mercredi 17 juillet 2013

Une hypothèse stratégique pour la grande débandade


Éléments de conjoncture

Dans la reconfiguration des forces politiques à l’heure actuelle, il est impossible de ne pas remarquer la crise majeure du projet souverainiste. Si le début de la fin remonte au traumatisme collectif du deuxième échec référendaire, un dérapage important surgit au XVIe congrès du Parti québécois d’avril 2011, qui adopte une série de mesures conservatrices : stratégie de la « gouvernance souverainiste », projet de constitution québécoise basée sur le nationalisme identitaire, promotion des investissements privés dans les secteurs stratégiques de l’économie, ouverture à l’exploitation du pétrole sur le territoire québécois.

Le virage « austère » du Parti québécois, empruntant le chemin tracé par le bouchardisme et se rapprochant toujours plus du populisme conservateur de la CAQ, place la souveraineté à la remorque du grand Redressement de l’éthique et l’intégrité, des finances publiques, de l’identité québécoise et de l’économie. C’est pourquoi cette inflexion, jumelée à l’effervescence du printemps québécois, n’a pas tardé à gonfler les rangs des deux principaux partis politiques progressistes et souverainistes : Option nationale et Québec solidaire. Regorgeant de nouvelles âmes en quête d’une libération nationale et d’un réel changement social, ces deux formations se situent définitivement à gauche du Parti québécois, tant sur le plan de la question nationale que de la question sociale.

Or, l’un des principaux protagonistes de l’indépendance vient de perdre sa tête, la démission de Jean-Martin Aussant laissant les partisans d’Option nationale dans une situation embarrassante. Si des raisons familiales furent évoquées, un ensemble de tensions au sein du parti remontant aux élections de septembre 2012 et congrès de mars 2013 expriment des problèmes organisationnels non négligeables : mobilisation tardive, manque de formation militante des membres, lacunes des communications, unilatéralisme, etc. Un déménagement impulsif à Montréal n’aidant pas l’élection éventuelle de son chef, Option nationale se retrouvait ainsi à dépendre de la bonne volonté de ses alliés potentiels. Le refus net des ententes électorales par Québec solidaire et l’appel au sabordage du Parti québécois clouèrent le dernier clou du cercueil de ce jeune parti.

La désorientation générale

Ni l’appel au « renouvellement » du discours des États généraux sur la souveraineté, ni l’idée futile des primaires de la Convergence nationale, ni la transformation du Conseil de la souveraineté en organisation pseudo-citoyenne ne peuvent renverser ce constat : la grande coalition souverainiste n’existe plus. Les démissions subites de Jocelyn Desjardins à la tête du Nouveau mouvement pour Québec et de Jean-Martin Aussant laissent plusieurs souverainistes dans un état de confusion et d’abattement. Yannick Cormier, ancien organisateur d’Option nationale, résume parfaitement cette situation dans une lettre adressée à son ancien chef :

« Le fait est qu’Option nationale ne te survivra pas. Fruit de ta défection du PQ, le parti a été poussé par une parenthèse historique. La crise du souverainisme émergeant clairement depuis 2011, puis Occupy, le printemps érable et leurs sursauts de militantisme ont gonflé les effectifs, mais pas la qualité de l’organisation. Se sont ainsi regroupés d’admirables déterminés autour d’une figure charismatique, beau chic beau genre vulgarisant le projet de façon décomplexée. Le problème était que le message véhiculé était personnalisé : Aussant, le vertueux démissionnaire. [...] Il m’est difficile de ne pas te comparer à un feu de paille. Ce retrait arrive en pleine crise du souverainisme et celui-ci n’aidera pas à la surmonter. Tant à ON, au PQ, qu’ailleurs, ce départ illustre que nous, souverainistes, ne savons plus où nous allons. »

Du volontarisme à l’idéalisme

Dans une réplique sincère mais plutôt superficielle, Catherine Dorion confirme à bien des égards les inquiétudes de Yannick Cormier, qui met le doigt sur la personnalisation du parti et les problèmes organisationnels qui ne peuvent être compensés par l’enthousiasme des membres et les slogans de résilience. Catherine se contente d’une apologie de Jean-Martin, en mentionnant au passage qu’il y a encore « plein de ces gens intelligents et inspirants » au sein du parti. Elle les invite à se retrousser les manches et à continuer dans la confiance en évitant le défaitisme paralysant : « Nous n’avons aucune idée de ce qu’ON sera dans cinq ans : ça peut aller de pétard mouillé à succès fulgurant. Mais parce que nous avons déjà tout ça, moi, j’ai envie d’essayer. »

Ce volontarisme s’explique par l’ontologie sociale de la candidate, c’est-à-dire sa conception du monde social et du changement. Celle-ci est essentiellement idéaliste, non pas au sens d’utopiste mais de psychologiste, expliquant l’immobilisme du Québec par une « psyché collective » qui serait engluée dans le doute, « l’économisme aveugle » et « l’individualisme indéfectible ». Ce sommeil de l’Esprit national n’attendrait qu’un soudain réveil magique pour se sortir de sa torpeur. Évidemment, ce mythe d’une Révolution tranquille surgissant ex nihilo découle d’une analyse sociale, politique et économique boiteuse, qui transpose le schème des années 1960-1970 sur l’époque actuelle.

« Ce paysage social là est toujours là, comme un feu qui couve et qui attend que l’actualité lui donne des raisons de se rassembler pour se nourrir, pour grossir et continuer sa gestation. Si la page du printemps érable est tournée, on est loin d’être à la fin du livre. Pendant la Révolution tranquille, il y a eu des à-coups, des moments de repos, des relais à l’international, des sursauts populaires pour différentes causes qui n’avaient pas l’air, de prime abord, d’avoir de parenté entre elles, mais qui, avec le recul de l’Histoire, se sont finalement toutes retrouvées mariées ensemble. Le Québec avait une envie profonde de se sortir de la Grande Noirceur - collusion, corruption, contrôle des esprits par l’Église -, comme quelqu’un qui, un beau matin, secoue sa déprime de plusieurs mois, tire les rideaux, ouvre grand les fenêtres, met la musique dans le piton pour se lancer dans le ménage, puis se dit tout haut à lui-même avant d’appeler des amis : Ça va faire. Je me suis assez morfondu dans mon lit que ma vie n’était pas ce qu’elle devrait être… »

La fin du bloc souverainiste

Enfin, Catherine garde espoir parce qu’elle fait reposer son courage sur un « mouvement social » dont elle serait l’avant-garde. L’histoire serait en quelque sorte une succession de vagues, allant du cynisme et du découragement à la mobilisation et l’émergence d’une volonté collective. Dans un « paysage politique extrêmement morne », elle serait la lumière qui pratiquerait des brèches et guiderait les « grégaires » vers leur salut national.

Malheureusement, la présence d’une force sociale ne mène pas mécaniquement à une force politique organisée, comme le montre le mouvement étudiant dont les revendications n’ont pas été traduites lors des élections (nos rêves sont plus grands que vos urnes). De plus, la conquête du pouvoir politique requiert un niveau élevé d’organisation, une notoriété auprès des élites ou bien un ancrage important dans les couches populaires, syndicats et mouvements sociaux, ainsi qu’une certaine hégémonie sur une bonne partie de la population. Étant donné qu’il n’y a pas de mouvement de masse en faveur de l’indépendance nationale, qu’Option nationale ne représente pas une force politique réelle, et que le Parti québécois fonce tout droit vers un échec électoral, nous pouvons prédire sans trop de risques l’effondrement prochain du bloc souverainiste.

Il ne s’agit pas ici de fatalisme, mais d’une perspective réaliste prenant acte des tendances lourdes de l’histoire politique, de l’évolution des conditions matérielles et des transformations culturelles en cours. Il ne faut pas renoncer à la persévérance, mais à l’obstination aveugle dans les contradictions d’un projet aux limites structurelles. Un souverainisme décomplexé et rajeuni reste tout de même prisonnier de l’idéal d’une coalition entre indépendantistes et nationalistes craintifs, progressistes combatifs et technocrates conservateurs. Une telle alliance repose sur un « bloc historique » forgé par la Révolution tranquille, qui frappa un mur en 1980 et qui commence à s’effriter depuis ce temps. Il ne faut pas mettre du vieux vin dans des bouteilles neuves, mais donner à l’indépendance un contenu nouveau et réellement émancipateur.

Vers un collectif indépendantiste

Dans ce contexte de désorientation générale du mouvement souverainiste, Québec solidaire doit faire preuve de sagacité en articulant sa stratégie d’accession à l’indépendance aux nouveaux rapports de forces présents dans la société civile et la sphère politique. L’indépendantisme doit devenir un axe structurant de son discours et sa pratique, afin de prendre la balle de l’histoire au bond. Devant le démantèlement prochain d’Option nationale, l’éclatement éventuel du Parti québécois, l’introduction des idées de constituante, de souveraineté populaire et de mobilisation citoyenne dans les États généraux sur la souveraineté et la Convergence nationale, il n’est pas question d’attendre que les forces souverainistes viennent tranquillement rejoindre un parti de gauche qui n’a pas encore exploité tout son potentiel indépendantiste.

Pour aider Québec solidaire à passer à l’offensive, plusieurs membres sont en train d’élaborer les bases d’unité d’un « collectif indépendantiste ». Bien qu’il existe déjà une Commission thématique sur la souveraineté, ses activités sont en bonne partie déterminées par les priorités du parti et ses différentes instances. D’une certaine manière, elle est subordonnée au Comité de coordination national, à la Commission politique et au Congrès, sans constituer un véritable organe militant autonome.
Dans le point 14 des statuts de Québec solidaire, « le parti reconnaît l'existence, en son sein, de courants de pensée différents et complémentaires. En ce sens, il permet et encourage la création de collectifs permettant à des membres de promouvoir des orientations spécifiques, dans la mesure où ces derniers s'engagent à respecter les statuts, les valeurs fondamentales et le programme du parti. Les collectifs sont mis sur pied par des membres du parti qui se regroupent sur une base identitaire, sur la base de thèmes particuliers ou d'affinités politiques. Sans bénéficier d'un droit de représentation particulier dans les instances du parti, ils sont reconnus par les différentes instances du parti. Celles-ci peuvent favoriser, par exemple, la diffusion des idées, des projets ou des activités des collectifs, et mettre ces derniers à contribution, notamment dans les débats, en vue d’enrichir la réflexion et les décisions. Lors des Congrès, des tables d’information seront mises à la disposition des collectifs. »
Les trois tâches
La première tâche du nouveau collectif consiste à rassembler les nationalistes de gauche, patriotes, républicains et indépendantistes au sein d’un lieu d’échange, de réflexion et d’action prenant la forme d’une tendance politique organisée au sein de Québec solidaire. Il permettrait de fournir une identité commune à différents membres du parti qui veulent mettre la question nationale en avant-plan, tout en l’articulant étroitement à un projet de société réellement émancipateur. De plus, le collectif indépendantiste pourrait servir de structure d’accueil pour les indépendantistes d’anciennes allégeances politiques (comme Option nationale), en créant une zone tampon favorable à leur intégration au sein du parti. Il ne s’agit pas de créer un « ghetto de souverainistes » au sein de Québec solidaire, mais d’insérer ces forces vives prêtes à militer pour une indépendance populaire, démocratique et combative.

La deuxième tâche du collectif indépendantiste consiste à élaborer les bases d’un véritable nationalisme contre-hégémonique, visant à contrecarrer l’idéologie péquiste, le nationalisme identitaire et le conservatisme qui couve dans plusieurs milieux l’espace public. Celui-ci mène non seulement à la défense du statu quo en matière d’inégalités sociales et économiques, mais à l’échec d’une véritable libération du peuple québécois. Cette lutte idéologique doit approfondir les thèmes républicains présents dans le programme du parti, qui permettent d’articuler un idéal concret et émancipateur à la souveraineté populaire, le combat contre la corruption du pouvoir et de l’argent, les vertus civiques et la défense du bien commun. L’élaboration d’un « républicanisme québécois », basé sur un nationalisme civique, pluraliste et inclusif, ferait la promotion d’institutions démocratiques comme alternative politique à la monarchie et la domination coloniale des firmes multinationales et de l’État canadien. Au-delà de la stratégie de l’Assemblée constituante qui représente le principal instrument démocratique de notre libération nationale, il s’agit de tracer dès maintenant les contours de la République du Québec que nous voulons ; la finalité (indépendance) ne soit pas effacée derrière les moyens (constituante).

La troisième tâche du collectif consiste à développer une stratégie de mobilisation sociale capable d’unifier différentes luttes à l’intérieur d’un projet d’indépendance populaire. Il doit non seulement créer des liens avec les organisations indépendantistes existantes de la société civile, mais organiser des événements, conférences, débats publics et espaces d’action politique communs afin de faire déborder la lutte pour l’indépendance de la scène politique formelle. Plusieurs mouvements sociaux (écologistes, féministes, pacifistes, altermondialistes et autochtones), de même que des mobilisations citoyennes contre le gaz de schiste et le pétrole (tragédie de Lac-Mégantic) sont directement liés à l’impérialisme de l’État néolibéral canadien.

Enfin, le collectif indépendantiste doit opérer une authentique démarcation idéologique, stratégique et tactique avec le « bloc historique » du souverainisme officiel, fondé sur l’exclusion des revendications trop radicales de la gauche et d’une rupture définitive avec l’État fédéral. Dès ses débuts, la souveraineté-association n’a été qu’une entreprise d’euphémisation du projet d’émancipation sociale et nationale, troquant la préparation des « conditions gagnantes » de notre indépendance politique formelle pour notre dépendance économique et sociale à des industries destructrices et sans scrupules. L’imposition de mesures d’austérité, l’approbation de négociations anti-démocratiques de traités de libre-échange, la privatisation des ressources naturelles, la grande parade devant les investisseurs américains et européens, le développement tous azimuts du Nord et le saccage du territoire québécois pour le remboursement de la dette ne sont pas des mesures qui permettent l’enrichissement du peuple québécois, mais qui aggravent son oppression par des élites économiques et politiques corrompues.

Une nouvelle souveraineté

La critique radicale du Parti québécois, ainsi que du capitalisme financier régnant dans le paradis fiscal et minier de l’État canadien, doit permettre de dégager un nationalisme décolonisateur, ainsi qu’une définition élargie de la souveraineté visant à protéger les communautés et les écosystèmes contre la mondialisation néolibérale. Cette perspective s’inscrit donc dans un cadre altermondialiste, qui ne fait plus fi des luttes de libération nationale mais les replace dans la défense plus générale des droits humains et de la nature, comme le suggère la physicienne et militante Vandana Shiva :

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise.  » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. » http://www.bastamag.net/article1622.html

C’est pourquoi il faut débusquer et surtout dénoncer le chauvinisme national et le nationalisme bourgeois. Par exemple, le mirage pétrolier profitera surtout à une bourgeoisie nationaliste véreuse, qui compte hériter du contrôle centralisé d’un État souverain en laissant des miettes à la majorité. Au contraire, le projet émancipateur de l’indépendance populaire peut facilement être réconcilié à la perspective d’une transformation sociale et économique pouvant s’étendre à différents pays du globe. Il faut arrêter d’opposer abstraitement patriotisme et internationalisme, et adopter plutôt l’analyse nuancée du socialiste et républicain Jean Jaurès. « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »

La théorie de la flottille

Dans une réplique de Marc Laviolette et Pierre Dubuc à la « Lettre aux indépendantistes » d’Amir Khadir, ils reprochent à Québec solidaire de miser sur la défaite du PQ afin de provoquer son éclatement. « D’ailleurs, déjà, lors de la dernière campagne électorale, Françoise David avait formulé cet objectif.  Dans une autre entrevue au Devoir (25 août), elle déclarait : Après tout, s’il n’y a plus de vaisseau amiral de la souveraineté, mais plutôt une flottille et que Québec solidaire en fait très sérieusement partie, j’en serai ravie ». http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=4685

Les fers de lance du SPQ-Libre associent cette « théorie de la flottille » à la « dérive sectaire » de Québec solidaire, qui met de l’avant une « politique du pire » pouvant mener à « la victoire du camp fédéraliste et sa domination sans partage sur le Québec pour de nombreuses décennies ». Nous pouvons rétorquer à cette objection en soulignant qu’un gouvernement formellement souverainiste pratiquant des politiques autonomistes et néolibérales mettant le Québec au service de l’impérialisme canadien et américain ne représente pas une différence significative par rapport au camp fédéraliste (PLQ, CAQ).

Par ailleurs, Laviolette et Dubuc associent les positions du dernier congrès de QS à « l’attitude des sectes trotskistes face au démantèlement de l’Union soviétique » qui croyaient pouvoir bénéficier de son éclatement. « Si le PQ venait à disparaître, nous nous retrouverions devant une multitude de chapelles et Québec solidaire n’en tirerait pas profit, parce que la question nationale n’est pas l’axe principal de son action. Que nombre de militants indépendantistes, déçus du Parti Québécois, préfèrent aujourd’hui rallier les rangs d’Option Nationale plutôt que QS en est la preuve. »

D’une part, la décapitation d’Option nationale laisse le champ libre pour Québec solidaire, qui ne cesse de gagner en popularité malgré les vives réactions des médias de masse, des chroniqueurs de droite, des élites économiques et de l’establishment politique, qu’il soit fédéraliste ou souverainiste. D’autre part, c’est précisément le rôle du collectif indépendantiste que de tirer la gauche vers la question nationale, tout en tirant l’indépendance à gauche. Si cet organe militant peut jouer le rôle de la flottille et contribuer à l’éclatement du bloc souverainiste afin de ramasser ses dépouilles, c’est bien pour les ramener dans le nouveau vaisseau amiral de l’indépendance nationale et solidaire.

La crise de l’État-providence keynésien

Enfin, les auteurs de « Amir Khadir et la dérive sectaire de Québec solidaire » critiquent l’analyse de classe de leur adversaire en proposant leur propre version de l’unité nationale. « Une lutte de libération nationale se caractérise par le fait que plusieurs classes et couches sociales ont un intérêt objectif à l’indépendance nationale, malgré leurs intérêts divergents ou conflictuels à d’autres égards. C’est pour cela que les mouvements de libération nationale prennent toujours la forme de coalitions, regroupant des représentants des intérêts des différentes classes sociales en cause. Amir Khadir et Québec solidaire répudient aujourd’hui cette approche. Ils écartent toute alliance avec d’autres partis politiques, font du Parti Québécois leur ennemi principal et s’inscrivent dans une approche classe contre classe. »

Cette interprétation n’est pas fausse, mais laisse sous-entendre que la souveraineté pourrait naître d’une coalition similaire à celle de René Lévesque, et que la lutte des classes entrave toute forme de libération nationale. Ces deux prémisses sont malheureusement erronées. Premièrement, le bloc souverainiste était basé sur le mouvement ascendant de la Révolution tranquille, qui reposait à son tour sur l’État-providence keynésien (EPK). « Sous sa forme social-démocrate, l’EPK était une tentative visant à intégrer dans la communauté nationale, grâce à la croissance économique, au plein-emploi et à des prestations sociales universelles, les populations pauvres et défavorisées du pays. […] L’EPK reposait sur une certaine image des divisions sociales, formées de strates horizontales multiples, chacune ayant plus ou moins accès à un certain nombre de valeurs désirées. Ces strates étaient parfois identifiées à des classes, sans que cela implique un antagonisme fondamental entre celles-ci. Toutes appartenaient à la « nation une ». »[1]

Pour le meilleur et pour le pire, ce compromis de classes issu de la phase fordiste du capitalisme (Trentes Glorieuses) est en train de se disloquer sous le poids de la mondialisation néolibérale, du régime postfordiste (NTIC, flexibilisation, désindustrialisation), et du postmodernisme (nouvelles subjectivités et fragmentation des identités). Ces transformations économiques et culturelles se combinent à une profonde crise institutionnelle, s’exprimant par un divorce entre représentants et représentés et une perte d’efficacité, réelle ou perçue, de la régulation étatique.

Le parlementarisme (système des partis) et la représentation fonctionnelle (corporatisme) sont discrédités, ce qui favorise l’émergence d’un « populisme autoritaire » anti-étatiste qui instrumentalise le cynisme et le mécontentement populaire pour imposer des privatisations et des mesures d’austérité en réprimant les mouvements sociaux et syndicats à coup de lois spéciales. Tout cela contribue à délégitimer le « consensus national » du modèle québécois, en ramenant le pôle coercitif de l’État en avant-plan. La crise sociale du printemps québécois représente un important symptôme du déclin hégémonique du néolibéralisme, ce projet bourgeois devant maintenant s’imposer par la force, l’impératif sécuritaire de la loi et l’ordre.

Les deux nations

Le déclin du modèle québécois ne peut laisser intact le bloc souverainiste du Parti québécois, qui repose sur un équilibre fragile entre élites et groupes subalternes. Cette « alliance de classes » est également compromise par l’action conjointe du nationalisme identitaire, de l’idéologie libertarienne et des propos réactionnaires des radio-poubelles, rassemblés dans ce que nous pouvons nommer la « nouvelle droite » ou « front nationaliste conservateur ». Celui-ci « prend de plus en plus la forme d’une nation unie et privilégiée, composée de « bons citoyens » et de « durs travailleurs », qui s’opposerait à une nation subalterne placée sous contrôle ; celle-ci dépasserait les quartiers défavorisés et leurs minorités ethniques pour inclure l’ensemble de la classe ouvrière non qualifiée du pays »[2].

Le ressentiment des petits entrepreneurs et la révolte des classes moyennes contre la domination de la gauche, des syndicats et de l’État-providence sont alimentés par un grand appareil médiatique qui contribue à former une matrice idéologique complexe qui multiplie les clivages entre producteurs/parasites, riches/pauvres, contribuables / carrés rouges, salariés/chômeurs, régions/clique du Plateau, liberté individuelle/coercition étatique, etc. À l’inverse des strates horizontales multiples du modèle québécois, la nouvelle droite « estime que la société est divisée de haut en bas par un clivage unique et vertical opposant les producteurs et parasites. L’opposition entre ces « deux nations » est par nature antagonique et ne peut être transcendée par le collectivisme de l’EPK.

De manière générale, le secteur productif se compose de personnes produisant des biens et services qui peuvent être mis sur le marché sans avoir besoin de subventions publiques. Le secteur parasite comprend à la fois les classes indigentes (chômeurs, retraités, handicapés, etc.) et les personnes dont l’activité économique, qu’elle relève du public ou du privé, n’a pas de rentabilité selon les critères de la comptabilité capitaliste. Sont exclus de cette catégorie les seuls employés de l’État dont l’activité est indispensable à son rôle minimal de gendarme – la police, les forces armées, les services fiscaux, etc. »[3]

La crise organique

Ainsi, l’unité nationale se retrouve séparée en deux camps antagonistes par un discours largement influent au sein de l’espace médiatique et la sphère politique. Ce discours trouve sa caisse de résonance dans le ressentiment des petits entrepreneurs et des classes moyennes conservatrices, mais également auprès d’une bonne partie des membres de la classe ouvrière qui craignent de se retrouver à la dernière place[4]. Or, ce clivage des deux nations n’est pas purement idéologique, car il s’exprime également dans la transformation des institutions politiques et de l’infrastructure économique.

Paradoxalement, les classes populaires qui adhèrent à ce modèle contribuent directement à leur malchance, car le néolibéralisme amène la stagnation de l’économie nationale et l’implantation de mesures d’austérité, réduit la diversification de l’économie locale et régionale, et augmente drastiquement les inégalités sociales. La reprise financiarisée prend le dessus, en mettant de côté les investissements productifs et en faisant reposer la croissance sur l’endettement des ménages[5]. Autrement dit, une petite minorité de la grande bourgeoisie s’enrichit, au détriment de l’appauvrissement généralisé et de la précarisation des jeunes, femmes, aînés, immigrants, classes moyennes, etc.

Quand nous assistons à une crise de l’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire à la rupture d’un équilibre entre les groupes dominants et dominés qui bouscule l’ensemble de la communauté politique, nous avons affaire à une crise sociale. Lorsque la crise économique surgit et que l’État en tant que système de domination vacille, c’est-à-dire lorsque l’infrastructure et la superstructure sont simultanément perturbées, survient une crise organique ou nationale. Enfin, « quand ceux d’en haut ne peuvent plus ; quand ceux d’en bas ne veulent plus ; que ceux du milieu hésitent et basculent », nous avons affaire à une crise révolutionnaire.

La reconstruction de l’unité populaire

Que le scénario de la précarisation des masses soit corroboré ou non dans l’immédiat, nous pouvons affirmer que l’espace social québécois est de plus en plus polarisé, idéologiquement du moins, et potentiellement dans les faits. La crise sociale du printemps 2012 marqua une empreinte indélébile dans l’imaginaire collectif, en rappelant au peuple québécois que le consensus n’est pas le préalable de l’émancipation, mais son résultat. Le conflit, le rapport ami/ennemi, bref l’antagonisme est constitutif du champ politique. Le consensus est toujours le résultat d’un équilibre des forces temporaire, de la prédominance d’un ordre social particulier, d’une hégémonie d’un certain groupe sur les autres.

Bien que le Québec n’ait pas encore fait face à une réelle crise nationale, il reste vulnérable aux mutations de la conjoncture économique internationale, à la crise écologique accentuée par la surexploitation des ressources naturelles, et aux révoltes populaires qui explosent un peu partout dans les pays développés et émergents depuis quelques années. Si le printemps québécois a été l’expression que « ceux d’en pas ne veulent plus », l’appareil d’État et l’hégémonie conservatrice a tout même démontré que « ceux d’en haut peuvent encore » et que « ceux du milieu ne sont pas sur le point de basculer ». Néanmoins, il est certain qu’une fissure suffisamment profonde a été opérée, de sorte qu’il sera impossible de restaurer une belle « coalition regroupant des représentants des intérêts des différentes classes sociales en cause » afin d’assurer la victoire d’un mouvement de libération nationale. Un changement d’époque historique est survenu, et il faut saisir les conséquences stratégiques et politiques qui en découlent.

La bourgeoisie francophone a partiellement réussi sa « révolution démocratique » en formant un État-providence keynésien par le haut, mais elle a échoué à mener son projet à terme. Elle a certes permis de mettre à jour des institutions politiques et économiques favorables au capitalisme de masse en jetant l’hégémonie archaïque de l’Église catholique et ses reliques féodales aux poubelles de l’histoire, mais elle a été incapable d’instaurer un État indépendant nécessaire à sa pleine autonomie législative, fiscale et diplomatique. Nous pouvons donc conclure que les tâches historiques de la bourgeoisie ne peuvent plus être portées par cette classe sociale en déchéance ; la bourgeoisie nationaliste n’a jamais eu à cœur l’émancipation du peuple québécois, mais plutôt la négociation de sa place au soleil de la mondialisation par le biais d’un partenariat économique avec l’impérialisme canadien et américain, y compris en 1995.

Ce constat pessimiste implique pourtant un nouvel espoir, résidant dans la reconstruction de l’unité nationale-populaire. Celle-ci doit regrouper le précariat urbain et la petite-bourgeoisie progressiste, mais également les habitants des régions, paysans et travailleurs saisonniers. Cette nouvelle alliance ne doit plus être basée sur une appartenance ethnique unitaire (les québécois francophone contre les anglais et les immigrants), mais traverser cette frontière pour réunir les communautés culturelles, mouvements sociaux, milieux associatifs, syndicats et classes moyennes précarisées qui formeraient la tête de ce mouvement. Autrement dit, ce n’est pas une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie par un parti faussement centriste qui permettra de faire l’indépendance, mais une organisation de forces populaires dirigés contre le néolibéralisme, l’impérialisme canadien et les élites québécoises qui le soutient.

Conclusions générales

Contrairement à ce qu’affirment Marc Laviolette et Pierre Dubuc, c’est bien l’hégémonie péquiste basée sur l’ancien consensus national qui freine actuellement la reconstruction de l’unité populaire nécessaire à l’indépendance. Comme l’État-providence keynésien n’existe qu’à l’état de mort-vivant et que le gouvernement se comporte de plus en plus comme le bras armé de la bourgeoisie nationale, canadienne et transnationale, il est normal que le peuple québécois n’accorde plus sa confiance à un parti qui ne fait que renforcer son impuissance.

Il en découle que la lutte de classes n’est pas un frein à la libération nationale, mais bien le moteur de celle-ci. Néanmoins, il faut éviter de figer deux camps drastiquement opposés à l’intérieur d’essences prédéfinies. L’hypothèse des deux nations semble plus prometteuse, à condition de la retourner contre sa récupération conservatrice. Par exemple, il faut prioriser non plus le « bon citoyen conformiste » et « le dur travailleur » dévoué au sacrifice de l’austérité et l’économie nationale, mais la solidarité des pauvres, chômeurs, étudiants, femmes et immigrants en leur redonnant une réelle dignité.

Ensuite, il faut libérer le mécontentement populaire du joug populiste conservateur, en montrant que l'adversaire des classes moyennes ne sont pas les assistés sociaux, les syndicats et la gauche, mais la grande bourgeoisie qui continue de les appauvrir. Une réforme intellectuelle et morale doit veiller à redonner à la culture populaire sa pleine signification, afin de lui redonner confiance en ses capacités d’action sur elle-même et la société dans son ensemble. L'unité populaire doit être prête à diriger le Québec, en évinçant les élites économiques et politiques qui ne la représentent plus.

Enfin, il faut briser la xénophobie entre Montréal et les régions, les classes urbaines et rurales, qui sont doublement exploitées par l’oligarchie financière et les propriétaires rentiers que sont les multinationales qui achètent nos terres agricoles et défigurent nos villages à coup de centres d’achat. Il faut que l’unité populaire soit capable d’étendre son leadership idéologique et politique aux classes moyennes, afin que « ceux du milieu hésitent et basculent ». Comme le dit une fois de plus Jean Jaurès, « ces grands changements sociaux qu'on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l'œuvre d'une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique qu'elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la révolution. Il y faut le concours, l'adhésion de la majorité, de l'immense majorité. »

En attendant, une lente accumulation de forces, le mythe des petits pas dans le temps vide, linéaire et homogène du progrès électoral ne suffit pas. L’évolutionnisme progressiste de la social-démocratie, ou le fatalisme économique de l’orthodoxie marxiste sont deux pièges à éviter. Si nous continuons à croire que l’indépendance ne se fait pas délibérément ni se prépare, mais arrive tout simplement par la conquête d’une majorité parlementaire, alors nous pouvons attendre longtemps. Nous ne pouvons pas compter sur le « chemin du pouvoir », le train-train quotidien allant dans le sens de l’histoire nationale, dont le terme est assuré par de bons calculs électoraux et une gouvernance équilibrée.

« Une stratégie [indépendantiste] axée sur la notion de crise nationale implique donc une conception du parti radicalement opposée. Ici, il s’agit au contraire bel et bien de préparer [l’indépendance]. On ne peut en décider le commencement ni le cours, mais pour l’orienter et pouvoir en décider le dénouement, il faut l’avoir préparée. Dans une telle perspective, le parti agit en permanence. Il fait. Il agit politiquement et socialement. Il n’est pas un pur enregistrement de la force organique et du mûrissement de la conscience [nationale]. Il prend des initiatives, chercher à modifier les rapports de forces, noue les alliances nécessaires. »[6]

Évidemment, les alliances nécessaires dans la conjoncture actuelle ne résident pas dans les ententes électorales avec des partis néolibéraux, mais dans l’articulation des luttes sociales menant à l’émancipation du peuple québécois. Le principal adversaire de l’unité populaire n’est donc pas le camp fédéraliste mais le Parti québécois, représentant la pierre d’achoppement d’un bloc historique prisonnier d’une logique consolidant l’oppression nationale. Québec solidaire doit provoquer son éclatement, mettre à jour les contradictions qui soutiennent ce bloc et libérer les forces émancipatrices en les articulant à un projet de pays qui ne se résume pas à une stratégie étatiste. L’indépendance sera le fruit du pouvoir social, ou elle ne sera pas.

Ce texte conclut la série de quatre articles, dont 1) L'émergence du front nationaliste conservateur québécois ; 2) Les deux visages de janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne ; 3) Enquête sur le bouchardisme.


[1] Bob Jessop et al. « Le populisme autoritaire, les deux nations et le thatchérisme », dans Stuart Hall, Le populisme autoritaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, pp.137-138
[2] Ibid., p.137
[3] Ibid., p.138
[4] http://alternatives-economiques.fr/blogs/behrent/2011/09/23/pourquoi-les-pauvres-votent-ils-contre-leurs-interets-economiques/
[5] Éric Pineault, Cette fois, est-ce différent? La reprise financiarisée au Canada et au Québec, Rapport de recherche, Institut de recherche et d’informations socio-économiques, juin 2013.
[6] Nous avons remplacer les termes révolutionnaire par indépendantiste, révolution par indépendance, et conscience de classe par conscience nationale. Dans notre perspective, ces termes peuvent être substitués, dans la mesure où l’indépendance représente le « moment national » d’une révolution sociale.
Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, La brèche, 1987, p.22

vendredi 21 juin 2013

Lettre à l’indépendantiste


Je dois tout d’abord te souhaiter mes condoléances, car le départ de ton chef ne sera pas sans conséquence sur l’avenir d’Option nationale et du mouvement souverainiste. C’est un moment historique qui est en train de se jouer, et tu es, pour le meilleur et pour le pire, situé à la frontière des plaques tectoniques responsables de ce tremblement de terre. La politique est une chose fascinante, semblable à la vie, qui est à la fois extrêmement dynamique et libre, et parsemée de contraintes et de contradictions qui déterminent parfois sa trajectoire dans la longue durée.

Qui aurait deviné que cette jeune et fringante formation politique, qui n’hésite pas à éduquer le peuple de la nécessité historique de la souveraineté, frapperait une telle crise aussi rapidement, avec le départ soudain de sa tête dirigeante. Tous s’entendent pour dire que l’Idée d’Option nationale, c’est l’indépendance. Mais une abstraction ne peut devenir matérielle sans un cerveau qui la pense, la réfléchit et lui donne une forme. C’est bien l’image, le discours, la pédagogie du LIT et l’allure générale du parti qui ont été élaborés par Jean-Martin Aussant, qui aura été un chef attentif à l’esprit du temps. Simplicité, clarté et sincérité sont les grandes vertus de son approche, qui donne une couleur et une forme compréhensible au projet colossal de la souveraineté. D’une certaine façon, il aura été celui qui aura le plus « démocratisé » l’idée d’indépendance depuis les quinze dernières années, en forgeant une nouvelle culture souverainiste, jeune et convaincue.

« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. » - Antonio Gramsci

Cet héritage pédagogique, le « Aussant éducateur », doit être précieusement conservé dans la mémoire militante. Pourtant, il ne saurait pas sage de continuer à porter le projet qu’il aura contribué à former, sans examiner les raisons profondes de l’impasse dans lequel il se trouve actuellement. Derrière les motivations familiales très réelles qui motivent son départ, une décision subite de la sorte ne peut pas être le résultat d’un choix calme effectué dans la confiance en l’avenir souverainiste. Devant l’immense travail d’organisation qui devra être accompli d’ici les prochaines élections, l’absence d’une circonscription gagnable dans la région montréalaise, et l’impossibilité d’effectuer des ententes avec les autres partis, il y a un blocage réel de la « convergence nationale ». L’éclatement de la famille souverainiste est bien entamé, avec la création de Québec solidaire en 2006 et d’Option nationale cinq années plus tard, deux frères sortis de la cuisse de Jupiter.

Ces deux partis représentent en fait deux parties essentielles du projet inachevé de la Révolution tranquille, qui ne sont plus portées par son dernier grand véhicule politique : le Parti québécois. Depuis la montée du « bouchardisme » qui est devenu l’esprit dominant du mouvement nationaliste, que ce soit sous sa mouture autonomiste avec l’ADQ et la CAQ, ou dans le virage néolibéral et conservateur du PQ, nous, progressistes et indépendantistes, sommes devenus les « orphelins de Bouchard ». Québec solidaire s’est rassemblé autour de la gauche, c’est-à-dire l’idée d’émancipation sociale, perspective à partir de laquelle elle interprète la question économique, écologique, politique, démocratique et nationale. De son côté, Option nationale s’est réuni autour de l’idée initiale de René Lévesque, qui voulait faire une coalition entre toutes les classes sociales à l’intérieur d’un projet rassembleur, à couleur social-démocrate qui reflétait l’esprit du temps.

QS reprenait à son compte l’idéal de Parti pris et de l’aile ferrettiste du RIN, qui ne pouvaient pas séparer l’indépendance du féminisme et du socialisme. Cette frange radicale, qui souhaitait d’abord poursuivre le travail d’éducation populaire afin de préparer la « rupture » avec l’ordre économique et politique dominant, en créant un réel parti des travailleurs où l’émancipation nationale serait avant tout celle du « peuple » québécois et non de son élite, fut exclue dès l’origine par le mouvement souveraineté-association de René Lévesque. Lorsque celui-ci fonda le Parti québécois et que Pierre Bourgault décida de saborder le parti pour rejoindre le grand véhicule de la coalition, la voie « indépendantiste » est disparue en tant que force politique organisée. Malgré l’hégémonie du courant marxiste-léniniste dans les années 1970, la lente reconstruction de la gauche dans les vingt années suivantes aura finalement réussi à renouer l’articulation de la question sociale et nationale. Le manifeste « Pour un Québec lucide » aura précipité la création de Québec solidaire, établissant les germes d’un nouveau nationalisme contre-hégémonique, rompant avec la domination péquiste, le néolibéralisme et le conservatisme.

Pourtant, l’émergence de la nouvelle gauche féministe, écologiste et altermondialiste n’aura pas réussi à convaincre les nationalistes « progressistes » adhérant encore à l’idéal du modèle québécois, au primat de la question nationale sur la question sociale, et à un pragmatisme économique mélangeant des éléments de néolibéralisme et d’étatisme redistributif. Ceux-ci seront restés dans le champ gravitationnel de la constellation péquiste, jusqu’au moment où celle-ci aura renoncé à l’objectif premier de la souveraineté pour mieux se consacrer à la « bonne gouvernance » menant aux conditions gagnantes. Si le virage néolibéral aura d’abord irrité les solidaires en les obligeant à former leur parti, le virage autonomiste initié par Bouchard et prolongé par Marois aura irrité les souverainistes pressés, ces « caribous » décriés par Legault.

Avant de savoir si le parti pourra survivre au départ de sa tête dirigeante, il faut se demander quel est le but premier de l’organisation, et le meilleur moyen de l’atteindre. Si l’idéal est celui-ci de René Lévesque, alors le discours méta-péquiste continuera d’exercer son hégémonie en attendant que le principal parti décide de délaisser son bouchardisme pour revenir à ses sources. Cela est-il possible ? Si nous comprenons bien la conjoncture sociale, économique, politique et historique, il semble que le Parti québécois frappera un mur aux prochaines élections, ce qui entraînera la crise définitive du souverainisme sous toutes ces formes. Une nouvelle course au leadership pourrait alors être envisagée, celle-ci pouvant attirée les candidatures de Bernard Drainville, Jean-François Lisée, Pierre-Karl Péladeau, et qui sait, peut-être Jean-Martin Aussant.

Dans ce scénario peu probable, mais envisageable, l’économiste souverainiste et pragmatique répliquerait le schème de Jacques Parizeau, son père spirituel, qui quitta le Parti québécois lors de la crise du « beau risque » en 1984, avant de revenir à la tête du parti quatre ans plus tard. Aussant reviendrait-il sauver le grand véhicule souverainiste après son éventuelle défaite de 2014, afin de relancer un processus souverainiste pour 2018 ? Il est difficile de ne pas faire référence à cette célèbre remarque de Marx : « Hegel fait remarquer quelque part que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. »

Cependant, si le but ultime est l’indépendance, et non la formule pédagogique du LIT qui n’est que la représentation sensible de ce principe, alors il faut se demander si la forme même d’Option nationale est encore appropriée pour répondre à cette exigence. Il faut prendre au sérieux le slogan préféré du chef « la cause avant le parti », en réfléchissant à la meilleure stratégie permettant de faire avancer la cause à l’intérieur des forces politiques existantes. Option nationale est en quelque sorte l’aile jeunesse, vivante et dynamique, du Parti québécois qui s’est malheureusement bureaucratisé, professionnalisé et coupé de sa base militante. C’est pourquoi il ne serait pas très pratique de revenir à l’intérieur de cette grande structure, car il devient presque impossible de la modifier substantiellement de l’intérieur. À ce titre, Option nationale, le Nouveau mouvement pour le Québec et une foule d’autres organisations souverainistes ont réussi à faire avancer l’idée d’indépendance précisément parce qu’ils étaient à l’extérieur des impératifs administratifs et électoralistes du PQ.

Or, le but d’un parti est la conquête du pouvoir d’État pour appliquer son programme sur le plan institutionnel. Si Option nationale est d’abord et avant tout un organe pédagogique faisant la promotion de la souveraineté sur toutes les tribunes de l’espace public, alors il a encore une légitimité certaine en tant que mouvement politique et groupe d’éducation populaire ; mais non en tant que parti politique ! Si le but est de faire l’indépendance et que seul un parti/coalition est capable d’implanter cette réforme révolutionnaire sur le plan politique, alors il faut se demander quel parti/coalition pourrait éventuellement réaliser cette transformation. Un candidat potentiel, mais longtemps marginalisé à cause de son supposé « manque de conviction souverainiste » réside dans la principale force émergente de la scène politique nationale : Québec solidaire.

Bien que le militantisme soit d’abord une affaire « d’identité », c’est-à-dire un processus d’identification à une image, un discours, une manière de sentir qui nous ressemble, il faut dépasser ce premier stade « sensible » pour passer au stade « éthique et politique », fondé sur des principes moraux et des réflexions stratégiques. Évidemment, Québec solidaire n’a pas la même culture politique, la même image qu’Option nationale, il est moins « respectable » aux yeux de la population, car souvent démonisé par les chroniqueurs de droite et les médias de masse. Ce parti est craint non pas parce qu’il est « extrémiste », mais parce qu’il dérange l’ordre établi, amène des idées subversives et ose remettre en question des lieux communs, en proposant des alternatives qui ne sont pas seulement cosmétiques. Sur ce point, le nationalisme de Bourgault résonne particulièrement bien dans l’enceinte solidaire, car celle-ci cherche à définir une émancipation nationale et populaire qui refuse de flatter la classe dominante dans le sens du poil.

« Je suis obligé de terminer très rapidement en vous disant que nous devons refuser de tenter de nous faire une image de respectabilité qui soit l’image traditionnelle des notables, des possédants, des riches et des bourgeois. La respectabilité, ça n’est pas une image. C’est ce à quoi on arrive quand après des années, on se retrouve fidèles à ses objectifs du début, fidèles à ses principes du début et fidèles à ses rêves du début. C’est de cette respectabilité-là que nous devons vivre. Voyez-vous, ce qui n’est pas respectable aujourd’hui peut l’être demain, aussi bien chez les hommes que pour les idées. Ho Chi Minh n’était pas respectable il l’est devenu. Castro n’était pas respectable il l’est devenu. De Gaulle n’était pas respectable il l’est devenu, parce qu’ils sont restés fidèles à leurs rêves de jeunesse. »

Québec solidaire est né du même terreau qu’Option nationale, d’une jeunesse en quête de liberté, d’une génération post-référendaire, ouverte sur le monde et précisément souverainiste dans le but de se faire entendre sur le plan international. La défense de la culture, mais aussi de la justice sociale, de l’environnement, de la démocratie, toutes ces valeurs sont partagées par QS et ON, à divers degrés. La différence fondamentale entre les deux organisations demeure la grille d’analyse permettant de concrétiser ses objectifs : critique pour la première, méta-péquiste pour la seconde. Ce qui manque à la première pour convaincre la seconde de se joindre à elle, c’est de démontrer clairement que la gauche n’est pas un frein au rassemblement pour l’indépendance nationale, mais un tremplin.

L’indépendance populaire ne sera pas d’abord le fruit des urnes, d’une élite technocratique semblable à la Révolution tranquille, mais le produit d’une convergence des mouvements sociaux, des mobilisations citoyennes de toutes sortes, groupes écologistes, étudiants, autochtones, féministes, anti-impérialistes, etc. Ce sont les acteurs du changement social qui pourront « driver » le projet d’émancipation nationale, au sens de dynamiser, piloter, mouvoir, conduire. Ce n’est pas une organisation de la société civile comme le Conseil de la souveraineté du Québec, ni des groupuscules indépendantistes, ni un grand parti vendu au nationalisme pétrolier et l’impérialisme canadien, qui pourront assurer la libération du peuple québécois.

Ni la fragmentation des luttes (postmodernisme), ni la relégation des grands débats de société sous le faux consensus de l’identité nationale (conservatisme déguisé), ne mèneront à l’indépendance. C’est la reconstruction de l’unité populaire, orientée par l’élaboration collective d’un projet de pays, qui pourra motiver et favoriser les conditions pratiques de cette transformation sociale. Il ne suffit pas de changer de pays pour garder la société et la vie quotidienne exactement comme elle est. Ce qu’il faut, c’est changer le pays, en changeant la société. Et pour changer la société, il faut changer de pays. L’indépendance n’est pas un but un en soi, mais une étape nécessaire d’un projet général ; l’indépendance, c’est le « moment national » d’un processus d’émancipation globale. Celui-ci est directement lié à l’émancipation sociale des groupes subalternes, qu’ils soient autochtones, minoritaires, précaires, etc.

C’est pourquoi cela ne fait pas de sens de dire que la gauche aurait « priorité » sur l’indépendance, car celle-ci correspond à la négation d’une oppression nationale. Mais cette lutte pour la libération d’un peuple, fondée sur le principe d’auto-détermination, ne peut se faire en niant d’autres formes de domination, comme l’exploitation économique ou l’oppression des femmes, des autres peuples, des communautés culturelles, des êtres vivants non-humains, etc. Le projet national n’aura plus jamais le monopole de l’espace politique, et c’est pourquoi il s’agit de faire une synthèse, à l’aide d’une vision systématique du changement social, permettant d’assurer la réalisation effective de l’émancipation nationale.

Évidemment, ce discours ne se retrouve pas tel quel dans l’ensemble des instances du parti, dans chaque phrase des porte-parole, dans toutes les discussions du militant ordinaire, ou chez l’ensemble des électeurs de Québec solidaire. Mais il existe déjà, concrètement, à l’intérieur du programme (Un pays démocratique et pluriel, Pour un Québec indépendant), à travers de nombreuses réflexions stratégiques, et dans l’esprit général qui s’élabore progressivement à l’intérieur du parti-processus. De plus, la démarche de l’Assemblée constituante a été adoptée officiellement lors des États généraux sur la souveraineté d’avril 2013 et du congrès de Convergence nationale de mai 2013, consacrant ainsi, contre toute attente, la stratégie de Québec solidaire comme voie privilégiée du mouvement souverainiste. Nul ne peut donc dire que cette formation n’est pas « vraiment » souverainiste, alors que sa position est devenue dominante et qu’elle est intégrée depuis un bon moment dans son programme.

Finalement, cette lettre ne s’adresse pas à l’ensemble des militant.es d’Option nationale, qu’ils soient de centre, de gauche ou de droite. Elle vise d’abord les nationalistes progressistes, les patriotes adhérant à l’esprit républicain, les défenseurs du bien commun et des institutions qui permettraient au peuple québécois de s’auto-gouverner. Cette lettre s’adresse à toi, l’indépendantiste, personne amoureuse du Québec, qui s’est immédiatement reconnu dans le discours accrocheur d’Option nationale, avec une sympathie toujours latente pour son principal frère, Québec solidaire.

Tu considères celui-ci comme la deuxième meilleure option, car tu sais au fond de toi que le Parti québécois est mort depuis longtemps. Mais tu te reconnais à travers le discours de ton chef et ton parti, et tu hésites encore à faire le saut vers un monde inconnu, qui a maintes fois été critiqué par tes pairs. Tu as peut-être peur de te sentir à l’étroit, à côté de féministes, écologistes ou socialistes, qui n’auraient pas un véritable intérêt pour l’indépendance, voyant celle-ci comme un aspect secondaire de la question sociale, un simple instrument technique, sans dignité autre, pour la réalisation d’un programme de gauche auquel la population n’adhère pas encore.

Si certains solidaires croient cela, c’est qu’ils ne reconnaissent pas encore que l’indépendance est d’abord le fruit d’une lutte, d’une grande entreprise de libération collective, au même titre que les luttes pour l’abolition de l’esclavage, le mouvement des noirs, des femmes, etc. L’indépendance est fondamentalement un combat pour la liberté, la dignité, l’égalité et la solidarité. Si tu as peur de te retrouver désorienté au sein du parti, de ne pas trouver de personnes partageant la même « sensibilité politique » que toi,  sache que la Commission thématique sur la souveraineté compte de nombreux membres et qu’elle est l’une des plus dynamiques de Québec solidaire. De plus, rien ne nous n’empêche de former une tendance politique à l’intérieur d’un collectif, à la manière de Gauche socialiste ou Décroissance conviviale.

Ainsi, pourquoi ne pas fonder le collectif « Gauche indépendantiste », qui réunirait les nationalistes progressistes, républicains, indépendantistes et autres ardents défenseurs de cette lutte pour la libération et l’auto-gouvernement du peuple québécois ? Celui-ci aurait comme mission d’articuler le programme du parti à l’intérieur de la perspective de l’indépendance populaire, qui pourrait former le pivot conceptuel et stratégique d’une véritable mobilisation de masse, basée sur une éducation politique des membres et de la population. Ceci est une invitation, à toute personne ou groupe se sentant interpellé par la perspective d'une libération nationale et solidaire.

Enfin, il faut reconnaître que « grande famille souverainiste » est en train d’éclater sous nos yeux : les ententes électorales entre les trois partis sont définitivement écartées, le Nouveau mouvement pour le Québec a perdu son leader Jocelyn Desjardins, Marois décline dans les sondages, Aussant délaisse son parti en pleine crise, le Conseil de la souveraineté souhaite changer son image sans réussir à se réinventer véritablement. Mille et un facteurs expliquent cette importante transformation, et c’est pourquoi il faut prendre le temps de réfléchir et de faire un bilan historique qui dépasse les causes immédiates de cette crise. Celle-ci n’est pas conjoncturelle, mais structurelle. Il n’est plus possible de ressusciter l’idée phare de René Lévesque, car elle appartient à l’époque révolue de la Révolution tranquille. Pour le meilleur et pour le pire, ce processus s’est arrêté brusquement au début des années 1980, et la révolution est morte après le deuxième échec référendaire.

Prenons acte de l’histoire sociale, culturelle, économique, politique du Québec contemporain, et reposons le projet d’indépendance sur une nouvelle base. Il n’est plus possible de mettre un seul enjeu au-dessus des autres, que ce soit la lutte contre la pauvreté, la souveraineté, la défense des espèces menacées ou la paix dans le monde. La crise systémique du capitalisme, de l’environnement et de la démocratie nous oblige à proposer une alternative désirable, viable et atteignable, liée à une théorie de l’émancipation basée sur l’idée de la justice sociale et politique, une critique de la reproduction des schèmes de domination, l’analyse des contradictions qui ouvrent des possibilités d’expérimentation, et une perspective stratégique de la transformation des institutions. L’indépendance n’est pas autre chose qu’une pratique collective visant à libérer l’avenir du Québec, dans tous les sens tu terme. 

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

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