lundi 14 avril 2014

Notes sur la révolution solidaire : partie I


Première partie : une nouvelle stratégie pour la gauche québécoise du XXIe siècle

Stagnation électorale et lutte idéologique

Si la défaite historique du Parti québécois et la crise du bloc souverainiste qui en découle laissent un espace vacant pour une progression importante de la gauche, celle-ci sera-t-elle capable de tirer parti de cette situation politique exceptionnelle et de rallier les forces populaires à son projet de transformation sociale ? Rien n’est moins sûr. Certes, Québec solidaire a obtenu une troisième députée à l’arraché (91 voix) et augmenté son score électoral de 1,6%, marquant ainsi une croissance lente mais constante. À cette vitesse, QS aura peut-être cinq député(e)s et 10% des voix en 2018, puis une majorité parlementaire en… 2068. Bien que nous ne pouvions extrapoler de tels résultats sur la longue durée, la gauche québécoise ne peut se contenter de la lente montée qui caractérise sa trajectoire depuis bientôt une dizaine d’années. Quelques mouvements sociaux inquiets, des centrales syndicales peu combatives et trois député(e)s solidaires à l’Assemblée nationale ne permettront pas d’apporter les transformations majeures dont notre société a besoin pour assurer l’avenir de son territoire, ses institutions et les générations futures.

Comment expliquer une telle stagnation électorale, malgré la désorientation du Parti québécois, l’agonie d’Option nationale, l’instabilité de la Coalition Avenir Québec et la corruption avérée du Parti libéral ? Un budget sans précédent, un autobus de campagne, un cadre financier, un matériel visuel élégant, une présence des porte-paroles dans toutes les régions et un bon travail de terrain sont des ingrédients importants, mais insuffisants. Le rapport de forces sur la scène politique, l’espace public et la société en général est largement en défaveur de la gauche, et celle-ci ne réussira pas à convaincre une majorité avec l’image d’un cœur évoquant la « gauche calinours ». Il ne s’agit pas ici de critiquer le travail acharné de la direction et de la base militante durant la dernière campagne, mais de tirer un bilan réaliste permettant d’orienter l’action politique du parti et d’apporter les changements majeurs qu’il devra apporter pour être à la hauteur de la tâche historique qui l’attend.

C’est pourquoi il est nécessaire de tracer les contours d’une nouvelle stratégie pour la gauche dans le contexte sociohistorique des années 2010. Même une campagne électorale avec un slogan sympathique, une bonne plateforme de propositions et des lignes de communication efficaces ne pourra défaire les nombreux préjugés à l’endroit du projet solidaire. La gauche politique doit briser le plafond de verre, élaborer un nouveau discours qui prend à rebrousse-poil l’idéologie néolibérale, et préparer une offensive en vue de la prise du pouvoir. Cela est d’autant plus urgent que les idées progressistes ne parviennent pas à frapper l’imaginaire des classes moyennes et populaires, toujours séduites par le chant des sirènes de la droite qui les soudent aux classes dominantes. Prendre au sérieux le rôle central de la lutte idéologique dans le combat politique doit nous mener à une interrogation fondamentale, non sur la nature de nos principes (justice sociale, indépendance, écologie, etc.), mais sur leur formulation appropriée au niveau de conscience des masses. Cela implique non pas de mouler les concepts de la gauche au cadre de l’idéologie dominante, mais de retraduire, dans les termes d’une pensée de l’émancipation, les craintes et les aspirations réelles de la majorité sociale qui se trouvent actuellement canalisées par le discours conservateur.

Du parti mouvement à la métamorphose

Dans une réflexion intéressante sur les perspectives d’organisation pour Québec solidaire, Benoit Renaud appelle l’émergence d’un « parti mouvement », c’est-à-dire d’une formation politique axée sur la mobilisation permanente et l’ancrage dans les luttes sociales. Il suggère de compléter les campagnes politiques nationales (Courage politique, Pays de projet, Sortir du noir) qui ratissent large mais avec « des grands filets plein de trous », par de petites campagnes ciblées et des actions locales qui permettent de ratisser serré : signatures de pétitions, réunions publiques, assemblées de cuisine, rencontres de mobilisation, etc. « Aussi, les campagnes, grandes et petites, longues et courtes, devraient occuper l’essentiel du temps que nos membres seront disposé à consacrer au parti. Il s’agit de donner une importance secondaire à nos affaires internes pour se tourner vers l’extérieur en direction de la base électorale du parti et de la population. »[1]

Cette perspective extravertie s’accompagne d’une construction de l’opposition dans la société civile par le développement du « parti de la rue », c’est-à-dire le renforcement et l’articulation des mouvements sociaux. Avec le règne du PLQ qui continuera de miser sur l’austérité (coupures budgétaires, hausse des tarifs et privatisation des services publics), le bradage des ressources naturelles (Plan Nord, projets de pipelines) et le pouvoir patronal, l’essentiel de la résistance devra prendre la forme de contre-pouvoirs, comités citoyens, assemblées démocratiques et mobilisations populaires cherchant à contester l’ordre établi. Grâce au récent déclin de l’emprise du PQ sur le milieu communautaire et syndical (notamment avec le recrutement de PKP qui risque de devenir le futur chef du parti), la convergence et la complémentarité entre la lutte politique et les mouvements sociaux pourrait amener une avancée importante de QS aux prochaines élections.

« C’est la possibilité de ce saut qualitatif qui a donné à plusieurs le sentiment que le résultat du 7 avril était une réelle progression, une raison indéniable de se réjouir. Mais si nous échouons à réaliser ce potentiel, un résultat presque identique dans quatre ans aurait un effet pour le moins démobilisant. Bref, on peut voir l’élection d’avril 2014 comme une marche de plus dans une longue escalade, ou on peut la voir comme un tremplin. »

Or, Benoit Renaud remplace la perspective des petites avancées dans les urnes (aile parlementaire) par celle des « petits pas » dans la rue (aile extra-parlementaire), envisageant le changement qualitatif comme une extension quantitative des activités militantes. Il ne s’agit pas de modifier le contenu de la lutte idéologique, mais de déplacer le terrain sur laquelle elle se déroule. Cette stratégie souhaite construire un « nouveau sens commun » en réfutant le discours dominant avec les mêmes arguments, mais en complétant la propagande par le haut (sphère médiatique) par la propagande par le bas (espaces publics concrets, rencontres en face à face).

« À chaque pas, à chaque porte, sur chaque rue, dans chaque manifestation, sur chaque piquet de grève, avec chaque signature ajoutée sur une pétition, chaque nouveau membre, chaque petit don, chaque débat d’idée, chaque petite victoire, nous ferons la démonstration par la pratique qu’un autre Québec est possible, un Québec libre, juste, vert et solidaire. »

Bien qu’il soit absolument nécessaire de renforcer le parti de la rue pour contrebalancer le poids croissant de l’aile parlementaire (qui représente tout de même une bonne nouvelle), que ce soit par la mobilisation interne, les campagnes locales, le contact humain et le rapprochement avec les mouvements sociaux, Québec solidaire a besoin d'un réel renouvellement dans son discours, son image, et même sa stratégie. Autrement dit, il ne faut pas seulement accélérer le pas dans la même direction, mais faire un virage qui nous permettra de gagner en force dans plusieurs couches de la population. Le parti ne doit pas simplement intensifier son discours et marteler le même message (crier plus fort pour que personne ne nous ignore), mais parler autrement en opérant une métamorphose. Le changement doit être qualitatif, tant sur le plan des représentations collectives qu'au niveau de l'action politique.

Il ne s'agit pas de réviser notre programme de fond en comble, car les nombreuses propositions déjà adoptées canalisent amplement les revendications des luttes sociales et les intérêts de la majorité de la population. Nous devons mener une lutte idéologique sans précédent, c'est-à-dire élaborer un « nouveau sens commun » qui ne se limite pas à nier les idées de la droite et affirmer que notre projet est réaliste et qu'un autre monde est possible ; il faut définir positivement et concrètement notre vision du monde en fonction des aspirations populaires, c'est-à-dire en s'adaptant au niveau de conscience général tout en amenant celui-ci vers notre projet de société. La question n’est pas de privilégier l’aile parlementaire ou extra-parlementaire, mais de structurer autrement les idées directrices du parti et d’agir sur tous les fronts, afin de rendre le projet solidaire sensible au peuple québécois.

Cette affirmation doit être comprise dans les deux sens. D’une part, la vision de la gauche doit être largement partagée, et par le fait même devenir intuitive pour la majorité. Une mutation culturelle est nécessaire pour qu’un nombre suffisant de citoyens et citoyennes croient à nouveau en leurs capacités et soient prêts à vouloir un important changement politique et économique. La formation d’une volonté collective est donc le prérequis d’une réelle transformation sociale. D’autre part, la construction d’un sujet politique suppose que Québec solidaire devienne lui-même sensible aux craintes et espoirs populaires, afin d’apporter une réponse positive capable d’unifier le peuple dans la direction de l’émancipation sociale.

Or, cette idée a du plomb dans l’aile, tout comme sinon plus que le rêve abîmé de la souveraineté. Dans un contexte idéologique grisâtre, dominé par le conservatisme, le cynisme et la morosité, il n’est plus possible de brandir comme telle les idées de justice sociale ou d’indépendance nationale, du moins dans le même cadre où elles ont été élaborées et diffusées dans les dernières décennies. Ces principes n’évoquent plus, pour la plupart, les passions populaires qui les ont jadis portées par des mouvements qui voulaient changer la société. L’habitude d’énumérer les sept principes de Québec solidaire (égalité, féminisme, écologie, souveraineté, démocratie, altermondialisme, pluralisme) n’amène qu’une succession mécanique d’abstractions pour la majorité, même si ces idéaux ont une valeur certaine et possèdent une signification pour les membres du parti et les personnes qui partagent une certaine culture politique de gauche. Le discours solidaire ressemble trop souvent à l’évocation d’idées qui n’ont d’évidence que pour une minorité, alors que des valeurs communes doivent nécessairement être attachées à des affects déposés par la sédimentation de l’histoire.

Repenser le mouvement historique

La signification du « parti mouvement » ne doit pas être réduite à la culture militante des mouvements sociaux, mais être élargie à celle de larges transformations historiques. Autrement dit, la gauche ne doit pas d’abord s’adresser aux progressistes contemporains, mais rappeler les contenus du passé collectif pour aimanter l’inconscient social vers l’avenir d’une promesse inaccomplie. La stratégie discursive consiste à réactiver le souvenir du dernier grand mouvement de l’histoire du Québec : la Révolution tranquille. Il s’agit de dé-diaboliser le mot « révolution » en l’associant à cette importante transformation sociale, politique, économique et culturelle qui a forgé l’identité québécoise contemporaine. Cet exemple historique permet de montrer que la révolution n’est pas un idéal inaccessible, mais une utopie qui a déjà eu lieu dans notre propre passé. Si l’idée d’une libération sociale et nationale est un rêve, celui-ci habite notre mémoire comme une image qui vise le présent dans l’attente d’un avenir qui accomplirait l’espoir des générations précédentes. « Chaque époque rêve la suivante », disait Michelet. Dans sa deuxième thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin reprend cette idée en concevant le salut collectif par l’écoute attentive des échos du passé.

« Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles non plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience. »[2]

Repenser la révolution québécoise dans le contexte du XXIe siècle nous oblige à regarder en arrière pour mieux nous catapulter vers l’avant, le projet de pays n’étant pas autre chose que l’actualisation des revendications du passé. La gauche doit reprendre à son compte la tâche historique que la bourgeoisie n’a pas su réaliser, à savoir l’accomplissement de ce grand projet social et national inachevé. En effet, si le Parti libéral du Québec édifia la charpente de l’État-providence pour laisser place au Parti québécois qui poursuit la construction des institutions publiques dans le sens d’une affirmation nationale devant aboutir à la souveraineté, ce processus fut brusquement interrompu par l’échec du référendum de 1980 et la dépression économique qui mit un terme au règne des Trente Glorieuses et à l’espoir d’une émancipation collective imminente.

Ce tournant marqua l’effondrement de la gauche politique et l’abattement du projet souverainiste, qui reprit seulement du poil de la bête durant le bref sursaut référendaire de 1995 qui résultat sur une seconde défaite. Il s’en suit un aplatissement collectif permettant la consolidation du néolibéralisme et de l’autonomisme sous les figures de Lucien Bouchard, Mario Dumont, Jean Charest et Pauline Marois. Le renoncement au projet de société et à la souveraineté ne pouvait pas ne pas conduire à une crise de l’identité québécoise, celle-ci étant moins définie par une culture stable de survivance (telle qu’imaginée par les nationalistes conservateurs qui veulent réanimer le rêve canadien-français), que par un effort vers l’actualisation de soi, un processus fragile qui doit toujours être renouvelé. Il ne s’agit pas d’opposer l’appartenance à une culture particulière au nationalisme civique fondé sur des valeurs universelles, mais de comprendre la culture comme un élan précaire vers des institutions qui n’existent pas encore.

Seule la grève étudiante de 2012 permit de sortir le peuple québécois de sa torpeur, amenant une effervescence collective qui n’avait jamais été aussi forte depuis l’épisode de 1995 et les années 1970. Or, cette « crise sociale », qui représente en fait une résurgence inespérée, fut rapidement colmatée par le retour du Parti québécois, dont le rôle historique fut davantage de refermer la brèche du printemps érable que d’ouvrir un nouvel espace de liberté politique. La fenêtre qui laissa apparaître la lueur d’une autre société qui hésitait à naître dans les ruines du vieux monde fit place à l’ombre du nationalisme identitaire et le retour du gouvernement libéral qui permit d’apaiser la crainte d’un avenir menaçant.

Les dangers du progrès

Tout combat politique repose sur des conceptions divergentes de l’histoire, qui demeure le principal terreau des illusions, de droite comme de gauche. Le récent débat sur la Charte des valeurs québécoises opposa principalement deux camps, les conservateurs visant l’affirmation nationale par la reconstruction d’une identité unitaire, et les progressistes défendant la réconciliation de la diversité sous le signe de l’ouverture et du progrès. Si nous pouvons facilement montrer les contradictions et les limites d’une approche qui renforce l’antagonisme entre une majorité définie par des valeurs abstraites (égalité hommes-femmes, laïcité, encadrement légal des accommodements raisonnables) et des minorités culturelles, la gauche inclusive, qu’elle soit fédéraliste ou souverainiste, semble avoir négligé l’exigence du passé et la nécessité de construire un monde commun par-delà l’idée d’une évolution triomphante vers l’égalité et la justice sociale.

Le problème réside moins dans l’idéal de solidarité que dans la croyance implicite en la nécessité historique du progrès moral. Tel est le piège d’une gauche qui croit que son discours s’achemine graduellement vers la victoire ; elle troque l’idée de Révolution pour celle de la tranquillité, de l’amour du prochain qui se révèle par un vote rationnel accompagné des bons sentiments du cœur. Benjamin considère que ce leurre est inhérent à la social-démocratie, dont la philosophie peut être résumée par cette phrase limpide de Josef Dietzgen : « tous les jours notre cause devient plus claire et le peuple tous les jours plus intelligent ».

« Dans sa théorie, et plus encore dans sa pratique, la social-démocratie a été guidée par une conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel, mais émettait une prétention dogmatique. Le progrès, tel qu’il se peignait dans la cervelle des sociaux-démocrates, était premièrement un progrès de l’humanité elle-même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Il était envisagé, troisièmement, comme essentiellement irrésistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces prédicats est contestable, chacun offre prise à la critique. Mais celle-ci, si elle se veut vigoureuse, doit remonter au-delà de tous ces prédicats et s’orienter vers quelque chose qui leur est commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général. »[3]

Repenser la stratégie pour la gauche québécoise suppose donc de rompre avec ce mythe du progrès continu, sans pour autant renoncer aux espoirs des générations passées. Un discours inspirant ne doit pas simplement se présenter comme une alternative au néolibéralisme, ni même comme un parti apte à gouverner par des politiques publiques responsables et capables d’équilibrer l’économie et la justice sociale. La négation de l’ordre existant ou la bonne gestion du présent ne sont pas des idées mobilisatrices. La gauche doit répondre à la crise identitaire qui naît de la tension non résolue d’un modèle social en désuétude, hérité d’une époque où les rêves étaient encore vivants. Ainsi, elle pourrait créer une tendance (au sens d’une mode, d’un ensemble de comportements ou de mœurs se propageant par imitation) par une reprise d'un appel du passé sous une nouvelle forme.

« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’« à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’« à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx. »[4]

Accomplir la Révolution tranquille

Que signifie ce « saut dialectique » qui permet de dénicher la révolution par le retour de l’histoire ? En fait, la révolution dont il est question relève moins de la prolongation que d’une réappropriation critique du passé ; elle ne se trouve pas dans la continuité mais dans une interruption capable de « faire éclater le continuum de l’histoire. » C’est pourquoi l’héritage de la Révolution tranquille ne doit pas se réduire à la défense du déjà-là, à un prolongement linéaire de l’État-providence bienveillant et d’une souveraineté à portée de la main. La reprise historique doit être l’occasion d’un profond renouvellement, tant du projet de société que de la lutte de libération nationale, à l’aune des défis du nouveau siècle.

La confiance envers le progrès si puissante dans les années 1960 et 1970 n’est plus tenable à l’époque de la crise financière, énergétique, démocratique et écologique. L’utopie social-démocrate supposait des ressources naturelles abondantes, une croissance économique soutenue et un large consensus social qui n’existe plus aujourd’hui. Le soleil radieux du progrès laisse place à la conscience d’un orage imminent, sans pour autant céder au désenchantement qui ramène trop souvent au conformisme et au traditionalisme. Le conservatisme québécois, de même que le nationalisme identitaire visant à l’aiguiser dans le sens du projet national, viennent de ce renoncement à l’idée de progrès faisant suite à la désillusion du peuple face au rêve perdu de la Révolution tranquille. La seule voie de sortie consiste non pas à défendre comme tel cet héritage en crise à l’époque actuelle, mais à renouer un rapport non-traditionnel à notre propre tradition. Cet « enracinement critique » permet de dégager une signification inattendue à la devise « je me souviens », tout en lui donnant une charge révolutionnaire.

« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »[5]

Plus concrètement, la gauche doit cesser de se concevoir comme la gardienne des vertus d’un modèle québécois qui ne fonctionne plus, et arrêter de vouloir trouver le juste chemin d’un consensus où il n’y aurait plus d’adversité. Elle ne doit plus avoir peur que son projet radical heurte le bon sens populaire, en se donnant une image candide qui masque mal sa volonté de transformer la société. Elle doit passer d’un discours moral, basé sur des valeurs et la gentillesse, à une posture politique qui assume sa mission historique, sans pour autant brandir le poing levé et adopter un discours militant aux accents démodés. Autrement dit, il nous faut une gauche décomplexée mais nuancée. Cette transformation de l’image de soi est un prérequis pour que la gauche puisse un jour accélérer une prise de conscience généralisée. Mais comment surmonter l’opposition entre la social-démocratie calinours et le cliché d'une gauche anticapitaliste ? Comment renouveler le discours révolutionnaire alors que les idées de centre-gauche sont elles-mêmes de moins en moins populaires ? Comment ratisser plus large sans se recentrer, évoquer la révolution sans se marginaliser ?

Le nœud du problème réside dans la critique du modèle québécois que la gauche doit assumer afin que la droite ne monopolise plus ce discours. Il s’agit en quelque sorte de renoncer à la défense simpliste de ce bloc historique sans abandonner ses potentialités, et de déconstruire le mythe du progrès continu dans un temps homogène et vide sur lequel il était basé. Il faut passer d’une prolongation de l’existant à une véritable réactualisation d’un projet interrompu, par un mouvement dialectique procédant par une reprise/dépassement, réalisation/renversement.  Autrement dit, l’accomplissement de la Révolution tranquille implique la transformation du modèle québécois et de l’identité collective qui lui est attachée. Alors que les vieux partis évitent de remettre directement en question cette Idée en parlant d’économie et de bon gouvernement, ou souhaitent carrément sa mort par le démantèlement de l’État-providence, la gauche ne peut pas simplement défendre le statu quo par la préservation d'un modèle institutionnel en crise structurelle. Elle doit prendre le taureau par les cornes en provoquant la Renaissance de la Révolution tranquille dans l’imaginaire collectif.

Pour ce faire, il faut réactiver les potentialités du mot « révolution » enfouies dans le passé pour la faire briller dans le crépuscule de notre civilisation. « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. »[6] Et une véritable révolution suppose davantage qu’une consolidation des institutions publiques qui s’usent à force de subir la pression des classes dominantes et l’indifférence d’une majorité refermée sur la sphère privée. Le Québec a besoin d’un orage capable d’éveiller le besoin d’une réappropriation de son identité par le pouvoir instituant qui pourra lui donner forme. En d’autres termes, la gauche doit s’affairer à poser le problème susceptible de provoquer une mobilisation en faveur d’un changement sans précédent : la transformation de l’État québécois.

À suivre.




[2] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, §II, Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p.428-429
[3] Sur le concept d’histoire, §XIII, p.438-439
[4] Sur le concept d’histoire, §XIV, p.439
[5] Sur le concept d’histoire, §VI, p.431
[6] Sur le concept d’histoire, §V, p.430

mercredi 9 avril 2014

Requiem pour le Parti québécois


L'acte manqué

Le Parti québécois a subi sa pire défaite électorale depuis 1985, ce qui provoquera une crise sans précédent non seulement au sein du parti, mais dans l'ensemble du mouvement souverainiste ; c'est l'effondrement d'un bloc historique. Pour comprendre ce phénomène dans toute son ampleur, il faut replacer l’analyse des événements récents à l’aune d’une trajectoire inscrite dans la longue durée. L’échec cuisant du PQ ne peut être attribué uniquement à des erreurs tactiques lors de la campagne électorale, bien que celles-ci révèlent l’impasse stratégique de la gouvernance souverainiste telle que décrite dans le point 1 de son programme. Plus intéressant encore, le déploiement logique des contradictions relatives à la triade référendum/gouvernement/charte correspond parfaitement au déroulement chronologique des moments forts de la campagne, comme si cette séquence résumait historiquement l’écueil idéologique du mouvement souverainiste. En termes psychanalytiques, la piètre performance du PQ a toutes les apparences d’un acte manqué, c’est-à-dire d’une action maladroite révélatrice d’un conflit inconscient.

Trébuchement électoral

L’analyse perspicace de Chantal Hébert met en évidence la manière dont le PQ s’est enfargé dans les fleurs du tapis lors du point tournant de la campagne : l’annonce de la candidature de Pierre Karl Péladeau. Un ralenti de la scène permet de découper les trois moments de ce faux pas. 1) La  vibrante profession de foi souverainiste de PKP, correspondant à l’objectif premier du parti (1.1 réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement) est chaudement applaudie par sa base militante, y compris l’aile soi-disant « progressiste ». Résultat : « la majorité des électeurs — dont les deux tiers ne veulent pas de référendum — voient ce qu’on leur montre, c’est-à-dire un accélérant référendaire ; la base militante du PQ pavoise et confirme les conclusions de cette majorité ; le flanc fédéraliste de la CAQ — qui est largement composé de libéraux infidélisés par la fin de règne de Jean Charest — s’effrite au profit du PLQ ; Québec solidaire s’empare d’un peu plus de terrain progressiste aux dépens de son adversaire péquiste. »[1]

2) Ce virage inattendu de la campagne, devant mener avant tout à l’élection d’un gouvernement provincial selon sa chef et le point 1.2 du programme (bien gérer l’État en attendant les conditions gagnantes), amène donc une réaction diamétralement opposée. Nouvelle séquence : « Pauline Marois applique bruyamment les freins sur l’idée d’un référendum au cours du prochain mandat ; les électeurs souverainistes qui souhaitent un référendum se démobilisent ; plusieurs renouent avec la liberté d’aller voir ailleurs ; le flanc souverainiste de la CAQ se remplume avec le retour au bercail d’une partie des brebis égarées au PQ ; Québec solidaire consolide son emprise sur les souverainistes progressistes grâce à l’effet PKP, qui n’est plus atténué par la perspective d’un référendum gagnant. »

3) Cette balourdise est rapidement compensée par le principal instrument de mobilisation populaire (ou plutôt populiste) du PQ, la Charte des valeurs québécoises, mais au prix d’un nouveau déséquilibre. La stratégie du « nation-building » propre au point 1.3 du programme (Une Constitution, une Charte de la laïcité et une citoyenneté québécoises), visant à édifier l’État sur l’identité nationale et à construire cette identité par les pouvoirs de l’État, tourne en caricature avec l’épisode de Janette Bertrand. Dernier moment de la chute : « les déclarations de Mme Bertrand, combinées au refus des ténors péquistes de corriger le tir, embarrassent et/ou neutralisent des sympathisants autrement acquis à la Charte au nom de l’égalité homme-femme ; des adeptes plus modérés de la Charte se replient sur la CAQ ; Québec solidaire consolide sa mise auprès des électeurs souverainistes réfractaires à la charte péquiste ; le vote libéral, déjà coalisé par la perspective référendaire sous un gouvernement péquiste majoritaire, se solidifie davantage. […] Au total, le PQ vient de passer la campagne à consolider le vote de son principal adversaire tout en fragilisant le sien. »

Mythologie péquiste

Cette maladresse n’est pas simplement accidentelle, même si le PQ aurait sans doute pu cacher davantage ses intentions et jouer de meilleures cartes. Au contraire, il a révélé au grand jour ce qui représente pour lui son angoisse existentielle, sa tension structurelle, à savoir l’abîme qui sépare la fin et le moyen, le fossé entre l’objectif ultime et l’interminable chemin pour l’atteindre, l’indépendance et la bonne gouvernance, la création d’un pays et la gestion provincialiste. Si PKP représente l’utopie souverainiste (le Messie de la grande coalition salvatrice), Marois incarne le pragmatisme d’une politicienne compétente mais sans vision. Entre ces deux pôles disjoints, Bernard Drainville symbolise par la figure du « père » l’autorité étatique qui permet de souder la famille nationale par le respect des valeurs communes. Cette triade PKP-Marois-Drainville illustre à son tour le virage conservateur du PQ, associant l’archétype du Patron patriote (nationalisme bourgeois), de la Technocrate réaliste (État pétrolier et néolibéral) et du Père bienveillant (garant de l’éthique, l’intégrité et l’identité). Par ailleurs, la stratégie du nationalisme identitaire visant à courtiser l’aile droite de l’électorat ne serait complète sans un supplément d’âme. La  « gauche efficace » et social-libérale de Jean-François Lisée remplit précisément cette fonction, jouant le rôle du Progressiste modéré capable de boucler la « grande coalition souverainiste » en culpabilisant la « gauche sectaire » de Québec solidaire, Françoise David servant de bouc émissaire aux déboires du péquisme en décrépitude.

Cette analyse de l’imaginaire péquiste, visant à illustrer par la mythologie les points structurants de ce conflit idéologique, permet d’expliciter le paradoxe du virage identitaire. Cette stratégie visait d’abord à répondre à la crise latente de l’identité québécoise, manifestée par le symptôme des accommodements raisonnables duquel on inféra le besoin d’une « affirmation nationale ». Néanmoins, celle-ci ne devait aucunement être politique ou économique, c’est-à-dire prendre la forme d’une remise en question du statut politique du Québec ou de l’ordre néolibéral dominant, car cela mettrait au grand jour les contradictions du Parti québécois et la fissure de sa propre identité. Le refoulement de cette possibilité, de cette vérité menaçante pour la conscience souverainiste, conduit alors à poser la question nationale sous une forme aseptisée, c’est-à-dire culturelle, morale et dépolitisée. C’est pourquoi le virage conservateur peut être interprété par la psychologie des profondeurs comme une tentative pour préserver l’identité d’un groupe sous le signe d’une menace sans objet. Cette angoisse doit alors être canalisée par un signifiant quelconque, pouvant prendre la figure de l’État canadien et du bourgeois anglais dans le cas de l’indépendantisme décolonisateur, ou de l’islamisation rampante symbolisée par le Voile dans le cas de la mouvance identitaire.

Heureusement, l’échec électoral du PQ et l’inefficacité de la Charte à titre de catalyseur de l’identité nationale condamne le nationalisme conservateur aux poubelles de l’Histoire. Cela ne veut pas dire que cette idéologie soit morte et que les intellectuels conservateurs comme Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Éric Bédard ne reviendront pas à la charge. Mais cette version particulière du nationalisme est condamnée à titre de stratégie susceptible de structurer le discours dominant d’un parti politique rassembleur. En d’autres termes, même si le PQ s’acharne dans cette direction parce qu’elle représente sa seule voie de sortie idéologique, il ne pourra jamais reprendre le pouvoir avec une Charte 2.0. Le comique de cette grande débandade est que le virage identitaire aura accéléré la crise d’identité du parti. L’incapacité de résoudre la crise identitaire québécoise se retourne contre l’auteur de sa mise en scène, condensant ainsi l’ensemble des contradictions de cette formation politique qui représente la conscience historique de ce mouvement. Ce n’est pas un hasard si la crise du modèle québécois, c’est-à-dire de l’État-providence édifié par la Révolution tranquille et trouvant son accomplissement dans le projet de souveraineté, se reflète dans la désorientation du parti qui n’a pas réussi à prolonger le processus, ni dans le sens de la justice sociale, ni de l’indépendance nationale.

« Ce n’est pas la faute de Pauline Marois, de ses stratèges, ni de Pierre Karl Péladeau, si le PQ a perdu aussi lamentablement. […] La question à se poser, cependant, est : pourquoi le Parti québécois a-t-il eu une aussi mauvaise campagne ? Parce que le PQ n’a plus l’air de savoir qui il est. On parle de la crise d’identité des Québécois… Mais quelle est l’identité du PQ en avril 2014 ? Souverainiste. Social-démocrate. Ces deux mots ont résumé le PQ pendant 40 ans. Aujourd’hui, la social-démocratie est à redéfinir, vu l’état des finances publiques. Et la souveraineté ne fait manifestement pas recette. Ce n’est pas « la faute à PKP », si la campagne péquiste a pris le fossé. C’est plutôt que son arrivée a cristallisé la crise d’identité du Parti québécois. Faut-il augmenter ou diminuer les impôts ? Faut-il un référendum ou pas ? [PKP] venait de confronter le PQ avec toutes ses contradictions. On ne peut pas avoir un préjugé historique favorable aux syndicats et recruter un patron réputé casseur de syndicats. »[2]

Entre classicisme et conservatisme

La crise inévitable du PQ ne se limite pas à la course à la chefferie entre PKP, Drainville, Lisée ou même Duceppe, bien que les débats entre ces figures risquent de révéler les multiples tensions de la constellation péquiste. Est-ce l’économie, l’identité, l’équité ou la souveraineté qui prendra le dessus ? Indépendamment de cette question particulière, qui ne sera pas sans conséquences sur l’avenir du PQ, c’est la forme même de la coalition souverainiste qui est profondément remise en question. Celle-ci repose sur le projet d’une « convergence nationale » permettant de rallier des souverainistes progressistes, conservateurs, radicaux, modérés, idéalistes et pragmatiques sous un même chapeau en vue d’une majorité parlementaire.

Si cette stratégie ne peut être actualisée par un seul parti, elle sera envisagée comme une alliance transpartisane opérée par des groupes de la société civile comme le Nouveau mouvement pour le Québec et le Conseil de la souveraineté. Cette option est certes plus réaliste que le mythe du PQ comme seul représentant légitime de la souveraineté, mais elle est trop naïve quant aux conditions concrètes pouvant mener à des ententes électorales. On peut certes critiquer la partisanerie et répéter ad nauseam le slogan « le pays avant les partis », mais il n’en demeure pas moins que la division du mouvement souverainiste est une conséquence directe de la trajectoire historique du Parti québécois et de l’idéologie qui lui a donné naissance, soit la subordination de la question sociale à la question nationale. Celle-ci peut prendre deux formes.

D’une part, il y a la forme classique du souverainisme progressiste issu de la Révolution tranquille, qui fut mise à mal par l’échec du premier référendum et la crise économique des années 1980. Cette version est revenue périodiquement avec la direction de Jacques Parizeau au début des années 1990 (avant de disparaître après le second échec référendaire et l’agenda néolibéral de Lucien Bouchard), puis avec l’arrivée d’Option nationale sur la scène politique au début des années 2010. Or, la lente révolution conservatrice de la société québécoise causée par une série de facteurs économiques, sociaux, politiques et idéologiques (double traumatisme référendaire, triomphe du néolibéralisme, convergence médiatique, mondialisation, etc.) offre peu d’espace pour une telle stratégie dans le contexte du XXIe siècle. Le faible score d’Option nationale aux dernières élections (0,73% comparativement à 1,89% en 2012 à la sortie du Printemps érable) est un signe, non seulement d’une faible visibilité médiatique et de difficultés internes à ce parti (départ impromptu de Jean-Martin Aussant, problèmes financiers et organisationnels), mais du décalage entre ce discours et la réalité sociale en 2014. Une erreur serait de poursuivre avec la même stratégie sans faire un sérieux bilan critique de la perspective souverainiste en se disant tout simplement « ON continue ». La véritable question devrait plutôt être : où ON s’en va ?

D’autre part, la forme conservatrice du souverainisme vise à s’adapter à la société québécoise sans essayer de la transformer. Elle cherche même à conserver son « essence » face au changement inquiétant des bouleversements économiques, politiques, écologiques et culturels. La montée du chômage, la crise de légitimité des institutions démocratiques, l’épuisement des ressources énergétiques et l’augmentation de la diversité occasionnée par l’immigration provoque maintes angoisses qui doivent être canalisées dans le sens du projet national. La crainte d’un choc violent ou d’une rupture, évoquant le souvenir pas si lointain de l’impuissance d’un peuple à s’autodéterminer, conduit à l’ajournement de la souveraineté et à la reconstruction d’une fierté collective par l’appartenance à une culture historique, majoritaire et unitaire. Outre la division contre-productive que cela occasionne à moyen et long terme pour l’adhésion éventuelle d’une majorité au projet d’indépendance (notamment auprès des minorités culturelles), cette perspective est essentiellement rivée sur le court terme, voire le très court terme, pour des raisons idéologiques et stratégiques.

En effet, le but de cette démarche est de répondre à une crise identitaire par une solution facile et rapide, n’occasionnant pas de remise en question générale. Nul besoin de conscience critique du passé, ni de projection inquiétante vers l’avenir ; seule une perpétuation confortable du présent suffit. De plus, les motivations électoralistes du discours identitaire sont alimentées par le buzz médiatique qui permet un certain contrôle de l’agenda public, au prix d’un enlisement rapide du débat et d’un désenchantement pour cette question qui se traduit par une faible popularité du PQ en période électorale. Tout se passe comme si la Charte représentait un fix servant à émousser temporairement le sentiment identitaire, tout en masquant un malaise plus profond et une incapacité à se sortir de la passivité. Le peuple québécois, s’il n’est pas fondamentalement conservateur, est aujourd’hui bien engourdi par un discours qui alimente cet état morose.

Qu’est-ce qu’un projet de société ?

Contrairement au souverainisme progressiste, le nationalisme conservateur fait le deuil du « progrès » et écarte complètement la question sociale de son champ de vision pour se concentrer exclusivement sur la préservation de l’identité nationale. Ce mécanisme de défense consiste à conserver l’image du « soi collectif » devant l’altérité, au lieu répondre à la crise d’identité par le dépassement réflexif de ses contradictions, c’est-à-dire la transformation consciente de la société. Celle-ci pourrait ainsi mieux ajuster ses aspirations inconscientes aux exigences de la réalité pratique par un « projet de société », qui doit être compris comme la construction d’une identité collective par la modification réfléchie de ses institutions. Cette réinterprétation de la question sociale permet de penser autrement la possibilité d’une gauche indépendantiste qui ne tombe pas dans le même piège du souverainisme classique, qui continue d’entretenir l’idée trompeuse d’une indépendance qui n’est « ni de gauche ni de droite mais en avant ».

Refuser de poser la « question sociale » sous prétexte qu’il faut ratisser large et éviter de diviser le peuple québécois, en croyant que la mise entre parenthèses du débat gauche/droite est une condition nécessaire à la « convergence nationale », le prix à payer pour atteindre l’indépendance qui seule rendra possible la réalisation de la justice sociale, représente une rationalisation qui amène une image inversée de la réalité. Cette construction idéologique, visant à endiguer le retour du refoulé, nie le fait que la plus profonde fissure dans l’imaginaire québécois réside dans la « question nationale » et qu’un projet démocratique, c’est-à-dire une réflexion collective sur la définition du Bien commun, est précisément ce qui permettrait de surmonter cette contradiction.

Contrairement aux idées reçues, c’est donc la question sociale qui permet de résoudre la question nationale, et non l’inverse. Croire que le débat entre progressistes et conservateurs est d’abord une joute oratoire de discours socio-économiques, prenant la forme d’une représentation théâtrale sur la scène nationale, occulte le fait que la querelle entre souverainistes et fédéralistes est-elle même un combat idéologique situé dans un contexte économique et des rapports sociaux. Il ne s’agit pas ici de dire que le niveau fondamental de la réalité doit être représenté par la lutte des classes et que la question nationale n’est qu’une illusion, un épiphénomène des rapports de production, mais de rejeter l’illusion inverse, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’indépendance représente l’horizon immédiat de la lutte politique, le socle à partir duquel tout serait possible. Les inégalités sociales existent déjà et seront présentes pendant et après le référendum, et elles peuvent être affectées par de nombreuses politiques qui ne se limitent pas au statut constitutionnel du Québec.

Inversement, un projet de société qui fait abstraction de la crise identitaire québécoise, qui se contente d’énumérer des valeurs comme la justice, l’égalité hommes-femmes, la défense de l’environnement et la souveraineté, sans préciser le lien qui les attachent directement aux aspirations populaires et à la question nationale, est condamné à rester dans l’abstraction, c’est-à-dire dans l’imaginaire d’élites éduquées séparées des classes moyennes et subalternes. Le fait que Québec solidaire ne tire pas vraiment profit de l’échec péquiste, malgré une nouvelle députée à l’Assemblée nationale et une augmentation de 1,6% dans le vote national, est le signe que la gauche n’a pas encore réussi à montrer que son projet de société répond adéquatement à la crise identitaire du peuple québécois.

La fin de l’hégémonie souverainiste

Or, la gauche possède un avantage virtuel que le mouvement souverainiste n’a pas et ne pourra jamais avoir, soit la capacité à inclure la question nationale dans son discours, alors que le souverainisme doit nécessairement délaisser la justice sociale et inclure la droite dans sa coalition. Toute la question est de savoir lequel des deux éléments, la gauche ou le souverainisme, aura l’influence morale et intellectuelle permettant d’avoir le dessus sur l’autre. La lutte politique à mener dans les prochaines années aura donc lieu sur le terrain idéologique, l’objectif consistant à développer une hégémonie culturelle sur un espace en voie de formation. L’effondrement du bloc souverainiste représente une occasion historique pour la reconfiguration de la gauche et la reformulation du projet de pays sur de nouvelles bases. L’importance de la présente période réside dans l’hésitation idéologique du projet souverainiste, qui oscille entre la mort et la résurrection.

Des personnalités importantes, comme Gérard Bouchard et Louise Beaudoin, sont relativement pessimistes quant à l’avenir. Pour le premier, le PQ se trouve dans une impasse parce qu’il ne peut se réformer radicalement tout en préservant une perspective périmée. « Pour moi, qui ai toujours été un souverainiste et un péquiste, la première impression c’est que le PQ va devoir se reconstruire, et en profondeur, a-t-il confié au Devoir. Le problème, c’est de savoir comment. Il devient de plus en plus clair que son article premier, que cette option sur la souveraineté, a du plomb dans l’aile et pour un bout de temps. […] Je ne vois pas comment ce parti pourrait abolir l’article 1, tout en demeurant le PQ. Comment pourrait-il se reconstituer et redevenir le parti qu’il était, c’est-à-dire un parti dominant, en tablant sur cette plateforme-là ? Donc, on semble dans un cul-de-sac. »[3]

Pour la deuxième, un fossé générationnel semble séparer le monde qui a vu naître le rêve souverainiste et l’époque actuelle. « Je ne m’attendais pas à l’ampleur de cette défaite. Est-ce que l’idée d’indépendance a été celle d’une seule génération ? Avons-nous échoué à transmettre le goût du pays aux jeunes ? […] Le projet [souverainiste] se présente dans un monde très différent de celui dans lequel il est né. Dans un contexte de mondialisation, les rêves collectifs ne sont plus très présents. Peut-on continuer aujourd’hui à avoir une vision de ce type-là ? La réponse appartient à la nouvelle génération », pense-t-elle. »[4] Si le constat d’un fossé historique est une donnée incontournable dans l’analyse de la situation politique actuelle, on ne peut pas conclure pour autant que les jeunes aient perdu tout projet collectif et qu’ils « vouent aujourd’hui un caractère sacré aux droits individuels ». Il ne faut pas laisser tomber l'idée d'indépendance, mais la renouveler radicalement. Ce qui est définitivement enterré, sur le plan idéologique et stratégique, c'est la souveraineté telle qu'elle fut conçue au XXe siècle. Le souverainisme classique est mort, et la question nationale, qui reste toujours en suspens, doit être articulée autrement.

Le grand basculement

La grande défaite du mouvement souverainiste ouvre une brèche pour la gauche, qui pourrait renverser le rapport de forces à son avantage. Historiquement, le PQ a réussi à garder plusieurs forces progressistes dans son giron, comme les centrales syndicales et une partie du milieu communautaire. Or, les mesures d’austérité et surtout le recrutement de PKP ont déclenché une signal d’alarme dans certains syndicats, s’émancipant ainsi de l’envoûtement péquiste et appuyant même des candidatures solidaires. Outre cet éloignement partiel des classes laborieuses et populaires du mirage péquiste, la gauche pourrait profiter de la désorientation idéologique du PQ pour gagner l’appui des forces indépendantistes. Pour ce faire, Québec solidaire ne doit pas garder les mêmes formules et attendre de ramasser les pots cassés, mais passer à l’offensive pour gagner l’appui de nouvelles personnalités et militant-es susceptibles d’accroître son influence morale sur la question nationale. Autrement dit, la gauche doit faire preuve de leadership indépendantiste.

Dans cette prochaine reconfiguration des forces politiques, Option nationale représente un élément central. La forte précarité de ce parti ne doit pas mener à le négliger pour autant, même si son poids électoral (0,73%) est relativement insignifiant pour le PQ ou QS. L’intérêt d’ON réside plutôt dans l’évaluation du rapport de forces dans la recomposition d’un nouveau bloc historique. La question est de savoir si le remaniement du PQ pourra tirer vers lui la nouvelle génération, ou si QS pourra convaincre une base militante relativement progressiste mais extérieure à la culture politique de gauche de joindre son projet de société afin de réaliser l’indépendance. Si nous pouvons douter que PKP, Drainville, Lisée ou Duceppe pourront susciter un enthousiasme suffisant pour attirer les jeunes, QS n’aura pas le dessus tant qu’il n’aura pas écarté l’ambiguïté programmatique qu’il a pourtant clarifié dans son discours lors de la campagne électorale en mentionnant que l’Assemblée constituante allait aboutir à un référendum dans lequel la question de l’indépendance serait posée.

Une toute petite révision du programme lors du prochain congrès, permettant de préciser que le mandat de l’Assemblée constituante serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant (laissant la porte ouverte à la rédaction conjointe d’une constitution provinciale pour offrir deux options à la population lors du référendum), signifierait la disparition ipso facto d’ON en vertu du point 2.1 de ses statuts qui l’oblige à collaborer ou fusionner avec toute formation politique dont la démarche est aussi clairement indépendantiste que la sienne. QS n’aurait pas pour autant à se recentrer et diluer son projet de société, car il aura amené vers lui de nouvelles forces vives. Par ailleurs, la déroute du PQ pourrait mener plusieurs péquistes déçus à rejoindre les rangs solidaires en voyant qu’il s’agit du nouveau véhicule politique susceptible de recréer l’espoir du changement et réaliser l’indépendance du Québec. Mais il faudra agir rapidement avant que la reconstruction de la machine péquiste puisse leurrer les masses avec une nouvelle image. Avec un peu de chance et d’audace, la gauche aura étendu son hégémonie à une partie non négligeable du mouvement souverainiste. Somme toute, il s’agit d’accélérer le basculement historique des formations politiques par un « renversement contre-hégémonique », où les forces populaires et le projet de pays s’émancipent du contrôle idéologique des élites politiques et économiques.

Une lettre écrite conjointement par des militant-es d’ON et de QS en période pré-électorale permet d’illustrer cette idée en mettant l’accent sur le fossé générationnel qui sépare les mouvements sincères du changement social aux forces rigides de l’inertie. « Les politiciens qui dominent le paysage politique québécois ne président pas à une époque emballante de notre histoire. D’un règne à l’autre, les évolutions sont à peine perceptibles et, lorsqu’elles le sont, c’est presque toujours dans le sens d’un recul du bien commun. Pendant ce temps, des mouvements de citoyens sincères posent des actions pour la défense du plus grand nombre. Ils s’opposent à une élite politicienne et affairiste qui se partage le pouvoir depuis des décennies et qui, ce faisant, s’aplatit dans la paresse : à quoi bon s’encombrer d’audace si la règle de l’alternance lui garantit de toute façon son prochain tour au pouvoir? Elle se laisse donc glisser dans le sillon des dérives de notre temps, engageant par là le Québec dans le plus gros virage pétrolier de son histoire, ne remplissant pas le mandat qui lui a été confié d’utiliser l’État québécois au service du peuple. Et lorsqu’elle prétend tout à coup défendre des causes chères à la population, elle le fait la plupart du temps dans un but de séduction électorale et non pas par engagement véritable. Elle se sert de ces causes plutôt que de les servir. »[5]

Néanmoins, la consolidation graduelle des forces souverainistes dans une nouvelle constellation progressiste ne mènera pas magiquement à la victoire. La gauche indépendantiste aura besoin d'une sacrée stratégie pour surmonter l'apathie et l'idéologie dominante au cours des prochaines années. Nous aurons besoin de la plus importante mobilisation sociale que le Québec n'ait jamais connue, accompagnée d'un projet politique digne d'une nouvelle Révolution tranquille. La tâche est énorme, voire utopique, mais nous n'avons pas le choix, car l'avenir de notre territoire, nos institutions et notre pays en dépend. Dans le prochain billet, nous soulèverons quelques pistes de réflexion par l’esquisse d’une nouvelle stratégie : la révolution solidaire.



[1] Chantal Hébert, La campagne la plus altruiste du PQ, l’Actualité, 3 avril 2014.
[3] Stéphane Baillargeon, Requiem pour le projet de pays. Des ténors souverainistes concluent au cul-de-sac, Le Devoir, 9 avril 2014
[4] Ibid.
[5] Une conjoncture, ça se crée. Par des membres de QS et d’ON. http://synergieonqs.wordpress.com

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