Réponse à Roméo Bouchard

Dans son dernier texte « Constituante citoyenne libre... ou... Constituante politique partisane », Roméo Bouchard développe une critique féroce de mon dernier article « l’Assemblée constituante comme art du possible », qui avait pour objectif de préciser que le mandat du processus constituant serait de rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Bien qu’il marque certains points intéressants qui permettent de faire avancer le débat, les propos de l’auteur continuent d’entretenir certains malentendus. Selon Roméo Bouchard :

« La proposition de Folco est en fait une attaque frontale contre le concept d’assemblée constituante citoyenne souveraine, libre et non partisane, comme lieu premier d’expression de la souveraineté populaire et du pouvoir des citoyens. Elle aurait pour effet, en réalité, de ramener la Constituante sous le contrôle du parti politique au pouvoir et d’en faire un outil d’application de son programme politique partisan plutôt qu’un recours ultime à la volonté souveraine des citoyens. »

La stratégie rhétorique consiste donc à opposer une « bonne » assemblée constituante citoyenne et libre de toute ingérence (version de Bouchard) à une « mauvaise » assemblée constituante politicienne et partisane (version de Folco). Outre cette dichotomie sur laquelle je reviendrai, Bouchard cherche à déconstruire une série d’arguments concernant l’inconstitutionnalité de la constituante, l’analogie du vote de grève et les scénarios stratégiques évoqués dans mon précédent article. En examinant de plus près ces différentes objections, il s’agira de nuancer certaines thèses en montrant la plausibilité de l’hypothèse initiale tout en évoquant une nouvelle option qui pourrait être ajoutée au débat sur le mandat de l’assemblée constituante.

Une question de compatibilité

Dans un premier temps, Bouchard formule une objection concernant l’incompatibilité d’une assemblée constituante avec le cadre constitutionnel canadien. « Une constituante citoyenne ouverte, c’est-à-dire sans le mandat préalable de l’indépendance, serait, selon Folco, inconstitutionnelle, illégale et impossible dans le cadre monarchique canadien. Cet argument ne tient pas la route. » Bouchard évoque l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme – la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics – afin de montrer que la souveraineté appartient ultimement au peuple, et non à l’État. Or, bien que Bouchard défende bec et ongles le principe de souveraineté populaire, il affirme ensuite que la constitution canadienne est légitime parce qu’elle a été acceptée par les élus du peuple québécois : « Bien sûr ce cadre monarchique constitutionnel canadien est tout sauf démocratique, mais il est légitime car il a été librement consenti par les délégués et les élus québécois. » Cela est faux d’un double point de vue.

D’une part, les élus du Québec n’ont jamais entériné l’acte constitutionnel de 1982 (voir l’épisode de la Nuit des longs couteaux), de telle sorte que la constitution canadienne est illégitime même du point de vue de la sphère parlementaire québécoise. L’ordre constitutionnel canadien s’impose de facto, et non par une adhésion libre et éclairée du peuple québécois ou de l’Assemblée nationale. D’autre part, le principe de souveraineté populaire implique que c’est le peuple lui-même, et non les simples représentants du peuple, qui doit entériner la décision. Mon argument initial tient donc toujours la route : « le cadre constitutionnel canadien ne reconnaît aucunement la souveraineté du peuple canadien, du peuple québécois ou des Premières nations, mais seulement la souveraineté parlementaire d’une monarchie constitutionnelle. Autrement dit, le cadre fédéral canadien est incompatible juridiquement, politiquement et philosophiquement avec le principe de souveraineté populaire. »

L’argument principal consiste à dire que la souveraineté populaire est impossible dans le présent cadre juridique et constitutionnel de l’État canadien. Deux seules options s’offrent alors au peuple québécois pour retrouver sa souveraineté : la création d’un nouvel État indépendant, ou encore une réforme radicale du cadre fédéral par le biais d’un processus constituant pancanadien. Personnellement, ces deux options me conviendraient, bien que le premier soit beaucoup plus probable que le second si nous regardons les deux tentatives avortées de réforme dans les années 1990 (double échec des accords du Lac Meech et de Charlottetown).

Concernant la possibilité d’initier un processus constituant pour rédiger la constitution du Québec, Bouchard avance avec raison que cette procédure n’est pas illégale en soi : « Dans la constitution de 1982, le pouvoir des provinces de se doter d’une constitution est clairement affirmé, pourvu que celle-ci respecte la fonction monarchique, la composition du Parlement, du Sénat et de la Cour suprême, le statut des langues, les frontières provinciales et le partage des juridictions. […] En conséquence, dans la mesure où le Québec est reconnu comme peuple et comme nation, une assemblée constituante de citoyens, convoquée en toute légitimité par l’Assemblée nationale et exerçant la souveraineté du peuple québécois, aurait pleine autorité pour rédiger et faire adopter une constitution pour le Québec, incluant des dispositions sur son statut politique et la façon dont il veut se gouverner. »

En effet, il est tout à fait possible pour l’Assemblée nationale du Québec d’adopter sa propre constitution, à l’instar de la Colombie-Britannique qui possède son Constitution Act depuis 1996, lequel rassemble en un seul texte les principales règles qui régissent son gouvernement tout en étant subordonné à la constitution canadienne. Or, le peuple de la Colombie-Britannique n’est toujours pas souverain, et ne l’a même pas été à travers la rédaction de sa constitution qui fut limitée à la sphère parlementaire. L’idée d’une assemblée constituante citoyenne qui met de l’avant l’exercice direct de la souveraineté populaire est donc tout à fait possible, mais il s’agirait dans tous les cas d’un « acte subversif qui transgresse l’ordre juridique et politique de l’État canadien », lequel est basé sur la suprématie des parlements. Comme le veut l’adage : « la liberté ne se donne pas, elle se prend ».

C’est pourquoi Bouchard a tort lorsqu’il suggère que « Folco semble confondre un peu tout – souveraineté populaire, souveraineté de l’État et souveraineté du parti élu – et nous ramener du même coup à la dictature des partis politiques dans le simulacre de démocratie élective actuelle ». Nulle part est mentionnée la volonté d’instaurer « la dictature des partis politiques » (!), et c’est plutôt Bouchard qui semble parfois confondre souveraineté populaire et parlementaire. Il a raison d’affirmer qu’une assemblée constituante n’est pas illégale en soi, mais il néglige le fait que le principe de souveraineté populaire est étranger aux règles de droit et à la culture politique des institutions parlementaires canadiennes et québécoises. Un processus constituant basé sur l’exercice de la souveraineté populaire provoquerait inévitablement un bouleversement majeur dans le monde politique canadien. Il est presque certain que les élus sur la scène fédérale seraient inquiétés par l’issue d’un tel processus, qui déborde non seulement le cadre de la légitimité ordinaire de la logique parlementaire, mais pourrait techniquement déboucher sur la sécession du Québec.

Une question de transparence

Par ailleurs, Bouchard ne semble pas comprendre l’analogie évoquée entre l’assemblée constituante et une assemblée générale de grève : « Aucune comparaison n’est possible entre, d’une part, une assemblée générale syndicale comportant un vote sur une action syndicale stratégique et ponctuelle comme un vote de grève, et, d’autre part, l’adoption d'une constitution qui « constitue » un pays et définit son fonctionnement. » Il s’agit en effet de deux choses bien différentes ; mais l’objectif d’une comparaison consiste à souligner certaines ressemblances entre deux aspects de certaines choses, et non à dire que deux éléments sont équivalents sous tous les points de vue. L’objectif ici était de montrer qu’un comité exécutif (ou un gouvernement) doit être clair et transparent dès le début du processus lorsqu’il invite les membres d’une communauté à débattre d’un sujet important. Pour convaincre les membres de participer à la délibération et mobiliser ceux-ci pour une activité « extraordinaire », c’est-à-dire un événement qui rompt avec la routine de l’association (que ce soit une grève générale ou la constitution d’un nouveau pays), il faut être à la fois rassembleur et affirmer sans gêne l’intention du mouvement. Ici, l’objectif est double : permettre au peuple québécois de rédiger sa constitution, et faire l’indépendance.

Évidemment, Bouchard souligne avec raison que les assemblées constituantes latino-américaines avaient l’avantage d’avoir lieu dans des pays indépendants. « Le statut politique de base ne faisait pas de problème ; mais dans le cas du Québec, c’est une première constitution démocratique et la question de son statut politique est au cœur des choix à faire : retirer ce choix du mandat de la Constituante serait une grave usurpation de la souveraineté du peuple par le parti au pouvoir ». Or, est-ce que le fait de spécifier à l’avance que le mandat de l’assemblée constituante sera de rédiger la constitution d’un Québec indépendant enlèvera le choix du statut politique au peuple québécois ? Non, car le peuple québécois pourra toujours se prononcer directement sur son statut politique lors du référendum à la fin du processus constituant, les gens opposés à l’indépendance pouvant voter contre le projet de constitution.

Il faut aussi rappeler que l’assemblée constituante citoyenne n’est pas le peuple, que celle-ci soit élue au suffrage universel ou tirée au sort. Elle est composée de quelques dizaines de personnes (0,00125% de la population) appelées à débattre dans un dispositif politique extérieur aux partis et à la logique parlementaire, tout en étant en dialogue avec de nombreuses consultations publiques partout au Québec. Le peuple est donc invité à formuler indirectement, par le biais d’un processus de démocratie participative et délibérative, le contenu de la constitution. L’élément de « démocratie directe », où tout le monde se prononce directement sur le projet de constitution avec une voix égale, n’intervient qu’à la fin du processus lors du référendum. Autrement dit, l’assemblée constituante orientée vers la constitution d’un Québec indépendant respecte de A à Z la souveraineté du peuple québécois, que ce soit avant les élections d’un gouvernement indépendantiste (suffrage universel), pendant le processus constituant où il peut intervenir plus ou moins directement pour influencer le projet de constitution, et surtout à la fin du processus où prendra forme la décision finale de la volonté générale.

Ensuite, un gouvernement qui demande un mandat clair à la population pour amorcer un processus constituant basé sur la souveraineté populaire dans le but de faire l’indépendance ne représente en aucune façon « une grave usurpation de la souveraineté du peuple par le parti au pouvoir ». Il s’agit seulement de montrer l’objectif du processus, d’établir un cadre clair où une assemblée citoyenne autonome pourra faire son travail librement sans ingérence des parlementaires concernant le contenu de la constitution. Ceux-ci auront d’ailleurs d’autres chats à fouetter au niveau de la gestion des affaires publiques de l’État : projets de lois, réformes sociales, politiques économiques et publiques, etc.

Un nouveau scénario

Néanmoins, Bouchard formule un argument supplémentaire en soulignant que « ce n’est pas parce que le problème du statut politique du Québec est une question complexe qu’il faut le retirer du champ de la délibération du peuple. Le statut politique du Québec doit obligatoirement être au centre d’une première constitution québécoise : toute l’histoire du Québec tourne autour de la question nationale, qui en une est de vie ou de mort pour le Québec. » Il mentionne ainsi, avec justesse, que la question du statut politique du Québec ne pourrait être écartée de la délibération publique lors du processus constituant ; l’indépendance ne peut être considérée comme un simple préalable, un dogme initial qui ne saurait être remis en question. D’une façon ou d’une autre, que ce soit avec un processus constituant clairement orienté vers l’indépendance ou avec un mandat « ouvert », la question de l’indépendance sera sur toutes les lèvres.

La question demeure donc ouverte : faut-il que le statut politique fasse partie des options disponibles durant le processus constituant, ou doit-on présupposer dès le début que l’indépendance est le seul choix possible ? Si les mandats « indépendantiste » ou « ouvert » respectent tous deux le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante, est-il préférable du point de vue démocratique de considérer l’indépendance comme une question distincte du reste de la constitution ? Autrement dit, à la fin du processus, doit-il y avoir un seul projet sur la table, ou un projet avec plusieurs sous-questions, ou encore plusieurs projets de constitution ? Bouchard mentionne que la réflexion sur ces diverses possibilités logiques mène à des « scénarios irréalistes et inapplicables », comme si le fait de réfléchir aux scénarios possibles était farfelu et dénué d’intérêt. Or, notre précédent texte visait à analyser et critiquer l’« option B » suggérée par la Commission politique de Québec solidaire, selon laquelle l’assemblée constituante devrait rédiger au moins deux projets de constitution, avec la possibilité d’un vote préférentiel lors du référendum pour sélectionner le scénario gagnant entre de multiples options.

C’est ce scénario de « liste d’épicerie » qui amène plusieurs problèmes au niveau de la délibération publique, de la formation de la volonté générale et de la légitimité politique de la constitution. Bref, une assemblée constituante qui aurait pour mandat de rédiger deux, trois ou quatre projets constitutionnels sèmerait la confusion dans l’espace public, ce qui nuirait à la formation d’un consensus autour d’un projet politique commun. Une fois ce scénario problématique écarté, il reste soit la position actuelle de Québec solidaire qui stipule que la constituante devrait rédiger une ou des propositions (sans préciser combien), soit l’option d’une constituante avec le mandat clair de faire l’indépendance. Entre ces deux options, la deuxième semble plus convaincante pour l’ensemble des raisons invoquées dans mon précédent texte. Mais Bouchard formule une autre proposition originale, une « option C » qui souligne que l’assemblée constituante ne peut déboucher que sur deux, et uniquement deux choix. Attardons-nous à cette suggestion car elle présente un grand intérêt :

« Si les constituants estiment que la division de l’opinion exige qu’on prévoie un choix multiple, ce choix ne peut se limiter qu’à deux seulement : soit un projet qui rompt le lien confédératif canadien actuel et propose une constitution entièrement nôtre, soit un projet qui maintient le lien confédératif canadien actuel, et alors la constitution proposée ne pourra modifier des dispositions qui relèvent d’une juridiction ou d’une disposition constitutionnelle canadienne sans l’avoir négocié avec le Canada, dans le cadre de la constitution canadienne actuelle. On quitte ou on joue le jeu. Dans ce dernier cas (un double choix), concrètement, cela pourrait se faire de deux façons : ou bien on demande un vote distinct sur l’article définissant le statut politique du Québec d’une part, et d’autre part sur un projet de constitution dans lequel on aura placé entre parenthèses les articles qui ne pourront s’appliquer si on choisit de maintenir le lien confédératif canadien actuel ; ou bien on demande de choisir entre deux projets de constitution : le projet de constitution d’un Québec indépendant et celui d’un Québec-province, quitte, dans ce dernier cas, à indiquer dans un rapport complémentaire les modifications du statut du Québec qu’un consensus important souhaiterait négocier dans le cadre constitutionnel canadien. »

Nous arrivons ainsi à la seule option alternative au scénario d’une assemblée constituante uniquement orientée vers la constitution d’un Québec indépendant. Cette « option C » a l’avantage de montrer, d’entrée de jeu, le seul débouché possible d’un « mandat ouvert » ; la constitution de la République indépendante du Québec, ou la constitution de la province du Québec. Autrement dit, cette perspective rend explicite ce qui était implicite dans la position actuelle de Québec solidaire, mais elle a l’avantage d’être claire sur l’intention et l’issue du processus constituant, tout en ayant une grande qualité pédagogique. Comme le souligne Bouchard :

« Il est relativement simple de circonscrire les thématiques sur lesquelles une constitution provinciale ne peut intervenir : essentiellement, il s’agit de la Charte fédérale des droits, des institutions parlementaires et judiciaires canadiennes, de l’usage des langues officielles et des juridictions fédérales, à savoir : la monnaie et les banques, les relations internationales, le commerce et le transport inter-provincial, la navigation, les côtes, les ports et la pêche en partie, la défense, les Premières nations, le code criminel incluant mariage et divorce, l’immigration, la poste, les brevets et l’homologation, l’assurance-chômage, le recensement. Les constituants seront vite à même de constater les pouvoirs auxquels il renonceraient en maintenant leur lien fédéral. »

Le contraste entre ces deux scénarios - une constitution pleine et entière et une constitution atrophiée et mutilée - permettrait au peuple de constater par lui-même les avantages de l’indépendance. Or, est-il préférable que le référendum débouche sur deux projets de constitution distincts, ou sur un projet de constitution avec une question séparée sur l’indépendance ? La première option a l’avantage de bien séparer les deux projets, mais elle amène de sérieuses difficultés : l’assemblée constituante serait en quelque « schizophrénique », elle devrait rédiger deux projets constitutionnels parallèles, les citoyens-consommateurs ayant le choix de choisir leur plat préféré lors du référendum. La formation de la volonté générale serait minée, les délibérations publiques seraient divisées en deux camps qui ne se parleraient pas forcément, chacun pouvant élaborer son propre projet politique. De plus, si nous laissons une option d’abstention (ce qui est tout à fait légitime d’un point de vue démocratique, comme le vote blanc), pour permettre aux personnes non convaincues de montrer leur désaccord vis-à-vis les deux projets, cela pourrait amener de graves complications. Par exemple, si la constitution du Québec indépendant gagne 45% des voix, la constitution du Québec-province gagne 30%, et qu’il y a 25% d’abstention, que doit-on faire ? Faire l’indépendance avec une majorité relative de 40% malgré un désaccord de 55%, ou bien choisir la deuxième option avec seulement 30% des voix, ou faire un deuxième tour ? Il ne s’agit pas d’un scénario farfelu, mais de mettre en évidence le problème démocratique du scénario des multiples constitutions.

Au final, la seule option viable – outre celle de l’unique mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant – demeure l’idée de proposer un seul projet de constitution avec une question distincte sur l’indépendance. Celle-ci a l’avantage de formuler un projet politique favorisant l’unité de la délibération publique et la clarté du processus, tout en laissant la possibilité de voter de manière distincte sur un article qui ne fait pas consensus. De plus, un scénario semblable a déjà été expérimenté ailleurs dans le monde récemment. Par exemple, l’assemblée constituante islandaise de 2011 présenta six questions à la population : la première portait sur le désir des citoyens d’avoir une nouvelle constitution, alors que les autres portaient sur des articles plus controversés comme la propriété collective des ressources naturelles ou le maintien de l’Église luthérienne nationale.

Bien qu’il soit possible d’avoir un référendum avec un grand nombre de questions, le problème de la « liste d’épicerie » milite en faveur d’un nombre minimal de questions. C’est pourquoi  le Québec pourrait également s’inspirer de la consultation populaire sur l’avenir politique de la Catalogne de novembre 2014, où les citoyens devaient répondre à deux questions : 1. « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? » 2. « En cas de réponse affirmative, voulez-vous que cet État soit indépendant ? » Le Sí-Sí avait alors remporté 80,98% des voix, bien qu’il s’agissait d’un vote non contraignant à cause de l’interdiction de la Cour suprême espagnole. Pour résumer, si nous écartons le scénario des multiples constitutions, voici les deux seules options crédibles, viables et démocratiques qui s’offrent à nous :

Option A : L’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution d’un Québec indépendant, définissant les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Le projet de constitution sera soumis à la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus.

Option C : L’assemblée constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution définissant le statut politique du Québec, les valeurs, les droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. […] Le projet de constitution et une question distincte sur le statut politique du Québec seront soumis à la population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. La double question référendaire sera donc : 1. « Voulez-vous que l’État du Québec adopte cette constitution ? » 2. « Voulez-vous que cet État soit indépendant ? »

Advenant la victoire d’un Oui-Non, alors seulement les articles respectant la constitution canadienne seront appliqués, les autres étant rejetés définitivement ou renvoyés aux calendes grecques, à moins qu’un processus de négociation entre le gouvernement du Québec et du Canada s’amorce en vue d’une réforme de la constitution fédérale. Dans le cas d’une victoire du Oui-Oui, la constitution pleine et entière sera adoptée, ce moment fondateur constituant l’acte de naissance d’un nouvel État indépendant.

Le grand mérite du texte de Roméo Bouchard est de mettre en évidence le scénario d’un projet de constitution unique et d’une question double. Les options A et C respectent toutes deux le principe de souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante, mais elles ont une couleur politique différente. L’option A ressemble davantage à la stratégie catalane adoptée en 2015 par la coalition Junts pel Si et la CUP (élection référendaire+processus constituant visant à rédiger la constitution d’une Catalogne indépendante), alors que l’option C ressemble à une assemblée constituante combinée à la stratégie référendaire catalane de 2014 (avec deux questions).

Outre ces nuances, l’option A et C partagent de nombreux points en commun. Les deux options impliquent une rupture éventuelle avec l’État canadien en cas d’une victoire du Oui (ou du Oui-Oui), ainsi que la volonté claire et affichée d’un gouvernement de mener son peuple vers la liberté. Dans les deux cas, le peuple aura le choix entre l’indépendance et le statu quo (avec ou sans constitution provinciale), de sorte que l’alternative demeure grosso modo la même. Dans les deux cas, l’assemblée constituante aura le mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant, mais l’option C permettrait au peuple de s’en tirer avec une constitution minimale si jamais il refuse de faire le saut de sa liberté politique. Dans les deux cas, les personnes indécises, fédéralistes, autonomistes et les communautés culturelles risquent d’être sceptiques, le scénario de l’indépendance pouvant faire craindre une négligence des droits des minorités par la majorité.

C’est donc aux promoteurs du processus constituant de mettre de l’avant une vision pluraliste du Québec, de garantir que l’assemblée constituante sera représentative de la société québécoise du XXIe siècle, et de montrer qu’un projet de constitution permettrait justement d’insérer des articles concernant les droits culturels, sociaux et économiques pour garantir l’inclusion, l’égalité, la liberté et la solidarité. Pour ma part, je préfère l’option A pour sa simplicité, mais l’option C semble tout aussi convenable parce qu’elle indique clairement qu’un projet de constitution d’un Québec indépendant sera proposé lors du prochain référendum, sans nous embrouiller dans mille et une options constitutionnelles.

Défaire les préjugés

Enfin, le seul bémol du texte de Bouchard est qu’il continue d’entretenir un ensemble de préjugés à l’endroit de Québec solidaire, lequel est paradoxalement le seul parti politique qui propose sa vision de l’assemblée constituante. Il continue de voir « une certaine contradiction dans le programme actuel de Québec solidaire où cohabitent une proposition de Constituante ouverte et un programme de gouvernement indépendantiste et socio-démocrate très élaboré. J’ai moi-même dénoncé ce paradoxe à plusieurs reprises en doutant qu’une fois au pouvoir Québec solidaire ne respecte cette indépendance totale de la Constituante – ce qui exigerait en réalité que son gouvernement se considère comme un gouvernement provisoire jusqu’à l’adoption de la nouvelle constitution –, ce doute étant d’autant plus fort que l’élection prévue des constituants au suffrage universel ouvre toute grande la porte à un noyautage de la Constituante ».

Il y a deux éléments à souligner dans cette remarque. La première est la supposée « contradiction » entre la mesure exceptionnelle de l’assemblée constituante pour résoudre la question nationale et constitutionnelle, et le programme de gauche du parti visant à répondre à la question sociale durant le processus constituant. Or, un programme politique ne peut pas se limiter à une seule mesure (faire l’indépendance ou déclencher un processus constituant), car il faudra tout de même gouverner pendant ce temps ! Cela impliquera nécessairement de nombreux choix majeurs ayant un impact direct sur l’économie, la justice sociale, la démocratie, l’environnement, etc. D’ailleurs le fait d’être un « gouvernement provisoire » n’implique pas d’abandonner tout réforme ou mesure concrète en attendant la fin de la discussion sur le projet constitution.

Le fait de ne pas présenter de projet social et politique dans un contexte d’austérité, d’inégalités croissantes, de corruption politique, de paradis fiscaux et de crise écologique, tout cela pour ne pas interférer avec le processus constituant, représente une posture un peu naïve ou simpliste. Le groupe des « Sans Parti » ou la « Coalition pour la constituante » représentent certes des options séduisantes pour les gens découragés par le cirque parlementaire et la logique partisane. Mais l’unique mot d’ordre de la « démocratie », laquelle s’incarne uniquement dans une assemblée constituante citoyenne souveraine tirée au sort, semble davantage relever de la pensée magique que d’une réflexion critique et pratique sur les implications multiples de la souveraineté populaire. L’assemblée constituante ne représente qu’un outil, et non le moindre, de la souveraineté populaire, laquelle peut s’incarner également dans la sphère économique (démocratisation de l’économie), énergétique (souveraineté énergétique), alimentaire (souveraineté alimentaire), etc. La haine viscérale des partis semble prendre le dessus sur l’action politique concrète.

Le deuxième point concerne le « noyautage de la constituante » par les partis politiques dans le cadre d’une élection des membres constituants au suffrage universel. Pour éviter ce phénomène, plusieurs règles et mécanismes peuvent être adoptés. Par exemple, Québec solidaire prévoit déjà dans son programme que l’assemblée constituante « sera composée d’un nombre égal de femmes et d’hommes. Le mode de scrutin assurera la représentation proportionnelle des tendances et des différents milieux socio-économiques présents au sein de la société québécoise », ce qui limiterait une certaine homogénéité sociale et culturelle des élu·e·s sur la constituante. Évidemment, il y aura des personnes qui auront des visions politiques marquées, des préférences idéologiques et peut-être des revendications essentielles qui leur tiendront à cœur, mais il en va de même pour une assemblée constituante tirée au sort, les « citoyens ordinaires » n’étant pas exempts de conceptions particulières de la vie bonne.

Ensuite, on oppose souvent l’élection et le tirage au sort de manière dogmatique, en voyant dans la première un mécanisme anti-démocratique, et dans l’autre la seule forme démocratique possible, ou vice versa. En réalité, ces deux mécanismes impliquent des légitimités démocratiques différentes, chacune ayant des avantages et des inconvénients. Pour ma part, je crois qu’une assemblée constituante tirée au sort serait une bonne idée, notamment pour favoriser la représentativité des membres (un échantillonnage préalable de candidatures volontaires permettrait d’avoir un ratio plus exact), et choisir un mécanisme de sélection moins coûteux qu’une élection générale. Or, même dans le cas d’une assemblée constituante élue au suffrage universel, il est tout aussi possible de contrer le « noyautage des partis politiques » en spécifiant que les personnes qui se présentent le feront non pas à titre de représentant·e·s de partis, mais à titre de simples citoyen·ne·s. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas empêcher les gens d’être membres de partis ou d’avoir des préférences idéologiques, mais on peut veiller à ce que les partis ne présentent pas de candidatures préchoisies comme dans une élection ordinaire. Le débat sur le suffrage universel ou le tirage au sort comme mécanisme de sélection des membres de l’assemblée constituante est important, mais secondaire, et ne devrait pas constituer un frein dogmatique ou une exigence absolue à toute entente pour créer une coalition large en faveur d’une constituante.

Pour conclure, il ne s’agit pas d’avoir « peur de prendre le risque de la souveraineté du peuple » ou d’avoir une quelconque « méfiance du peuple », à la manière de Jean-François Lisée. On n’a qu’à lire les dizaines d’articles que j’ai écrits pour analyser, définir, préciser et reformuler ce qu’est le peuple, la souveraineté populaire et la démocratie radicale pour voir que toute ma réflexion théorique et stratégique tourne autour de ce principe politique fondamental. Or, c’est une erreur également de prendre le mot « peuple » pour une notion simple, claire et évidente, comme quelque chose qui va de soi et qu’il suffirait d’invoquer pour le faire advenir. Le peuple n’existe pas encore, il devient, il doit être construit. Le peuple ne prendra pas la conscience de lui-même par le simple discours, mais par une pratique vivante d’auto-transformation, ancrée dans les luttes sociales et politiques visant à bâtir un monde commun. La souveraineté populaire est le principe premier, mais elle ne peut être séparée complètement des luttes pour l’émancipation sociale et l’indépendance nationale.

Commentaires

  1. Ce que pense l'auteur, du peuple, je le pense de l'individu. Il doit se construire consciemment, donc se renforcer, pour mieux pouvoir co-écrire une constitution qui lui ressemble, car, renforci, il connaîtra sa volonté.

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  2. Concernant l'option C, j'aurais deux commentaires:

    - D'une part, si l'option A l'emporte (ce qui serait l'idéal dans un contexte où, pour espérer dépasser le PQ et la conception traditionnelle de la question nationale mise de l'avant par la souvernainisme officiel, QS doit être le plus clair et le plus combatif possible quant à ses objectifs), rien empêche d'avoir par la suite recours à l'option C (qui ne dénature par fondamentalement la A) à des fins tactiques, par exemple pour donner l'impression de «mettre de l'eau dans son vin».
    -De même, si c'est ultimement l'option C qui devait être mise de l'avant, il me semble qu'il faudrait considérer qu'un «Oui» à la constitution signifierait que celle-ci est d'emblée acceptée dans son entièreté et ne doit sous aucune condition être démembrée. En ce sens, si ce premier «Oui» était accompagné d'un «Non» à la seconde question, il faudrait interprété le résultat comme la volonté populaire de faire cohabiter cette constitution avec la cadre fédéral canadien. Le tâche du gouvernement de gauche serait alors d'exiger de nouvelles négociations constitutionnelles pour revoir la constitution canadienne de manière à ce qu'elle soit compatible avec la souveraineté populaire du peuple québécois. Évidemment, ces négociations finiraient par échouer (le gouvernement Québécois se retrouvant dans une position similaire à Syriza en Grèce: arrêter l'austérité/instaurer une nouvelle constitution progressiste tout en restant dans l'union monétaire/le cadre fédéral) et il serait toujours le temps, par la suite, d'organiser un nouveau référendum pour mettre les québécois-e-s devant les faits. Entrer temps, le gouvernement de gauche aurait gagné du temps pour: approfondir ses réformes et son programme de rupture (les élites canadiennes et québécoises devraient de ce fait être assez bousculées pour montrer leur crocs et rendre le Canada peut attrayant par ailleurs) et pour faire la démonstration directe du caractère anti-démocratique et irréformable de la fédération canadienne.

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