Misères du régime politique

Le point aveugle de la gauche

La gauche a le défaut de ses qualités : critiquant à juste titre la rationalité néolibérale qui détourne les institutions publiques de leur finalité en favorisant la dissémination des valeurs de marché sur l’ensemble de la société, l’appauvrissement des classes moyennes et populaires et la concentration de la richesse dans les mains d’une minorité, la gauche s'oppose à ce phénomène en préconisant des politiques publiques interventionnistes et une meilleure redistribution de la richesse collective. Musclée dans sa critique de l’austérité, car soucieuse de la justice fiscale et sociale, elle reste beaucoup plus timide et malhabile quand vient le temps d’aborder la question constitutionnelle et la critique du système politique, car elle convoite précisément le pouvoir parlementaire pour établir ses réformes par la voie de la légalité démocratique. Autrement dit, sa perspicacité dans le domaine socioéconomique s’accompagne d’une myopie dans la compréhension de la nature et des limites du régime politique.

Le régime politique désigne la manière dont le pouvoir est organisé et exercé dans une communauté politique, c’est-à-dire la forme institutionnelle d’un État et les pratiques qui découlent de celle-ci. Quel est le fondement de l’autorité des gouvernants, quels sont les droits et les devoirs des citoyens, comment ceux-ci choisissent-ils leurs représentants et limitent-ils leur pouvoir ? Quelles différences y a-t-il entre un régime totalitaire, autoritaire, libéral, républicain, socialiste, etc. ? Pourquoi observe-t-on une désaffection grandissante de la population à l’égard des institutions et une perte de confiance envers les possibilités de la démocratie à l’heure où la corruption est toujours plus généralisée ? Comment un parti de gauche pourrait-il prendre le pouvoir dans un contexte où non seulement le discours de la gauche, mais l’existence même des partis politiques sont largement discrédités ? Est-il possible de réformer le système de l’intérieur et prétendre former un « bon gouvernement » responsable, tout en essayant de mettre en échec les règles du jeu économique ? Ces multiples questions relatives au régime politique ne touchent pas seulement le cadre dans lequel l’action politique de la gauche doit s’inscrire, mais son identité même, ses référents symboliques, son discours, son sujet collectif, sa stratégie et sa forme organisationnelle.

Il ne sera jamais possible de convaincre une majorité populaire de mettre fin aux politiques d’austérité si celle-ci ne croit pas à la capacité de l’action politique de changer quoi que ce soit. À l’heure où les élites édictent leur agenda et n’hésitent pas à recourir à tous les moyens de l’État (propagande, forces policières) pour réprimer toute dissidence citoyenne moindrement menaçante, à l’heure où une frange importante de la jeunesse radicalisée par le printemps québécois oppose toujours plus la démocratie directe et le gouvernement représentatif en répudiant toute forme d’action électorale, à l’heure où une bonne partie des classes moyennes et populaires confondent allègrement la Coalition Avenir Québec et Québec solidaire, parce que la distinction gauche/droite ne veut pas dire grand-chose dans l’imaginaire québécois, comment opérer un changement de fond qui pourrait changer les institutions pour de bon ?

La gauche n’a pas seulement à accompagner les mouvements sociaux dans la rue et attendre que les contestations citoyennes se transforment magiquement dans les urnes, car il n’y a pas de lien mécanique entre le mécontentement et l’adhésion à un projet de société. De plus, celui-ci ne peut être résumé dans une plateforme électorale, se comprendre par la lecture attentive d’un programme politique, ni consister en l’addition de thématiques particulières (dix paliers d’impositions, investissement dans les transports publics, réforme du mode de scrutin, etc.). Ce qu’il faut, ce n’est plus un programme, mais un nouveau récit, une reconflictuation de la situation politique qui puisse dégager dans la conscience populaire les grands antagonismes qui travaillent la société. Il faut un discours radicalement novateur qui va au-delà des revendications particulières de la société civile et dégage un ennemi commun. Ce qui fait peur au pouvoir économique et au régime politique, ce n’est pas le débat gauche/droite ; c’est la souveraineté populaire, l’organisation de ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le pouvoir des gens contre les nantis, du peuple qui veut être libre contre les grands qui veulent dominer.

Qu’est-ce que la caste politique ?

La gauche ne pourra jamais triompher et espérer devenir la porte-parole du peuple si elle cherche à se tailler une place dans la classe politique. Son rôle n’est pas de représenter les exclus, les citoyens et la classe moyenne, mais de permettre aux gens de s’organiser eux-mêmes, et de se présenter eux-mêmes dans les institutions politiques qu’ils sont appelés à transformer pour exercer leur pouvoir directement. Pour l’instant, la nature du régime politique est farouchement hostile à tout pouvoir citoyen, à toute capacité du peuple à prendre part aux grandes décisions qui touchent la vie collective. Le peuple est exclu des institutions qui lui font face et exercent leur domination de l’extérieur, parce qu’il sent qu’il ne les a pas créées et se trouve par le fait même dépossédé de son pouvoir d’agir. Il n’est pas étonnant qu’une majorité soit indifférente au saccage des services publics, des institutions communes et des programmes sociaux dont elle se sent aliénée et étrangère. La réponse ici n’est pas de faire comme l’élite qui s’accommode très bien du démantèlement du modèle québécois, contre lequel elle a réussi à développer une haine dans l’imaginaire collectif, et qu’elle s’attache maintenant à détruire par coups de compressions budgétaires et de réformes. Au contraire, il s’agit de s’opposer directement à cette classe politique, à cette caste qui gouverne sans scrupules au profit des intérêts étrangers. Que faire ?

Tout d’abord, il faut favoriser l’auto-organisation populaire et générer un large mouvement qui déborde le cadre de l’action politique traditionnelle. Québec solidaire demeure un parti qui rassemble les forces de gauche et un certain pourcentage des électeurs progressistes qui se sentent interpellés par son projet. Il n’est pas à l’heure actuelle un véritable mouvement, et il ne pourra pas transformer une majorité sociale en majorité électorale s’il ne change pas la ligne de son discours politique. Le Québec ne deviendra pas « de gauche » du jour au lendemain, et il s’avère au mieux naïf, au pire dangereux de miser sur de supposées « valeurs progressistes » du peuple québécois, qui attendraient simplement d’être célébrées ou retrouvées pour changer l’ordre des choses. La question demeure surtout que le peuple n’a pas la capacité de se prononcer lui-même sur les valeurs qui l’animent, sur sa vision du système politique, sur le genre de société dans lequel il souhaite habiter. Tous les partis cherchent à lui faire dire ce qu’il pense vraiment, à lui mettre des slogans et des idées creuses dans la bouche durant la campagne électorale, alors que le gouvernement se fout éperdument de ce qu’il pense le reste du temps. Le peuple est méprisé non seulement par les élites financières et industrielles qui détruisent l’économie réelle et le territoire québécois, mais par la classe politique au grand complet qui ne le représente pas et lui ment à longueur d’année à travers des médias qui sont devenus des courroies de transmission des mots d’ordre du système (ce que nous nommons par euphémisme les relations publiques).

La seule façon de développer une majorité populaire dans un contexte d’austérité est de miser sur un discours anti-système, qui oppose le peuple à l’establishment, les gens aux politiciens bouffons et aux nantis, qui discutent à portes closes dans le club 357c[1], club privé des politiciens, élus municipaux, riches et entrepreneurs corrompus mentionnés dans la Commission Charbonneau. PQ, PLQ, CAQ, Lisée, PKP, Marceau, Legault, Beauchamp, Charest, Couillard, Desmarais, Fournier, Catania, Tomassi, toute cette mafia politicienne, cette clique de privilégiés qui se réunissent secrètement pour discuter des « vraies affaires » en privé, doit être pourfendue avec la même virulence que Pierre Falardeau dans Le temps des bouffons. Il faut ainsi dégager clairement cet antagonisme entre le peuple et le 1%, afin d’opposer une majorité aux partis dominants et éviter l’identification à des figures messianiques comme PKP sous prétexte qu’il serait « souverainiste ». PKP est un citoyen québécois, il a sa nationalité et le droit de faire de la politique, mais il ne fait pas partie du peuple au sens fort du terme. Il est un membre de la caste, de l’establishment, des élites économiques, politiques et médiatiques, au même titre que son parti, le PLQ et la CAQ qui aspirent tous à gouverner le peuple à sa place, à maintenir le régime politique en place afin de préserver leur pouvoir.

La crise du régime représentatif

Comment redonner le pouvoir au peuple sur sa destinée ? Au-delà d’une redistribution de la richesse et de la création d’emplois dans l’économie verte qui représentent des conditions importantes de l’égalité sociale et de la transition écologique, il faut dépasser la critique étroite et obsessionnelle du néolibéralisme (l’idéologie du capitalisme) et miser sur la critique systématique du régime politique. Comment celui-ci est-il constitué ? D’un État canadien qui ne reconnaît point la souveraineté du peuple. Il ne s’agit pas seulement de la nation québécoise, dont il reconnaît symboliquement l’existence dans le cadre fédéral actuel. Mais il s’agit du peuple canadien, québécois et des Premières Nations qui n’ont aucun pouvoir réel, car l’autorité reste la prérogative du Parlement. Nous vivons dans une monarchie constitutionnelle, soi-disant démocratique, qui ne laisse aucune place pour l’initiative populaire, la capacité pour le peuple de destituer ses élus en dehors du moment électoral. Ce problème ne concerne pas seulement l’État fédéral, mais l’État québécois qui reste prisonnier d’un système parlementaire hérité du régime britannique. Nos propres institutions sont profondément coloniales, elles ne sont pas démocratiques, car le gouvernement représentatif repose précisément sur l’exclusion a priori de la vraie démocratie, la participation citoyenne dotée de pouvoirs décisionnels.

Qui plus est, le Canada ne respecte même plus les principes minimaux du gouvernement représentatif (autre terme pour désigner l’État de droit ou la démocratie libérale). « Quatre principes ont toujours été observés dans les régimes représentatifs depuis que cette forme de gouvernement a été inventée :
1 – les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers.
2 – Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs.
3 – Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants.
4 – Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion. »[2]

Le gouvernement canadien, depuis l’ère Harper, préserve les principes 1 et 2, soit l’élément démocratique (sélection des représentants au suffrage universel) et aristocratique (l’élection consiste à choisir les « meilleurs » décideurs qui auront le monopole des décisions durant l’ensemble de leur mandat, les gouvernés n’ayant aucun pouvoir réel). Pour ce qui est de 3, disons brièvement que le gouvernement canadien démantèle le principal média public (Radio-Canada), musèle les scientifiques, criminalise la contestation et mise sur une propagande massive, réduisant ainsi considérablement la sphère d’autonomie de la société civile et de l’opinion publique. Pour ce qui est de 4, il bafoue les règles parlementaires et la culture politique libérale avec des projets de lois mammouths, ne répond pas aux questions de l’opposition et fait donc abstraction de toute mise à l’épreuve des décisions de l’exécutif par la rationalité délibérative.

Malheureusement, l’héritage du gouvernement Harper ne disparaîtra pas spontanément par l’arrivée au pouvoir des libéraux ou des néo-démocrates, car il aura laissé de profondes séquelles sur la forme institutionnelle de l’État canadien. Autrement dit, nous sommes littéralement passés d’un régime représentatif à un régime autoritaire qui conserve le principe électif tout en amputant toute forme de délibération et de contre-pouvoir qui permet habituellement de limiter le pouvoir du gouvernement. Il ne s’agit pas ici de se limiter à la critique du conservatisme autoritaire au profit d’un retour grandiose à l’âge d’or du libéralisme multiculturaliste et des Casques bleus, car le régime représentatif lui-même évacue la souveraineté populaire et renforce le sentiment d’aliénation politique qui peut prendre différentes formes.

« En premier lieu, l’aliénation politique dans le temps résulte de la tension existant entre élections et décisions. Le mandat que les électeurs accordent au corps législatif s’étend sur une longue période pendant laquelle seront prises des décisions dont la nature et le contenu sont tout à fait inconnus au moment du vote, et sur lesquelles, par conséquent, les électeurs n’auront aucun contrôle ; ce problème est accentué par le « déficit de mémoire collective » qui résulte de l’action des médias et des stratégies de communication. En deuxième lieu, la dimension sociale du mécanisme d’aliénation est l’effet de ce qui peut apparaître comme un paradoxe : au fur et à mesure que la participation politique s’étend à des catégories plus larges et plus hétérogènes de la population, la classe politique des législateurs professionnels et des hauts fonctionnaires devient homogène du point de vue de sa formation et de son origine sociale, créant ainsi un hiatus croissant entre les citoyens et les politiciens. Enfin, et en relation étroite avec les deux modalités précédentes de l’aliénation, il se crée également une distance croissante entre le savoir, les valeurs et l’expérience quotidienne des citoyens ordinaires d’une part, et l’expertise des politiciens professionnels d’autre part. Ces divers aspects de l’aliénation politique peuvent engendrer deux effets aussi probables l’un que l’autre. Soit un comportement opportuniste et à courte vue des élites politiques qui ne se sentent plus obligées de se soumettre à des critères de rationalité politique et de responsabilité suffisamment exigeante. Soit une « déqualification » morale et politique de l’électorat et la diffusion d’attitudes cyniques à l’égard de la chose publique et de l’idée du bien public. Il n’est pas difficile de se rendre compte que ces deux effets, celui qui affecte l’élite et celui qui affecte les masses, sont susceptibles de se renforcer mutuellement. »[3]

La vérité populiste

Face à cette crise de légitimité de l’État, la gauche ne peut plus défendre le régime représentatif et militer simplement pour une réforme du mode de scrutin qui « laisserait en place les piliers de la maison », c’est-à-dire le monopole de la représentation et de l’élection comme unique moyen pour le peuple de gouverner. Qu’on le veuille ou non, nous sommes bien à l’ère des populismes, et il est temps pour la gauche d’arrêter de considérer ce phénomène comme une pathologie de la démocratie libérale, idée qui sous-tend une sorte de « normalité » du régime représentatif. Quel est le dénominateur commun du « populisme », au-delà de l’étiquette péjorative qu’on utilise aussitôt pour discréditer l’adversaire en le qualifiant de nationaliste, conservateur, fasciste, etc. ?

« Les configurations historico-culturelles susceptibles à tort ou à raison de tomber sous l’étiquette « populiste » possèdent au moins le trait commun d’une référence au « peuple », un peuple qui, au travers de discours mobilisateurs, se voyait opposé comme source de légitimité à une multitude de figures antagonistes potentielles : les élites en place, le « système », le statu quo institutionnel du régime représentatif, la classe politique corrompue, la bureaucratie envahissante, la technocratie toute-puissante, les financiers avides, le pouvoir central, etc. Appel au peuple, dénonciation des médiations et crise de légitimité politique semblent bien constituer les trois conditions de possibilité fondamentales de l’expression même d’une orientation populiste, laquelle peut, ainsi que la distingué Taguieff, recouvrir six domaines de significations différents, sous la forme d’un mouvement (comportant une fonction tribunitienne de mobilisation des classes moyennes et populaires), d’un régime (souvent de nature autoritaire ou plébiscitaire, à l’exemple du bonapartisme ou du péronisme), d’une idéologie (qui fonde une tradition politico-culturelle arrimée à la défense d’un peuple sain et authentique par opposition aux élites), d’une attitude (l’idéalisation du « populaire » comme porteur d’une mentalité, d’une culture ou d’une moralité exemplaires), d’une rhétorique (qui fonctionne peu ou prou par des discours flatteurs à l’égard des masses, selon une logique de canalisation du ressentiment) ou encore d’un type de légitimation (qui associe souveraineté populaire et légitimité charismatique, par l’intermédiaire du chef ou du sauveur). »[4]

Selon Stéphane Vibert, le populisme ne serait pas une déformation de la démocratie, mais un pôle fondamental et largement occulté de ce système politique, et dont la manifestation représenterait une réponse aux excès du constitutionnalisme libéral qui empêche le peuple de s’exprimer. Il s’agit « de comprendre la nature du populisme en s’attachant à le définir comme l’un des deux piliers irréductibles d’un système démocratique bipolaire qui, depuis une trentaine d’années, paraît reposer excessivement sur son autre pilier, à savoir le constitutionnalisme libéral et juridique. Si la démocratie, ainsi que l’estime Canovan, prend la figure d’un Janus qui porte une face de vocation rédemptrice et d’ambition de changer le monde, et une autre face de conciliation pragmatique et de gestion raisonnée des conflits, on peut alors poser l’hypothèse que le destin de la pratique démocratique consiste à osciller constamment entre une autorité totale accordée au peuple souverain (« populisme ») et une limitation des pouvoirs par des règles et des procédures légales (« constitutionnalisme »). En accord avec cette binarité fondamentale, il s’agirait donc de penser la vérité populiste de la démocratie. Ce populisme inhérent à l’expérience démocratique ne deviendrait, dans ce cas, problématique et menaçant non pas du fait de sa seule existence, mais bien en raison d’une exacerbation unilatérale nuisant à l’équilibre des institutions. »[5]

La réalité grimaçante de l’irritation populaire vis-à-vis les « accommodements raisonnables » ne doit pas être interprétée comme un relent de xénophobie d’un peuple attardé, ni par rapport à l’objet particulier qui fut au cœur des débats houleux dans l’espace public (les minorités culturelles, l’intégrisme religieux, les étrangers, etc.), mais comme une réaction collective vis-à-vis une approche abstraite, libérale et juridique de ces phénomènes, bref, contre un excès de « constitutionnalisme libéral ». Dans ce contexte populiste, la gauche ne doit pas se placer dans le camp de la gestion pragmatique des conflits, de l’inclusion, de la tolérance inter- ou multiculturaliste, non pas parce que le pluralisme serait mauvais en soi, mais parce qu’elle devient alors associée à l’élite bien-pensante et vertueuse qui mépriserait le « bon sens populaire ». Elle est perçue comme faisant partie du cadre institutionnel dominant cherchant à étouffer le « malaise identitaire » de la majorité et l’expression d’une « volonté populaire ».

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la majorité a la vérité infuse et que le populisme a toujours raison, mais qu’il faut justement canaliser ce ressentiment populaire contre le constitutionnalisme libéral, le régime représentatif qui consolide les droits individuels au détriment de la souveraineté populaire, en recadrant le débat afin que l’ennemi du peuple soit effectivement celui qui brime ses intérêts : caste politique, système financier et élites de l’industrie pétrolière et minière. Tant que la gauche n’aura pas réussi à développer un discours contre-hégémonique, c’est-à-dire à former un bloc historique et populaire formé par « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut », elle restera inoffensive, inaudible dans l’espace public et ultra-minoritaire dans l’arène parlementaire. Le discours populaire ne doit pas seulement s’opposer à l’austérité et au virage pétrolier, mais intégrer la lutte anti-corruption en renversant le mot d’ordre « il faut faire un grand ménage ! » par la question « qui doit faire le ménage, des technocrates ou le peuple lui-même ? ». « Recourir [au populisme] est comme lancer une allumette dans une poudrière. Cela fait exploser la scène entière. »[6]

Principes de la démocratie participative

Au-delà du discours populiste qui remet au goût du jour la pleine autorité du peuple, il s’agit de présenter les grandes lignes d’un régime politique alternatif au gouvernement représentatif. Si la corruption nourrit généralement le sentiment d’impuissance et la volonté de recourir à des figures fortes pour ramener l’ordre et l’autorité dans la maison, il faut opposer un approfondissement de la démocratie par lequel le peuple sera appelé à véritablement diriger la vie collective. Ce modèle est nul autre que celui de la démocratie participative, qu’il faut éviter d’associer trop rapidement aux dispositifs bidon de consultation publique et d’autres institutions pauvres qui ne possèdent aucune autorité décisionnelle. La participation citoyenne ne doit pas être conçue comme le complément inoffensif d’un système qui consacre la toute-puissance des élus, des hauts fonctionnaires et des élites économiques, mais un régime politique en soi.

La démocratie participative n’implique pas le rejet de la représentation politique comme telle, car celle-ci est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques à différentes échelles. Mais elle est incompatible avec le modèle du « gouvernement représentatif » tel que décrit par Bernard Manin, qui consacre la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les gouvernants et les gouvernés. Cette perspective remet donc en question le monopole du « mandat représentatif » comme principale forme de délégation du pouvoir politique, mais elle ne se réduit pas pour autant à l’absolutisation du « mandat impératif » à tous les niveaux. La démocratie participative désigne un régime politique hybride, qui articule la représentation avec des procédures de démocratie directe et semi-directe.

« Cette perspective conceptualise ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte. Dans cette optique, l’institutionnalisation de la « participation » est loin de correspondre à chaque fois à l’émergence d’une réelle « démocratie participative », mais elle doit dans certains cas être analysée à l’aide de cette notion. »[7] Pour préciser la forme concrète de la démocratie participative, nous pouvons dégager brièvement quelques principes devant guider le modèle d’un régime politique appeler à remplacer le cadre institutionnel du gouvernement représentatif.

1 – Participation : Le cœur de la démocratie participative réside dans la création de nouveaux canaux institutionnels de participation bottom-up permettant aux personnes directement affectées par divers problèmes de mettre en œuvre leur connaissance, intelligence et intérêts dans la formulation de  solutions pratiques : référendums d’initiative populaire, conseils de quartier décisionnels, deuxième chambre citoyenne tirée au sort, etc.
2 – Délibération : Le principe délibératif désigne le fait que les décisions découlant du processus participatif doivent être basées sur un échange d’arguments permettant de formuler des choix collectifs par des raisons considérées. Contre le régime représentatif qui privilégie l’agrégation anonyme des préférences individuelles par le vote, la démocratie participative et délibérative favorise la formation rationnelle (critique et réflexive) de la volonté générale par les discussions publiques et le peuple assemblé à différentes échelles.
3 – Décentralisation : La participation délibérative nécessite une décentralisation politique et administrative du pouvoir vers des unités locales, et non une simple déconcentration bureaucratique qui préserve une subordination au gouvernement central. Cette distinction conceptuelle est illustrée par deux formules élégantes de l’homme politique français Odilon Barrot : dans le premier cas « on peut gouverner de loin, mais on n'administre bien que de près », alors que dans le second, « c'est le même marteau qui frappe, mais on en a raccourci le manche. » 
4 – Coordination : Bien que la décentralisation implique que les unités locales doivent jouir de pouvoirs substantiels et d’une certaine autonomie, ceux-ci n’opèrent pas en vase clos comme des micro-États ou des corps politiques souverains. Il faut donc une décentralisation coordonnée, qui se distingue à la fois de la décentralisation pure et du centralisme démocratique, grâce à des mécanismes de communication et de reddition de comptes qui donnent un rôle significatif aux échelons supérieurs sans miner l’autorité des unités locales.
5 – Transformation politique : La démocratie participative se distingue de l’auto-organisation citoyenne et des mouvements sociaux qui cherchent à influencer le pouvoir de l’extérieur, car elle requiert l’institutionnalisation de la participation et de la délibération afin que l’État puisse fournir un égal accès aux moyens politiques permettant de participer de manière significative aux décisions collectives qui affectent la vie des citoyens. Ce dernier principe implique qu’il n’y a pas une différence de degré entre la démocratie participative et le gouvernement représentatif, un simple ajout de dispositifs participatifs dans une structure institutionnelle inchangée, mais une différence qualitative qui caractérise un nouveau régime politique par la mise en place d’institutions qui préfigurent une autre société.

Comment peut-on mettre en place un tel régime participatif ? Comment provoquer une véritable crise du régime politique actuel ? Telle est l’épineuse question qui sera abordée dans le prochain texte.





[2] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, Paris, 2012 p.17-18

[3] Claus Offe, Ulrich Preuβ, « Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage « efficace » des ressources morales ? », dans Claus Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Paris, 1997, p.223-224

[4] Stéphane Vibert, Le populisme et les aléas de la démocratie, dans Christine Couvrat, Joseph Yvon Thériault (dir.), Les formes contemporaines du populisme, Athéna, Montréal, 2014, p.44-45

[5] Ibid., p.45-46

[6] Il s’agit d’une reformulation d’une citation du philosophe Alfred North Whitehead qui portait initialement sur la métaphysique.


[7] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? », dans Démocratie participative et gestion de proximité. Une perspective comparative, p.37

Commentaires

  1. Intervention revigorante de Pablo Iglesias de Podemos autour de la gauche et du peuple:

    https://www.youtube.com/watch?v=6-T5ye_z5i0

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