Une hypothèse stratégique pour la grande débandade


Éléments de conjoncture

Dans la reconfiguration des forces politiques à l’heure actuelle, il est impossible de ne pas remarquer la crise majeure du projet souverainiste. Si le début de la fin remonte au traumatisme collectif du deuxième échec référendaire, un dérapage important surgit au XVIe congrès du Parti québécois d’avril 2011, qui adopte une série de mesures conservatrices : stratégie de la « gouvernance souverainiste », projet de constitution québécoise basée sur le nationalisme identitaire, promotion des investissements privés dans les secteurs stratégiques de l’économie, ouverture à l’exploitation du pétrole sur le territoire québécois.

Le virage « austère » du Parti québécois, empruntant le chemin tracé par le bouchardisme et se rapprochant toujours plus du populisme conservateur de la CAQ, place la souveraineté à la remorque du grand Redressement de l’éthique et l’intégrité, des finances publiques, de l’identité québécoise et de l’économie. C’est pourquoi cette inflexion, jumelée à l’effervescence du printemps québécois, n’a pas tardé à gonfler les rangs des deux principaux partis politiques progressistes et souverainistes : Option nationale et Québec solidaire. Regorgeant de nouvelles âmes en quête d’une libération nationale et d’un réel changement social, ces deux formations se situent définitivement à gauche du Parti québécois, tant sur le plan de la question nationale que de la question sociale.

Or, l’un des principaux protagonistes de l’indépendance vient de perdre sa tête, la démission de Jean-Martin Aussant laissant les partisans d’Option nationale dans une situation embarrassante. Si des raisons familiales furent évoquées, un ensemble de tensions au sein du parti remontant aux élections de septembre 2012 et congrès de mars 2013 expriment des problèmes organisationnels non négligeables : mobilisation tardive, manque de formation militante des membres, lacunes des communications, unilatéralisme, etc. Un déménagement impulsif à Montréal n’aidant pas l’élection éventuelle de son chef, Option nationale se retrouvait ainsi à dépendre de la bonne volonté de ses alliés potentiels. Le refus net des ententes électorales par Québec solidaire et l’appel au sabordage du Parti québécois clouèrent le dernier clou du cercueil de ce jeune parti.

La désorientation générale

Ni l’appel au « renouvellement » du discours des États généraux sur la souveraineté, ni l’idée futile des primaires de la Convergence nationale, ni la transformation du Conseil de la souveraineté en organisation pseudo-citoyenne ne peuvent renverser ce constat : la grande coalition souverainiste n’existe plus. Les démissions subites de Jocelyn Desjardins à la tête du Nouveau mouvement pour Québec et de Jean-Martin Aussant laissent plusieurs souverainistes dans un état de confusion et d’abattement. Yannick Cormier, ancien organisateur d’Option nationale, résume parfaitement cette situation dans une lettre adressée à son ancien chef :

« Le fait est qu’Option nationale ne te survivra pas. Fruit de ta défection du PQ, le parti a été poussé par une parenthèse historique. La crise du souverainisme émergeant clairement depuis 2011, puis Occupy, le printemps érable et leurs sursauts de militantisme ont gonflé les effectifs, mais pas la qualité de l’organisation. Se sont ainsi regroupés d’admirables déterminés autour d’une figure charismatique, beau chic beau genre vulgarisant le projet de façon décomplexée. Le problème était que le message véhiculé était personnalisé : Aussant, le vertueux démissionnaire. [...] Il m’est difficile de ne pas te comparer à un feu de paille. Ce retrait arrive en pleine crise du souverainisme et celui-ci n’aidera pas à la surmonter. Tant à ON, au PQ, qu’ailleurs, ce départ illustre que nous, souverainistes, ne savons plus où nous allons. »

Du volontarisme à l’idéalisme

Dans une réplique sincère mais plutôt superficielle, Catherine Dorion confirme à bien des égards les inquiétudes de Yannick Cormier, qui met le doigt sur la personnalisation du parti et les problèmes organisationnels qui ne peuvent être compensés par l’enthousiasme des membres et les slogans de résilience. Catherine se contente d’une apologie de Jean-Martin, en mentionnant au passage qu’il y a encore « plein de ces gens intelligents et inspirants » au sein du parti. Elle les invite à se retrousser les manches et à continuer dans la confiance en évitant le défaitisme paralysant : « Nous n’avons aucune idée de ce qu’ON sera dans cinq ans : ça peut aller de pétard mouillé à succès fulgurant. Mais parce que nous avons déjà tout ça, moi, j’ai envie d’essayer. »

Ce volontarisme s’explique par l’ontologie sociale de la candidate, c’est-à-dire sa conception du monde social et du changement. Celle-ci est essentiellement idéaliste, non pas au sens d’utopiste mais de psychologiste, expliquant l’immobilisme du Québec par une « psyché collective » qui serait engluée dans le doute, « l’économisme aveugle » et « l’individualisme indéfectible ». Ce sommeil de l’Esprit national n’attendrait qu’un soudain réveil magique pour se sortir de sa torpeur. Évidemment, ce mythe d’une Révolution tranquille surgissant ex nihilo découle d’une analyse sociale, politique et économique boiteuse, qui transpose le schème des années 1960-1970 sur l’époque actuelle.

« Ce paysage social là est toujours là, comme un feu qui couve et qui attend que l’actualité lui donne des raisons de se rassembler pour se nourrir, pour grossir et continuer sa gestation. Si la page du printemps érable est tournée, on est loin d’être à la fin du livre. Pendant la Révolution tranquille, il y a eu des à-coups, des moments de repos, des relais à l’international, des sursauts populaires pour différentes causes qui n’avaient pas l’air, de prime abord, d’avoir de parenté entre elles, mais qui, avec le recul de l’Histoire, se sont finalement toutes retrouvées mariées ensemble. Le Québec avait une envie profonde de se sortir de la Grande Noirceur - collusion, corruption, contrôle des esprits par l’Église -, comme quelqu’un qui, un beau matin, secoue sa déprime de plusieurs mois, tire les rideaux, ouvre grand les fenêtres, met la musique dans le piton pour se lancer dans le ménage, puis se dit tout haut à lui-même avant d’appeler des amis : Ça va faire. Je me suis assez morfondu dans mon lit que ma vie n’était pas ce qu’elle devrait être… »

La fin du bloc souverainiste

Enfin, Catherine garde espoir parce qu’elle fait reposer son courage sur un « mouvement social » dont elle serait l’avant-garde. L’histoire serait en quelque sorte une succession de vagues, allant du cynisme et du découragement à la mobilisation et l’émergence d’une volonté collective. Dans un « paysage politique extrêmement morne », elle serait la lumière qui pratiquerait des brèches et guiderait les « grégaires » vers leur salut national.

Malheureusement, la présence d’une force sociale ne mène pas mécaniquement à une force politique organisée, comme le montre le mouvement étudiant dont les revendications n’ont pas été traduites lors des élections (nos rêves sont plus grands que vos urnes). De plus, la conquête du pouvoir politique requiert un niveau élevé d’organisation, une notoriété auprès des élites ou bien un ancrage important dans les couches populaires, syndicats et mouvements sociaux, ainsi qu’une certaine hégémonie sur une bonne partie de la population. Étant donné qu’il n’y a pas de mouvement de masse en faveur de l’indépendance nationale, qu’Option nationale ne représente pas une force politique réelle, et que le Parti québécois fonce tout droit vers un échec électoral, nous pouvons prédire sans trop de risques l’effondrement prochain du bloc souverainiste.

Il ne s’agit pas ici de fatalisme, mais d’une perspective réaliste prenant acte des tendances lourdes de l’histoire politique, de l’évolution des conditions matérielles et des transformations culturelles en cours. Il ne faut pas renoncer à la persévérance, mais à l’obstination aveugle dans les contradictions d’un projet aux limites structurelles. Un souverainisme décomplexé et rajeuni reste tout de même prisonnier de l’idéal d’une coalition entre indépendantistes et nationalistes craintifs, progressistes combatifs et technocrates conservateurs. Une telle alliance repose sur un « bloc historique » forgé par la Révolution tranquille, qui frappa un mur en 1980 et qui commence à s’effriter depuis ce temps. Il ne faut pas mettre du vieux vin dans des bouteilles neuves, mais donner à l’indépendance un contenu nouveau et réellement émancipateur.

Vers un collectif indépendantiste

Dans ce contexte de désorientation générale du mouvement souverainiste, Québec solidaire doit faire preuve de sagacité en articulant sa stratégie d’accession à l’indépendance aux nouveaux rapports de forces présents dans la société civile et la sphère politique. L’indépendantisme doit devenir un axe structurant de son discours et sa pratique, afin de prendre la balle de l’histoire au bond. Devant le démantèlement prochain d’Option nationale, l’éclatement éventuel du Parti québécois, l’introduction des idées de constituante, de souveraineté populaire et de mobilisation citoyenne dans les États généraux sur la souveraineté et la Convergence nationale, il n’est pas question d’attendre que les forces souverainistes viennent tranquillement rejoindre un parti de gauche qui n’a pas encore exploité tout son potentiel indépendantiste.

Pour aider Québec solidaire à passer à l’offensive, plusieurs membres sont en train d’élaborer les bases d’unité d’un « collectif indépendantiste ». Bien qu’il existe déjà une Commission thématique sur la souveraineté, ses activités sont en bonne partie déterminées par les priorités du parti et ses différentes instances. D’une certaine manière, elle est subordonnée au Comité de coordination national, à la Commission politique et au Congrès, sans constituer un véritable organe militant autonome.
Dans le point 14 des statuts de Québec solidaire, « le parti reconnaît l'existence, en son sein, de courants de pensée différents et complémentaires. En ce sens, il permet et encourage la création de collectifs permettant à des membres de promouvoir des orientations spécifiques, dans la mesure où ces derniers s'engagent à respecter les statuts, les valeurs fondamentales et le programme du parti. Les collectifs sont mis sur pied par des membres du parti qui se regroupent sur une base identitaire, sur la base de thèmes particuliers ou d'affinités politiques. Sans bénéficier d'un droit de représentation particulier dans les instances du parti, ils sont reconnus par les différentes instances du parti. Celles-ci peuvent favoriser, par exemple, la diffusion des idées, des projets ou des activités des collectifs, et mettre ces derniers à contribution, notamment dans les débats, en vue d’enrichir la réflexion et les décisions. Lors des Congrès, des tables d’information seront mises à la disposition des collectifs. »
Les trois tâches
La première tâche du nouveau collectif consiste à rassembler les nationalistes de gauche, patriotes, républicains et indépendantistes au sein d’un lieu d’échange, de réflexion et d’action prenant la forme d’une tendance politique organisée au sein de Québec solidaire. Il permettrait de fournir une identité commune à différents membres du parti qui veulent mettre la question nationale en avant-plan, tout en l’articulant étroitement à un projet de société réellement émancipateur. De plus, le collectif indépendantiste pourrait servir de structure d’accueil pour les indépendantistes d’anciennes allégeances politiques (comme Option nationale), en créant une zone tampon favorable à leur intégration au sein du parti. Il ne s’agit pas de créer un « ghetto de souverainistes » au sein de Québec solidaire, mais d’insérer ces forces vives prêtes à militer pour une indépendance populaire, démocratique et combative.

La deuxième tâche du collectif indépendantiste consiste à élaborer les bases d’un véritable nationalisme contre-hégémonique, visant à contrecarrer l’idéologie péquiste, le nationalisme identitaire et le conservatisme qui couve dans plusieurs milieux l’espace public. Celui-ci mène non seulement à la défense du statu quo en matière d’inégalités sociales et économiques, mais à l’échec d’une véritable libération du peuple québécois. Cette lutte idéologique doit approfondir les thèmes républicains présents dans le programme du parti, qui permettent d’articuler un idéal concret et émancipateur à la souveraineté populaire, le combat contre la corruption du pouvoir et de l’argent, les vertus civiques et la défense du bien commun. L’élaboration d’un « républicanisme québécois », basé sur un nationalisme civique, pluraliste et inclusif, ferait la promotion d’institutions démocratiques comme alternative politique à la monarchie et la domination coloniale des firmes multinationales et de l’État canadien. Au-delà de la stratégie de l’Assemblée constituante qui représente le principal instrument démocratique de notre libération nationale, il s’agit de tracer dès maintenant les contours de la République du Québec que nous voulons ; la finalité (indépendance) ne soit pas effacée derrière les moyens (constituante).

La troisième tâche du collectif consiste à développer une stratégie de mobilisation sociale capable d’unifier différentes luttes à l’intérieur d’un projet d’indépendance populaire. Il doit non seulement créer des liens avec les organisations indépendantistes existantes de la société civile, mais organiser des événements, conférences, débats publics et espaces d’action politique communs afin de faire déborder la lutte pour l’indépendance de la scène politique formelle. Plusieurs mouvements sociaux (écologistes, féministes, pacifistes, altermondialistes et autochtones), de même que des mobilisations citoyennes contre le gaz de schiste et le pétrole (tragédie de Lac-Mégantic) sont directement liés à l’impérialisme de l’État néolibéral canadien.

Enfin, le collectif indépendantiste doit opérer une authentique démarcation idéologique, stratégique et tactique avec le « bloc historique » du souverainisme officiel, fondé sur l’exclusion des revendications trop radicales de la gauche et d’une rupture définitive avec l’État fédéral. Dès ses débuts, la souveraineté-association n’a été qu’une entreprise d’euphémisation du projet d’émancipation sociale et nationale, troquant la préparation des « conditions gagnantes » de notre indépendance politique formelle pour notre dépendance économique et sociale à des industries destructrices et sans scrupules. L’imposition de mesures d’austérité, l’approbation de négociations anti-démocratiques de traités de libre-échange, la privatisation des ressources naturelles, la grande parade devant les investisseurs américains et européens, le développement tous azimuts du Nord et le saccage du territoire québécois pour le remboursement de la dette ne sont pas des mesures qui permettent l’enrichissement du peuple québécois, mais qui aggravent son oppression par des élites économiques et politiques corrompues.

Une nouvelle souveraineté

La critique radicale du Parti québécois, ainsi que du capitalisme financier régnant dans le paradis fiscal et minier de l’État canadien, doit permettre de dégager un nationalisme décolonisateur, ainsi qu’une définition élargie de la souveraineté visant à protéger les communautés et les écosystèmes contre la mondialisation néolibérale. Cette perspective s’inscrit donc dans un cadre altermondialiste, qui ne fait plus fi des luttes de libération nationale mais les replace dans la défense plus générale des droits humains et de la nature, comme le suggère la physicienne et militante Vandana Shiva :

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise.  » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. » http://www.bastamag.net/article1622.html

C’est pourquoi il faut débusquer et surtout dénoncer le chauvinisme national et le nationalisme bourgeois. Par exemple, le mirage pétrolier profitera surtout à une bourgeoisie nationaliste véreuse, qui compte hériter du contrôle centralisé d’un État souverain en laissant des miettes à la majorité. Au contraire, le projet émancipateur de l’indépendance populaire peut facilement être réconcilié à la perspective d’une transformation sociale et économique pouvant s’étendre à différents pays du globe. Il faut arrêter d’opposer abstraitement patriotisme et internationalisme, et adopter plutôt l’analyse nuancée du socialiste et républicain Jean Jaurès. « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »

La théorie de la flottille

Dans une réplique de Marc Laviolette et Pierre Dubuc à la « Lettre aux indépendantistes » d’Amir Khadir, ils reprochent à Québec solidaire de miser sur la défaite du PQ afin de provoquer son éclatement. « D’ailleurs, déjà, lors de la dernière campagne électorale, Françoise David avait formulé cet objectif.  Dans une autre entrevue au Devoir (25 août), elle déclarait : Après tout, s’il n’y a plus de vaisseau amiral de la souveraineté, mais plutôt une flottille et que Québec solidaire en fait très sérieusement partie, j’en serai ravie ». http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=4685

Les fers de lance du SPQ-Libre associent cette « théorie de la flottille » à la « dérive sectaire » de Québec solidaire, qui met de l’avant une « politique du pire » pouvant mener à « la victoire du camp fédéraliste et sa domination sans partage sur le Québec pour de nombreuses décennies ». Nous pouvons rétorquer à cette objection en soulignant qu’un gouvernement formellement souverainiste pratiquant des politiques autonomistes et néolibérales mettant le Québec au service de l’impérialisme canadien et américain ne représente pas une différence significative par rapport au camp fédéraliste (PLQ, CAQ).

Par ailleurs, Laviolette et Dubuc associent les positions du dernier congrès de QS à « l’attitude des sectes trotskistes face au démantèlement de l’Union soviétique » qui croyaient pouvoir bénéficier de son éclatement. « Si le PQ venait à disparaître, nous nous retrouverions devant une multitude de chapelles et Québec solidaire n’en tirerait pas profit, parce que la question nationale n’est pas l’axe principal de son action. Que nombre de militants indépendantistes, déçus du Parti Québécois, préfèrent aujourd’hui rallier les rangs d’Option Nationale plutôt que QS en est la preuve. »

D’une part, la décapitation d’Option nationale laisse le champ libre pour Québec solidaire, qui ne cesse de gagner en popularité malgré les vives réactions des médias de masse, des chroniqueurs de droite, des élites économiques et de l’establishment politique, qu’il soit fédéraliste ou souverainiste. D’autre part, c’est précisément le rôle du collectif indépendantiste que de tirer la gauche vers la question nationale, tout en tirant l’indépendance à gauche. Si cet organe militant peut jouer le rôle de la flottille et contribuer à l’éclatement du bloc souverainiste afin de ramasser ses dépouilles, c’est bien pour les ramener dans le nouveau vaisseau amiral de l’indépendance nationale et solidaire.

La crise de l’État-providence keynésien

Enfin, les auteurs de « Amir Khadir et la dérive sectaire de Québec solidaire » critiquent l’analyse de classe de leur adversaire en proposant leur propre version de l’unité nationale. « Une lutte de libération nationale se caractérise par le fait que plusieurs classes et couches sociales ont un intérêt objectif à l’indépendance nationale, malgré leurs intérêts divergents ou conflictuels à d’autres égards. C’est pour cela que les mouvements de libération nationale prennent toujours la forme de coalitions, regroupant des représentants des intérêts des différentes classes sociales en cause. Amir Khadir et Québec solidaire répudient aujourd’hui cette approche. Ils écartent toute alliance avec d’autres partis politiques, font du Parti Québécois leur ennemi principal et s’inscrivent dans une approche classe contre classe. »

Cette interprétation n’est pas fausse, mais laisse sous-entendre que la souveraineté pourrait naître d’une coalition similaire à celle de René Lévesque, et que la lutte des classes entrave toute forme de libération nationale. Ces deux prémisses sont malheureusement erronées. Premièrement, le bloc souverainiste était basé sur le mouvement ascendant de la Révolution tranquille, qui reposait à son tour sur l’État-providence keynésien (EPK). « Sous sa forme social-démocrate, l’EPK était une tentative visant à intégrer dans la communauté nationale, grâce à la croissance économique, au plein-emploi et à des prestations sociales universelles, les populations pauvres et défavorisées du pays. […] L’EPK reposait sur une certaine image des divisions sociales, formées de strates horizontales multiples, chacune ayant plus ou moins accès à un certain nombre de valeurs désirées. Ces strates étaient parfois identifiées à des classes, sans que cela implique un antagonisme fondamental entre celles-ci. Toutes appartenaient à la « nation une ». »[1]

Pour le meilleur et pour le pire, ce compromis de classes issu de la phase fordiste du capitalisme (Trentes Glorieuses) est en train de se disloquer sous le poids de la mondialisation néolibérale, du régime postfordiste (NTIC, flexibilisation, désindustrialisation), et du postmodernisme (nouvelles subjectivités et fragmentation des identités). Ces transformations économiques et culturelles se combinent à une profonde crise institutionnelle, s’exprimant par un divorce entre représentants et représentés et une perte d’efficacité, réelle ou perçue, de la régulation étatique.

Le parlementarisme (système des partis) et la représentation fonctionnelle (corporatisme) sont discrédités, ce qui favorise l’émergence d’un « populisme autoritaire » anti-étatiste qui instrumentalise le cynisme et le mécontentement populaire pour imposer des privatisations et des mesures d’austérité en réprimant les mouvements sociaux et syndicats à coup de lois spéciales. Tout cela contribue à délégitimer le « consensus national » du modèle québécois, en ramenant le pôle coercitif de l’État en avant-plan. La crise sociale du printemps québécois représente un important symptôme du déclin hégémonique du néolibéralisme, ce projet bourgeois devant maintenant s’imposer par la force, l’impératif sécuritaire de la loi et l’ordre.

Les deux nations

Le déclin du modèle québécois ne peut laisser intact le bloc souverainiste du Parti québécois, qui repose sur un équilibre fragile entre élites et groupes subalternes. Cette « alliance de classes » est également compromise par l’action conjointe du nationalisme identitaire, de l’idéologie libertarienne et des propos réactionnaires des radio-poubelles, rassemblés dans ce que nous pouvons nommer la « nouvelle droite » ou « front nationaliste conservateur ». Celui-ci « prend de plus en plus la forme d’une nation unie et privilégiée, composée de « bons citoyens » et de « durs travailleurs », qui s’opposerait à une nation subalterne placée sous contrôle ; celle-ci dépasserait les quartiers défavorisés et leurs minorités ethniques pour inclure l’ensemble de la classe ouvrière non qualifiée du pays »[2].

Le ressentiment des petits entrepreneurs et la révolte des classes moyennes contre la domination de la gauche, des syndicats et de l’État-providence sont alimentés par un grand appareil médiatique qui contribue à former une matrice idéologique complexe qui multiplie les clivages entre producteurs/parasites, riches/pauvres, contribuables / carrés rouges, salariés/chômeurs, régions/clique du Plateau, liberté individuelle/coercition étatique, etc. À l’inverse des strates horizontales multiples du modèle québécois, la nouvelle droite « estime que la société est divisée de haut en bas par un clivage unique et vertical opposant les producteurs et parasites. L’opposition entre ces « deux nations » est par nature antagonique et ne peut être transcendée par le collectivisme de l’EPK.

De manière générale, le secteur productif se compose de personnes produisant des biens et services qui peuvent être mis sur le marché sans avoir besoin de subventions publiques. Le secteur parasite comprend à la fois les classes indigentes (chômeurs, retraités, handicapés, etc.) et les personnes dont l’activité économique, qu’elle relève du public ou du privé, n’a pas de rentabilité selon les critères de la comptabilité capitaliste. Sont exclus de cette catégorie les seuls employés de l’État dont l’activité est indispensable à son rôle minimal de gendarme – la police, les forces armées, les services fiscaux, etc. »[3]

La crise organique

Ainsi, l’unité nationale se retrouve séparée en deux camps antagonistes par un discours largement influent au sein de l’espace médiatique et la sphère politique. Ce discours trouve sa caisse de résonance dans le ressentiment des petits entrepreneurs et des classes moyennes conservatrices, mais également auprès d’une bonne partie des membres de la classe ouvrière qui craignent de se retrouver à la dernière place[4]. Or, ce clivage des deux nations n’est pas purement idéologique, car il s’exprime également dans la transformation des institutions politiques et de l’infrastructure économique.

Paradoxalement, les classes populaires qui adhèrent à ce modèle contribuent directement à leur malchance, car le néolibéralisme amène la stagnation de l’économie nationale et l’implantation de mesures d’austérité, réduit la diversification de l’économie locale et régionale, et augmente drastiquement les inégalités sociales. La reprise financiarisée prend le dessus, en mettant de côté les investissements productifs et en faisant reposer la croissance sur l’endettement des ménages[5]. Autrement dit, une petite minorité de la grande bourgeoisie s’enrichit, au détriment de l’appauvrissement généralisé et de la précarisation des jeunes, femmes, aînés, immigrants, classes moyennes, etc.

Quand nous assistons à une crise de l’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire à la rupture d’un équilibre entre les groupes dominants et dominés qui bouscule l’ensemble de la communauté politique, nous avons affaire à une crise sociale. Lorsque la crise économique surgit et que l’État en tant que système de domination vacille, c’est-à-dire lorsque l’infrastructure et la superstructure sont simultanément perturbées, survient une crise organique ou nationale. Enfin, « quand ceux d’en haut ne peuvent plus ; quand ceux d’en bas ne veulent plus ; que ceux du milieu hésitent et basculent », nous avons affaire à une crise révolutionnaire.

La reconstruction de l’unité populaire

Que le scénario de la précarisation des masses soit corroboré ou non dans l’immédiat, nous pouvons affirmer que l’espace social québécois est de plus en plus polarisé, idéologiquement du moins, et potentiellement dans les faits. La crise sociale du printemps 2012 marqua une empreinte indélébile dans l’imaginaire collectif, en rappelant au peuple québécois que le consensus n’est pas le préalable de l’émancipation, mais son résultat. Le conflit, le rapport ami/ennemi, bref l’antagonisme est constitutif du champ politique. Le consensus est toujours le résultat d’un équilibre des forces temporaire, de la prédominance d’un ordre social particulier, d’une hégémonie d’un certain groupe sur les autres.

Bien que le Québec n’ait pas encore fait face à une réelle crise nationale, il reste vulnérable aux mutations de la conjoncture économique internationale, à la crise écologique accentuée par la surexploitation des ressources naturelles, et aux révoltes populaires qui explosent un peu partout dans les pays développés et émergents depuis quelques années. Si le printemps québécois a été l’expression que « ceux d’en pas ne veulent plus », l’appareil d’État et l’hégémonie conservatrice a tout même démontré que « ceux d’en haut peuvent encore » et que « ceux du milieu ne sont pas sur le point de basculer ». Néanmoins, il est certain qu’une fissure suffisamment profonde a été opérée, de sorte qu’il sera impossible de restaurer une belle « coalition regroupant des représentants des intérêts des différentes classes sociales en cause » afin d’assurer la victoire d’un mouvement de libération nationale. Un changement d’époque historique est survenu, et il faut saisir les conséquences stratégiques et politiques qui en découlent.

La bourgeoisie francophone a partiellement réussi sa « révolution démocratique » en formant un État-providence keynésien par le haut, mais elle a échoué à mener son projet à terme. Elle a certes permis de mettre à jour des institutions politiques et économiques favorables au capitalisme de masse en jetant l’hégémonie archaïque de l’Église catholique et ses reliques féodales aux poubelles de l’histoire, mais elle a été incapable d’instaurer un État indépendant nécessaire à sa pleine autonomie législative, fiscale et diplomatique. Nous pouvons donc conclure que les tâches historiques de la bourgeoisie ne peuvent plus être portées par cette classe sociale en déchéance ; la bourgeoisie nationaliste n’a jamais eu à cœur l’émancipation du peuple québécois, mais plutôt la négociation de sa place au soleil de la mondialisation par le biais d’un partenariat économique avec l’impérialisme canadien et américain, y compris en 1995.

Ce constat pessimiste implique pourtant un nouvel espoir, résidant dans la reconstruction de l’unité nationale-populaire. Celle-ci doit regrouper le précariat urbain et la petite-bourgeoisie progressiste, mais également les habitants des régions, paysans et travailleurs saisonniers. Cette nouvelle alliance ne doit plus être basée sur une appartenance ethnique unitaire (les québécois francophone contre les anglais et les immigrants), mais traverser cette frontière pour réunir les communautés culturelles, mouvements sociaux, milieux associatifs, syndicats et classes moyennes précarisées qui formeraient la tête de ce mouvement. Autrement dit, ce n’est pas une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie par un parti faussement centriste qui permettra de faire l’indépendance, mais une organisation de forces populaires dirigés contre le néolibéralisme, l’impérialisme canadien et les élites québécoises qui le soutient.

Conclusions générales

Contrairement à ce qu’affirment Marc Laviolette et Pierre Dubuc, c’est bien l’hégémonie péquiste basée sur l’ancien consensus national qui freine actuellement la reconstruction de l’unité populaire nécessaire à l’indépendance. Comme l’État-providence keynésien n’existe qu’à l’état de mort-vivant et que le gouvernement se comporte de plus en plus comme le bras armé de la bourgeoisie nationale, canadienne et transnationale, il est normal que le peuple québécois n’accorde plus sa confiance à un parti qui ne fait que renforcer son impuissance.

Il en découle que la lutte de classes n’est pas un frein à la libération nationale, mais bien le moteur de celle-ci. Néanmoins, il faut éviter de figer deux camps drastiquement opposés à l’intérieur d’essences prédéfinies. L’hypothèse des deux nations semble plus prometteuse, à condition de la retourner contre sa récupération conservatrice. Par exemple, il faut prioriser non plus le « bon citoyen conformiste » et « le dur travailleur » dévoué au sacrifice de l’austérité et l’économie nationale, mais la solidarité des pauvres, chômeurs, étudiants, femmes et immigrants en leur redonnant une réelle dignité.

Ensuite, il faut libérer le mécontentement populaire du joug populiste conservateur, en montrant que l'adversaire des classes moyennes ne sont pas les assistés sociaux, les syndicats et la gauche, mais la grande bourgeoisie qui continue de les appauvrir. Une réforme intellectuelle et morale doit veiller à redonner à la culture populaire sa pleine signification, afin de lui redonner confiance en ses capacités d’action sur elle-même et la société dans son ensemble. L'unité populaire doit être prête à diriger le Québec, en évinçant les élites économiques et politiques qui ne la représentent plus.

Enfin, il faut briser la xénophobie entre Montréal et les régions, les classes urbaines et rurales, qui sont doublement exploitées par l’oligarchie financière et les propriétaires rentiers que sont les multinationales qui achètent nos terres agricoles et défigurent nos villages à coup de centres d’achat. Il faut que l’unité populaire soit capable d’étendre son leadership idéologique et politique aux classes moyennes, afin que « ceux du milieu hésitent et basculent ». Comme le dit une fois de plus Jean Jaurès, « ces grands changements sociaux qu'on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l'œuvre d'une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique qu'elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la révolution. Il y faut le concours, l'adhésion de la majorité, de l'immense majorité. »

En attendant, une lente accumulation de forces, le mythe des petits pas dans le temps vide, linéaire et homogène du progrès électoral ne suffit pas. L’évolutionnisme progressiste de la social-démocratie, ou le fatalisme économique de l’orthodoxie marxiste sont deux pièges à éviter. Si nous continuons à croire que l’indépendance ne se fait pas délibérément ni se prépare, mais arrive tout simplement par la conquête d’une majorité parlementaire, alors nous pouvons attendre longtemps. Nous ne pouvons pas compter sur le « chemin du pouvoir », le train-train quotidien allant dans le sens de l’histoire nationale, dont le terme est assuré par de bons calculs électoraux et une gouvernance équilibrée.

« Une stratégie [indépendantiste] axée sur la notion de crise nationale implique donc une conception du parti radicalement opposée. Ici, il s’agit au contraire bel et bien de préparer [l’indépendance]. On ne peut en décider le commencement ni le cours, mais pour l’orienter et pouvoir en décider le dénouement, il faut l’avoir préparée. Dans une telle perspective, le parti agit en permanence. Il fait. Il agit politiquement et socialement. Il n’est pas un pur enregistrement de la force organique et du mûrissement de la conscience [nationale]. Il prend des initiatives, chercher à modifier les rapports de forces, noue les alliances nécessaires. »[6]

Évidemment, les alliances nécessaires dans la conjoncture actuelle ne résident pas dans les ententes électorales avec des partis néolibéraux, mais dans l’articulation des luttes sociales menant à l’émancipation du peuple québécois. Le principal adversaire de l’unité populaire n’est donc pas le camp fédéraliste mais le Parti québécois, représentant la pierre d’achoppement d’un bloc historique prisonnier d’une logique consolidant l’oppression nationale. Québec solidaire doit provoquer son éclatement, mettre à jour les contradictions qui soutiennent ce bloc et libérer les forces émancipatrices en les articulant à un projet de pays qui ne se résume pas à une stratégie étatiste. L’indépendance sera le fruit du pouvoir social, ou elle ne sera pas.

Ce texte conclut la série de quatre articles, dont 1) L'émergence du front nationaliste conservateur québécois ; 2) Les deux visages de janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne ; 3) Enquête sur le bouchardisme.


[1] Bob Jessop et al. « Le populisme autoritaire, les deux nations et le thatchérisme », dans Stuart Hall, Le populisme autoritaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, pp.137-138
[2] Ibid., p.137
[3] Ibid., p.138
[4] http://alternatives-economiques.fr/blogs/behrent/2011/09/23/pourquoi-les-pauvres-votent-ils-contre-leurs-interets-economiques/
[5] Éric Pineault, Cette fois, est-ce différent? La reprise financiarisée au Canada et au Québec, Rapport de recherche, Institut de recherche et d’informations socio-économiques, juin 2013.
[6] Nous avons remplacer les termes révolutionnaire par indépendantiste, révolution par indépendance, et conscience de classe par conscience nationale. Dans notre perspective, ces termes peuvent être substitués, dans la mesure où l’indépendance représente le « moment national » d’une révolution sociale.
Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, La brèche, 1987, p.22

Commentaires

Articles les plus consultés