mardi 5 avril 2016

Réponse à Roméo Bouchard

Dans son dernier texte « Constituante citoyenne libre... ou... Constituante politique partisane », Roméo Bouchard développe une critique féroce de mon dernier article « l’Assemblée constituante comme art du possible », qui avait pour objectif de préciser que le mandat du processus constituant serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Bien qu’il marque certains points intéressants qui permettent de faire avancer le débat, les propos de l’auteur continuent d’entretenir certains malentendus. Selon Roméo Bouchard :

« La proposition de Folco est en fait une attaque frontale contre le concept d’assemblée constituante citoyenne souveraine, libre et non partisane, comme lieu premier d’expression de la souveraineté populaire et du pouvoir des citoyens. Elle aurait pour effet, en réalité, de ramener la Constituante sous le contrôle du parti politique au pouvoir et d’en faire un outil d’application de son programme politique partisan plutôt qu’un recours ultime à la volonté souveraine des citoyens. »

La stratégie rhétorique consiste donc à opposer une « bonne » assemblée constituante citoyenne et libre de toute ingérence (version de Bouchard) à une « mauvaise » assemblée constituante politicienne et partisane (version de Folco). Outre cette dichotomie sur laquelle je reviendrai, Bouchard cherche à déconstruire une série d’arguments concernant l’inconstitutionnalité de la constituante, l’analogie du vote de grève et les scénarios stratégiques évoqués dans mon précédent article. En examinant de plus près ces différentes objections, il s’agira de nuancer certaines thèses en montrant la plausibilité de l’hypothèse initiale tout en évoquant une nouvelle option qui pourrait être ajoutée au débat sur le mandat de l’assemblée constituante.

Une question de compatibilité

Dans un premier temps, Bouchard formule une objection concernant l’incompatibilité d’une assemblée constituante avec le cadre constitutionnel canadien. « Une constituante citoyenne ouverte, c’est-à-dire sans le mandat préalable de l’indépendance, serait, selon Folco, inconstitutionnelle, illégale et impossible dans le cadre monarchique canadien. Cet argument ne tient pas la route. » Bouchard évoque l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme – la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics – afin de montrer que la souveraineté appartient ultimement au peuple, et non à l’État. Or, bien que Bouchard défende bec et ongles le principe de souveraineté populaire, il affirme ensuite que la constitution canadienne est légitime parce qu’elle a été acceptée par les élus du peuple québécois : « Bien sûr ce cadre monarchique constitutionnel canadien est tout sauf démocratique, mais il est légitime car il a été librement consenti par les délégués et les élus québécois. » Cela est faux d’un double point de vue.

D’une part, les élus du Québec n’ont jamais entériné l’acte constitutionnel de 1982 (voir l’épisode de la Nuit des longs couteaux), de telle sorte que la constitution canadienne est illégitime même du point de vue de la sphère parlementaire québécoise. L’ordre constitutionnel canadien s’impose de facto, et non par une adhésion libre et éclairée du peuple québécois ou de l’Assemblée nationale. D’autre part, le principe de souveraineté populaire implique que c’est le peuple lui-même, et non les simples représentants du peuple, qui doit entériner la décision. Mon argument initial tient donc toujours la route : « le cadre constitutionnel canadien ne reconnaît aucunement la souveraineté du peuple canadien, du peuple québécois ou des Premières nations, mais seulement la souveraineté parlementaire d’une monarchie constitutionnelle. Autrement dit, le cadre fédéral canadien est incompatible juridiquement, politiquement et philosophiquement avec le principe de souveraineté populaire. »

L’argument principal consiste à dire que la souveraineté populaire est impossible dans le présent cadre juridique et constitutionnel de l’État canadien. Deux seules options s’offrent alors au peuple québécois pour retrouver sa souveraineté : la création d’un nouvel État indépendant, ou encore une réforme radicale du cadre fédéral par le biais d’un processus constituant pancanadien. Personnellement, ces deux options me conviendraient, bien que le premier soit beaucoup plus probable que le second si nous regardons les deux tentatives avortées de réforme dans les années 1990 (double échec des accords du Lac Meech et de Charlottetown).

Concernant la possibilité d’initier un processus constituant pour rédiger la constitution du Québec, Bouchard avance avec raison que cette procédure n’est pas illégale en soi : « Dans la constitution de 1982, le pouvoir des provinces de se doter d’une constitution est clairement affirmé, pourvu que celle-ci respecte la fonction monarchique, la composition du Parlement, du Sénat et de la Cour suprême, le statut des langues, les frontières provinciales et le partage des juridictions. […] En conséquence, dans la mesure où le Québec est reconnu comme peuple et comme nation, une assemblée constituante de citoyens, convoquée en toute légitimité par l’Assemblée nationale et exerçant la souveraineté du peuple québécois, aurait pleine autorité pour rédiger et faire adopter une constitution pour le Québec, incluant des dispositions sur son statut politique et la façon dont il veut se gouverner. »

En effet, il est tout à fait possible pour l’Assemblée nationale du Québec d’adopter sa propre constitution, à l’instar de la Colombie-Britannique qui possède son Constitution Act depuis 1996, lequel rassemble en un seul texte les principales règles qui régissent son gouvernement tout en étant subordonné à la constitution canadienne. Or, le peuple de la Colombie-Britannique n’est toujours pas souverain, et ne l’a même pas été à travers la rédaction de sa constitution qui fut limitée à la sphère parlementaire. L’idée d’une assemblée constituante citoyenne qui met de l’avant l’exercice direct de la souveraineté populaire est donc tout à fait possible, mais il s’agirait dans tous les cas d’un « acte subversif qui transgresse l’ordre juridique et politique de l’État canadien », lequel est basé sur la suprématie des parlements. Comme le veut l’adage : « la liberté ne se donne pas, elle se prend ».

C’est pourquoi Bouchard a tort lorsqu’il suggère que « Folco semble confondre un peu tout – souveraineté populaire, souveraineté de l’État et souveraineté du parti élu – et nous ramener du même coup à la dictature des partis politiques dans le simulacre de démocratie élective actuelle ». Nulle part est mentionnée la volonté d’instaurer « la dictature des partis politiques » (!), et c’est plutôt Bouchard qui semble parfois confondre souveraineté populaire et parlementaire. Il a raison d’affirmer qu’une assemblée constituante n’est pas illégale en soi, mais il néglige le fait que le principe de souveraineté populaire est étranger aux règles de droit et à la culture politique des institutions parlementaires canadiennes et québécoises. Un processus constituant basé sur l’exercice de la souveraineté populaire provoquerait inévitablement un bouleversement majeur dans le monde politique canadien. Il est presque certain que les élus sur la scène fédérale seraient inquiétés par l’issue d’un tel processus, qui déborde non seulement le cadre de la légitimité ordinaire de la logique parlementaire, mais pourrait techniquement déboucher sur la sécession du Québec.

Une question de transparence

Par ailleurs, Bouchard ne semble pas comprendre l’analogie évoquée entre l’assemblée constituante et une assemblée générale de grève : « Aucune comparaison n’est possible entre, d’une part, une assemblée générale syndicale comportant un vote sur une action syndicale stratégique et ponctuelle comme un vote de grève, et, d’autre part, l’adoption d'une constitution qui « constitue » un pays et définit son fonctionnement. » Il s’agit en effet de deux choses bien différentes ; mais l’objectif d’une comparaison consiste à souligner certaines ressemblances entre deux aspects de certaines choses, et non à dire que deux éléments sont équivalents sous tous les points de vue. L’objectif ici était de montrer qu’un comité exécutif (ou un gouvernement) doit être clair et transparent dès le début du processus lorsqu’il invite les membres d’une communauté à débattre d’un sujet important. Pour convaincre les membres de participer à la délibération et mobiliser ceux-ci pour une activité « extraordinaire », c’est-à-dire un événement qui rompt avec la routine de l’association (que ce soit une grève générale ou la constitution d’un nouveau pays), il faut être à la fois rassembleur et affirmer sans gêne l’intention du mouvement. Ici, l’objectif est double : permettre au peuple québécois de rédiger sa constitution, et faire l’indépendance.

Évidemment, Bouchard souligne avec raison que les assemblées constituantes latino-américaines avaient l’avantage d’avoir lieu dans des pays indépendants. « Le statut politique de base ne faisait pas de problème ; mais dans le cas du Québec, c’est une première constitution démocratique et la question de son statut politique est au cœur des choix à faire : retirer ce choix du mandat de la Constituante serait une grave usurpation de la souveraineté du peuple par le parti au pouvoir ». Or, est-ce que le fait de spécifier à l’avance que le mandat de l’assemblée constituante sera de rédiger la constitution d’un Québec indépendant enlèvera le choix du statut politique au peuple québécois ? Non, car le peuple québécois pourra toujours se prononcer directement sur son statut politique lors du référendum à la fin du processus constituant, les gens opposés à l’indépendance pouvant voter contre le projet de constitution.

Il faut aussi rappeler que l’assemblée constituante citoyenne n’est pas le peuple, que celle-ci soit élue au suffrage universel ou tirée au sort. Elle est composée de quelques dizaines de personnes (0,00125% de la population) appelées à débattre dans un dispositif politique extérieur aux partis et à la logique parlementaire, tout en étant en dialogue avec de nombreuses consultations publiques partout au Québec. Le peuple est donc invité à formuler indirectement, par le biais d’un processus de démocratie participative et délibérative, le contenu de la constitution. L’élément de « démocratie directe », où tout le monde se prononce directement sur le projet de constitution avec une voix égale, n’intervient qu’à la fin du processus lors du référendum. Autrement dit, l’assemblée constituante orientée vers la constitution d’un Québec indépendant respecte de A à Z la souveraineté du peuple québécois, que ce soit avant les élections d’un gouvernement indépendantiste (suffrage universel), pendant le processus constituant où il peut intervenir plus ou moins directement pour influencer le projet de constitution, et surtout à la fin du processus où prendra forme la décision finale de la volonté générale.

Ensuite, un gouvernement qui demande un mandat clair à la population pour amorcer un processus constituant basé sur la souveraineté populaire dans le but de faire l’indépendance ne représente en aucune façon « une grave usurpation de la souveraineté du peuple par le parti au pouvoir ». Il s’agit seulement de montrer l’objectif du processus, d’établir un cadre clair où une assemblée citoyenne autonome pourra faire son travail librement sans ingérence des parlementaires concernant le contenu de la constitution. Ceux-ci auront d’ailleurs d’autres chats à fouetter au niveau de la gestion des affaires publiques de l’État : projets de lois, réformes sociales, politiques économiques et publiques, etc.

Un nouveau scénario

Néanmoins, Bouchard formule un argument supplémentaire en soulignant que « ce n’est pas parce que le problème du statut politique du Québec est une question complexe qu’il faut le retirer du champ de la délibération du peuple. Le statut politique du Québec doit obligatoirement être au centre d’une première constitution québécoise : toute l’histoire du Québec tourne autour de la question nationale, qui en une est de vie ou de mort pour le Québec. » Il mentionne ainsi, avec justesse, que la question du statut politique du Québec ne pourrait être écartée de la délibération publique lors du processus constituant ; l’indépendance ne peut être considérée comme un simple préalable, un dogme initial qui ne saurait être remis en question. D’une façon ou d’une autre, que ce soit avec un processus constituant clairement orienté vers l’indépendance ou avec un mandat « ouvert », la question de l’indépendance sera sur toutes les lèvres.

La question demeure donc ouverte : faut-il que le statut politique fasse partie des options disponibles durant le processus constituant, ou doit-on présupposer dès le début que l’indépendance est le seul choix possible ? Si les mandats « indépendantiste » ou « ouvert » respectent tous deux le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante, est-il préférable du point de vue démocratique de considérer l’indépendance comme une question distincte du reste de la constitution ? Autrement dit, à la fin du processus, doit-il y avoir un seul projet sur la table, ou un projet avec plusieurs sous-questions, ou encore plusieurs projets de constitution ? Bouchard mentionne que la réflexion sur ces diverses possibilités logiques mène à des « scénarios irréalistes et inapplicables », comme si le fait de réfléchir aux scénarios possibles était farfelu et dénué d’intérêt. Or, notre précédent texte visait à analyser et critiquer l’« option B » suggérée par la Commission politique de Québec solidaire, selon laquelle l’assemblée constituante devrait rédiger au moins deux projets de constitution, avec la possibilité d’un vote préférentiel lors du référendum pour sélectionner le scénario gagnant entre de multiples options.

C’est ce scénario de « liste d’épicerie » qui amène plusieurs problèmes au niveau de la délibération publique, de la formation de la volonté générale et de la légitimité politique de la constitution. Bref, une assemblée constituante qui aurait pour mandat de rédiger deux, trois ou quatre projets constitutionnels sèmerait la confusion dans l’espace public, ce qui nuirait à la formation d’un consensus autour d’un projet politique commun. Une fois ce scénario problématique écarté, il reste soit la position actuelle de Québec solidaire qui stipule que la constituante devrait rédiger une ou des propositions (sans préciser combien), soit l’option d’une constituante avec le mandat clair de faire l’indépendance. Entre ces deux options, la deuxième semble plus convaincante pour l’ensemble des raisons invoquées dans mon précédent texte. Mais Bouchard formule une autre proposition originale, une « option C » qui souligne que l’assemblée constituante ne peut déboucher que sur deux, et uniquement deux choix. Attardons-nous à cette suggestion car elle présente un grand intérêt :

« Si les constituants estiment que la division de l’opinion exige qu’on prévoie un choix multiple, ce choix ne peut se limiter qu’à deux seulement : soit un projet qui rompt le lien confédératif canadien actuel et propose une constitution entièrement nôtre, soit un projet qui maintient le lien confédératif canadien actuel, et alors la constitution proposée ne pourra modifier des dispositions qui relèvent d’une juridiction ou d’une disposition constitutionnelle canadienne sans l’avoir négocié avec le Canada, dans le cadre de la constitution canadienne actuelle. On quitte ou on joue le jeu. Dans ce dernier cas (un double choix), concrètement, cela pourrait se faire de deux façons : ou bien on demande un vote distinct sur l’article définissant le statut politique du Québec d’une part, et d’autre part sur un projet de constitution dans lequel on aura placé entre parenthèses les articles qui ne pourront s’appliquer si on choisit de maintenir le lien confédératif canadien actuel ; ou bien on demande de choisir entre deux projets de constitution : le projet de constitution d’un Québec indépendant et celui d’un Québec-province, quitte, dans ce dernier cas, à indiquer dans un rapport complémentaire les modifications du statut du Québec qu’un consensus important souhaiterait négocier dans le cadre constitutionnel canadien. »

Nous arrivons ainsi à la seule option alternative au scénario d’une assemblée constituante uniquement orientée vers la constitution d’un Québec indépendant. Cette « option C » a l’avantage de montrer, d’entrée de jeu, le seul débouché possible d’un « mandat ouvert » ; la constitution de la République indépendante du Québec, ou la constitution de la province du Québec. Autrement dit, cette perspective rend explicite ce qui était implicite dans la position actuelle de Québec solidaire, mais elle a l’avantage d’être claire sur l’intention et l’issue du processus constituant, tout en ayant une grande qualité pédagogique. Comme le souligne Bouchard :

« Il est relativement simple de circonscrire les thématiques sur lesquelles une constitution provinciale ne peut intervenir : essentiellement, il s’agit de la Charte fédérale des droits, des institutions parlementaires et judiciaires canadiennes, de l’usage des langues officielles et des juridictions fédérales, à savoir : la monnaie et les banques, les relations internationales, le commerce et le transport inter-provincial, la navigation, les côtes, les ports et la pêche en partie, la défense, les Premières nations, le code criminel incluant mariage et divorce, l’immigration, la poste, les brevets et l’homologation, l’assurance-chômage, le recensement. Les constituants seront vite à même de constater les pouvoirs auxquels il renonceraient en maintenant leur lien fédéral. »

Le contraste entre ces deux scénarios - une constitution pleine et entière et une constitution atrophiée et mutilée - permettrait au peuple de constater par lui-même les avantages de l’indépendance. Or, est-il préférable que le référendum débouche sur deux projets de constitution distincts, ou sur un projet de constitution avec une question séparée sur l’indépendance ? La première option a l’avantage de bien séparer les deux projets, mais elle amène de sérieuses difficultés : l’assemblée constituante serait en quelque « schizophrénique », elle devrait rédiger deux projets constitutionnels parallèles, les citoyens-consommateurs ayant le choix de choisir leur plat préféré lors du référendum. La formation de la volonté générale serait minée, les délibérations publiques seraient divisées en deux camps qui ne se parleraient pas forcément, chacun pouvant élaborer son propre projet politique. De plus, si nous laissons une option d’abstention (ce qui est tout à fait légitime d’un point de vue démocratique, comme le vote blanc), pour permettre aux personnes non convaincues de montrer leur désaccord vis-à-vis les deux projets, cela pourrait amener de graves complications. Par exemple, si la constitution du Québec indépendant gagne 45% des voix, la constitution du Québec-province gagne 30%, et qu’il y a 25% d’abstention, que doit-on faire ? Faire l’indépendance avec une majorité relative de 40% malgré un désaccord de 55%, ou bien choisir la deuxième option avec seulement 30% des voix, ou faire un deuxième tour ? Il ne s’agit pas d’un scénario farfelu, mais de mettre en évidence le problème démocratique du scénario des multiples constitutions.

Au final, la seule option viable – outre celle de l’unique mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant – demeure l’idée de proposer un seul projet de constitution avec une question distincte sur l’indépendance. Celle-ci a l’avantage de formuler un projet politique favorisant l’unité de la délibération publique et la clarté du processus, tout en laissant la possibilité de voter de manière distincte sur un article qui ne fait pas consensus. De plus, un scénario semblable a déjà été expérimenté ailleurs dans le monde récemment. Par exemple, l’assemblée constituante islandaise de 2011 présenta six questions à la population : la première portait sur le désir des citoyens d’avoir une nouvelle constitution, alors que les autres portaient sur des articles plus controversés comme la propriété collective des ressources naturelles ou le maintien de l’Église luthérienne nationale.

Bien qu’il soit possible d’avoir un référendum avec un grand nombre de questions, le problème de la « liste d’épicerie » milite en faveur d’un nombre minimal de questions. C’est pourquoi  le Québec pourrait également s’inspirer de la consultation populaire sur l’avenir politique de la Catalogne de novembre 2014, où les citoyens devaient répondre à deux questions : 1. « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? » 2. « En cas de réponse affirmative, voulez-vous que cet État soit indépendant ? » Le Sí-Sí avait alors remporté 80,98% des voix, bien qu’il s’agissait d’un vote non contraignant à cause de l’interdiction de la Cour suprême espagnole. Pour résumer, si nous écartons le scénario des multiples constitutions, voici les deux seules options crédibles, viables et démocratiques qui s’offrent à nous :

Option A : L’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution d’un Québec indépendant, définissant les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Le projet de constitution sera soumis à la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus.

Option C : L’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution définissant le statut politique du Québec, les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Le projet de constitution et une question distincte sur le statut politique du Québec seront soumis à la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. La double question référendaire sera donc : 1. « Voulez-vous que l’État du Québec adopte cette constitution ? » 2. « Voulez-vous que cet État soit indépendant ? »

Advenant la victoire d’un Oui-Non, alors seulement les articles respectant la constitution canadienne seront appliqués, les autres étant rejetés définitivement ou renvoyés aux calendes grecques, à moins qu’un processus de négociation entre le gouvernement du Québec et du Canada s’amorce en vue d’une réforme de la constitution fédérale. Dans le cas d’une victoire du Oui-Oui, la constitution pleine et entière sera adoptée, ce moment fondateur constituant l’acte de naissance d’un nouvel État indépendant.

Le grand mérite du texte de Roméo Bouchard est de mettre en évidence le scénario d’un projet de constitution unique et d’une question double. Les options A et C respectent toutes deux le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante, mais elles ont une couleur politique différente. L’option A ressemble davantage à la stratégie catalane adoptée en 2015 par la coalition Junts pel Si et la CUP (élection référendaire+processus constituant visant à rédiger la constitution d’une Catalogne indépendante), alors que l’option C ressemble à une assemblée constituante combinée à la stratégie référendaire catalane de 2014 (avec deux questions).

Outre ces nuances, l’option A et C partagent de nombreux points en commun. Les deux options impliquent une rupture éventuelle avec l’État canadien en cas d’une victoire du Oui (ou du Oui-Oui), ainsi que la volonté claire et affichée d’un gouvernement de mener son peuple vers la liberté. Dans les deux cas, le peuple aura le choix entre l’indépendance et le statu quo (avec ou sans constitution provinciale), de sorte que l’alternative demeure grosso modo la même. Dans les deux cas, l’assemblée constituante aura le mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant, mais l’option C permettrait au peuple de s’en tirer avec une constitution minimale si jamais il refuse de faire le saut de sa liberté politique. Dans les deux cas, les personnes indécises, fédéralistes, autonomistes et les communautés culturelles risquent d’être sceptiques, le scénario de l’indépendance pouvant faire craindre une négligence des droits des minorités par la majorité.

C’est donc aux promoteurs du processus constituant de mettre de l’avant une vision pluraliste du Québec, de garantir que l’assemblée constituante sera représentative de la société québécoise du XXIe siècle, et de montrer qu’un projet de constitution permettrait justement d’insérer des articles concernant les droits culturels, sociaux et économiques pour garantir l’inclusion, l’égalité, la liberté et la solidarité. Pour ma part, je préfère l’option A pour sa simplicité, mais l’option C semble tout aussi convenable parce qu’elle indique clairement qu’un projet de constitution d’un Québec indépendant sera proposé lors du prochain référendum, sans nous embrouiller dans mille et une options constitutionnelles.

Défaire les préjugés

Enfin, le seul bémol du texte de Bouchard est qu’il continue d’entretenir un ensemble de préjugés à l’endroit de Québec solidaire, lequel est paradoxalement le seul parti politique qui propose sa vision de l’assemblée constituante. Il continue de voir « une certaine contradiction dans le programme actuel de Québec solidaire où cohabitent une proposition de Constituante ouverte et un programme de gouvernement indépendantiste et socio-démocrate très élaboré. J’ai moi-même dénoncé ce paradoxe à plusieurs reprises en doutant qu’une fois au pouvoir Québec solidaire ne respecte cette indépendance totale de la Constituante – ce qui exigerait en réalité que son gouvernement se considère comme un gouvernement provisoire jusqu’à l’adoption de la nouvelle constitution –, ce doute étant d’autant plus fort que l’élection prévue des constituants au suffrage universel ouvre toute grande la porte à un noyautage de la Constituante ».

Il y a deux éléments à souligner dans cette remarque. La première est la supposée « contradiction » entre la mesure exceptionnelle de l’assemblée constituante pour résoudre la question nationale et constitutionnelle, et le programme de gauche du parti visant à répondre à la question sociale durant le processus constituant. Or, un programme politique ne peut pas se limiter à une seule mesure (faire l’indépendance ou déclencher un processus constituant), car il faudra tout de même gouverner pendant ce temps ! Cela impliquera nécessairement de nombreux choix majeurs ayant un impact direct sur l’économie, la justice sociale, la démocratie, l’environnement, etc. D’ailleurs le fait d’être un « gouvernement provisoire » n’implique pas d’abandonner tout réforme ou mesure concrète en attendant la fin de la discussion sur le projet constitution.

Le fait de ne pas présenter de projet social et politique dans un contexte d’austérité, d’inégalités croissantes, de corruption politique, de paradis fiscaux et de crise écologique, tout cela pour ne pas interférer avec le processus constituant, représente une posture un peu naïve ou simpliste. Le groupe des « Sans Parti » ou la « Coalition pour la constituante » représentent certes des options séduisantes pour les gens découragés par le cirque parlementaire et la logique partisane. Mais l’unique mot d’ordre de la « démocratie », laquelle s’incarne uniquement dans une assemblée constituante citoyenne souveraine tirée au sort, semble davantage relever de la pensée magique que d’une réflexion critique et pratique sur les implications multiples de la souveraineté populaire. L’assemblée constituante ne représente qu’un outil, et non le moindre, de la souveraineté populaire, laquelle peut s’incarner également dans la sphère économique (démocratisation de l’économie), énergétique (souveraineté énergétique), alimentaire (souveraineté alimentaire), etc. La haine viscérale des partis semble prendre le dessus sur l’action politique concrète.

Le deuxième point concerne le « noyautage de la constituante » par les partis politiques dans le cadre d’une élection des membres constituants au suffrage universel. Pour éviter ce phénomène, plusieurs règles et mécanismes peuvent être adoptés. Par exemple, Québec solidaire prévoit déjà dans son programme que l’assemblée constituante « sera composée d’un nombre égal de femmes et d’hommes. Le mode de scrutin assurera la représentation proportionnelle des tendances et des différents milieux socio-économiques présents au sein de la société québécoise », ce qui limiterait une certaine homogénéité sociale et culturelle des élu·e·s sur la constituante. Évidemment, il y aura des personnes qui auront des visions politiques marquées, des préférences idéologiques et peut-être des revendications essentielles qui leur tiendront à cœur, mais il en va de même pour une assemblée constituante tirée au sort, les « citoyens ordinaires » n’étant pas exempts de conceptions particulières de la vie bonne.

Ensuite, on oppose souvent l’élection et le tirage au sort de manière dogmatique, en voyant dans la première un mécanisme anti-démocratique, et dans l’autre la seule forme démocratique possible, ou vice versa. En réalité, ces deux mécanismes impliquent des légitimités démocratiques différentes, chacune ayant des avantages et des inconvénients. Pour ma part, je crois qu’une assemblée constituante tirée au sort serait une bonne idée, notamment pour favoriser la représentativité des membres (un échantillonnage préalable de candidatures volontaires permettrait d’avoir un ratio plus exact), et choisir un mécanisme de sélection moins coûteux qu’une élection générale. Or, même dans le cas d’une assemblée constituante élue au suffrage universel, il est tout aussi possible de contrer le « noyautage des partis politiques » en spécifiant que les personnes qui se présentent le feront non pas à titre de représentant·e·s de partis, mais à titre de simples citoyen·ne·s. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas empêcher les gens d’être membres de partis ou d’avoir des préférences idéologiques, mais on peut veiller à ce que les partis ne présentent pas de candidatures préchoisies comme dans une élection ordinaire. Le débat sur le suffrage universel ou le tirage au sort comme mécanisme de sélection des membres de l’assemblée constituante est important, mais secondaire, et ne devrait pas constituer un frein dogmatique ou une exigence absolue à toute entente pour créer une coalition large en faveur d’une constituante.

Pour conclure, il ne s’agit pas d’avoir « peur de prendre le risque de la souveraineté du peuple » ou d’avoir une quelconque « méfiance du peuple », à la manière de Jean-François Lisée. On n’a qu’à lire les dizaines d’articles que j’ai écrits pour analyser, définir, préciser et reformuler ce qu’est le peuple, la souveraineté populaire et la démocratie radicale pour voir que toute ma réflexion théorique et stratégique tourne autour de ce principe politique fondamental. Or, c’est une erreur également de prendre le mot « peuple » pour une notion simple, claire et évidente, comme quelque chose qui va de soi et qu’il suffirait d’invoquer pour le faire advenir. Le peuple n’existe pas encore, il devient, il doit être construit. Le peuple ne prendra pas la conscience de lui-même par le simple discours, mais par une pratique vivante d’auto-transformation, ancrée dans les luttes sociales et politiques visant à bâtir un monde commun. La souveraineté populaire est le principe premier, mais elle ne peut être séparée complètement des luttes pour l’émancipation sociale et l’indépendance nationale.

jeudi 24 mars 2016

L’Assemblée constituante comme art du possible

  La clarté est la forme la plus difficile du courage.
-François Mitterrand

Introduction au débat

Un débat politique central prend forme en vue du prochain congrès de Québec solidaire qui aura lieu du 27 au 29 mai 2016. Après dix ans d’existence, le parti de gauche féministe, écologiste et indépendantiste se retrouve au carrefour de son histoire ; celui-ci doit réviser ses statuts et certains éléments de son programme afin de se préparer pour les élections générales de 2018. Une question stratégique de premier plan soulèvera sans doute de vives discussions dans les prochaines semaines : la précision du mandat de l’assemblée constituante. Loin de constituer un simple problème de « mécanique référendaire », l’assemblée constituante propose une résolution démocratique de la question nationale par l’exercice de la souveraineté populaire. Il s’agit en quelque de la pierre angulaire qui permet d’articuler le projet de société et l’indépendance, la transformation sociale et l’émancipation nationale.

Or, la stratégie d’accession à l’indépendance de Québec solidaire présente une ambiguïté qui a été soulignée par différentes instances du parti ; le Conseil national de novembre 2015 a d’ailleurs voté en faveur d’une révision de programme concernant ce point précis. Actuellement, le programme stipule que : « l’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer une ou des propositions sur le statut politique du Québec, sur les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que la définition de ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. » Il est donc impossible de savoir au départ si l’assemblée constituante accouchera d’une constitution d’un Québec indépendant, d’une constitution de Québec province, de deux, trois ou quatre projets de constitution.

Cela ne représente un problème en soi, comme le prétendent les défenseurs de la position actuelle du parti. Le fait de ne pas « présumer de l’issue des débats » sur le statut politique du Québec permettrait : 1) de respecter le principe de la souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante ; 2) de préserver le caractère rassembleur de cette stratégie qui vise non seulement à convaincre les indépendantistes déjà convaincus, mais à rejoindre les personnes indécises afin de former une majorité sociale et politique en faveur de la nouvelle constitution. Dans cette perspective, l’idée de donner un mandat clair à l’assemblée constituante – qui devrait obligatoirement rédiger la constitution d’un Québec indépendant – semble beaucoup moins prometteuse sur le plan démocratique et stratégique. Une telle assemblée constituante « indépendantiste » serait moins inclusive (ou accessible aux franges non souverainistes), moins ouverte aux diverses options constitutionnelles, et somme toute moins efficace sur le plan politique. Ainsi, ce ne serait pas au gouvernement de décider si la constitution doit être celle d’un Québec indépendant, mais à l’assemblée constituante et au peuple de trancher la question.

Cette ligne argumentative en faveur d’un mandat « ouvert et inclusif » de l’assemblée constituante, qui semble plausible et convaincante à première vue, est beaucoup plus fragile dès que nous grattons sous la surface. Au risque de paraître polémique, nous voulons montrer que cette position est naïve. Non pas qu’elle serait stupide, car la naïveté renvoie au caractère d’une personne confiante et d’une simplicité sincère, ou encore à une chose simple, naturelle et candide. La naïveté ne s’oppose donc pas à l’intelligence, mais à la lucidité qui doit tenir compte des contraintes pratiques, du contexte historique et de l’action politique. De plus, sous la simplicité apparente de cette vision ouverte et inclusive se cache une complexité insoupçonnée, laquelle limite directement le caractère pédagogique de l’assemblée constituante. Nous voudrions ainsi montrer que l’ambiguïté de la position actuelle explique en bonne partie pourquoi la stratégie de Québec solidaire demeure difficilement compréhensible pour les membres du parti et la population en général, ce qui représente un sérieux problème politique. Autrement dit, comment pouvons-nous convaincre les autres d’une chose que nous ne comprenons pas entièrement nous-mêmes ?

Ce texte se veut une intervention philosophique, politique et stratégique dans une conjoncture sociale et historique précise. Il s’agit de mettre en évidence les faiblesses de la position actuelle du parti en montrant comment une révision de programme relativement simple pourrait renforcer non seulement la cohérence de notre programme, mais notre vision stratégique des tâches concrètes qui attendent le parti dans les prochaines années. Parfois, il semble plus confortable de penser que nous avons déjà raison et que nous finirons par convaincre une majorité de la population petit à petit, la croissance lente mais durable des appuis étant un signe que nous allons dans la bonne direction. Mais cela nous empêche parfois d’éclaircir nos propres positions, de nous réinventer, et éventuellement de faire des bonds significatifs par un changement léger mais significatif permettant de tracer un nouveau tableau d’ensemble. Ce texte se veut donc un parti pris, non pas une défense dogmatique et inflexible d’une option pour des raisons idéologiques, mais une prise de position découlant d’une longue réflexion sur la question. Comme le souligne Habermas, la délibération démocratique ne repose pas sur la simple confrontation des opinions, mais sur la force du meilleur argument.

Définir la souveraineté populaire

Un premier argument basé sur l’idée de souveraineté populaire affirme que ce principe ne doit recevoir aucune direction de l’extérieur, la souveraineté populaire étant son propre fondement. Ce principe serait donc synonyme du « droit à l’auto-détermination des peuples », qui implique le « libre choix » d’un peuple à décider de son avenir politique, ainsi que de la forme des institutions et du cadre constitutionnel qui serviront à le gouverner. Il serait donc absurde de vouloir présumer à l’avance que celui-ci choisira l’indépendance nationale. En ce sens, l’assemblée constituante ne devrait avoir aucune autre finalité que de rédiger une constitution ; le statut politique du Québec ne pourrait pas être déterminé avant le processus constituant, mais seulement après celui-ci. Cette interprétation forte du principe de souveraineté populaire, qui la détache complètement de la souveraineté nationale qui devient une option parmi d’autres, semble entrer en résonance avec ce passage du programme de Québec solidaire :

« Comme tous les peuples du monde, celui du Québec a le droit de disposer de lui-même et de déterminer librement son statut politique. En ce sens, il est souverain, peu importe la manière dont il décide d’utiliser cette souveraineté. C’est ce que Québec solidaire appelle la souveraineté populaire, le pouvoir du peuple de décider en toute démocratie de son avenir et des règles qui régissent sa propre vie, incluant les règles fondamentales, comme l’appartenance ou non à un pays, ou la rédaction d’une constitution. »
De ce point de vue, le fait de donner le mandat à l’assemblée constituante de rédiger la constitution d’un Québec indépendant serait incompatible avec le principe de souveraineté populaire. Il s’agit d’une objection pertinente, qui souligne une contradiction conceptuelle entre la forme du processus constituant et le principe politique qui le sous-tend. Il est donc nécessaire de répondre à cet argument en montrant que : 1) la souveraineté populaire est incompatible avec le cadre constitutionnel canadien ; 2) la souveraineté populaire présuppose dans une certaine mesure la souveraineté nationale.

Premièrement, la souveraineté populaire ne doit pas seulement être entendue au sens du droit à l’auto-détermination des peuples, comme le « libre choix » de ceux-ci à définir leur avenir, mais aussi comme le principe politique fondamental selon lequel la souveraineté ne repose pas d’abord sur l’autorité d’un roi, d’un parlement ou d’un État, mais sur le peuple qui demeure l’ultime dépositaire de l’intérêt général. Or, le cadre constitutionnel canadien ne reconnaît aucunement la souveraineté du peuple canadien, du peuple québécois ou des Premières nations, mais seulement la souveraineté parlementaire d’une monarchie constitutionnelle. Autrement dit, le cadre fédéral canadien est incompatible juridiquement, politiquement et philosophiquement avec le principe de souveraineté populaire.

D’ailleurs, les procédures de révision de la constitution canadienne sont extrêmement rigides comme l’ont montré l’échec de l’accord du Lac Meech et de Charlottetown en 1990 et 1992. Si le gouvernement du Québec décidait d’enclencher une assemblée constituante du jour au lendemain, que celle-ci ait pour mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ou d’une constitution respectant strictement le cadre constitutionnel canadien actuel, cette procédure serait illégale et incompatible avec le régime fédéral. Qu’on le veuille ou non, le processus constituant est d’emblée un acte subversif qui transgresse l’ordre juridique et politique de l’État canadien, et il serait ipso facto condamné comme tel. Le programme de Québec solidaire souligne d’ailleurs cette incompatibilité profonde entre l’exercice de la souveraineté populaire et l’État canadien : « L’élection d’une assemblée constituante est donc un acte démocratique par excellence, un acte à la fois de rupture avec le statu quo du régime fédéral canadien et un acte réellement fondateur. En ce sens, c’est une suspension des mécanismes de la réforme constitutionnelle prévue par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. »

La souveraineté nationale comme présupposition

Deuxièmement, est-il possible d’imaginer une souveraineté populaire sans souveraineté nationale ? Si le principe de la souveraineté populaire demeure plus fondamental du point de vue démocratique (parce qu’il désigne l’autorité du peuple, le contrôle populaire des institutions et l’auto-gouvernement), les peuples québécois, canadien et les Premières nations peuvent-ils être souverains dans le système fédéral actuel ? Non, car la souveraineté nationale et le pouvoir de décider demeurent dans les mains de l’État canadien qui n’est pas démocratique mais fondé sur une monarchie constitutionnelle. Admettons comme hypothèse que le peuple québécois juge qu’il n’est pas nécessaire de se doter d’un État indépendant pour se gouverner lui-même, et qu’il choisisse de se fédérer à l’État canadien. Mais pour ce faire, il devrait d’abord être souverain et indépendant pour ensuite décider d’entrer dans une fédération par lui-même. Par exemple, les États-nations de l’Union européenne n’ont pas été annexés par la force pour faire partie de cette fédération, et ils gardent une partie de leur souveraineté nationale même s’ils délèguent certains pouvoirs à l’échelle supranationale. Or, sans la souveraineté nationale, le peuple québécois n’a pas le choix de faire partie du Canada ; il en fait partie de facto même s’il n’a jamais signé la constitution canadienne.

Ensuite, est-ce qu’un ou plusieurs peuples peuvent s’auto-gouverner sans passer par le biais de la souveraineté nationale ? Il est possible d’imaginer d’autres institutions politiques qui ne prennent pas la forme de l’État-nation traditionnel ou du gouvernement représentatif, mais encore faut-il que ces institutions ne soient pas subordonnées à une autorité étatique extérieure. Or, même si le peuple québécois voulait se constituer sous forme de communes autogérées comme les Kurdes du Rojava en Syrie ou comme une région autonome à la manière du Chiapas au Mexique, il n’en demeure pas moins qu’il y aurait une forme de « souveraineté nationale en acte », au sens d’une absence de domination de l’État canadien qui laisserait les régions autonomes du Québec s’auto-gouverner. Si la souveraineté populaire désigne le contrôle démocratique des institutions par le peuple (démocratie interne d’une communauté politique), la souveraineté nationale désigne la liberté d’une communauté politique à l’égard des autres États et des communautés qui l’entourent. Bref, la souveraineté populaire ne peut pas être complètement dissociée de la souveraineté nationale. Il ne peut pas y avoir de souveraineté du peuple « dans le vide », c’est-à-dire sans une communauté politique clairement définie qui peut librement décider de ses lois, de ses politiques économiques, fiscales, sociales, culturelles, environnementales, etc.

L’autonomie constituante

Un autre argument en faveur d’un mandat inclusif et ouvert consiste à dire qu’on ne peut pas spécifier à l’avance le mandat de l’assemblée constituante sans porter atteinte à sa liberté et son autonomie. Ce n’est pas au gouvernement de décider du contenu de la constitution, mais à l’assemblée constituante de rédiger librement celle-ci. Or, l’autonomie d’une assemblée constituante doit se comprendre non pas comme l’absence de finalités à ses travaux, mais comme la non-interférence du gouvernement dans la rédaction d’une constitution une fois le processus en cours. Par exemple, il est tout à fait possible pour le gouvernement de décider que le mandat de l’assemblée constituante sera de rédiger un projet de constitution ; le fait de donner une telle orientation en amont ne constitue pas pour autant une atteinte à son autonomie ! Pourquoi alors le fait de spécifier que le rôle d’une assemblée constituante sera de rédiger la constitution d’un Québec indépendant porterait-il atteinte à sa liberté? La liberté pour une institution ne consiste pas à ne pas avoir de finalités, ou à faire ce qu’elle a envie de faire comme elle le veut, mais à pouvoir agir par elle-même dans l’exercice de ses fonctions.

Ensuite, qui devrait décider ultimement du statut politique du Québec : les membres de l’assemblée constituante ou le peuple lui-même ? Il faut mettre en évidence ici que les membres de l’assemblée constituante, qu’ils soient élus au suffrage universel ou tirés au sort, ne représenteront qu’un infime échantillon de la population. Les « membres constituants » n’auront pas une liberté absolue d’écrire ce qui leur semble bon, car ils devront consulter le peuple par un large exercice de démocratie participative et délibérer pour essayer de former un projet de constitution qui se rapprochera le plus de la volonté populaire. Il est tout à fait possible qu’en l’absence d’un mandat clair, les chauds débats sur le statut politique du Québec amènent les membres de l’assemblée constituante à rejeter l’option de l’indépendance. Cela n’est pas une spéculation farfelue, car plusieurs raisons ou scénarios pourraient mener à un tel résultat : une majorité de fédéralistes élus sur la constituante, le choix d’opter pour une position plus consensuelle, une campagne de peur du gouvernement fédéral, etc.

Cette décision centrale de retirer le scénario de l’indépendance dans le projet de constitution empêcherait alors le peuple québécois de se prononcer directement sur le statut politique du Québec lors du référendum. La position actuelle de Québec solidaire ouvre la porte à un scénario de ce genre, dans lequel l’assemblée constituante avec un mandat inclusif et ouvert pourrait entrer en contradiction avec le principe de souveraineté populaire. L’énoncé : « l’indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement » n’est donc pas une maladresse de quelque porte-parole, mais bien une possibilité logique et historique découlant de la position actuelle du parti.

Certains pourront certes objecter qu’il faut faire « confiance » à l’assemblée constituante, que la délibération démocratique montrera naturellement le caractère irrésistible de l’indépendance, ou encore que le contexte sociohistorique aura complètement changé lorsque Québec solidaire sera au pouvoir, les luttes sociales et la conscience politique de la population lui donnant une envie ardente de rompre avec le statu quo. Cela est sans doute possible, mais toutes ces objections apportent de l’eau au moulin de la thèse initiale : il s’agit bel et bien d’un pari, lequel implique que les choses pourraient se passer différemment. À moins d’avoir une foi naïve dans le progrès de l’Histoire, il faut tout de même anticiper le caractère hautement instable d’un contexte politique où un gouvernement de gauche indépendantiste sera élu majoritaire à l’Assemblée nationale. Comme le rappelle Frédéric Lordon : « la révolution n’est pas un pique-nique » !

À l’heure actuelle, le fait que l’assemblée constituante mène naturellement ou « spontanément » à l’indépendance demeure donc implicite dans le programme. Québec solidaire fait confiance en sa stratégie, et il défendra « son option sur la question nationale » pendant le processus constituant sans présumer de l’issue des débats. Or, le fait de séparer la préférence pour l’option indépendantiste et la stratégie de l’assemblée constituante présente de nombreux problèmes, notamment sur le plan pédagogique. D’une part, il faut expliquer pourquoi l’indépendance du Québec est désirable, viable et nécessaire du point de vue des valeurs solidaires (justice, égalité, pluralisme, démocratie, écologie, etc.), et d’autre part expliquer que le processus constituant aura pour tâche d’écrire une ou des constitutions, en reconnaissant implicitement une égale légitimité à toutes les options constitutionnelles ! Québec solidaire devra défendre vigoureusement sa position indépendantiste une fois au gouvernement, tout en laissant une totale autonomie à l’assemblée constituante si elle veut aller en sens contraire.

On sent alors que la pleine autonomie de l’assemblée constituante sert à garder un certain « flou artistique » sur le résultat du processus, en laissant présager une pleine liberté du peuple pour qu’il résolve de lui-même la question nationale. Tout se passe comme si un gouvernement solidaire, ne sachant trop comment jongler avec le statut politique du Québec, décidait de lancer cette « patate chaude » dans le camp de l’assemblée constituante pour que celle-ci essaie de deviner la meilleure façon d’articuler le projet de la constitution avec l’indépendance. À l’inverse, pourquoi ne pas clarifier le processus en rendant explicite, dès le départ, que l’assemblée constituante est avant tout une voie démocratique vers l’indépendance du Québec, et non une gentille discussion sur les institutions, les valeurs, les principes, et le statut politique du Québec ? Nous passerions ici de la jolie mais vague formule du « pays de projets » à celle du « projet de pays » basé sur l’exercice de la souveraineté populaire et la démocratie participative.

Pour résumer, l’idée d’un mandat clair respecte à la fois le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante. Un gouvernement élu par le peuple peut avoir comme mandat d’amorcer un processus constituant menant vers l’indépendance, en convoquant une assemblée citoyenne chargée de rédiger la constitution du Québec indépendant qui sera soumise à la population par référendum. En fin de compte, c’est le peuple qui décidera s’il adopte ou non cette constitution, et s’il veut du même coup se doter d’un État indépendant pour s’auto-gouverner. Il n’y a rien d’anti-démocratique ou d’illégitime là-dedans, car il s’agit de prendre au sérieux le principe de souveraineté populaire et de lui donner les moyens de ses ambitions.

Une assemblée vraiment inclusive ?

Le principal argument des adeptes du mandat « ouvert » consiste à affirmer qu’une assemblée constituante « inclusive » serait capable d’aller chercher de larges franges de la population, c’est-à-dire les personnes indécises, autonomistes, confuses ou les fédéralistes qui pourraient changer d’idée au cours du processus, alors qu’une assemblée constituante strictement « indépendantiste » ne ferait qu’attirer les souverainistes déjà convaincus. Cet argument stratégique et électoral ne doit pas être rejeté ou sous-estimé, car il serait absurde de sacrifier l’efficacité de l’action politique sur l’autel de la pureté idéologique. Qu’on le veuille ou non, tout choix politique a des conséquences directes et indirectes sur les perceptions, les valeurs, les croyances et les motivations de différents groupes de la population. Si nous endossons la perspective de « la politique comme art stratégique », il faut donc se demander quelles seraient les conséquences pratiques potentielles d’une révision du mandat de l’assemblée constituante dans la conjoncture sociale et historique actuelle.

D’un côté, il y a déjà une partie de la population non souverainiste qui vote pour Québec solidaire à cause de ses propositions progressistes. Cela n’est pas contradictoire en soi, car ces personnes privilégient sans doute la question sociale ou environnementale dans leur échelle personnelle de valeurs. Visiblement, ces personnes n’ont pas « peur » des positions souverainistes du parti, et votent pour lui même si l’indépendance n’est peut-être pas leur priorité. Cela risque-t-il de changer si le parti clarifie sa position sur le mandat de l’assemblée constituante qui serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ? Autrement dit, une telle révision de programme risque-t-elle de faire perdre des appuis à Québec solidaire (au sein de ses membres ou de la population) dans la catégorie des personnes indifférentes ou indécises sur la question nationale ?

Si c’est le cas, alors il faudrait demander à ces personnes pourquoi elles changent soudainement d’avis, Québec solidaire restant toujours un parti indépendantiste avec un programme étoffé sur la question et la volonté de lancer un processus constituant pour mener le Québec vers sa liberté. Les communautés culturelles et les autonomistes risquent-ils vraiment de ne plus appuyer Québec solidaire avec un tel changement, ces personnes étant d’abord convaincues par l’originalité de la démarche constituante « ouverte » et la possibilité de voter contre l’indépendance à la fin du processus ? Nous pouvons évidemment en douter. À l’inverse, le fait de garder la position actuelle risque-t-il de faire croître nos appuis au sein des franges non souverainistes ? Cela n’est pas sûr non plus, car après dix ans d’existence nos appuis ont progressé lentement mais continuellement en gardant la même position sur le sujet. Nous pouvons donc conclure qu’une assemblée constituante davantage « inclusive » ou « indépendantiste » ne risque pas de faire varier significativement les appuis du parti dans chez les personnes qui ne font pas de la question nationale leur priorité.

D’un autre côté, une assemblée constituante dont le mandat serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant risque davantage d’attirer une bonne partie du vote souverainiste. Par exemple, Option nationale (ON) a modifié sa stratégie d’accession à l’indépendance lors de son congrès du 30 janvier 2016 pour adopter la « stratégie catalane », soit une élection plébiscitaire dont l’objectif est de réaliser l’indépendance via un processus constituant. Québec solidaire et Option nationale auraient techniquement la même position sur le mécanisme d’accession à l’indépendance, ce qui impliquerait de facto la fin d’ON qui prévoit déjà dans ses statuts « une ouverture permanente à collaborer, voire fusionner avec toute autre formation politique dont la démarche est aussi clairement et concrètement indépendantiste que la sienne ». Si nous pouvons douter que Québec solidaire acceptera de se dissoudre dans un nouveau parti de gauche indépendantiste (ce qui reste théoriquement possible), il est probable qu’ON reproduise la stratégie du RIN en 1968, où le parti décida de s’auto-dissoudre pour rejoindre massivement le Parti québécois. Comme le PQ modifiera son article 1 sur la stratégie d’accession à la souveraineté uniquement en juin 2017, Québec solidaire aura réussi à étendre son « influence » sur Option nationale un an plus tôt.

Outre cet effet immédiat sur le mouvement souverainiste, il faut encore se demander si une assemblée constituante qui aurait pour mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ne risque pas de braquer les secteurs fédéralistes et non souverainistes qui n’y verront qu’une « bébelle » pour indépendantistes convaincus. Cela est effectivement probable, mais il faut souligner que même une assemblée constituante « inclusive et ouverte » risque de soulever des soupçons de la même ampleur. Regardons de plus près : un parti de gauche indépendantiste élu majoritaire à l’Assemblée nationale qui amorce un processus constituant basé sur la souveraineté populaire en rupture avec l’ordre constitutionnel canadien, menant à un référendum portant sur une constitution qui pourrait amener une sécession du Québec, tout cela ne risque-t-il pas d’amener de fortes craintes de la population sur la nature et l’issue du processus ? Qui plus est, le fait de ne pas savoir sur quoi va déboucher le processus ne risque-t-il pas d’aggraver la situation, d’alimenter la méfiance et les attaques visant à miner la légitimité démocratique de l’assemblée constituante ? Une position claire et assumée sur l’objectif du processus constituant est donc nécessaire avant l’élection afin que la population sache pourquoi elle « embarque » dans ce projet de construction démocratique d’un nouveau pays.

L’analogie de l’assemblée générale de grève

Pour illustrer la différence entre les deux interprétations de l’assemblée constituante, prenons l’exemple d’une assemblée générale dans laquelle un point à l’ordre du jour est la grève générale. Ici, nous pourrions dire que l’indépendance joue le même rôle qu’une grève générale mais à l’échelle de la société, car elle constitue un enjeu potentiellement polarisant, suscitant des adhésions et des réticences, des débats passionnants, des revendications sociales, certains risques mais également des possibilités d’actions inédites. Imaginons maintenant que le gouvernement joue le même rôle que le comité exécutif d’un syndicat ou d’une association étudiante qui prend l’initiative de soumettre une proposition en ce sens lors d’une assemblée générale (ou constituante).

Les adeptes d’une assemblée constituante avec un mandat « ouvert et inclusif » décideraient de mettre le point « grève » (ou statut politique du Québec) à l’ordre du jour de l’assemblée générale, où il y aurait une foule d’autres points sur les principes, valeurs, institutions, laïcité, environnement, droits sociaux-économiques, etc. L’objectif de cette stratégie serait d’attirer davantage de personnes à l’assemblée générale, de ne pas faire peur aux membres réticents face à la grève, et de considérer celle-ci comme un point parmi d’autres à l’autre du jour en espérant que tout ira bien. Évidemment, les personnes farouchement opposées à la grève viendront se faire entendre à l’assemblée, elles iront sans doute de mettre ce point au début de l’ordre du jour, les débats houleux et l’absence de consensus risquant fort probablement de paralyser les discussions de l’assemblée qui n’aura pas le temps d’aborder les autres points, fort importants par ailleurs. Toute la discussion tournera de facto autour de la grève, et l’objectif initial d’un débat calme et serein ne pourra pas être réalisé malgré les bonnes intentions du comité exécutif.

Par contraste, les adeptes d’un mandat clair mettraient un seul point à l’ordre du jour d’une assemblée générale extraordinaire : grève générale ou projet de pays. Rien ne sert de « cacher » l’objectif proposé par le comité exécutif qui souhaite soumettre cette idée à ses membres, ceux-ci devant définir le pourquoi, les contours, les revendications, les modalités et les objectifs de cette importante mobilisation collective. Il ne s’agit pas d’exclure les membres opposés à l’idée de la grève, car ceux-ci pourront venir exprimer leurs idées et points de vue, et ils pourront toujours voter contre la grève à la fin du processus s’ils n’ont pas été convaincus par le débat. Ultimement, ce n’est pas le gouvernement qui décidera ou non de faire l’indépendance, mais l’ensemble des membres de la communauté politique par un vote référendaire après avoir passé par un processus de délibération publique sur les contours du projet de pays. En optant pour davantage de transparence et de clarté en amont du processus, le comité exécutif pourra davantage mobiliser ses membres à venir participer à l’assemblée générale, que les individus soient en faveur ou en défaveur de la proposition principale au début du processus.

L’analogie de l’assemblée générale de grève met en évidence le caractère pédagogique de la deuxième stratégie, un mandat clair de faire l’indépendance avant la convocation de l’assemblée constituante étant plus simple à expliquer et favorable à la mobilisation populaire. Ainsi, on ne rédige pas une constitution pour le simple plaisir ou pour les seuls bénéfices de la discussion démocratique (bien que cela soit également important), mais pour bâtir un projet de pays. L’assemblée constituante sert à résoudre la question nationale par un processus démocratique basé sur la souveraineté populaire, la constitution du Québec indépendant ne devant pas être rédigée par une minorité de politiciens professionnels, mais par une assemblée citoyenne autonome.

De plus, l’assemblée constituante « indépendantiste » peut exercer tout son potentiel pédagogique pendant le processus : si les personnes indécises, autonomistes ou fédéralistes ont l’occasion de suivre de près les délibérations de l’assemblée constituante et les consultations populaires, en constatant par elles-mêmes la forme concrète du pays qui pourra naître, il est fort probable que leur position évolue en cours de route. Il n’y a rien de sorcier à comprendre dans tout cela. À l’inverse, essayer d’expliquer un processus constituant « inclusif » où toutes les options constitutionnelles sont ouvertes devient beaucoup plus nébuleux sur les tenants et les aboutissants de la démarche : celle-ci débouchera-t-elle sur un, deux ou dix-huit projets de constitution ?

L’hypothèse des multiples constitutions

C’est bien cette « option B » que certains membres de Québec solidaire défendent pour trouver une voie mitoyenne entre le mandat « clair » et le mandat « ouvert » de l’assemblée constituante, en essayant de concilier la clarté du processus et son caractère rassembleur. Ainsi, l’assemblée constituante devrait élaborer non pas un seul mais au moins deux projets de constitution, l’un devant nécessairement porter sur un Québec indépendant, l’autre sur un Québec province. L’objectif est d’éviter que l’assemblée constituante exclue l’option de l’indépendance dans le projet final, tout en laissant une option alternative pour les personnes qui seraient en faveur d’une réforme ou du maintien du cadre constitutionnel canadien. L’un des avantages de cette stratégie serait de fournir un point de comparaison permettant à la population de constater par elle-même les différences importantes entre la constitution d’un Québec indépendant (beaucoup plus ambitieuse) et une constitution qui respecterait simplement le cadre fédéraliste actuel (reformulation du statu quo). Le contraste entre ces deux projets de société contribuerait ainsi à favoriser l’option indépendantiste, bien que cela demeure encore une fois un pari. Voici une formulation de cette stratégie originale :

« L’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer au moins deux projets de constitution définissant le statut politique du Québec, les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. Au moins un de ces projets sera la constitution d’un Québec indépendant, et au moins un autre sera structuré pour être compatible avec le maintien du Québec dans le cadre constitutionnel canadien. Les projets de constitution seront soumis à la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. La question référendaire consistera à choisir un des projets (possiblement avec un vote préférentiel, dans le cas où plus de deux projets seraient soumis). Ainsi, la question du statut politique du Québec sera posée. »

Évidemment, cette proposition aux allures entortillées présente de nombreuses difficultés. Premièrement, l’option B est beaucoup plus complexe à expliquer que l’option A : « l’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution d’un Québec indépendant qui sera soumis à la population par référendum ». Reprenons ici le dicton d’Einstein qui affirme que « les choses devraient être faites aussi simples que possible, mais pas simplistes ». Contrairement à l’option A qui demeure simple sans être simpliste, l’option B est beaucoup moins pédagogique : il faudrait dire aux gens que l’assemblée constituante rédigera deux projets de constitution ou plus, et que le référendum portera nécessairement sur plusieurs options avec un vote préférentiel. Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes sur le plan politique, notamment en ce qui concerne l’acte fondateur d’un nouvel État indépendant qui doit s’assurer d’avoir un maximum de légitimité démocratique.

Par exemple, les délibérations de l’assemblée constituante ne viseraient pas à élaborer un projet de pays unitaire devant favoriser l’émergence d’une volonté générale en faveur de cette constitution, mais à offrir une pluralité d’options, une sorte de « menu » dans lequel les citoyens et citoyennes seraient appelés à choisir leur plat préféré. Cette objection de la « liste d’épicerie » n’est pas anodine, car on ne crée pas un pays en offrant deux, trois ou huit options sur le menu. Cette « liberté de choix » risque fort d’amener un rapport privé à la chose publique, en incitant l’individu à choisir pour le projet qui correspond le mieux à ses préférences personnelles. Il ne s’agit pas ici de savoir seulement ce qui est « bon pour moi », mais ce qui est le « mieux pour nous », c’est-à-dire pour l’ensemble des citoyens et citoyennes habitant sur le territoire du Québec.

De plus, le développement parallèle de plusieurs projets constitutionnels par l’assemblée constituante amènerait une sorte de « dissociation de la personnalité » au sein de celle-ci. Il n’y aurait plus un seul débat public se déroulant en différentes étapes, mais plusieurs projets et discussions parallèles coexistant sur la même table. La délibération publique ne pourrait donc pas favoriser la formation d’un consensus à partir des différents points de vue, car elle viserait plutôt à présenter plusieurs options correspondant aux multiples préférences au sein de la société. Au lieu d’intégrer les différentes tendances à l’intérieur d’un même projet politique, on contribuerait ainsi à les séparer ou les dissocier pour offrir un maximum de choix aux citoyens-consommateurs. Or, on ne crée pas des institutions politiques comme on fabrique des objets matériels ou des marchandises ; le but n’est pas de satisfaire l’individu dans ses intérêts privés, mais de déterminer collectivement les normes communes du vivre ensemble.

Enfin, supposons que le processus constituant avec l’hypothèse des multiples constitutions ait fonctionné et que nous arrivons au moment du référendum. Disons que l’option A (République indépendante du Québec) gagne 40% des voix, l’option B (constitution « autonomiste » avec nouveaux pouvoirs) recueille 35% de voix, et que l’option C (Québec qui respecte le statu quo constitutionnel) reçoit 20% des voix, avec 5% d’abstention. L’option A remporte donc la majorité relative, mais il reste encore 55% de la population qui préfère une constitution faisant partie du Canada. Comment le gouvernement doit-il trancher la question ? Décréter l’indépendance du Québec avec 40% des voix, refaire le vote, s’appuyer sur le vote préférentiel ? On ne fonde pas un pays sur une liste d’épicerie.

L’argument de la préparation

En plus de tous les arguments énumérés précédemment, il reste encore une objection fatale envers toute proposition d’assemblée constituante qui ne serait pas d’emblée tournée vers la création d’un Québec indépendant. Dans tous les cas, un gouvernement ayant amorcé un processus constituant devra se préparer sérieusement au scénario de l’indépendance avec de nombreuses démarches sur le plan légal, juridique, politique, diplomatique, économique, financier, etc. Que le mandat de l’assemblée constituante soit inclusif, ouvert, clarifié ou multiple, le gouvernement ne pourra pas rester les bras croisés en attendant que le peuple fasse son choix lors du référendum. Il devra donc nécessairement entamer un important processus de négociations, la mise en place de nouvelles institutions, l’élaboration d’un scénario de transition clair et précis afin d’atténuer les perturbations possibles résultant d’une éventuelle victoire de l’indépendance.

Ces considérations d’ordre pratique ne posent pas vraiment problème pour la perspective d’un gouvernement qui convoquerait une assemblée constituante dans le but explicite de faire l’indépendance ; pendant que le peuple et l’assemblée constituante seraient occupés à rédiger la constitution, le rôle du gouvernement serait de mettre en place ses multiples réformes sur le plan social, économique et politique, tout en prenant en charge les préparatifs institutionnels, administratifs et logistiques pavant la voie d’un nouveau pays.

Cependant, le scénario où une assemblée constituante n’aurait pas le mandat clair de rédiger la constitution d’un Québec indépendant – ou de garder une ouverture à différentes options constitutionnelles – placerait le gouvernement dans une situation assez embarrassante. En effet, ce dernier devrait quand même se préparer ardemment en vue d’une victoire possible de l’indépendance, et donc commencer à réaliser de facto cette démarche de transition. Les actions concrètes du gouvernement entreraient donc en contradiction avec l’autonomie de l’assemblée constituante, sa fonction étant de laisser place à toutes les possibilités. Les opposants à l’indépendance pourraient ainsi, avec raison, mettre en évidence que les dés sont pipés d’avance, et ce malgré l’autonomie « formelle » de l’assemblée constituante.

Néanmoins, si le gouvernement préfère attendre le résultat des délibérations et le vote référendaire pour commencer à se préparer, la victoire d’un Oui en faveur d’une constitution indépendantiste le placerait dans une situation fâcheuse ; il devrait faire preuve d’improvisation, et passerait donc pour un gouvernement irresponsable dans une situation de transformation politique majeure et de potentiels bouleversements économiques. Comme nous l’avons dit plus tôt, construire un pays « n’est pas un pique-nique ».

L’argument de la préparation met donc en évidence un élément implicite mais hautement stratégique dans toute démarche constituante et processus d’accession à l’indépendance : cela demande un effort actif du gouvernement pendant que l’assemblée sera entièrement occupée à rédiger la nouvelle constitution. Dans le cas du Québec, le gouvernement n’aura pas le choix d’agir « comme si » l’État du Québec allait devenir indépendant, ce qui implique que l’assemblée constituante ne peut rester « neutre » a priori sur le plan constitutionnel, malgré toutes les bonnes intentions et la volonté sincère de la rendre la plus ouverte et inclusive possible. La question de la préparation pendant le processus constituant met donc en relief le caractère naïf d’une assemblée constituante qui ne serait pas d’emblée orientée vers la création d’un nouveau pays.

Imaginer la République sociale

Le fait de clarifier une fois pour toutes la stratégie d’accession à l’indépendance permet enfin de passer à l’essentiel du débat, c’est-à-dire au projet de société qui prendra forme via la constitution du futur État. L’essentiel des débats sur l’assemblée constituante ne doit pas porter sur le fait de savoir si nous voulons oui ou non un pays, mais dans quel pays nous voulons habiter. C’est là enfin que Québec solidaire pourra faire valoir son projet de pays en faisant « la promotion de ses valeurs écologistes, égalitaires, féministes, démocratiques, pluralistes et pacifistes, sans toutefois présumer de l’issue des débats ». Si tout le monde s’entend dès le départ que l’assemblée constituante doit rédiger la constitution du Québec indépendant, le débat public ne sera plus monopolisé par l’opposition entre souverainistes et fédéralistes ; il y aura plutôt une multitude de nouveaux axes politiques : progressistes et conservateurs, anti-capitalistes et libéraux, républicains et monarchistes, nationalistes et pluralistes, jacobins et décentralisateurs, etc.

De plus, si l’assemblée constituante se veut un grand exercice de souveraineté populaire, ce « pouvoir du peuple en acte » disparaîtra-t-il une fois le processus terminé ? Autrement dit, la souveraineté populaire se réduit-elle à la rédaction démocratique d’une constitution, avant de retourner tranquillement dans un État-nation qui ne reconnaît toujours pas l’autorité du peuple ? Si la souveraineté populaire doit avoir un sens après le processus constituant, il faudra nécessairement rompre avec la souveraineté nationale ordinaire de l’État représentatif bourgeois et forger de nouvelles institutions à la hauteur d’une vraie démocratie. Autrement dit, il ne faut pas rejeter la souveraineté nationale au nom de la souveraineté populaire, mais démocratiser la souveraineté nationale par la transformation radicale des institutions. Cette idée est profondément républicaine, comme le souligne Québec solidaire dans son programme :

« Québec solidaire défend un ensemble de grands principes républicains permettant l’expression de la souveraineté populaire. Il les mettra de l’avant lors de la rédaction de la constitution du Québec. Ces principes constitutionnels aborderont tant les chartes des droits sociaux et individuels que les modalités d'organisation des institutions politiques, le type de laïcité que nous voulons, la démocratie citoyenne et participative, le modèle d’intégration privilégié, l’importance des biens publics et la décentralisation des pouvoirs. La république que nous défendons sera le dépositaire de l’intérêt général et reposera sur une démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa substance la souveraineté populaire. »

Ainsi, Québec solidaire est un parti républicain qui s’ignore, ou qui n’a pas encore pleinement pris conscience des implications politiques du principe de souveraineté populaire. Au lieu de simplement parler de « pays de projets » de manière générale et d’une assemblée constituante ouverte pour discuter d’un ensemble de valeurs et de principes du vivre ensemble, pourquoi ne pas parler plus directement de ce dont il s’agit : créer un nouveau pays fondé sur la souveraineté populaire, c’est-à-dire définir collectivement la République du Québec ? Évidemment, le mot « République » n’a pas la même résonnance dans l’imaginaire québécois qu’en France ou ailleurs, et ce terme peut être parfois synonyme d’une version rigide de laïcité, de « la loi et l’ordre », de la suprématie du pouvoir étatique-national sur les particularismes culturels, etc. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas renommé son parti « Les Républicains », et le « Parti républicain » aux États-Unis n’est-il pas perçu à juste titre comme un bastion d’ultra-libéraux, de conservateurs et de personnages loufoques comme Donald Trump ? Utiliser le mot « république » au Québec serait-il alors problématique sur le plan communicationnel et de l’efficacité électorale ?

Au contraire, le mot république a l’avantage au Québec d’être un « signifiant vide », c’est-à-dire un terme encore indéterminé pouvant être articulé à différents concepts connexes pour préciser progressivement sa signification. Il ne s’agit pas ici de marteler le mot « République » sans le définir, car ce terme peut-être simplement le synonyme d’un État-nation indépendant. D’ailleurs, certains penseurs comme Danic Parenteau souhaitent que la constitution du Québec indépendant soit « minimaliste » ; la République du Québec devrait être basée sur de grands principes généraux afin de définir un cadre institutionnel dans lequel pourra se poursuivre le débat gauche/droite. Néanmoins, la version solidaire du projet d’émancipation nationale va de pair avec une transformation sociale et l’inscription au sein de la constitution d’un ensemble de droits sociaux-économiques, de principes démocratiques de valeurs permettant de fonder un pays pas comme les autres. C’est pourquoi Québec solidaire ne pas doit simplement parler de république, mais de la « République sociale » à la manière de Frédéric Lordon :

« Mais la république bourgeoise n’épuise pas la République. Car si l’histoire a amplement montré ce dont la première était capable, elle a aussi laissé entrevoir une autre forme possible pour la seconde : la république sociale, la vraie promesse de la république générale. La république sociale, c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme convocation à voter tous les cinq ans… puis comme invitation à se rendormir aussitôt. […] Dans une république complète, rien ne peut justifier que la propriété financière des moyens de production (puisque, bien sûr, c’est de cette propriété-là seulement qu’il est question) soit un pouvoir — nécessairement dictatorial — sur la vie. Le sens politique de la république sociale c’est cela : la destitution de l’empire propriétaire, la fin de son arbitraire sur les existences, la démocratie étendue, c’est-à-dire l’autonomie des règles que se donnent les collectifs de production, leur souveraineté politique donc. […] L’indignation, le comburant. Le carburant, l’espoir. L’espoir commence quand on sait ce qu’on veut. Mais ce que nous voulons, nous le savons confusément depuis longtemps en fait. Nous en avions simplement égaré l’idée claire, et jusqu’au mot, alors qu’ils étaient là, dans les plis de l’histoire, en attente d’être retrouvés. La république sociale, c’est la démocratie totale. »

De cette façon, la clarification du processus constituant comme stratégie d’accession à l’indépendance du Québec permet de concentrer nos efforts et nos énergies sur l’essentiel. Il s’agit non seulement de faire la promotion de l’indépendance comme projet politique désirable, mais comme une occasion historique de transformation inédite de la société québécoise. En spécifiant d’emblée que l’assemblée constituante doit rédiger la constitution du Québec indépendant, nous pourrons libérer le terrain pour le débat central du XXIe siècle : comment voulons-nous créer des institutions politiques permettant aux peuples de se gouverner eux-mêmes ? La République indépendante du Québec sera-t-elle un État plurinational, égalitaire, écologique et participatif à l’instar de la constitution de l’Équateur et de la Bolivie, qui reconnaissent les droits de la Terre mère ? Veut-on inclure le principe de révocation des mandats des élus, les référendums d’initiative populaire, la décentralisation des pouvoirs vers les régions et les municipalités, la primauté des communs, un droit de participation citoyenne, limiter les droits de la propriété privée ? Bref, comment voulons-nous définir la République sociale ? C’est ainsi que l’Assemblée constituante devient l’art du possible, une occasion historique d’instituer une nouvelle communauté politique, de réinventer la démocratie. Le mot d’ordre est : l’imagination au pouvoir, la créativité citoyenne en action !


Résumé des principaux arguments

1.     Respect des principes fondamentaux : L’assemblée constituante avec mandat « ouvert et inclusif » ne permet pas de respecter davantage le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante que le mandat « clarifié » qui vise à rédiger spécifiquement la constitution d’un Québec indépendant.

2.     Potentiel d’élargissement des appuis : Le mandat « ouvert et inclusif » ne permet pas d’aller rejoindre davantage les personnes indécises et non souverainistes, alors que le mandat clarifié permettrait de rejoindre de larges pans du mouvement souverainiste sans nous faire perdre les personnes indécises. La première position ne ferait pas varier le nombre d’appuis et de membres, alors que la seconde position pourrait potentiellement amener des gains importants.

3.     Caractère pédagogique et mobilisateur : L’analogie de l’assemblée générale de grève permet de montrer que la transparence de l’objectif final et un point central à l’ordre du jour est beaucoup plus pédagogique et mobilisateur, tout en laissant la liberté aux personnes de voter contre le projet de constitution à la fin du processus. À l’inverse, un processus constituant ouvert aux résultats incertains est beaucoup moins pédagogique et mobilisateur.

4.     Inconsistance de l’hypothèse des multiples constitutions : L’assemblée constituante avec deux ou plusieurs projets de constitution amène de sérieuses complications sur le plan démocratique, notamment au niveau de la délibération publique, la formation de la volonté générale, le résultat référendaire et la légitimité politique du projet de constitution adopté.

5.     Argument de la préparation : Tout gouvernement ayant enclenché un processus constituant devra nécessairement se préparer activement sur le plan politique, juridique et économique en vue d’une éventuelle victoire de l’indépendance. Une assemblée constituante ouverte à de multiples options constitutionnelles fera ainsi face à un gouvernement qui n’aura pas le choix de se diriger vers l’indépendance. L’assemblée constituante comme stratégie explicite d’accession à l’indépendance est donc plus cohérente et réaliste sur le plan politique.

6.     Potentiel de transformation sociale : Le fait de se consacrer entièrement à la rédaction de la constitution du Québec indépendant permettra de mettre l’accent sur la forme du projet de pays et d’aller au-delà du clivage souverainiste/fédéraliste durant le processus constituant. Cela permettra de libérer l’imagination collective pour déterminer les institutions d’une nouvelle communauté politique, de réinventer la démocratie et de tracer les contours d’une République sociale.

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...