Requiem pour le Parti québécois


L'acte manqué

Le Parti québécois a subi sa pire défaite électorale depuis 1985, ce qui provoquera une crise sans précédent non seulement au sein du parti, mais dans l'ensemble du mouvement souverainiste ; c'est l'effondrement d'un bloc historique. Pour comprendre ce phénomène dans toute son ampleur, il faut replacer l’analyse des événements récents à l’aune d’une trajectoire inscrite dans la longue durée. L’échec cuisant du PQ ne peut être attribué uniquement à des erreurs tactiques lors de la campagne électorale, bien que celles-ci révèlent l’impasse stratégique de la gouvernance souverainiste telle que décrite dans le point 1 de son programme. Plus intéressant encore, le déploiement logique des contradictions relatives à la triade référendum/gouvernement/charte correspond parfaitement au déroulement chronologique des moments forts de la campagne, comme si cette séquence résumait historiquement l’écueil idéologique du mouvement souverainiste. En termes psychanalytiques, la piètre performance du PQ a toutes les apparences d’un acte manqué, c’est-à-dire d’une action maladroite révélatrice d’un conflit inconscient.

Trébuchement électoral

L’analyse perspicace de Chantal Hébert met en évidence la manière dont le PQ s’est enfargé dans les fleurs du tapis lors du point tournant de la campagne : l’annonce de la candidature de Pierre Karl Péladeau. Un ralenti de la scène permet de découper les trois moments de ce faux pas. 1) La  vibrante profession de foi souverainiste de PKP, correspondant à l’objectif premier du parti (1.1 réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement) est chaudement applaudie par sa base militante, y compris l’aile soi-disant « progressiste ». Résultat : « la majorité des électeurs — dont les deux tiers ne veulent pas de référendum — voient ce qu’on leur montre, c’est-à-dire un accélérant référendaire ; la base militante du PQ pavoise et confirme les conclusions de cette majorité ; le flanc fédéraliste de la CAQ — qui est largement composé de libéraux infidélisés par la fin de règne de Jean Charest — s’effrite au profit du PLQ ; Québec solidaire s’empare d’un peu plus de terrain progressiste aux dépens de son adversaire péquiste. »[1]

2) Ce virage inattendu de la campagne, devant mener avant tout à l’élection d’un gouvernement provincial selon sa chef et le point 1.2 du programme (bien gérer l’État en attendant les conditions gagnantes), amène donc une réaction diamétralement opposée. Nouvelle séquence : « Pauline Marois applique bruyamment les freins sur l’idée d’un référendum au cours du prochain mandat ; les électeurs souverainistes qui souhaitent un référendum se démobilisent ; plusieurs renouent avec la liberté d’aller voir ailleurs ; le flanc souverainiste de la CAQ se remplume avec le retour au bercail d’une partie des brebis égarées au PQ ; Québec solidaire consolide son emprise sur les souverainistes progressistes grâce à l’effet PKP, qui n’est plus atténué par la perspective d’un référendum gagnant. »

3) Cette balourdise est rapidement compensée par le principal instrument de mobilisation populaire (ou plutôt populiste) du PQ, la Charte des valeurs québécoises, mais au prix d’un nouveau déséquilibre. La stratégie du « nation-building » propre au point 1.3 du programme (Une Constitution, une Charte de la laïcité et une citoyenneté québécoises), visant à édifier l’État sur l’identité nationale et à construire cette identité par les pouvoirs de l’État, tourne en caricature avec l’épisode de Janette Bertrand. Dernier moment de la chute : « les déclarations de Mme Bertrand, combinées au refus des ténors péquistes de corriger le tir, embarrassent et/ou neutralisent des sympathisants autrement acquis à la Charte au nom de l’égalité homme-femme ; des adeptes plus modérés de la Charte se replient sur la CAQ ; Québec solidaire consolide sa mise auprès des électeurs souverainistes réfractaires à la charte péquiste ; le vote libéral, déjà coalisé par la perspective référendaire sous un gouvernement péquiste majoritaire, se solidifie davantage. […] Au total, le PQ vient de passer la campagne à consolider le vote de son principal adversaire tout en fragilisant le sien. »

Mythologie péquiste

Cette maladresse n’est pas simplement accidentelle, même si le PQ aurait sans doute pu cacher davantage ses intentions et jouer de meilleures cartes. Au contraire, il a révélé au grand jour ce qui représente pour lui son angoisse existentielle, sa tension structurelle, à savoir l’abîme qui sépare la fin et le moyen, le fossé entre l’objectif ultime et l’interminable chemin pour l’atteindre, l’indépendance et la bonne gouvernance, la création d’un pays et la gestion provincialiste. Si PKP représente l’utopie souverainiste (le Messie de la grande coalition salvatrice), Marois incarne le pragmatisme d’une politicienne compétente mais sans vision. Entre ces deux pôles disjoints, Bernard Drainville symbolise par la figure du « père » l’autorité étatique qui permet de souder la famille nationale par le respect des valeurs communes. Cette triade PKP-Marois-Drainville illustre à son tour le virage conservateur du PQ, associant l’archétype du Patron patriote (nationalisme bourgeois), de la Technocrate réaliste (État pétrolier et néolibéral) et du Père bienveillant (garant de l’éthique, l’intégrité et l’identité). Par ailleurs, la stratégie du nationalisme identitaire visant à courtiser l’aile droite de l’électorat ne serait complète sans un supplément d’âme. La  « gauche efficace » et social-libérale de Jean-François Lisée remplit précisément cette fonction, jouant le rôle du Progressiste modéré capable de boucler la « grande coalition souverainiste » en culpabilisant la « gauche sectaire » de Québec solidaire, Françoise David servant de bouc émissaire aux déboires du péquisme en décrépitude.

Cette analyse de l’imaginaire péquiste, visant à illustrer par la mythologie les points structurants de ce conflit idéologique, permet d’expliciter le paradoxe du virage identitaire. Cette stratégie visait d’abord à répondre à la crise latente de l’identité québécoise, manifestée par le symptôme des accommodements raisonnables duquel on inféra le besoin d’une « affirmation nationale ». Néanmoins, celle-ci ne devait aucunement être politique ou économique, c’est-à-dire prendre la forme d’une remise en question du statut politique du Québec ou de l’ordre néolibéral dominant, car cela mettrait au grand jour les contradictions du Parti québécois et la fissure de sa propre identité. Le refoulement de cette possibilité, de cette vérité menaçante pour la conscience souverainiste, conduit alors à poser la question nationale sous une forme aseptisée, c’est-à-dire culturelle, morale et dépolitisée. C’est pourquoi le virage conservateur peut être interprété par la psychologie des profondeurs comme une tentative pour préserver l’identité d’un groupe sous le signe d’une menace sans objet. Cette angoisse doit alors être canalisée par un signifiant quelconque, pouvant prendre la figure de l’État canadien et du bourgeois anglais dans le cas de l’indépendantisme décolonisateur, ou de l’islamisation rampante symbolisée par le Voile dans le cas de la mouvance identitaire.

Heureusement, l’échec électoral du PQ et l’inefficacité de la Charte à titre de catalyseur de l’identité nationale condamne le nationalisme conservateur aux poubelles de l’Histoire. Cela ne veut pas dire que cette idéologie soit morte et que les intellectuels conservateurs comme Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Éric Bédard ne reviendront pas à la charge. Mais cette version particulière du nationalisme est condamnée à titre de stratégie susceptible de structurer le discours dominant d’un parti politique rassembleur. En d’autres termes, même si le PQ s’acharne dans cette direction parce qu’elle représente sa seule voie de sortie idéologique, il ne pourra jamais reprendre le pouvoir avec une Charte 2.0. Le comique de cette grande débandade est que le virage identitaire aura accéléré la crise d’identité du parti. L’incapacité de résoudre la crise identitaire québécoise se retourne contre l’auteur de sa mise en scène, condensant ainsi l’ensemble des contradictions de cette formation politique qui représente la conscience historique de ce mouvement. Ce n’est pas un hasard si la crise du modèle québécois, c’est-à-dire de l’État-providence édifié par la Révolution tranquille et trouvant son accomplissement dans le projet de souveraineté, se reflète dans la désorientation du parti qui n’a pas réussi à prolonger le processus, ni dans le sens de la justice sociale, ni de l’indépendance nationale.

« Ce n’est pas la faute de Pauline Marois, de ses stratèges, ni de Pierre Karl Péladeau, si le PQ a perdu aussi lamentablement. […] La question à se poser, cependant, est : pourquoi le Parti québécois a-t-il eu une aussi mauvaise campagne ? Parce que le PQ n’a plus l’air de savoir qui il est. On parle de la crise d’identité des Québécois… Mais quelle est l’identité du PQ en avril 2014 ? Souverainiste. Social-démocrate. Ces deux mots ont résumé le PQ pendant 40 ans. Aujourd’hui, la social-démocratie est à redéfinir, vu l’état des finances publiques. Et la souveraineté ne fait manifestement pas recette. Ce n’est pas « la faute à PKP », si la campagne péquiste a pris le fossé. C’est plutôt que son arrivée a cristallisé la crise d’identité du Parti québécois. Faut-il augmenter ou diminuer les impôts ? Faut-il un référendum ou pas ? [PKP] venait de confronter le PQ avec toutes ses contradictions. On ne peut pas avoir un préjugé historique favorable aux syndicats et recruter un patron réputé casseur de syndicats. »[2]

Entre classicisme et conservatisme

La crise inévitable du PQ ne se limite pas à la course à la chefferie entre PKP, Drainville, Lisée ou même Duceppe, bien que les débats entre ces figures risquent de révéler les multiples tensions de la constellation péquiste. Est-ce l’économie, l’identité, l’équité ou la souveraineté qui prendra le dessus ? Indépendamment de cette question particulière, qui ne sera pas sans conséquences sur l’avenir du PQ, c’est la forme même de la coalition souverainiste qui est profondément remise en question. Celle-ci repose sur le projet d’une « convergence nationale » permettant de rallier des souverainistes progressistes, conservateurs, radicaux, modérés, idéalistes et pragmatiques sous un même chapeau en vue d’une majorité parlementaire.

Si cette stratégie ne peut être actualisée par un seul parti, elle sera envisagée comme une alliance transpartisane opérée par des groupes de la société civile comme le Nouveau mouvement pour le Québec et le Conseil de la souveraineté. Cette option est certes plus réaliste que le mythe du PQ comme seul représentant légitime de la souveraineté, mais elle est trop naïve quant aux conditions concrètes pouvant mener à des ententes électorales. On peut certes critiquer la partisanerie et répéter ad nauseam le slogan « le pays avant les partis », mais il n’en demeure pas moins que la division du mouvement souverainiste est une conséquence directe de la trajectoire historique du Parti québécois et de l’idéologie qui lui a donné naissance, soit la subordination de la question sociale à la question nationale. Celle-ci peut prendre deux formes.

D’une part, il y a la forme classique du souverainisme progressiste issu de la Révolution tranquille, qui fut mise à mal par l’échec du premier référendum et la crise économique des années 1980. Cette version est revenue périodiquement avec la direction de Jacques Parizeau au début des années 1990 (avant de disparaître après le second échec référendaire et l’agenda néolibéral de Lucien Bouchard), puis avec l’arrivée d’Option nationale sur la scène politique au début des années 2010. Or, la lente révolution conservatrice de la société québécoise causée par une série de facteurs économiques, sociaux, politiques et idéologiques (double traumatisme référendaire, triomphe du néolibéralisme, convergence médiatique, mondialisation, etc.) offre peu d’espace pour une telle stratégie dans le contexte du XXIe siècle. Le faible score d’Option nationale aux dernières élections (0,73% comparativement à 1,89% en 2012 à la sortie du Printemps érable) est un signe, non seulement d’une faible visibilité médiatique et de difficultés internes à ce parti (départ impromptu de Jean-Martin Aussant, problèmes financiers et organisationnels), mais du décalage entre ce discours et la réalité sociale en 2014. Une erreur serait de poursuivre avec la même stratégie sans faire un sérieux bilan critique de la perspective souverainiste en se disant tout simplement « ON continue ». La véritable question devrait plutôt être : où ON s’en va ?

D’autre part, la forme conservatrice du souverainisme vise à s’adapter à la société québécoise sans essayer de la transformer. Elle cherche même à conserver son « essence » face au changement inquiétant des bouleversements économiques, politiques, écologiques et culturels. La montée du chômage, la crise de légitimité des institutions démocratiques, l’épuisement des ressources énergétiques et l’augmentation de la diversité occasionnée par l’immigration provoque maintes angoisses qui doivent être canalisées dans le sens du projet national. La crainte d’un choc violent ou d’une rupture, évoquant le souvenir pas si lointain de l’impuissance d’un peuple à s’autodéterminer, conduit à l’ajournement de la souveraineté et à la reconstruction d’une fierté collective par l’appartenance à une culture historique, majoritaire et unitaire. Outre la division contre-productive que cela occasionne à moyen et long terme pour l’adhésion éventuelle d’une majorité au projet d’indépendance (notamment auprès des minorités culturelles), cette perspective est essentiellement rivée sur le court terme, voire le très court terme, pour des raisons idéologiques et stratégiques.

En effet, le but de cette démarche est de répondre à une crise identitaire par une solution facile et rapide, n’occasionnant pas de remise en question générale. Nul besoin de conscience critique du passé, ni de projection inquiétante vers l’avenir ; seule une perpétuation confortable du présent suffit. De plus, les motivations électoralistes du discours identitaire sont alimentées par le buzz médiatique qui permet un certain contrôle de l’agenda public, au prix d’un enlisement rapide du débat et d’un désenchantement pour cette question qui se traduit par une faible popularité du PQ en période électorale. Tout se passe comme si la Charte représentait un fix servant à émousser temporairement le sentiment identitaire, tout en masquant un malaise plus profond et une incapacité à se sortir de la passivité. Le peuple québécois, s’il n’est pas fondamentalement conservateur, est aujourd’hui bien engourdi par un discours qui alimente cet état morose.

Qu’est-ce qu’un projet de société ?

Contrairement au souverainisme progressiste, le nationalisme conservateur fait le deuil du « progrès » et écarte complètement la question sociale de son champ de vision pour se concentrer exclusivement sur la préservation de l’identité nationale. Ce mécanisme de défense consiste à conserver l’image du « soi collectif » devant l’altérité, au lieu répondre à la crise d’identité par le dépassement réflexif de ses contradictions, c’est-à-dire la transformation consciente de la société. Celle-ci pourrait ainsi mieux ajuster ses aspirations inconscientes aux exigences de la réalité pratique par un « projet de société », qui doit être compris comme la construction d’une identité collective par la modification réfléchie de ses institutions. Cette réinterprétation de la question sociale permet de penser autrement la possibilité d’une gauche indépendantiste qui ne tombe pas dans le même piège du souverainisme classique, qui continue d’entretenir l’idée trompeuse d’une indépendance qui n’est « ni de gauche ni de droite mais en avant ».

Refuser de poser la « question sociale » sous prétexte qu’il faut ratisser large et éviter de diviser le peuple québécois, en croyant que la mise entre parenthèses du débat gauche/droite est une condition nécessaire à la « convergence nationale », le prix à payer pour atteindre l’indépendance qui seule rendra possible la réalisation de la justice sociale, représente une rationalisation qui amène une image inversée de la réalité. Cette construction idéologique, visant à endiguer le retour du refoulé, nie le fait que la plus profonde fissure dans l’imaginaire québécois réside dans la « question nationale » et qu’un projet démocratique, c’est-à-dire une réflexion collective sur la définition du Bien commun, est précisément ce qui permettrait de surmonter cette contradiction.

Contrairement aux idées reçues, c’est donc la question sociale qui permet de résoudre la question nationale, et non l’inverse. Croire que le débat entre progressistes et conservateurs est d’abord une joute oratoire de discours socio-économiques, prenant la forme d’une représentation théâtrale sur la scène nationale, occulte le fait que la querelle entre souverainistes et fédéralistes est-elle même un combat idéologique situé dans un contexte économique et des rapports sociaux. Il ne s’agit pas ici de dire que le niveau fondamental de la réalité doit être représenté par la lutte des classes et que la question nationale n’est qu’une illusion, un épiphénomène des rapports de production, mais de rejeter l’illusion inverse, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’indépendance représente l’horizon immédiat de la lutte politique, le socle à partir duquel tout serait possible. Les inégalités sociales existent déjà et seront présentes pendant et après le référendum, et elles peuvent être affectées par de nombreuses politiques qui ne se limitent pas au statut constitutionnel du Québec.

Inversement, un projet de société qui fait abstraction de la crise identitaire québécoise, qui se contente d’énumérer des valeurs comme la justice, l’égalité hommes-femmes, la défense de l’environnement et la souveraineté, sans préciser le lien qui les attachent directement aux aspirations populaires et à la question nationale, est condamné à rester dans l’abstraction, c’est-à-dire dans l’imaginaire d’élites éduquées séparées des classes moyennes et subalternes. Le fait que Québec solidaire ne tire pas vraiment profit de l’échec péquiste, malgré une nouvelle députée à l’Assemblée nationale et une augmentation de 1,6% dans le vote national, est le signe que la gauche n’a pas encore réussi à montrer que son projet de société répond adéquatement à la crise identitaire du peuple québécois.

La fin de l’hégémonie souverainiste

Or, la gauche possède un avantage virtuel que le mouvement souverainiste n’a pas et ne pourra jamais avoir, soit la capacité à inclure la question nationale dans son discours, alors que le souverainisme doit nécessairement délaisser la justice sociale et inclure la droite dans sa coalition. Toute la question est de savoir lequel des deux éléments, la gauche ou le souverainisme, aura l’influence morale et intellectuelle permettant d’avoir le dessus sur l’autre. La lutte politique à mener dans les prochaines années aura donc lieu sur le terrain idéologique, l’objectif consistant à développer une hégémonie culturelle sur un espace en voie de formation. L’effondrement du bloc souverainiste représente une occasion historique pour la reconfiguration de la gauche et la reformulation du projet de pays sur de nouvelles bases. L’importance de la présente période réside dans l’hésitation idéologique du projet souverainiste, qui oscille entre la mort et la résurrection.

Des personnalités importantes, comme Gérard Bouchard et Louise Beaudoin, sont relativement pessimistes quant à l’avenir. Pour le premier, le PQ se trouve dans une impasse parce qu’il ne peut se réformer radicalement tout en préservant une perspective périmée. « Pour moi, qui ai toujours été un souverainiste et un péquiste, la première impression c’est que le PQ va devoir se reconstruire, et en profondeur, a-t-il confié au Devoir. Le problème, c’est de savoir comment. Il devient de plus en plus clair que son article premier, que cette option sur la souveraineté, a du plomb dans l’aile et pour un bout de temps. […] Je ne vois pas comment ce parti pourrait abolir l’article 1, tout en demeurant le PQ. Comment pourrait-il se reconstituer et redevenir le parti qu’il était, c’est-à-dire un parti dominant, en tablant sur cette plateforme-là ? Donc, on semble dans un cul-de-sac. »[3]

Pour la deuxième, un fossé générationnel semble séparer le monde qui a vu naître le rêve souverainiste et l’époque actuelle. « Je ne m’attendais pas à l’ampleur de cette défaite. Est-ce que l’idée d’indépendance a été celle d’une seule génération ? Avons-nous échoué à transmettre le goût du pays aux jeunes ? […] Le projet [souverainiste] se présente dans un monde très différent de celui dans lequel il est né. Dans un contexte de mondialisation, les rêves collectifs ne sont plus très présents. Peut-on continuer aujourd’hui à avoir une vision de ce type-là ? La réponse appartient à la nouvelle génération », pense-t-elle. »[4] Si le constat d’un fossé historique est une donnée incontournable dans l’analyse de la situation politique actuelle, on ne peut pas conclure pour autant que les jeunes aient perdu tout projet collectif et qu’ils « vouent aujourd’hui un caractère sacré aux droits individuels ». Il ne faut pas laisser tomber l'idée d'indépendance, mais la renouveler radicalement. Ce qui est définitivement enterré, sur le plan idéologique et stratégique, c'est la souveraineté telle qu'elle fut conçue au XXe siècle. Le souverainisme classique est mort, et la question nationale, qui reste toujours en suspens, doit être articulée autrement.

Le grand basculement

La grande défaite du mouvement souverainiste ouvre une brèche pour la gauche, qui pourrait renverser le rapport de forces à son avantage. Historiquement, le PQ a réussi à garder plusieurs forces progressistes dans son giron, comme les centrales syndicales et une partie du milieu communautaire. Or, les mesures d’austérité et surtout le recrutement de PKP ont déclenché une signal d’alarme dans certains syndicats, s’émancipant ainsi de l’envoûtement péquiste et appuyant même des candidatures solidaires. Outre cet éloignement partiel des classes laborieuses et populaires du mirage péquiste, la gauche pourrait profiter de la désorientation idéologique du PQ pour gagner l’appui des forces indépendantistes. Pour ce faire, Québec solidaire ne doit pas garder les mêmes formules et attendre de ramasser les pots cassés, mais passer à l’offensive pour gagner l’appui de nouvelles personnalités et militant-es susceptibles d’accroître son influence morale sur la question nationale. Autrement dit, la gauche doit faire preuve de leadership indépendantiste.

Dans cette prochaine reconfiguration des forces politiques, Option nationale représente un élément central. La forte précarité de ce parti ne doit pas mener à le négliger pour autant, même si son poids électoral (0,73%) est relativement insignifiant pour le PQ ou QS. L’intérêt d’ON réside plutôt dans l’évaluation du rapport de forces dans la recomposition d’un nouveau bloc historique. La question est de savoir si le remaniement du PQ pourra tirer vers lui la nouvelle génération, ou si QS pourra convaincre une base militante relativement progressiste mais extérieure à la culture politique de gauche de joindre son projet de société afin de réaliser l’indépendance. Si nous pouvons douter que PKP, Drainville, Lisée ou Duceppe pourront susciter un enthousiasme suffisant pour attirer les jeunes, QS n’aura pas le dessus tant qu’il n’aura pas écarté l’ambiguïté programmatique qu’il a pourtant clarifié dans son discours lors de la campagne électorale en mentionnant que l’Assemblée constituante allait aboutir à un référendum dans lequel la question de l’indépendance serait posée.

Une toute petite révision du programme lors du prochain congrès, permettant de préciser que le mandat de l’Assemblée constituante serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant (laissant la porte ouverte à la rédaction conjointe d’une constitution provinciale pour offrir deux options à la population lors du référendum), signifierait la disparition ipso facto d’ON en vertu du point 2.1 de ses statuts qui l’oblige à collaborer ou fusionner avec toute formation politique dont la démarche est aussi clairement indépendantiste que la sienne. QS n’aurait pas pour autant à se recentrer et diluer son projet de société, car il aura amené vers lui de nouvelles forces vives. Par ailleurs, la déroute du PQ pourrait mener plusieurs péquistes déçus à rejoindre les rangs solidaires en voyant qu’il s’agit du nouveau véhicule politique susceptible de recréer l’espoir du changement et réaliser l’indépendance du Québec. Mais il faudra agir rapidement avant que la reconstruction de la machine péquiste puisse leurrer les masses avec une nouvelle image. Avec un peu de chance et d’audace, la gauche aura étendu son hégémonie à une partie non négligeable du mouvement souverainiste. Somme toute, il s’agit d’accélérer le basculement historique des formations politiques par un « renversement contre-hégémonique », où les forces populaires et le projet de pays s’émancipent du contrôle idéologique des élites politiques et économiques.

Une lettre écrite conjointement par des militant-es d’ON et de QS en période pré-électorale permet d’illustrer cette idée en mettant l’accent sur le fossé générationnel qui sépare les mouvements sincères du changement social aux forces rigides de l’inertie. « Les politiciens qui dominent le paysage politique québécois ne président pas à une époque emballante de notre histoire. D’un règne à l’autre, les évolutions sont à peine perceptibles et, lorsqu’elles le sont, c’est presque toujours dans le sens d’un recul du bien commun. Pendant ce temps, des mouvements de citoyens sincères posent des actions pour la défense du plus grand nombre. Ils s’opposent à une élite politicienne et affairiste qui se partage le pouvoir depuis des décennies et qui, ce faisant, s’aplatit dans la paresse : à quoi bon s’encombrer d’audace si la règle de l’alternance lui garantit de toute façon son prochain tour au pouvoir? Elle se laisse donc glisser dans le sillon des dérives de notre temps, engageant par là le Québec dans le plus gros virage pétrolier de son histoire, ne remplissant pas le mandat qui lui a été confié d’utiliser l’État québécois au service du peuple. Et lorsqu’elle prétend tout à coup défendre des causes chères à la population, elle le fait la plupart du temps dans un but de séduction électorale et non pas par engagement véritable. Elle se sert de ces causes plutôt que de les servir. »[5]

Néanmoins, la consolidation graduelle des forces souverainistes dans une nouvelle constellation progressiste ne mènera pas magiquement à la victoire. La gauche indépendantiste aura besoin d'une sacrée stratégie pour surmonter l'apathie et l'idéologie dominante au cours des prochaines années. Nous aurons besoin de la plus importante mobilisation sociale que le Québec n'ait jamais connue, accompagnée d'un projet politique digne d'une nouvelle Révolution tranquille. La tâche est énorme, voire utopique, mais nous n'avons pas le choix, car l'avenir de notre territoire, nos institutions et notre pays en dépend. Dans le prochain billet, nous soulèverons quelques pistes de réflexion par l’esquisse d’une nouvelle stratégie : la révolution solidaire.



[1] Chantal Hébert, La campagne la plus altruiste du PQ, l’Actualité, 3 avril 2014.
[3] Stéphane Baillargeon, Requiem pour le projet de pays. Des ténors souverainistes concluent au cul-de-sac, Le Devoir, 9 avril 2014
[4] Ibid.
[5] Une conjoncture, ça se crée. Par des membres de QS et d’ON. http://synergieonqs.wordpress.com

Commentaires

  1. http://synergieonqs.wordpress.com

    RépondreSupprimer
  2. Bravo pour ce texte extrêmement riche.
    "La tâche est énorme, voire utopique"... Utopique, je crois pas. Il faut laisser passer le temps, semer des graines.
    L'indépendance est une chose naturelle, logique, qui ne se force pas. Ça arrivera.
    "Mais nous nous serons morts mon frère"?
    Peut-être. So what?

    RépondreSupprimer
  3. Distraction éléctorale, électorale des communications ; image, special pub, manipulation vs dialogue, gestion vs débat, 3 partis pour une guouverance et un inconfortable représentant de l'économie sociale qui n'est pas représentatif des valeurs bourgeoises de la majorité à mon avis revoir ce reportage et bien l'ecouté serait un bon point de départ pour la présente réflexion. https://www.youtube.com/watch?v=uc0e-C9jFpk#aid=P93C4ToT1S4

    RépondreSupprimer
  4. Dans la perspective d'un ralliement les lambeaux d'Option nationale et des progressistes «qui-n'en-sont-pas-encore-revenus-du-PQ» et d'entrer à plein pied dans le développement d' «une hégémonie culturelle sur un espace en voie de formation», il pourrait être intéressant de réfléchir à changer le nom de «Québec solidaire» pour quelque-chose comme «Québec libre». La charge symbolique serait importante. D'un côté le parti (sans changer son programme d'un iota sauf en ce qui concerne la précision entourant la constituante) afficherait d'emblée une résolution et une combativité nouvelle que l'on ne trouve pas dans le mot «solidaire» -qui sent surtout la soupe populaire communautaire- en plus de s'ancrer résolument dans la continuité des luttes de libération et d'émancipation qui jalonnent l'histoire du Québec (le poids historique de l'expression Québec libre étant évidemment très grand).
    Ensuite, cela participerait à une réappropriation nécessaire par la gauche des mots «libre» et «liberté», etc. La lutte pour amener une nouvelle hégémonie culturelle passe aussi par les mots, et des termes tels que «juste part», «liberté» ou encore «révolution» (Legault et sa «révolution du courage») ne doivent pas être laissés à la droite. De plus, associer l'expression «Québec libre» (qui à la base réfère dans l'esprit de beaucoup à l'indépendance politique) à un programme bien plus global comme celui de QS et de la gauche radicale est une façon d'amener l'idée centrale que la lutte pour l'indépendance se fait et doit se faire pas seulement au niveau politique et constitutionnel, mais économique, sociale, culturelle, et que lutter pour les droits des femmes, des travailleurs et des travailleuses, pour la protection de l'environnement, etc. s'inscrit dans la lutte globale pour la liberté et l'indépendance.
    Finalement un autre geste symbolique qui doit être posé au plus sacrant est la rupture drastique avec le NPD, pour des raisons évidentes.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés