aux questions de l’opposition et fait donc abstraction de toute mise à l’épreuve des décisions de l’exécutif par la rationalité délibérative.

Malheureusement, l’héritage du gouvernement Harper ne disparaîtra pas spontanément par l’arrivée au pouvoir des libéraux ou des néo-démocrates, car il aura laissé de profondes séquelles sur la forme institutionnelle de l’État canadien. Autrement dit, nous sommes littéralement passés d’un régime représentatif à un régime autoritaire qui conserve le principe électif tout en amputant toute forme de délibération et de contre-pouvoir qui permet habituellement de limiter le pouvoir du gouvernement. Il ne s’agit pas ici de se limiter à la critique du conservatisme autoritaire au profit d’un retour grandiose à l’âge d’or du libéralisme multiculturaliste et des Casques bleus, car le régime représentatif lui-même évacue la souveraineté populaire et renforce le sentiment d’aliénation politique qui peut prendre différentes formes.

« En premier lieu, l’aliénation politique dans le temps résulte de la tension existant entre élections et décisions. Le mandat que les électeurs accordent au corps législatif s’étend sur une longue période pendant laquelle seront prises des décisions dont la nature et le contenu sont tout à fait inconnus au moment du vote, et sur lesquelles, par conséquent, les électeurs n’auront aucun contrôle ; ce problème est accentué par le « déficit de mémoire collective » qui résulte de l’action des médias et des stratégies de communication. En deuxième lieu, la dimension sociale du mécanisme d’aliénation est l’effet de ce qui peut apparaître comme un paradoxe : au fur et à mesure que la participation politique s’étend à des catégories plus larges et plus hétérogènes de la population, la classe politique des législateurs professionnels et des hauts fonctionnaires devient homogène du point de vue de sa formation et de son origine sociale, créant ainsi un hiatus croissant entre les citoyens et les politiciens. Enfin, et en relation étroite avec les deux modalités précédentes de l’aliénation, il se crée également une distance croissante entre le savoir, les valeurs et l’expérience quotidienne des citoyens ordinaires d’une part, et l’expertise des politiciens professionnels d’autre part. Ces divers aspects de l’aliénation politique peuvent engendrer deux effets aussi probables l’un que l’autre. Soit un comportement opportuniste et à courte vue des élites politiques qui ne se sentent plus obligées de se soumettre à des critères de rationalité politique et de responsabilité suffisamment exigeante. Soit une « déqualification » morale et politique de l’électorat et la diffusion d’attitudes cyniques à l’égard de la chose publique et de l’idée du bien public. Il n’est pas difficile de se rendre compte que ces deux effets, celui qui affecte l’élite et celui qui affecte les masses, sont susceptibles de se renforcer mutuellement. »[3]

La vérité populiste

Face à cette crise de légitimité de l’État, la gauche ne peut plus défendre le régime représentatif et militer simplement pour une réforme du mode de scrutin qui « laisserait en place les piliers de la maison », c’est-à-dire le monopole de la représentation et de l’élection comme unique moyen pour le peuple de gouverner. Qu’on le veuille ou non, nous sommes bien à l’ère des populismes, et il est temps pour la gauche d’arrêter de considérer ce phénomène comme une pathologie de la démocratie libérale, idée qui sous-tend une sorte de « normalité » du régime représentatif. Quel est le dénominateur commun du « populisme », au-delà de l’étiquette péjorative qu’on utilise aussitôt pour discréditer l’adversaire en le qualifiant de nationaliste, conservateur, fasciste, etc. ?

« Les configurations historico-culturelles susceptibles à tort ou à raison de tomber sous l’étiquette « populiste » possèdent au moins le trait commun d’une référence au « peuple », un peuple qui, au travers de discours mobilisateurs, se voyait opposé comme source de légitimité à une multitude de figures antagonistes potentielles : les élites en place, le « système », le statu quo institutionnel du régime représentatif, la classe politique corrompue, la bureaucratie envahissante, la technocratie toute-puissante, les financiers avides, le pouvoir central, etc. Appel au peuple, dénonciation des médiations et crise de légitimité politique semblent bien constituer les trois conditions de possibilité fondamentales de l’expression même d’une orientation populiste, laquelle peut, ainsi que la distingué Taguieff, recouvrir six domaines de significations différents, sous la forme d’un mouvement (comportant une fonction tribunitienne de mobilisation des classes moyennes et populaires), d’un régime (souvent de nature autoritaire ou plébiscitaire, à l’exemple du bonapartisme ou du péronisme), d’une idéologie (qui fonde une tradition politico-culturelle arrimée à la défense d’un peuple sain et authentique par opposition aux élites), d’une attitude (l’idéalisation du « populaire » comme porteur d’une mentalité, d’une culture ou d’une moralité exemplaires), d’une rhétorique (qui fonctionne peu ou prou par des discours flatteurs à l’égard des masses, selon une logique de canalisation du ressentiment) ou encore d’un type de légitimation (qui associe souveraineté populaire et légitimité charismatique, par l’intermédiaire du chef ou du sauveur). »[4]

Selon Stéphane Vibert, le populisme ne serait pas une déformation de la démocratie, mais un pôle fondamental et largement occulté de ce système politique, et dont la manifestation représenterait une réponse aux excès du constitutionnalisme libéral qui empêche le peuple de s’exprimer. Il s’agit « de comprendre la nature du populisme en s’attachant à le définir comme l’un des deux piliers irréductibles d’un système démocratique bipolaire qui, depuis une trentaine d’années, paraît reposer excessivement sur son autre pilier, à savoir le constitutionnalisme libéral et juridique. Si la démocratie, ainsi que l’estime Canovan, prend la figure d’un Janus qui porte une face de vocation rédemptrice et d’ambition de changer le monde, et une autre face de conciliation pragmatique et de gestion raisonnée des conflits, on peut alors poser l’hypothèse que le destin de la pratique démocratique consiste à osciller constamment entre une autorité totale accordée au peuple souverain (« populisme ») et une limitation des pouvoirs par des règles et des procédures légales (« constitutionnalisme »). En accord avec cette binarité fondamentale, il s’agirait donc de penser la vérité populiste de la démocratie. Ce populisme inhérent à l’expérience démocratique ne deviendrait, dans ce cas, problématique et menaçant non pas du fait de sa seule existence, mais bien en raison d’une exacerbation unilatérale nuisant à l’équilibre des institutions. »[5]

La réalité grimaçante de l’irritation populaire vis-à-vis les « accommodements raisonnables » ne doit pas être interprétée comme un relent de xénophobie d’un peuple attardé, ni par rapport à l’objet particulier qui fut au cœur des débats houleux dans l’espace public (les minorités culturelles, l’intégrisme religieux, les étrangers, etc.), mais comme une réaction collective vis-à-vis une approche abstraite, libérale et juridique de ces phénomènes, bref, contre un excès de « constitutionnalisme libéral ». Dans ce contexte populiste, la gauche ne doit pas se placer dans le camp de la gestion pragmatique des conflits, de l’inclusion, de la tolérance inter- ou multiculturaliste, non pas parce que le pluralisme serait mauvais en soi, mais parce qu’elle devient alors associée à l’élite bien-pensante et vertueuse qui mépriserait le « bon sens populaire ». Elle est perçue comme faisant partie du cadre institutionnel dominant cherchant à étouffer le « malaise identitaire » de la majorité et l’expression d’une « volonté populaire ».

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la majorité a la vérité infuse et que le populisme a toujours raison, mais qu’il faut justement canaliser ce ressentiment populaire contre le constitutionnalisme libéral, le régime représentatif qui consolide les droits individuels au détriment de la souveraineté populaire, en recadrant le débat afin que l’ennemi du peuple soit effectivement celui qui brime ses intérêts : caste politique, système financier et élites de l’industrie pétrolière et minière. Tant que la gauche n’aura pas réussi à développer un discours contre-hégémonique, c’est-à-dire à former un bloc historique et populaire formé par « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut », elle restera inoffensive, inaudible dans l’espace public et ultra-minoritaire dans l’arène parlementaire. Le discours populaire ne doit pas seulement s’opposer à l’austérité et au virage pétrolier, mais intégrer la lutte anti-corruption en renversant le mot d’ordre « il faut faire un grand ménage ! » par la question « qui doit faire le ménage, des technocrates ou le peuple lui-même ? ». « Recourir [au populisme] est comme lancer une allumette dans une poudrière. Cela fait exploser la scène entière. »[6]

Principes de la démocratie participative

Au-delà du discours populiste qui remet au goût du jour la pleine autorité du peuple, il s’agit de présenter les grandes lignes d’un régime politique alternatif au gouvernement représentatif. Si la corruption nourrit généralement le sentiment d’impuissance et la volonté de recourir à des figures fortes pour ramener l’ordre et l’autorité dans la maison, il faut opposer un approfondissement de la démocratie par lequel le peuple sera appelé à véritablement diriger la vie collective. Ce modèle est nul autre que celui de la démocratie participative, qu’il faut éviter d’associer trop rapidement aux dispositifs bidon de consultation publique et d’autres institutions pauvres qui ne possèdent aucune autorité décisionnelle. La participation citoyenne ne doit pas être conçue comme le complément inoffensif d’un système qui consacre la toute-puissance des élus, des hauts fonctionnaires et des élites économiques, mais un régime politique en soi.

La démocratie participative n’implique pas le rejet de la représentation politique comme telle, car celle-ci est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques à différentes échelles. Mais elle est incompatible avec le modèle du « gouvernement représentatif » tel que décrit par Bernard Manin, qui consacre la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les gouvernants et les gouvernés. Cette perspective remet donc en question le monopole du « mandat représentatif » comme principale forme de délégation du pouvoir politique, mais elle ne se réduit pas pour autant à l’absolutisation du « mandat impératif » à tous les niveaux. La démocratie participative désigne un régime politique hybride, qui articule la représentation avec des procédures de démocratie directe et semi-directe.

« Cette perspective conceptualise ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte. Dans cette optique, l’institutionnalisation de la « participation » est loin de correspondre à chaque fois à l’émergence d’une réelle « démocratie participative », mais elle doit dans certains cas être analysée à l’aide de cette notion. »[7] Pour préciser la forme concrète de la démocratie participative, nous pouvons dégager brièvement quelques principes devant guider le modèle d’un régime politique appeler à remplacer le cadre institutionnel du gouvernement représentatif.

1 – Participation : Le cœur de la démocratie participative réside dans la création de nouveaux canaux institutionnels de participation bottom-up permettant aux personnes directement affectées par divers problèmes de mettre en œuvre leur connaissance, intelligence et intérêts dans la formulation de  solutions pratiques : référendums d’initiative populaire, conseils de quartier décisionnels, deuxième chambre citoyenne tirée au sort, etc.
2 – Délibération : Le principe délibératif désigne le fait que les décisions découlant du processus participatif doivent être basées sur un échange d’arguments permettant de formuler des choix collectifs par des raisons considérées. Contre le régime représentatif qui privilégie l’agrégation anonyme des préférences individuelles par le vote, la démocratie participative et délibérative favorise la formation rationnelle (critique et réflexive) de la volonté générale par les discussions publiques et le peuple assemblé à différentes échelles.
3 – Décentralisation : La participation délibérative nécessite une décentralisation politique et administrative du pouvoir vers des unités locales, et non une simple déconcentration bureaucratique qui préserve une subordination au gouvernement central. Cette distinction conceptuelle est illustrée par deux formules élégantes de l’homme politique français Odilon Barrot : dans le premier cas « on peut gouverner de loin, mais on n'administre bien que de près », alors que dans le second, « c'est le même marteau qui frappe, mais on en a raccourci le manche. » 
4 – Coordination : Bien que la décentralisation implique que les unités locales doivent jouir de pouvoirs substantiels et d’une certaine autonomie, ceux-ci n’opèrent pas en vase clos comme des micro-États ou des corps politiques souverains. Il faut donc une décentralisation coordonnée, qui se distingue à la fois de la décentralisation pure et du centralisme démocratique, grâce à des mécanismes de communication et de reddition de comptes qui donnent un rôle significatif aux échelons supérieurs sans miner l’autorité des unités locales.
5 – Transformation politique : La démocratie participative se distingue de l’auto-organisation citoyenne et des mouvements sociaux qui cherchent à influencer le pouvoir de l’extérieur, car elle requiert l’institutionnalisation de la participation et de la délibération afin que l’État puisse fournir un égal accès aux moyens politiques permettant de participer de manière significative aux décisions collectives qui affectent la vie des citoyens. Ce dernier principe implique qu’il n’y a pas une différence de degré entre la démocratie participative et le gouvernement représentatif, un simple ajout de dispositifs participatifs dans une structure institutionnelle inchangée, mais une différence qualitative qui caractérise un nouveau régime politique par la mise en place d’institutions qui préfigurent une autre société.

Comment peut-on mettre en place un tel régime participatif ? Comment provoquer une véritable crise du régime politique actuel ? Telle est l’épineuse question qui sera abordée dans le prochain texte.





[2] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, Paris, 2012 p.17-18

[3] Claus Offe, Ulrich Preuβ, « Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage « efficace » des ressources morales ? », dans Claus Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Paris, 1997, p.223-224

[4] Stéphane Vibert, Le populisme et les aléas de la démocratie, dans Christine Couvrat, Joseph Yvon Thériault (dir.), Les formes contemporaines du populisme, Athéna, Montréal, 2014, p.44-45

[5] Ibid., p.45-46

[6] Il s’agit d’une reformulation d’une citation du philosophe Alfred North Whitehead qui portait initialement sur la métaphysique.


[7] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? », dans Démocratie participative et gestion de proximité. Une perspective comparative, p.37

lundi 3 novembre 2014

Un pas de géant pour une bureaucratisation améliorée

Le dernier texte d’Yvan Allaire, publié le 1er octobre dans Le Devoir[1], fait l’apologie de la réforme Barrette de la gouvernance du système de santé québécois. Ce faisant, il dévoile les prémisses idéologiques du projet de loi 10. Le concept de « gouvernance stratégique », sous-jacent à l’abolition des 18 Agences de santé et de services et de services sociaux et la création de 20 Centres intégrés de santé et services sociaux (CISSS), vise à résoudre le problème de cafouillage administratif du réseau de santé en remplaçant la bureaucratie du secteur public par un modèle « bien rodé dans le secteur privé ». Cette stratégie prévoit de réduire par dix le nombre de conseils d’administration (passant de 200 à seulement une vingtaine), ceux-ci étant formés majoritairement de membres « indépendants », c’est-à-dire d’une classe de managers professionnels issus d’organisations privées, publiques et para-publiques.

Par ailleurs, la nomination des p.-d.g. des CISSS par le ministre de la Santé et des Services sociaux amène une centralisation sans précédent, celle-ci étant justifiée par « la conséquence du jeu politique, de ses règles et coutumes ». Outre ce sophisme naturaliste qui prétend légitimer ce qui doit être par ce qui est, en décrivant un soi-disant ordre naturel des choses, cette réforme propose d’améliorer substantiellement la performance du système de santé, « tant du point de vue financier que sur ceux de la qualité et de la promptitude des services. C’est ainsi que le patient-usager est placé au centre de toute cette organisation ». Malgré cette sollicitude apparente pour la « satisfaction de la clientèle », il est curieux de remarquer qu’Yvan Allaire suggère fortement de remplacer les séances du conseil ouvertes au public par des rencontres à huit clos. Comme pour toute entreprise privée, la transparence, la transmission efficace d’information et la reddition de comptes ne concernent pas le patient ou la population en général, mais les actionnaires et les gestionnaires de l’organisation.

La réforme Barrette, qui essaie de jongler entre l’« autonomie » des CISSS et la centralisation accrue dans les mains d’un ministre de la santé tout-puissant, ne permettra pas de rendre le système de santé plus efficace, légitime et juste, bien au contraire. Pour bien comprendre ce phénomène, il faut mettre en relief la tendance idéologique de l’Institut de la gouvernance des organisations privées et publiques (igopp.org), qui se situe dans le sillage du new public management et du néolibéralisme. En nous référant aux travaux de Wendy Brown, nous entendons ici le néolibéralisme comme une rationalité politique qui « met le marché au premier plan », mais qui « n’est pas seulement – et n’est même pas d’abord – centrée sur l’économie ; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions »[2]. Devant la crise de légitimité de l’État et l’inefficacité supposée de l’administration publique, le recours accru aux mécanismes du marché, aux indicateurs de performance et aux techniques de management permettrait d’optimiser les organisations et d’assurer l’efficacité dans l’allocation des ressources.

Malheureusement, l’introduction naïve de mécanismes de marché dans le secteur public amènera nécessairement des effets contre-productifs, c’est-à-dire des conséquences indirectes qui nuiront aux finalités anticipées de la réforme proposée. D’une part, la concentration du pouvoir dans un nombre restreint de conseils d’administration gérés par des membres extérieurs du réseau de santé amènera une importante perte d’information, qui devra être compensée par tout un appareillage d’indicateurs de performance prélevant des mesures quantitatives afin d’évaluer le rendement financier de l’organisation. Cette dynamique, où l’évaluation des processus et des flux accapare toujours plus de ressources en prenant le dessus sur l’offre réelle de services, accroît la distance entre la connaissance objective et chiffrée des gestionnaires et l’expérience concrète des usagers, amenant ainsi un découplage entre les savoirs experts et les savoirs d’usage.

La perte de qualité des services s’accompagne alors de nouvelles techniques de contrôle toujours plus poussées, le problème apparaissant aux yeux des managers comme étant un manque de gestion, et non un excès de logique gestionnaire. Ainsi, le recours à la « gouvernance stratégique » n’est pas garant d’une efficacité accrue et supérieure à la bureaucratie étatique ; elle représente une bureaucratisation déguisée, sophistiquée et privatisée, les fonctionnaires étant simplement remplacés par une caste de politiciens professionnels nommés par le ministre et des technocrates du monde privé. Cette réforme drainera une grande quantité de ressources, celles-ci étant concentrées dans les mains des hauts gestionnaires, qui seront incités à s’attribuer des hauts salaires selon les normes du marché afin de récompenser leur performance exemplaire. Ainsi, cela ne permettra pas de faire des économies aux finances publiques, mais de socialiser les coûts et de privatiser les bénéfices de l’austérité. Tant qu’à couper partout, aussi bien en faire profiter nos amis.

Le père de l’assurance-maladie, Claude Castonguay, ne dit pas autre chose dans sa lettre adressée à Philippe Couillard. « Ce projet de loi, s’il est adopté, va enfermer de façon définitive notre système de santé dans une bureaucratie étouffante. […] Monsieur le premier ministre, vous devez ramener le projet de loi 10 à son objet premier, soit la simplification des structures administratives régionales de notre système de santé. Autrement, ce projet digne des ex-régimes socialistes de l’Europe de l’Est va donner les mêmes terribles résultats que dans ces pays. »[3]

Sur le plan de la légitimité, le projet de loi 10 échoue complètement à saisir l’air du temps. Dans un contexte de crise de la représentation politique, il apparaît périlleux de centraliser les pouvoirs dans les mains des grands représentants de l’appareil d’État. Alors que les métamorphoses de la démocratie font naître de nouveaux critères de légitimité en termes d’impartialité, de réflexivité et de proximité[4], les dirigeants des CISSS seront nommés par le ministre de la santé (partialité), celui-ci se gardant le privilège d’intervenir si des gestes incompatibles avec le dogme de la saine gestion seraient posés (irréflexivité). De plus, la réduction du nombre d’établissements va dans le sens inverse de la décentralisation, pourtant réclamée par les municipalités et les régions (éloignement des centres de décision). Comme les membres des conseils d’administration proviendront principalement de l’extérieur du réseau de la santé, leur imputabilité devant de la population sera considérablement réduite, ceux-ci étant plutôt subordonnés à la volonté d’un ministre-roi. Il est somme doute assez paradoxal qu'un gouvernement de médecins (Couillard, Barrette, Bolduc) puisse détruire le réseau de la santé. Si l'objectif est de fonder une théocratie médicale, cela peut avoir du sens ; mais s'il n'y a plus d'argent pour soigner les gens, on peut se demander comment le peuple pourra consentir à rester malade éternellement.

De plus, la réforme propose la privatisation massive du réseau de santé et de services sociaux, non pas par la sous-traitance de services publics à des entreprises privées, mais par la privatisation du mode de fonctionnement des institutions publiques. Du point de vue de la légitimité politique, la « gouvernance stratégique » du modèle privé n’est pas particulièrement reconnue pour être démocratique, malgré le vocabulaire entourant la transparence, l’accountability, l’inclusion des parties prenantes, les partenariats, etc. Le critère qui gouverne les institutions publiques n’est plus la justice, l’intérêt général, la satisfaction des besoins sociaux, le bien commun, etc., mais la performance, l’efficacité, la compétitivité, le rendement financier, c’est-à-dire un ensemble de valeurs instrumentales, de moyens séparés de toute finalité sociale, de toute volonté publique.

Sur le plan de la justice, le projet de loi 10 vise la compensation des coupes budgétaires dans le réseau de la santé (et dans l’ensemble des services publics sous le dogme de la rigueur budgétaire), celles-ci entraînant d’importantes pertes de services pour les personnes les plus vulnérables, notamment à Montréal[5]. Même si le ministre Barrette exige que les agences fassent demi-tour[6], celui-ci ne fait que récolter les fruits de son propre gouvernement, en accentuant la séparation du pouvoir entre représentants et représentés, dirigeants et exécutants, gestionnaires et patients du réseau de la santé. Dans un domaine aussi névralgique que le système public de soins directs donnés à la population, toute compression budgétaire marquée aura forcément des impacts qui augmenteront la souffrance physique, mentale et morale des citoyens affectés par les aléas de la vie.

Les classes populaires et les groupes défavorisés, les femmes et les enfants, les personnes âgées et les handicapés, seront directement touchés par les décisions d’un petit groupe de personnes privilégiées (généralement des hommes blancs, éduqués, financièrement aisés, en santé), qui ne subiront pas les conséquences négatives de leurs décisions guidées par l’impératif du rendement financier. On joue ainsi avec les besoins fondamentaux et le bien-être physique de personnes qui ne peuvent pas avoir accès aux importantes décisions qui affectent leur vie. La montée des inégalités sociales et économiques, ayant des impacts différenciés sur différents groupes (en termes de classe, sexe, âge, ethnicité, handicap, etc.), s’accompagne ainsi d’une perte d’autonomie individuelle et de l’affaiblissement général des moyens de contrôle démocratique des institutions publiques. Autrement dit, la réforme Barrette sera coûteuse, illégitime, injuste et inefficace.

Enfin, la « gouvernance stratégique », qui vise à transformer l’ensemble des organisations privées, publiques et associatives sous la logique du marché et du rendement financier, sera l’idéologie dominante de la Commission de révision des programmes et de la Commission d’examen sur la fiscalité. Cette pensée unique passera au crible le modèle québécois de l’État social pour fonder un nouvel État gestionnaire, au service d’une caste de politiciens professionnels, d’élites économiques et de bons technocrates privilégiés qui auront la mainmise sur les grandes décisions qui affectent la vie collective. Tant qu’à miser sur un concept englobant pour repenser l’ensemble du système social, nous proposerons dans le prochain texte un principe politique alternatif, illustrant ce que pourrait être un « nouveau modèle québécois » basé sur la démocratie participative.


[1] Yvan Allaire, Un pas de géant pour une gouvernance améliorée, Le Devoir, 1er octobre 2014
[2] Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, p.51
[3] Claude Castonguay, M. Couillard, il vous faut stopper votre ministre Barrette, Le Devoir, 3 novembre 2014
[4] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, Paris, 2008
[5] Amélie Daoust-Boisvert, Compressions en santé à Montréal. Les plus vulnérables écopent, Le Devoir, 30 septembre 2014, http://www.ledevoir.com/societe/sante/419761/compressions-en-sante
[6] Mélanie Loisel, Le ministre Barrette exige que l’agence de Montréal fasse demi-tour, Le Devoir, 1er octobre 2014, http://www.ledevoir.com/societe/sante/419907/coupes-dans-les-services-le-ministre-barrette-exige-que-l-agence-de-montreal-fasse-demi-tour

mardi 28 octobre 2014

Précis républicain à l’usage de la gauche québécoise


« La notion de peuple est d’abord une notion politique. Elle a donc nécessairement une dimension stratégique. Le pouvoir est toujours à conquérir ou à conserver contre un ennemi ou un concurrent, réel ou supposé, du peuple. » - Sadri Khiari


Thèses sur le peuple qui vient



§1 Le tiers manquant entre la question sociale et la question nationale constitue le sujet politique qui permettra de surmonter la contradiction historique du Québec. La première, qui questionne l’exploitation économique et les classes sociales qui en découlent, s’oppose dans l’entendement à la seconde, qui cherche à libérer la nation québécoise de sa subordination politique vis-à-vis l’État canadien. Qu’il y a-t-il de commun entre une majorité sociale et une nation, qui pourrait recadrer le débat en articulant la lutte pour la transformation sociale au projet d’émancipation nationale ? Le peuple.


§2 La gauche ne doit pas fuir la question de l’identité collective, mais la transformer en dépassant la stratégie du nationalisme conservateur par la création d’une volonté politique émancipatrice. Cela ne passe pas par un retour au bon vieux nationalisme civique et réformiste, qui a été historiquement nié pour son caractère abstrait. La stratégie implique le renversement dialectique de l’identité nationale par la formation d’une identité populaire, un nouveau « Nous » qui remet la conscience collective sur ses pieds en déplaçant le bouc-émissaire imaginaire des minorités religieuses vers l’extérieur de la société, le « Eux » de l’élite économique et politique devenant ainsi l’ennemi réel du peuple.


§3 Le nationalisme conservateur a construit l’identité nationale sur la chaîne d’équivalences État-nation=culture commune=nationalisme=majorité=laïcité qu’elle opposa à la logique anti-trudeauiste mondialisation=multiculturalisme=libéralisme=minorités=intégrisme religieux. La gauche a échoué à sortir de cette polarisation parce qu’elle fut incapable de créer son propre antagonisme qui aurait pu surmonter cette contradiction. Le consensus inclusif est le piège que le populisme conservateur tend à la gauche pour l’empêcher d’opposer un populisme démocratique et émancipateur : establishment=élites financières=caste politique=industries extractives=Empire canadien vs contribuables=citoyens=travailleurs=habitants=peuple québécois.


§4 La gauche doit définir la nation à partir du peuple, celui-ci ne devant pas être compris comme un populus (ensemble abstrait des citoyens), mais comme une plebs (allant du précariat aux classes moyennes et populaires) représentant la majorité sociale de la nation. Un groupe social, à la fois particulier et composé, s’identifie alors à une totalité qui aura pour fonction de refonder la communauté politique. La souveraineté populaire désigne le processus par lequel le peuple prend conscience de lui-même par la condensation des luttes sociales contre le système qu’il tente de renverser. La définition théorique du système et l’organisation pratique qui pourra le dépasser devront articuler un schème logico-politique adapté à la conscience populaire tout en contribuant à l’éducation collective par l’école vivante de l’expérience.


§5 La tête dirigeante du système, l’establishment, constitue une véritable « caste », c’est-à-dire une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses privilèges en renforçant les principales contradictions de la société : l’austérité sert les élites économiques en compressant les dépenses publiques, ce qui amène l’État à chercher de nouveaux revenus en donnant des avantages fiscaux aux firmes multinationales et aux industries extractives, alimentant le virage pétrolier et l’influence des lobbys qui renforcent à leur tour la collusion des intérêts privés et la corruption politique qui confisque le pouvoir au peuple. La crise de l’État-providence, la crise écologique et la crise de la démocratie représentative sont donc liées, amenant paradoxalement un conservatisme néolibéral, extractiviste et autoritaire qui bloque une nouvelle répartition de la richesse et du pouvoir décisionnel. La solution ne passe pas par quelques mesures isolées d’une plateforme électorale consensuelle, mais par un projet politique articulant des réformes radicales qui rendront visible le front de l’unité populaire contre le système.


§6 Comme la droite maîtrise le discours dominant en canalisant l’anxiété des contribuables, le dégoût de la politique et la précarité économique en les opposant à la justice sociale, la démocratie participative et la transformation écologique de l’économie, ses thèmes de prédilection doivent être récupérés par la gauche populaire. En donnant un contenu réellement émancipateur à des idées apparemment conservatrices, elle pourra couper l’herbe sous le pied des élites par un populisme qui vise directement les paradis fiscaux, la classe politique et les grosses entreprises qui volent les contribuables, les citoyens, les travailleurs et les fiers petits entrepreneurs. Le slogan « nous sommes le 99% » n’est pas le symptôme d’une analyse de classe déficiente, mais l’expression sentie d’une réalité sociale qui oppose réellement l’oligarchie et la démocratie, l’Empire et la souveraineté populaire. Le peuple représente l’unité symbolique de la conscience de classe, la conscience populaire acquérant ainsi un contenu de classe.


§7 Le populisme de gauche trouve dans la question nationale une brèche historique. La militarisation de l’État fédéral, le virage pétrolier, la répression de la société civile et l’ultra-centralisation du pouvoir pour des raisons sécuritaires, qui marquent l’abandon des principes du gouvernement représentatif et l’instauration d’un régime autoritaire, symbolisent la résurgence de l’Empire canadien. Si le Canada fut d’abord construit comme une succursale de l’impérialisme britannique, une économie coloniale basée sur l’exploitation des ressources naturelles et un terrain privilégié des paradis fiscaux pour l’industrie extractive, le compromis fordiste des Trente Glorieuses et l’idéologie libérale masquèrent temporairement cette réalité matérielle par le mythe du paradis « post-politique »1 qui occulte toute forme d’antagonisme social, économique et national. La négation conservatrice du consensus canadien ne représente pas la perte d’une unité imaginaire, mais le dévoilement de l’essence originaire d’un régime monarchique.


§8 L’interdit de la question constitutionnelle repose sur l’occultation de la monarchie dans l’imaginaire collectif, le tabou national représentant la forme négative du sacré. Mais le tabou exprime aussi un avertissement : à la fois crainte du châtiment et sentiment d’une puissance souterraine. La Constitution canadienne et les institutions politiques qui en découlent, comme l’Assemblée nationale du Québec, sont l’héritage de l’impérialisme britannique ; elles ne reconnaissent point la souveraineté du peuple canadien, québécois ou des Premières Nations. Le monarchisme constitutionnel a maintenant perdu toute aura de légitimité démocratique, représentant plutôt le vestige d’une monarchie autoritaire qui cherche à s’affirmer comme telle. La mise au jour de la monarchie dans le monde profane la dépouille de son caractère sacré en révélant que la loi fondamentale de l’État n’a jamais été l’œuvre du peuple lui-même. L’État canadien et québécois représentent tous deux la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.


§9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».


§10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison »2.





1 Le terme post-politique est employé par des philosophes comme Jacques Rancière, Alain Badiou, Chantal Mouffe et Slavoj Zizek pour décrire l’émergence d’un consensus globalisé après la fin de la guerre froide, amenant une ère « post-démocratique » et « post-idéologique » fondée sur l’inclusion des subjectivités et des techniques de gouvernance qui dépolitisent les enjeux en occultant toute forme de conflit ou remise en cause des règles du système.

2 Il s’agit ici d’une double paraphrase, reformulant les propos de Daniel Bensaïd qui reprend Marx. Voir à ce titre : Karl Marx, Sur la question juive, La Fabrique, Paris,  2006, p.16-17

mercredi 1 octobre 2014

De la quintuple racine du principe de souveraineté populaire


Publié dans la revue L'Action nationale, dossier spécial DestiNation, septembre 2014, p.77-87

Si le républicanisme revient à la mode au sein des cercles intellectuels souverainistes, notamment en raison de l’épuisement idéologique du projet de souveraineté-association, de l’échec stratégique du nationalisme identitaire et du rejet de la doctrine multiculturaliste, il semble nécessaire d’approfondir les fondements philosophiques de cette théorie politique. Évidemment, cela n’empêche pas une enquête historique sur les germes de la République en Amérique française dans les discours des personnages politiques d’autrefois[1], celle-ci permettant d’ancrer l’idée républicaine dans la reprise critique d’un héritage culturel et symbolique. Néanmoins, il serait erroné d’insister trop fortement sur le dévoilement d’une « pratique sociale républicaine » supposément enracinée dans l’imaginaire collectif[2], comme si le peuple n’avait qu’à s’affranchir du modèle libéral canadien pour retrouver son être caché, se penser lui-même et s’objectiver dans des institutions bien à lui.

Cette méthode herméneutique semble poser un ensemble de thèmes vaguement reliés mais sans nécessité logique, comme si nous voulions trouver dans l’histoire de la société québécoise les éléments d’une nouvelle idée dont nous essayons de trouver les fondements rétrospectivement, en plaquant en quelque sorte sur la réalité sociale les présuppositions de notre propre imaginaire politique. Il ne s’agit pas ici de rejeter en bloc l’élaboration d’un modèle républicain visant à articuler laïcité, citoyenneté et identité nationale[3], ni de négliger les questions relatives à l’histoire des Patriotes[4], la critique du « monarchisme québécois »[5], ou les thèmes comme la corruption, la domination coloniale, l’éducation civique, les institutions et les symboles de la république, mais de répondre à une question théorique plus fondamentale : quel est le principe constitutif, le noyau conceptuel, la clé de voûte de la pensée républicaine ? Qu’est-ce qui unifie des idées aussi variées que la souveraineté nationale, le régime politique, le pouvoir constituant, le citoyen actif, le bien commun, etc. ?

Cet article propose l’esquisse d’une analyse basée sur l’hypothèse de recherche suivante : le principe ultime du républicanisme, duquel découle l’ensemble de ses implications morales, politiques et stratégiques, réside dans le concept de souveraineté populaire. Contrairement à la souveraineté nationale qui repose sur le primat de la nation, du gouvernement représentatif et de l’exclusion a priori de la démocratie directe, la souveraineté populaire met de l’avant le peuple réuni en assemblées, l’exercice de la volonté générale et le mandat impératif. Cette doctrine considère que c’est le peuple, entendu comme totalité concrète de l’ensemble des citoyens détenant chacun une partie de la souveraineté, qui fonde la république par son pouvoir constituant. Ainsi, le républicanisme ne s’oppose pas seulement à d’autres idéologies politiques comme le monarchisme ou le libéralisme, et ne se contente pas de remplacer le principe d’hérédité par l’élection de représentants ; bien au contraire, elle rejette explicitement l’idée que le titulaire de l’autorité suprême soit le gouvernement ou le Parlement, soit une minorité de politiciens professionnels chargés d’administrer le corps abstrait du peuple, soit le gouvernement.

De cette manière, la souveraineté populaire va bien au-delà de la dénonciation de l’Ancien régime et de la revendication d’un suffrage universel ou censitaire, car l’élection elle-même représente une forme d’aristocratie élective[6]. Pour résumer de façon schématique, ce débat oppose l’abbé Sieyès et Jean-Jacques Rousseau, le gouvernement représentatif et la démocratie radicale. Néanmoins, le républicanisme ne rejette pas catégoriquement l’idée de nation ou de députés, mais seulement le principe du mandat représentatif qui dépossède le peuple de son pouvoir en dehors des campagnes électorales.

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. »[7]

Pour éviter de retomber rapidement dans un slogan simpliste du type «  l’oligarchie ça suffit, vive la démocratie »[8], il faut interroger plus fondamentalement les deux concepts complémentaires de la souveraineté populaire, qui se présupposent mutuellement. Tout d’abord, il s’agit de définir ce qu’on entend par « peuple », et de préciser la manière dont prend forme l’unité populaire.

« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. »[9]

Nous voyons ainsi qu’avant même de réfléchir sur l’élection d’un gouvernement, la rédaction d’une constitution ou l’accession d’un État à sa souveraineté politique, il faut qu’un peuple soit préalablement réuni. Si c’est le peuple qui constitue l’autorité suprême, il doit lui-même être constitué. Il est donc possible de radicaliser le principe ontologique selon lequel « avant d’être de gauche ou de droite, il faut d’abord être »[10], en notant que pour être, il faut d’abord devenir. Pour ce faire, il faut élaborer une volonté collective, une mise en commun par laquelle les citoyens s’entendent pour former activement une totalité dans laquelle ils exerceront la souveraineté populaire. Cette idée apparemment simple se trouve résumée dans ce bref et dense passage Du contrat social :

« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »[11]

Une analyse conceptuelle est nécessaire afin de bien cerner les différents moments de ce processus complexe. En fait, la souveraineté populaire représente une constellation sémantique dans laquelle nous pouvons distinguer cinq principaux aspects, une quintuple racine qui représente les multiples dimensions imbriquées d’une même dynamique socio-politique. Chacune d’elle mériterait un traitement approfondi, et elles seront survolées rapidement afin d’ouvrir un chantier théorique.

1.   Le droit à l’auto-détermination des peuples : chaque peuple du monde a le droit de disposer de lui-même et de déterminer librement son statut politique, les valeurs, les principes, les institutions, les pouvoirs, les droits et les responsabilités sur lesquels doit reposer la vie commune. Généralement, ce principe s’inscrit dans un processus d’accession à l’indépendance, une société cherchant à s’émanciper de la tutelle d’un autre État afin de se gouverner pleinement elle-même. Ce principe lie la souveraineté populaire à la souveraineté nationale, qui représente une dimension à la fois essentielle et subordonnée, car la souveraineté de l’État représente une condition formelle de la souveraineté réelle du peuple qui demeure le seul titulaire de l’autorité suprême. Il ne peut y avoir de souveraineté populaire dans le vide, et c’est pourquoi la nation représente la forme abstraite et juridique par laquelle elle peut se démarquer des autres États du point de vue du droit international.

2.    L’auto-gouvernement populaire : cette dimension renvoie au régime politique, c’est-à-dire à la manière dont le pouvoir est structuré et exercé au sein d’un État. La souveraineté populaire exige que ce soit les citoyens qui doivent gouverner activement leur État dont ils sont les sujets, et qu’ils doivent donc être à la fois gouvernants et gouvernés comme le rappelle Aristote. « Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. »[12] Cela suppose une série de mécanismes comme les référendums d’initiative populaire, des conseils de quartiers décisionnels, la révocabilité et la limitation des mandats politiques, des jurys citoyens, etc. Sans ce type de régime pleinement démocratique, la souveraineté populaire cesserait d’exister immédiatement après l’adoption de la constitution, comme la plupart des républiques dans le monde qui restent dirigées par un gouvernement représentatif largement contrôlé par l’élite économique et politique. Alors que la souveraineté nationale renvoie à l’autonomie externe de l’État, la souveraineté populaire désigne l’autonomie collective des citoyens rassemblés.

3. L’assemblée constituante : un régime d’auto-gouvernement populaire d’un État souverain ne saurait exister sans un pouvoir constituant qui lui donne naissance, c’est-à-dire sans une démarche d’auto-institution de la société par laquelle celle-ci se donne sa propre constitution. Ce processus constituant, pour être pleinement populaire et démocratique, ne peut pas prendre la forme d’une simple commission parlementaire, car il doit émaner du peuple et être contrôlé par lui. Une assemblée citoyenne, idéalement tirée au sort afin d’éviter les biais de représentativité du suffrage universel[13], doit parcourir l’ensemble du territoire pour intégrer les délibérations locales par un large processus de démocratie participative.

4. L’auto-organisation citoyenne : en l’absence d’un contexte révolutionnaire, la démarche constituante demeure abstraite et dépendante de la souveraineté parlementaire, car elle ne peut émanée que de la Loi, et donc de l’Assemblée nationale qui lui donnerait la force du droit. Or, pour être convoquée par le gouvernement, il faudra au préalable qu’une majorité parlementaire soit en faveur d’une révision fondamentale de la distribution des pouvoirs, une destruction des institutions parlementaires, voire une transformation radicale de l’État. Il faut donc constituer une majorité populaire qui aura pour mission de prendre le pouvoir pour le démanteler et le refonder par une constitution qui jettera les bases d’un nouveau pays. Pour réaliser ce projet, il faut passer de l’assemblée constituante à la constitution d’assemblées, qui seront les germes d’un pouvoir constituant. La souveraineté populaire renvoie ici au primat de la société civile sur les autorités publiques et les entreprises privées (l’État et le marché), c’est-à-dire sur l’initiative des citoyens collectivement organisés sous forme d’associations locales, syndicats, organisations sans but lucratif, assemblées de quartier, etc. Le peuple souverain se dressera alors contre son gouvernement pour fonder un nouvel État, un corps politique fondé sur le pouvoir citoyen.

« À l'instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du premier magistrat, parce qu'où se trouve le représenté il n'y a plus de représentants. […] Ces intervalles de suspension où le prince reconnaît ou doit reconnaître un supérieur actuel, lui ont toujours été redoutables ; et ces assemblées du peuple, qui sont l'égide du corps politique et le frein du gouvernement, ont été de tout temps l'horreur des chefs : aussi n'épargnent-ils jamais ni soins, ni objections, mi difficultés, ni promesses, pour en rebuter les citoyens. »[14]

5.   L’unité populaire : la création d’assemblées citoyennes ouvertes à tous, en tant que lieux d’élaboration d’une majorité populaire, formeront alors un peuple en acte qui ne sera pas la simple somme arithmétique des individus, mais un processus d’unification symbolique par lequel une conscience populaire aspirera à représenter la totalité sociale. L’expression de « populisme démocratique » sert à distinguer un peuple actif (une volonté citoyenne) qui s’oppose à une élite dirigeante qui cherche à préserver ses privilèges et une structure économico-politique qui sert ses intérêts particuliers. La souveraineté-association et la social-démocratie, dont la forme consensuelle favorise le maintien du gouvernement représentatif et du capitalisme qui sont incompatibles avec une réelle souveraineté populaire, s’effritent pour laisser place à un nouvel antagonisme politique. Celui-ci prend le nom d’indépendance et de socialisme, de combat pour la libération nationale et de lutte pour la transformation sociale, réunis sous la praxis de l’émancipation populaire. Ce mouvement correspond à l’émergence d’une nouvelle hégémonie culturelle, d’un leadership moral et intellectuel où le peuple n’est plus défini comme l’ensemble homogène des sujets porteurs de droits individuels, un électorat ou belle concertation entre les classes dominantes et dominées qui occulte la question sociale au profit de l’identité nationale.

« Dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens – soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres discours – serait une affirmation strictement populiste.) »[15]

Pour conclure, la quintuple racine du principe de souveraineté populaire montre que la théorie républicaine a eu une manifestation sociopolitique d’ampleur dans l’histoire récente du Québec. Le printemps québécois, dont le manifeste de la CLASSE Nous sommes avenir représente la conscience aiguë, ne représente-t-il pas la constitution d’un peuple sous le signe d’un égalitarisme démocratique radical[16] ? Évidemment, la question nationale proprement dite a été occultée par la question sociale ; le droit à l’auto-détermination des peuples a été négligé au profit de l’auto-gouvernement populaire, l’auto-organisation citoyenne et l’appel à former une unité populaire contre la classe dominante. Mais la critique féroce de la représentation politique et de la société de marché qui afflige le peuple ne pourrait-elle pas être approfondie en repensant la souveraineté nationale à l’aune du républicanisme ici esquissé ? Après tout, la souveraineté populaire n’a-t-elle pas pour objet le bien commun, la res publica, la chose publique ? Le but de l’indépendance nationale est-elle autre chose que l’acquisition par un peuple de la capacité à se gouverner lui-même, au lieu d’être géré par une élite qui essaie de le représenter pour accaparer la richesse commune pour son intérêt privé ?

« La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis, est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car, si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. Je dis donc que la souveraineté, n'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »[17]




[1] Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly, Samuel Trudeau, De la République en Amérique française. Anthologie pédagogique des discours républicains au Québec, 1703-1967, Septentrion, Québec, 2013
[2]Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides,
[3] Jonathan Durand Folco, Critique du républicanisme nationaliste, mai 2014,
[4]Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois. 1805-1837, Boréal, Montréal, 2005
[5]Marc Chevrier, La République québécoise. Hommage à une idée suspecte, Boréal, Montréal, 2012
[6] Voir à ce titre Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2000 ; Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, 2013
[7] Jean-Jacques Rousseu, Du contrat social, Flammarion, Paris, 2001, chap. III, xv
[8] Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil, Paris, 2011.
[9] Rousseau, Du Contrat social, chap. I, v
[10] Cette expression répandue dans les milieux souverainistes, professée notamment par Bernard Landry et Jean-Martin Aussant, vise à rappeler que le projet souverainiste ne saurait être lié à un projet de société, la nation trônant au-dessus des divisions sociales et des citoyens concrets qui la forment.
[11] Rousseau, Du contrat social, chap. I, vi
[12] Aristote, Les Politiques, Flammarion, Paris, 1993, III, 1, 1274a20, p.207
[13] Roméo Bouchard, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie, Ateliers 10, Montréal, 2014
[14] Rousseau, Du Contrat social, chap. III, 14
[15]Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.101
[16] Jonathan Durand Folco, Esquisse de la révolution citoyenne : repenser la question nationale par la démocratie radicale, mai 2014, http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/05/esquisse-de-la-revolution-citoyenne.html
[17] Rousseau, Du contrat social, chap. II, i

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...