mercredi 24 décembre 2014

Critique du souverainisme

Avant d’entamer la lecture du livre Le souverainisme de province de Simon-Pierre Savard-Tremblay (SPST), co-fondateur et principal intellectuel du groupe Génération nationale, je m’attendais à retrouver les lieux communs du discours « nationaliste identitaire » : critique de la gauche postmoderne, relecture conservatrice de la Révolution tranquille, apologie de l’identité nationale, etc. Ce « préjugé » découlait de la lecture de textes fort douteux faisant la critique superficielle de la « gaugauche multiculturaliste, antinationale, communautariste et montréalocentriste » de Québec solidaire[1], la promotion du Québec inc. et d'une faible imposition des entreprises[2], ou l'appui musclé au virage identitaire du Parti québécois qui n'aurait pas été assez loin avec son projet de Charte des valeurs[3]. De prime abord, tout porte à croire que le think tank Génération nationale, ardent défenseur des « valeurs occidentales » et de la laïcité contre le choc des civilisations (euphémisme de l'« islamisation »), proposant une troisième voie par-delà la gauche accommodante et la droite libertarienne, incarnerait une version québécoise du nationalisme autoritaire et de la « mouvance identitaire »[4] surgissant à différents coins de l'Europe à l'heure actuelle.
                                     
Quelle fut ma surprise de découvrir que le premier livre de SPST adopte non seulement une posture résolument indépendantiste qui rompt avec le repli culturel du nationalisme autonomiste, mais défend les nombreuses réformes socio-économiques des années 1960-1970. La question nationale est clairement posée sur le terrain politique en épousant un « nationalisme d’affirmation, soit celui qui ne se contente pas uniquement de la timide protection des référents identitaires, mais qui vise carrément la conquête des institutions »[5]. Nous n'avons pas affaire aux rengaines de la « dénationalisation tranquille » et aux lamentations de l'oubli de l'héritage symbolique de la Nation, mais à la critique politique de la stratégie référendaire qui fit basculer le mouvement souverainiste vers une logique provincialiste. À l'heure de la crise du Parti québécois et de la course à la chefferie qui portera inéluctablement sur les modalités de l’échéancier référendaire, l'analyse historico-critique de l'étapisme arrive à point nommer pour éclairer la tache aveugle d'un mouvement en profond désarroi idéologique.

Pour comprendre le propos général du livre et le positionnement politique de son auteur, il faut tout d'abord rappeler quelques distinctions conceptuelles subtiles entre nationalisme, indépendantisme et souverainisme. Si le nationalisme au sens large désigne toute doctrine politique fondée sur la protection ou l'affirmation d'une nation, l'indépendantisme dépasse la question du sentiment d'appartenance en faisant la promotion d'une libération nationale multidimensionnelle qui rompt avec l'ordre politico-économique dominant. Comme le rappelle Andrée Ferretti et Gaston Miron, « le nationalisme traditionnel limite ses luttes à la sauvegarde de la langue et des autres spécificités de la culture nationale, alors que l’indépendantisme vise l’émancipation politique, économique, sociale, autant que culturelle, de la nation en la dotant d’un État libre et indépendant »[6]. Si le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) représente le véhicule politique historique de cette conception du monde, celle-ci ne saurait être identifiée au « souverainisme » qui désigne plutôt « la doctrine défendue par le Parti québécois touchant la question nationale ».

Bien que les termes indépendance, souveraineté et séparation soient des synonymes qui renvoient tous au fait qu'un État ait le plein contrôle sur les lois, impôts et traités internationaux (le fameux LIT), il n'en demeure pas moins que René Lévesque chercha à réaliser la quadrature du cercle en construisant une vision capable de rassembler les indépendantistes de gauche (RIN), les nationalistes de droite (Rassemblement national) et une partie de la population favorable à une réforme majeure du fédéralisme canadien. Pour ce faire, il proposait une option « à mi-chemin entre continuité et rupture historique […] susceptible de réconcilier la réalité de l'interdépendance avec les exigences de la souveraineté politique nécessaire au développement des nations modernes, où l'État joue un si grand rôle dans la vie économique, sociale et culturelle des peuples. À la différence du RIN, le propos est peu teinté par le discours anticolonialiste multipliant les références à Cuba ou à l'Algérie, dont la logique de libération serait transposable au Québec. On sent une volonté de placer la souveraineté dans un cadre moderne, soit dans un univers de pays interdépendants de par l'intensification du commerce, et de la présenter comme une continuité logique de la Révolution tranquille de même que l'unique moyen de surmonter ses limites systémiques. »[7]

Pour résumer, si le nationalisme se place d'emblée dans une logique de continuité et l'indépendantisme dans une perspective de rupture avec l'ordre social, le souverainisme cherche à trouver un point d'équilibre entre ces deux pôles du continuum national. La création du Mouvement souveraineté-association (MSA) visait précisément à atténuer la posture révolutionnaire de l'approche indépendantiste pour rendre l'option plus acceptable aux yeux de la population, en articulant étroitement la souveraineté politique du Québec à une association économique avec le Canada (qui comprenait également une liaison maritime, militaire et monétaire). Même si SPST souligne les ambiguïtés de la  souveraineté-association et les ambivalences de René Lévesque, qui incarnait en quelque sorte les hésitations du peuple québécois, le jeune auteur souscrit entièrement à la doctrine souverainiste de son père fondateur. Autrement dit, l'origine de la dérive du mouvement souverainiste ne devrait pas être cherchée dans les fondements mêmes de ce projet politique, mais dans un point de bifurcation ultérieur, soit le « grand virage » de l'étapisme en 1974.

Le grand virage étapiste

Pour expliquer cette inflexion subtile mais déterminante de la stratégie péquiste, qui passe généralement inaperçue au sein des rangs souverainistes et de la population qui considèrent que le référendum remonte à l'origine du mouvement, SPST rappelle le programme initial du parti à l'élection de 1973. « Les premières parties du document traitent des institutions d'un Québec indépendant, réitérant l'engagement de créer une république, de mettre en place un mode de scrutin plus représentatif et un modèle administratif répondant aux besoins des régions. […] Le programme précise ensuite les modalités d'accession à l'indépendance : mise en branle du processus d'accession à la souveraineté dès l'élection du PQ ; adoption de son principe par l'Assemblée nationale (et opposition à toute intervention fédérale) ; adoption par référendum d'une constitution définie par une assemblée constituante ; négociations avec le Canada sur les modalités de l'entente entre les deux pays... »[8]

Il est curieux de remarquer que l'objectif initial du PQ était de fonder une république et que le parti proposait la mise en place d'une assemblée constituante, bien que celle-ci ne soit pas considérée comme un préalable à la souveraineté. À ce titre, le référendum ne représentait pas la pièce centrale ou la voie obligée de l'accession à l'indépendance, mais plutôt un élément parmi d'autre d'un processus complexe. « Il s'agissait d'un débat tactique et non un changement de stratégie, car le référendum – sur la constitution et non sur l'indépendance – était donné par Lévesque comme l'aboutissement d'un processus et non comme le commencement de celui-ci. »[9] Or, la distribution d'une carte de rappel aux électeurs à quelques jours de la date du scrutin des élections générales de 1973 vient marquer l'apparition de la logique étapiste en introduisant une séparation nette entre l'exercice du pouvoir et le référendum sur la souveraineté. « Aujourd'hui, je vote pour la seule équipe prête à fournir un vrai gouvernement. En 1975, par référendum, je déciderai de l'avenir du Québec. Une chose à la fois. »[10]

On venait alors de dissocier pour la première fois l'élection d'un « bon gouvernement » péquiste et la réalisation de la souveraineté le jour ultime d'un référendum victorieux. SPST voit dans cette manœuvre non pas le fruit d'une simple manigance électorale, mais le début d'un changement de paradigme. L'auteur de ce revirement stratégique, Claude Morin, est dépeint comme un être machiavélique, entretenant des relations troubles avec la GRC, un « calculateur méticuleux » craintif de la base militante du parti, prêt à manipuler le programme du PQ pour répondre aux impératifs de la Realpolitik. Au-delà de ce portrait qui retrace le rôle central d'un acteur oublié  du mouvement souverainiste, il s'agit de retracer le virage électoraliste qui pourrait survenir dans n'importe quel parti. En d'autres termes, le constat critique de SPST à propos de cette « dérive » du PQ peut être généralisé à n'importe quelle formation politique qui aspire à rompre d'une manière ou d'une autre avec l'ordre établi.

« L'étapisme s'affichait comme une posture réaliste dans le but de rassurer l'électorat. Ce précepte repose sur l'idée selon laquelle le peuple ne serait pas prêt d'emblée pour l'aventure souverainiste. Si les efforts en vue d'une redéfinition réconfortante de l'image du projet ont été au cœur du souverainisme moderne depuis qu'il est porté par René Lévesque, l'étapisme vise à dédramatiser le sens profond d'un vote en faveur du Parti québécois. L'idée sous-entendue est limpide : la meilleure manière de démontrer que les souverainistes ne versent pas dans l'incompétence ou dans le fanatisme révolutionnaire, c'est d'exercer le pouvoir provincial afin d'apporter la preuve de leur capacité de gouverner. »[11]

Contrairement à l'image reçue selon laquelle la perspective étapiste serait une approche modérée et procédant par étapes successives (gradualisme), par contraste aux indépendantistes pressés qui voudraient une déclaration unilatérale d'indépendance le lendemain de l'élection d'un gouvernement péquiste, c'est bien la croyance au moment magique du référendum qui amena une conception événementielle de la souveraineté. Paradoxalement, l'étapisme substitua la construction progressive du pays réel à l'attente d'un pays imaginaire à venir. Ce renversement conceptuel représente le point pivot de l'ouvrage de SPST : « Nous verrons que c'est bien l'étapisme qui transforma l'indépendance en événement alors qu'il s'agissait auparavant d'un processus. Il n'y avait, dans les documents péquistes pré-1974, aucune croyance en un providentiel « Grand Soir » où l'indépendance se réaliserait instantanément. Par contre, il n'était aucunement question de séparer l'exercice du pouvoir et la construction effective du pays québécois. […] La stratégie de l'étapisme fait plutôt reposer tous les espoirs sur la seule consultation référendaire, dont l'issue sera déterminante pour l'avenir collectif. C'est donc plutôt la croyance illusoire en l'imaginaire du « Grand Soir », qui relève de la pensée magique. »[12]

Contre l'idéalisme de cette approche qui s'avéra perdante à deux reprises en 1980 et 1995, notamment parce qu'elle change l'action politique en une affaire de communication publique, de sondages d'opinion, de bonne gestion et de manœuvres politiciennes, il s'agit de revenir à une perspective qui entend fonder, de manière graduelle mais décomplexée, les bases concrètes d'un nouvel État. « Tout bien considéré, l'étapisme porte très mal son nom : plutôt que de poser l'existence d'étapes concrètes dans la définition et la construction de l'État-nation, il inscrit l'indépendance dans le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d'administration de la province, il ne suffira qu'une trentaine de journées référendaires – et d'une brillante joute oratoire – pour convaincre la majorité de voter en faveur du « oui ». Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se solde par son rejet – plutôt que d'inaugurer une série d'actes d'État édifiant le pays réel. […] La seule démonstration convaincante est dans l'effectif, dans l'établissement, dès l'élection, des bases de l'État indépendant, comme les premiers programmes péquistes le prônaient. »[13]

Retour à la case départ : l'intérêt national

Si SPST considère l'étapisme comme le point de départ de la dérive électoraliste du mouvement souverainiste, ce n'est pas pour ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques et relancer le combat pour l'indépendance nationale sur un autre principe politique. Le problème serait plutôt la déviation par rapport à la doctrine originaire, de sorte que la solution serait de revenir à la stratégie péquiste pré-1974. Il s'agit donc de répudier l'étapisme en tant que provincialisme déguisé afin de restaurer le souverainisme dans sa forme pure. Malheureusement, et c'est un trait dominant des nombreuses auto-critiques du mouvement souverainiste qui excellent dans l'art de l'introspection limitée, on reste toujours à l'étape d'une critique partielle qui entend débusquer l'auteur, la raison ou la cause principale de l'échec du projet politique, sans jamais remettre en question les contradictions centrales de celui-ci. Tout se passe comme si la perspicacité dans l'analyse des détails et des intrigues de l'histoire s'accompagnait d'une incapacité à problématiser la structure du récit. D'où la tendance à multiplier les recensions archéologiques, les polémiques partielles et autres ouvrages savants qui explorent les innombrables facteurs responsables de la non-réalisation d'une Idée maîtresse. L'unique question devient alors de déterminer le moment exact où les choses commencent à déraper. Pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, le mouvement souverainiste et « la psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence à mal tourner. »

Heureusement, SPST ne propose pas un remake naïf du Mouvement souveraineté-association mais une reformulation du projet politique selon le principe de l'« intérêt national ». S'il s'agit d'un progrès significatif ou du moins d'un élargissement par rapport à l'idée d'une « fermeté accrue en matière d'affirmation identitaire »[14] (qui se limite généralement à la dimension symbolique-culturelle de la société), le sens exact de ce concept reste largement à définir. Pour le meilleur et pour le pire, tout porte à croire que l'intérêt national représente un « signifiant vide » dont la transcendance vis-à-vis les enjeux particuliers des groupes sociaux garantirait la supériorité ontologique du principe. « Le Québec peine aujourd'hui à définir une vision de son intérêt collectif. Seule une posture indépendantiste cohérente, assortie d'une doctrine nationale qui fait cruellement défaut, saura y remédier. […] Nul besoin de chercher sur l'axe idéologique et artificiel de la « gauche » et de la « droite ». L'intérêt national transcende ces étiquettes qui détournent le mouvement souverainiste de sa mission et ne sèment que la division. Les indépendantistes doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. »[15]

On voit revenir ici le dogme classique de l'idéologie nationaliste et souverainiste, soit le refrain  répété ad nauseam que l'indépendance n'est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Entendons-nous bien ici : il ne s'agit pas de nier la pertinence du concept de volonté générale, de bien commun ou d'intérêt collectif en prétendant qu'il n'existe au fond que des intérêts matériels de classe. S'il peut arriver qu'une définition de l'intérêt national puisse déborder les intérêts particuliers de certains groupes sociaux, c'est parce qu'il s'est produit un processus d'hégémonisation par lequel des revendications particulières sont venues à représenter l'intérêt général d'une totalité sociale. Autrement dit, la question n'est pas débattre sur l'existence ou l'inexistence d'un intérêt supérieur, mais sur le processus de formation qui déterminera toujours un contenu contingent, historique et contestable de cette idée générale. L'intérêt national du Québec était-il le même en 1960, en 1995 ou en 2012 ? Qui définit cet intérêt général dans les faits, et qui devrait le définir en droit ? Selon la perspective souverainiste, ce n'est pas le peuple qui devrait déterminer lui-même ce qui est bon pour lui, mais « les indépendantistes [qui] doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp ».

C’est pourquoi le mouvement souverainiste peut être défini par la subordination de la question sociale à la question nationale, dont le processus doit être dirigé par un grand parti unifié. L’antagonisme gauche/droite est occulté au profit d’une lutte centrale entre politiciens souverainistes et fédéralistes. La souveraineté ne doit pas être un projet de société construit collectivement, mais une question constitutionnelle sous le contrôle des élus de l’Assemblée nationale. L’indépendance ne doit pas être portée par les mouvements sociaux, mais remâchée par une classe politique qui devra gagner une majorité parlementaire afin d'instituer des actes de rupture tout en consolidant le consentement populaire. La gauche et la droite représentent des intérêts particuliers sources de divisions (la question de la justice n'étant qu'un rapport de forces entre classes sociales), l'intérêt national étant tout sauf le déguisement des intérêts d'une classe politicienne prenant la forme de la volonté générale.

Outre cette prétention à vouloir transcender les étiquettes idéologiques sous couvert de réalisme politique, SPST amène quelques pistes concernant la définition actuelle de certains antagonismes entre le Québec et le Canada. L'élément central est sans doute le projet pétrolier de l'État canadien, définissant un pétro-fédéralisme qui affecte directement les intérêts sociaux, économiques et écologiques du peuple québécois, mais aussi la vie des Premières Nations et des générations futures. Il y a donc convergence entre les intérêts locaux, nationaux et globaux à rejeter fermement ce mode de développement extractiviste, et toutes les bonnes raisons du monde à vouloir défendre le territoire québécois contre ce néo-colonialisme qui ne dit pas son nom.

Or, une contradiction centrale de la logique souverainiste surgit aussitôt ; si les intérêts des élites fédérales et nationales sont complètement intégrées sur le plan financier et pétrolier, et que la classe politique au grand complet, y compris Pierre-Karl Péladeau, endosse ce projet à condition qu'il soit « sécuritaire » et « rentable » pour le Québec, devrait-on appuyer tout de même le leader du mouvement souverainiste même si son programme va directement à l'encontre de l'intérêt national ? Jusqu'où doit-on renoncer à la construction et la protection du pays réel au profit d'un pays imaginaire à venir ? Quand le mouvement souverainiste pourra-t-il dépasser son intérêt particulier pour la prise du pouvoir afin de tenir compte des contradictions centrales de la société québécoise, dont l'austérité, la corruption, la crise écologique et la question constitutionnelle représentent les nœuds inextricables ? Pourquoi repousser le débat gauche/droite après l'élection d'un gouvernement souverainiste et la réalisation de l'indépendance, alors que le l'intérêt national est exprimé aujourd'hui par une multitude de mouvements sociaux dont il s'agit de faire la synthèse et d'offrir un débouché politique ? La doctrine souverainiste qui affirme la primauté absolue de la question nationale sur l'ensemble des enjeux sociaux peut-elle encore aspirer à représenter l'intérêt national et faire l'indépendance au XXIe siècle ? Cette mise entre parenthèse généralisée de toutes les questions cruciales, hormis la souveraineté à venir, n’est pas le propre de l’étapisme mais de la logique souverainiste elle-même.

Leçons de l'histoire

Qui plus est, les principales réalisations du gouvernement de René Lévesque (loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, régime d'assurance automobile du Québec, loi sur le financement des partis politiques, entente intergouvernementale sur l'immigration, loi 101, réforme de la fiscalité municipale, loi contre les briseurs de grève, loi sur la santé et la sécurité au travail, régime d'épargne-action, etc.) ont été réalisées à l'intérieur du cadre fédéral sans attendre l'éventuel Grand Soir de la souveraineté. Le PQ agissait selon l'intérêt national jusqu'au moment où il a renoncé non seulement à son projet de souveraineté (Beau risque et tournant affirmationniste de Pierre-Marc Johnson), mais à la question sociale en instaurant une loi spéciale qui répudia son  « préjugé favorable aux travailleurs », mit fin à la grève générale de 1983 et diminua les salaires de la fonction publique de 20%. Le mur référendaire, de même que la morose économique des années 1980, amenèrent le virage autonomiste et libre-échangiste du PQ qui marqua son déclin progressif jusqu'à aujourd'hui, à l'exception du sursaut Meech-Parizeau qui fut déclenchée par une crise constitutionnelle majeure entre 1990 et 1995.

Somme toute, ce qui marqua la fin de l'âge d'or du mouvement souverainiste, ce n'est pas le virage étapiste mais l'interruption de la Révolution tranquille. Celle-ci prit ses racines dans un contexte d'ébullition sociale et réussit ses principales conquêtes institutionnelles dans le cadre provincial, même si l'objectif était peut-être, on l'espère, de briser le plafond de verre et d'instaurer une véritable souveraineté populaire. On peut certes regretter le virage stratégique initié par Claude Morin et montrer qu'il n'a pas réussi à atteindre l'objectif ultime du mouvement souverainiste, à savoir la création d'un État indépendant ; mais il n'en demeure pas moins que le PQ a effectivement réussi à prendre le pouvoir en 1976. En d'autres termes, la faiblesse théorique de l'étapisme vis-à-vis l'idéal souverainiste n'exclut pas son efficacité pratique dans la conquête du pouvoir d'État. S'il faut souligner qu'il n'y a pas de lien mécanique entre l'élection d'un gouvernement souverainiste et la victoire du référendum, il faut également reconnaître que le PQ a effectivement contribué à poser quelques briques dans l'édification de l'État québécois, qu'il a ensuite contribué à détruire après chaque traumatisme référendaire.

C'est pourquoi SPST a raison d'affirmer que « fondamentalement, c'est d'une nouvelle Révolution tranquille que le Québec a besoin »[16]. Or, ce n'est pas la gouvernance souverainiste, ni le projet de Charte des valeurs québécoises, ni l'élection de PKP qui viendra poser les jalons d'une telle transformation sociale qui manque cruellement aujourd'hui. Le fait de planter le dernier clou dans le cercueil de l'étapisme ne réglera pas les choses non plus, car l'éradication du provincialisme laissera indemne les fondements de la logique souverainiste. Ce n'est pas une critique du souverainisme de province qu'il nous faut, mais une critique du souverainisme tout court. C'est pourquoi il faut revenir aux deux dernières thèses du Précis républicain à l'usage de la gauche québécoise :

§9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

§10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».


[5] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.32
[6] Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, tome II (1992-2003), Typo, Montréal, 2004
[7] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.53-54
[8] Ibid., p.110
[9] Ibid., p.117
[10] Souligné dans le texte.
[11] Ibid., p.130
[12] Ibid, p.131
[13] Ibid., p.139-140
[15] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, p. 219-220
[16] Ibid., p.223

jeudi 27 novembre 2014

De la Révolution citoyenne : une reformulation du projet politique


Retour critique sur la révolution solidaire

La formulation d’un projet politique n’est pas chose aisée, car son caractère général peut amener différents contresens, oublis et confusions qui ne tardent pas à être soulignés par un examen attentif. Cet article poursuit deux objectifs. Le premier consiste à rectifier le sens général, l’articulation des axes stratégiques et la terminologie qui ont obscurci les idées principales des textes entourant ce qui a été nommé provisoirement la « révolution solidaire ». Le deuxième objectif consiste à mettre en évidence la conception de la justice sociale, de la liberté politique, de la transformation sociale et de la forme institutionnelle d’une société postcapitaliste appropriée au contexte québécois, afin d’esquisser les contours d’un « socialisme d’ici » pour rependre l’expression de Fernand Dumont.

Tout d’abord, l’utilisation de l’adjectif « solidaire » pour qualifier la forme globale de la révolution ici proposée amène deux difficultés. La première renvoie au flou entourant la signification du concept de solidarité ; s’agit-il d’un sentiment d’entraide, de justice sociale, de coopération, d’interdépendance, ou un peut tout cela à la fois ? Si tel est le cas, en quoi la solidarité permet-elle de spécifier la forme concrète de la révolution envisagée ? Bien que le terme « révolution » soit repris à toutes les sauces par la mode, le marketing et même les politiciens de droite (la fameuse « révolution culturelle » de Raymond Bachand), ce concept devient aussitôt suspect lorsqu’il est énoncé directement par la gauche. La révolution est alors immédiatement insérée dans une chaîne d’équivalences qui l’associe soit à l’utopie, le romantisme de la jeunesse et les « pelleteurs de nuages », ou encore aux ruptures politiques violentes, aux régimes totalitaires, Mao Tsé-Toung, Goulags et compagnie. Dans un cas comme dans l’autre, la révolution de la gauche semble disqualifiée a priori, le champ du pensable et du faisable se réduisant à l’opposition entre la rigueur budgétaire (néolibéralisme, austérité) et la préservation du modèle québécois (État-providence libéral ou social-démocrate). L’impossibilité d’évoquer une alternative globale et viable amène ce curieux paradoxe : la doctrine austéritaire devient la garante de la responsabilité politique et du changement social, alors que l’opposition citoyenne se limite à la simple préservation des acquis d’un modèle en crise et au maintien du statu quo.

Pour dépasser cette posture défensive, la gauche a besoin de surmonter sa peur des mots et de déconstruire certains tabous. Pourquoi tout le monde sauf la gauche aurait le droit de s’approprier le mot « révolution » en le vidant de sa substance, alors qu’elle pourrait lui donner une forme claire, inspirante et émancipatrice ? Il est donc nécessaire de « dédiaboliser » cette expression en l’associant au sujet politique qui pourra s’y identifier. Or, l’expression « révolution solidaire » pose une deuxième difficulté ; l’acteur principal de la révolution semble toujours être le parti, en l’occurrence Québec solidaire, alors que l’objectif ultime de cette transformation sociale consiste à redonner le pouvoir aux gens sur leur vie personnelle et collective. À l’heure de la crise de légitimité de la démocratie représentative et de la perte de confiance généralisée vis-à-vis le « système des partis », il semble peu judicieux, tant sur le plan normatif que stratégique, de centrer le projet politique sur un seul acteur dont le rôle consiste à « représenter » le peuple dans les urnes. Comme disant Marx à propos de la classe ouvrière, l’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même.

Cela n’implique pas de rejeter dogmatiquement toute action électorale, mais de recentrer celle-ci sur le socle qui servira à fonder un nouvel ordre social : le pouvoir citoyen. Ce n’est pas le peuple qui doit être subordonné à la classe politique, mais le pouvoir citoyen qui doit être au cœur des grands domaines de la vie sociale : répartition de la richesse, système politique, développement économique et débat constitutionnel. C’est pourquoi l’expression de « révolution citoyenne » est plus appropriée que la « révolution solidaire », tant pour clarifier l’objectif ultime du projet que pour repousser immédiatement les critiques de l’adversaire. Il ne peut s’agir d’un renversement violent de l’ordre social, car l’adjectif « citoyenne » vient adoucir la notion de révolution en ouvrant un nouveau champ de significations. Il ne s’agit pas non plus d’un simple gradualisme réformiste, car une série de « réformes radicales » viendront transformer durablement la forme économique, sociale, politique et culturelle de la société québécoise, à la manière de la Révolution tranquille.

Mais contrairement à cette dernière, la révolution citoyenne ne sera pas le fruit d’une simple équipe de politiciens professionnels et de hauts fonctionnaires modernisant l’appareil d’État (mouvement top-down), mais l’expression d’un « mouvement ascendant de contre-hégémonie populaire » permettant d’instaurer une véritable « rupture démocratique », pour reprendre l’expression de Pierre Mouterde1. Il s’agit de penser à la fois la révolution politico-institutionnelle et le pouvoir citoyen, la rupture et la démocratie, ces deux pôles en tension permettant d’activer l’imaginaire et d’ouvrir de nouvelles pistes d’action. Ainsi, le mot « révolution » doit être entendu au sens d’un changement de paradigme, à la manière de la révolution copernicienne ; c’est le corps citoyen qui devient au cœur du système politique, et non une ceinture d’astéroïdes tournant en orbite autour de l’État. Enfin, ce mot d’ordre permet une reformulation critique du mouvement Option citoyenne, le pouvoir citoyen n’étant plus une option mais le tremplin d’une réelle transformation.

Révolution citoyenne et pouvoir constituant

La révolution citoyenne n’est pas un concept nouveau ; la Revolución Ciudadana représente le coeur du projet de l’Alianza PAIS qui prit le pouvoir en novembre 2006 sous la direction de Rafael Correa en Équateur. L’Alliance pour le pays (acronyme de patrie fière et souveraine en espagnol), visait à combiner un patriotisme émancipateur et un socialisme du XXIe siècle approprié au contexte national équatorien. Selon le théoricien Heinz Dieterich, la transition vers une société postcapitaliste, c’est-à-dire vers un régime socioéconomique qualitativement différent de la société de marché, peut s’opérer de manière non-violente par un processus de transformation sociale basé sur la démocratie participative s’exprimant à différents niveaux :
a)     une économie mettant de l’avant une planification démocratique et décentralisée au niveau national, municipal et de l’entreprise (macro, meso, micro) ;
b)    une démocratie « majoritaire » (voire plébiscitaire) reposant sur des mécanismes de démocratie directe comme les référendums, révocabilité des mandats, conseils communaux, etc. ;
c)     une démocratie « représentative » reconnaissant le rôle des élu(e)s du peuple et garantissant un État de droit permettant de protéger les droits des minorités ;
d)    l’activité d’un sujet critique, rationnel, responsable : le citoyen autodéterminé.2

Sans nous avancer davantage sur l’étude historique et critique des réalisations, contradictions et difficultés des révolutions ayant cours au Venezuela, en Bolivie ou en Équateur, un des traits communs de ces expériences réside dans la convocation d’une Assemblée constituante qui a permis, dans chacun des cas, de refonder l’ordre constitutionnel, social, économique et politique sur la volonté populaire. Cette idée est notamment reprise par le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon dont la clé de voûte stratégique repose sur la convocation d’une Assemblée constituante pour instaurer la 6e République en France. Le mouvement Podemos en Espagne insiste également sur le rôle central de la souveraineté économique, politique, et populaire, comme si les idées centrales de la gauche latino-américaine étaient maintenant retraduites sur le Vieux Continent. Il ne s’agit pas ici de plaquer un modèle exotique sur le contexte québécois, mais d’interpréter dans nos propres termes l’articulation complexe du projet de société et du changement de régime politico-constitutionnel. Pour le dire en d’autres termes, il faut nationaliser la question sociale et socialiser la question nationale.

La structure institutionnelle de la nouvelle société québécoise devra être esquissée afin de proposer une alternative désirable, viable et atteignable à l’ordre socioéconomique dominant, tout en laissant suffisamment d’espace pour l’appropriation civique du projet politique. Il s’agit en quelque sorte de tracer les grandes lignes d’un monde possible, d’affirmer clairement certaines réformes immédiates qui seront entreprises pour améliorer concrètement les conditions de vie des gens, mais de laisser aux citoyens et citoyennes le rôle de chef d’orchestre dans l’élaboration de la forme du pays dans lequel ils seront appelés à vivre. Le peuple québécois sera alors convié à expérimenter l’auto-construction de sa maison, et donc à l’auto-institution imaginaire de la société pour reprendre l’expression de Castoriadis. La souveraineté populaire est un élément clé de la réappropriation du pouvoir d’agir par les gens ordinaires, groupes subalternes, classes moyennes et populaires qui peuvent discuter de la forme générale de la communauté politique qu’ils souhaitent élaborer et instaurer collectivement. Dans cette perspective, le peuple n’est plus un sujet collectif présupposé dès le départ par une quelconque identité particulière, mais le résultat émergent d’une activité politique, dont l’identité collective se définit progressivement par la participation, la délibération, l’expression directe des aspirations et des craintes d’un peuple en devenir.

Cette conception résonne avec l’idée rousseauiste de la liberté politique, entendue au sens d’une participation à la souveraineté, d’une activité qui permet au peuple de prendre vie par l’unification d’une multitude de perspectives. La volonté collective n’est pas déjà là, elle est l’expression d’une mise en commun des points de vue par l’activité de chacun et chacune. « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »3

On ne saurait donc fonder un nouvel État, une nouvelle société, un nouveau système économique sans procéder par l’unité populaire qui pourra opérer le double processus de libération nationale et de transformation sociale. Or, ce sujet collectif révolutionnaire ne peut être créé ex nihilo par la simple convocation d’une Assemblée constituante, car il faut d’abord qu’une partie importante de la population soit mobilisée et convaincue qu’un tel changement est nécessaire. En d’autres termes, l’unité des forces citoyennes et populaires doit déjà être en formation avant l’élection d’un gouvernement solidaire, l’Assemblée constituante venant en quelque sorte appuyer sur l’accélérateur de la transformation sociale en laissant au peuple les pleins pouvoirs sur la rupture démocratique avec l’ordre constitutionnel canadien. On ne peut donc commencer à porter le projet de la souveraineté populaire dans l’abstrait ; il faut l’articuler avec une vision plus large, un projet de société, qui permettra de faire converger les mouvements sociaux et les classes moyennes réticentes au changement afin qu’elles en viennent à vouloir reprendre en main leur destin politique. Il est aussi vrai de dire que le projet de société est le but et la souveraineté populaire le meilleur moyen de l’atteindre, que de dire que la souveraineté populaire est le but et le projet de société le meilleur moyen de l’atteindre.

Le populisme démocratique comme matrice de la gauche populaire

Dans la postface d’un livre de Charles Gagnon sur La gauche québécoise qui paraîtra à l’hiver 2015 aux éditions Écosociété, j’essaie de montrer que la gauche québécoise du XXIe siècle achoppe toujours sur les mêmes problèmes théoriques et pratiques qui la guettaient autrefois. Tout se passe comme si la critique de Gagnon anticipait déjà deux impasses de la gauche actuelle qui l’empêchent de répondre aux défis de l’avenir : d’une part, l’anti-capitalisme dogmatique d’une jeunesse qui semble répéter l’enthousiasme du marxisme-léninisme d’autrefois, et d’autre part la gauche communautaire qui se rive sur la défense des droits des plus démunis et appelle aux bons sentiments pour créer une société meilleure fondée sur le cœur des électeurs. « On peut considérer la compassion comme un noble sentiment, mais cela ne constitue pas une politique ; elle peut inspirer une meilleure politique, mais elle n’en fournit aucun élément. »4

Or, nous pouvons tout de même esquisser une troisième voie qui entend dépasser l’opposition rigide entre l’intransigeance révolutionnaire et le réformisme pépère, pouvant être désignée par l’expression de « gauche populaire ». Cette perspective entend élaborer un projet politique de transformation sociale qui ne s’adresse pas d’abord aux militant(e)s, aux forces citoyennes et progressistes, mais aux gens ordinaires, aux classes moyennes et populaires, en reliant leurs préoccupations vécues aux causes structurelles qui renforcent les principales contradictions que la société. « En d’autres termes, on ne pourra pas dépasser les questionnements qui assaillent aujourd’hui la majorité des gens sur tous les plans, depuis les comportements individuels déviants jusqu’aux guerres sanguinaires, on ne pourra pas dépasser l’angoisse, l’insécurité et la fragilité qui accompagnent ces questionnements, sans formuler un paradigme ou une référence idéologique qui permettent de parvenir à une cohérence nouvelle qui soit adaptée aux collectivités humaines d’aujourd’hui et de demain. »5

Il s’agit de créer un nouveau sens commun « anti-système », qui oppose le peuple aux élites économiques et politiques, la démocratie et l’oligarchie, le bon sens et la corruption. Le « populisme démocratique » permet de repousser la tentation électoraliste qui consiste à s’accommoder du conservatisme ambiant en occultant des mesures jugées trop « radicales » afin de recentrer son discours sur l’échiquier politique. Il consiste, au contraire, à couper l’herbe sous le pied de l’hégémonie conservatrice en récupérant ses principaux thèmes (crise fiscale de l’État, corruption, perte d’emplois) et en leur redonnant un contenu émancipateur. Il ne s’agit pas de choisir entre le sectarisme de la gauche anticapitaliste et les sirènes du social-libéralisme, ni d’opter un juste milieu contradictoire, mais de dépasser cette opposition en formant un discours populaire et radical, anti-système et mobilisateur, capable de donner aux gens l’envie de reprendre le pouvoir sur leur vie.

Dans un contexte d’austérité et d’explosion des inégalités, la dénonciation du 1% devient toujours plus pertinente. « C’est qu’une couche de financiers parasitaires s’est constituée, eux qui s’enrichissent de façon exorbitante simplement en déplaçant quotidiennement des milliards de dollars appartenant souvent à d’autres, à la faveur des fluctuations boursières et des variations des taux de change, et ce, sans apporter la moindre contribution au développement de la richesse collective. Bien au contraire, ils le font plutôt en accentuant les distorsions existantes dans la répartition de la même richesse. C’est pour les intérêts de ces sangsues, au sens le plus fort du terme, qu’on nous impose de nous serrer la ceinture. C’est pour eux que l’État a pris son dernier virage de compressions budgétaires, de réduction des services en santé, en éducation et en soutien aux personnes démunies. »6

Or, la critique virulente du capitalisme financier et de la classe politique ne peut pas à elle seule faire naître une alternative sociale, et encore moins une volonté collective capable de la porter. C’est pourquoi il faut tracer les contours d’un sujet politique, c’est-à-dire d’une conscience commune qui pourra transformer des identités sociales isolées à l’intérieur d’une unité populaire. « J’ai parlé jusqu’ici de la gauche de façon plutôt indifférenciée. Or, si ce vocable doit recouvrir l’ensemble de ceux et celles qui formulent des griefs à l’endroit du statu quo, qui rejettent l’orientation actuelle que prennent la vie politique et l’ordre économique, la gauche est multiple : des jeunes anarchistes aux professeurs d’université; des assistés sociaux aux retraités; des exclus à la classe moyenne, des femmes aux Autochtones, il y a tout un ensemble de catégories de citoyens qui aspirent à des changements considérables de l’ordre en place. Cela en fait-il pour autant une majorité susceptible de s’unir politiquement? Cela n’est pas évident. »7

Nous pouvons ici faire appel aux analyses du défunt Ernesto Laclau portant sur la logique populiste. Tout d’abord, il fait remarquer que « le peuple ne constitue pas une expression idéologique, mais une relation réelle entre acteurs sociaux. Autrement dit, c’est une manière de constituer l’unité du groupe. »8 L’identité populaire se forme à partir d’une articulation d’éléments disparates, de « demandes sociales » qui peuvent rester isolées ou s’unir dans un contexte particulier. « Imaginons qu’une masse de migrants d’origine rurale s’installent dans un bidonville situé à la périphérie d’une grande ville industrielle en développement. Apparaissent des problèmes de logement, et ceux qui sont concernés par ces problèmes demandent aux autorités locales une solution. Ici, nous avons une demande qui, à l’origine, n’est peut-être qu’une pétition. Si la demande est satisfaite, les choses en resteront là ; mais si elle ne l’est pas, les gens peuvent s’apercevoir que leurs voisins ont d’autres demandes qui ne sont pas non plus satisfaites – des problèmes concernant l’eau, la santé, la scolarisation des enfants, etc. Si la situation reste inchangée pendant un certain temps, les demandes insatisfaites s’accumuleront et le système institutionnel sera de plus en plus incapable de les intégrer d’une manière différenciée (chacune isolément des autres), ce qui établit entre elles une relation d’équivalence. Cela pourrait facilement aboutir, si des facteurs extérieurs n’interviennent pas, à la constitution d’un fossé de plus en plus grand entre le système institutionnel et les gens. »9

Les demandes démocratiques isolées qui demeurent non satisfaites forment entre elles une chaîne d’équivalences, qui permet à son tour l’émergence d’une subjectivité sociale plus large et de demandes populaires. « Elles commencent ainsi, à un niveau embryonnaire, à constituer le peuple comme acteur historique potentiel. Ici, nous avons déjà deux préconditions évidentes du populisme : 1) la formation d’une frontière intérieure antagoniste séparant le peuple du pouvoir ; 2) une articulation de demandes équivalentes qui rendent possible l’émergence du peuple. Il y a une troisième précondition qui ne se réalise que lorsque la mobilisation politique atteint un niveau supérieur : l’unification de ces différentes demandes – dont l’équivalence, jusque-là, n’avait pas dépassé un vague sentiment de solidarité – en un système stable de signification. »10

L’insistance sur la nécessité de construire une nouvelle vision du monde, une « idéologie ouverte » et adaptée à l’air du temps, vient précisément du souci d’inscrire le « vague sentiment » de la gauche solidaire dans un système stable de signification. Après avoir examiné la logique globale de la révolution citoyenne et le principe de souveraineté populaire qui constitue la clé de voûte de l’émancipation sociale, il s’agit de voir comment cette conception prendra forme concrètement à l’intérieur de propositions qui stimuleront le goût pour l’avenir. Dans le prochain texte, nous poserons quelques jalons de la révolution citoyenne en précisant les réformes transformatrices sur le plan socioéconomique, démocratique et écologique qui rendront saillantes et inspirantes un ensemble d’alternatives cohérentes visant à surmonter les contraintes systémiques du statu quo.


1. Pierre Mouterde, Repenser l’action politique de gauche. Essai sur l’éthique, la politique et l’histoire, Écosociété, Montréal, 2005, p.111-133
2. Heinz Dieterich, Der Sozialismus des 21. Jahrhunderts – Wirtschaft, Gesellschaft und Demokratie nach dem globalen Kapitalismus, Homilius, 2006
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, chap. I, vi
4. Charles Gagnon, La gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, à paraître
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.91
9. Ibid., p.92
10. Ibid., p.93

jeudi 13 novembre 2014

La Grande Bifurcation du mouvement souverainiste

La course à la chefferie du Parti québécois aura un impact considérable sur l’avenir du mouvement souverainiste et de la gauche québécoise dans les prochaines années. Les six candidat(e)s à la course peuvent être répartis grossièrement en deux catégories : 1) le camp « progressiste et indépendantiste » composé par Martine Ouellet, Alexandre Cloutier et Pierre Céré ; 2) le camp « conservateur et autonomiste » représenté par le tandem Bernard Drainville et Pierre Karl Péladeau, Jean-François Lisée se trouvant dans un no man’s land opportuniste caractéristique de sa « gauche efficace ».


En faisant l’hypothèse non controversée que PKP représente le principal candidat d’une approche « non-pressée », misant le redressement des finances publiques (austérité) et la défense de l’identité nationale (il appuie ouvertement la Charte de la laïcité et emploie l’expression de « souveraineté identitaire »), et que Cloutier arrive en tête du camp progressiste (suivie par Ouellet) en privilégiant les jeunes, la solidarité et le référendum dans un premier mandat, nous assisterons à une polarisation du débat entre ces deux camps.



Mais au-delà du débat des personnalités, il s’agit bien ici d’une alternative entre deux trajectoires historiques pour l’avenir politique du Québec. Cette Grande Bifurcation met en lumière deux mondes possibles, deux reconfigurations potentielles qui pourraient apparaître à l’intérieur du paysage politique. Il serait naïf d’évaluer la course à la chefferie du PQ en vase clos, car elle aura nécessairement de grandes conséquences sur les autres acteurs politiques (PLQ, CAQ, QS, ON) qui devront se positionner en fonction du résultat.



Sans préjuger pour l’instant de la probabilité relative de chaque scénario, imageons d’abord que le camp progressiste et indépendantiste l’emporte. Option nationale n’aurait plus sa raison d’être et se saborderait pour rejoindre le PQ et appuyer sa stratégie référendaire. L’espace public se recentrerait alors sur la question nationale, la polarisation entre souverainistes et fédéralistes revenant au premier plan. Or, la question sociale ne serait pas évacuée pour autant, car la tendance progressiste aurait légèrement le dessus au sein de la coalition « gauche/droite » du PQ, alors que la tendance néolibérale dominait depuis l’échec du deuxième référendum et l’arrivée de Lucien Bouchard.



Bien que nous pouvons invoquer le fait que le PQ clignote généralement à gauche lorsqu’il est dans l’opposition et en campagne électorale avant de virer à droite une fois au pouvoir, le situation de faiblesse historique du PQ, une leader plus progressiste que la moyenne et la promesse d’un référendum dans un premier mandat obligerait Québec solidaire à revoir sa stratégie. Cette situation ouvrirait la porte à une éventuelle entente électorale entre QS et le PQ, avec des conditions comme la réforme mode de scrutin, quelques réformes sociales et écologistes, puis un processus constituant et/ou référendaire.



À l’inverse, une victoire de PKP bloquerait automatiquement une telle entente, le camp autonomiste et conservateur continuant d’enfoncer le PQ dans un nationalisme de province qui ouvrirait plutôt la voie à une éventuelle alliance avec la CAQ. Ce scénario n’est pas à exclure étant donné que PKP irait chercher la base électorale de ce tiers parti en misant sur des promesses semblables (relancer l’économie d’abord pour ouvrir la question constitutionnelle ensuite), et en enterrant dans un premier mandat l’héritage « social-démocrate » et souverainiste du PQ.



Comme la victoire du camp conservateur est plus probable, il faut anticiper un retour de la question identitaire et la polarisation majorité/minorités, nationalisme/pluralisme. Cela nuirait évidemment à la question de la souveraineté, alors la poursuite des mesures d’austérité mènerait à la dégradation des conditions matérielles de la majorité sociale. Les forces progressistes et souverainistes qui adhéraient jadis au PQ seraient encore plus désillusionnées, mais n’iraient pas forcément rejoindre QS si celui-ci ne développe pas une stratégie offensive lui permettant de sortir de l’antagonisme pro/anti Charte qui favorise nettement le Parti libéral au pouvoir.



Voilà l’alternative qui obligera la gauche à prendre position. Dans le premier scénario d’un PQ « progressiste et indépendantiste », QS serait sans doute porté, pour faire des gains et contribuer à l'avancement du Québec sur le plan social et national, de nouer une « alliance de circonstance » avec le PQ pour constituer une sorte de « Front populaire », basé sur des réformes sociales, la sortie du pétrole, la réforme du mode de scrutin et le déclenchement d'un processus constituant et/ou référendaire. Cela conduirait au virage « social-démocrate » des deux partis, ce qui aurait l’inconvénient de rendre QS indiscernable du PQ dans l'espace public, mais l’avantage de favoriser une convergence nationale des forces progressistes et souverainistes.



Pour illustrer une telle configuration politique par analogie avec la situation écossaise, QS représenterait en quelque sorte un mixte entre le Scottish Socialist Party et les Scottish Greens, à côté du Scottish National Party majoritaire (PQ). Une campagne référendaire pluripartisane, décentralisée, progressiste et inclusive permettrait alors de relancer la marche vers l’indépendance avec un projet de société, ce qui pourrait éventuellement mener à la victoire. En prenant plutôt l’exemple de la Catalogne, QS prendrait la place de la gauche républicaine (ERC) à côté du parti nationaliste de centre droit (CiU) dans un gouvernement de coalition avec le PQ. Il s’agit évidemment d’un scénario qui suppose une forte ébullition sociale et une résurgence d’une lutte populaire pour la libération nationale.



Comme PKP risque très probablement de devenir le prochain dirigeant du PQ, en mettant de l’avant les « intérêts économiques » du Québec et une protection des référents identitaires découplée de tout véritable projet politique ou transformation des institutions, QS devra se démarquer par un projet de pays démocratique, égalitaire, écologique et inclusif basé sur la souveraineté populaire. Le seul moyen de sortir du débat pro/anti Charte est de créer un nouvel antagonisme. Il s’agit de mettre le PQ/PLQ/CAQ dans le même bateau de la « caste », et de présenter QS comme le seul porte-parole de l'unité populaire.



Il s’agit d’unir les luttes sociales contre l’austérité et le virage extractiviste par l’investissement subversif du discours « anti-corruption », à la manière d’Amir Khadir et du rapport de QS présenté à la Commission Charbonneau qui dénonce le « complot criminel » entre les firmes de génie-conseil et les politiciens et propose une réforme légale visant à briser l'impunité des élites. Populisme? Sans doute, mais au sens d'un républicanisme anti-élitiste ou d'une « machiavellian democracy » qui n'hésite pas à questionner l'absence de contrôles populaires sur le système politique. La refonte fondamentale de la démocratie représente le nerf de la guerre, et il n’y aura pas de rupture majeure tant que le peuple ne sera pas convaincu que l’action politique doit être le fruit de sa propre activité. Le pouvoir citoyen contre la caste, l’auto-émancipation populaire contre l’oligarchie sera l’antagonisme qui pourra condenser les multiples enjeux sociaux dans un même discours.



QS ne doit pas défendre la souveraineté dans sa forme vide ou un enjeu séparé, mais à l’aune d’un projet de transformation sociale qui devra aboutir à l'indépendance pour aller jusqu'au bout. Par ailleurs, la question constitutionnelle devra être contrôlée par les citoyens eux-mêmes ; c'est au peuple de décider de son avenir, et non à une petite élite politique de mener le débat public. Autrement dit, contre le « faux débat » de la Charte dirigé par la caste, QS propose un vrai débat populaire sur l'ensemble des questions cruciales qui touchent la vie concrète des gens : la forme du pouvoir politique, les droits sociaux, la gestion des ressources naturelles, le bien-vivre, l’usage du territoire, la décentralisation vers les régions, etc.


Voilà la stratégie que QS devra mettre de l'avant afin de sortir de l'éternelle opposition entre libéraux et péquistes, le bipartisme étant au service de la caste et du statu quo d’un régime illégitime. Comme PKP ira manger une partie de l’électorat de la CAQ (qui sera appelée à s’effondrer ou à s’allier au PQ autonomiste), QS pourra grossir ses rangs en prenant non seulement les forces de la rue (mouvements sociaux, forces citoyennes) mais les classes moyennes et populaires actuellement courtisées par la CAQ. Comme une majorité de personnes ne se reconnaissent pas directement dans les identités politiques de la gauche et la droite, QS pourra articuler son projet de société aux enjeux qui touchent de larges secteurs de la population : familles, CPE, développement local et régional, municipalités, régimes de retraite, etc.



En développant clairement l’antagonisme entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », l’élite et la démocratie réelle, PKP pourra être identifié à la caste et l’austérité nationale. Si QS est capable de développer un discours contre-hégémonique sur l’inversion du fardeau fiscal, la transformation démocratique, la transition écologique et la souveraineté populaire, il pourra alors se présenter comme la seule alternative politique au système, et dépasser le populisme de la CAQ sur sa gauche avec une réelle force de frappe. Tel est le précepte de la Révolution citoyenne : ce n’est pas le peuple qui doit être subordonné à la caste politique, mais le pouvoir citoyen qui doit être au cœur des grands domaines de la vie sociale : répartition de la richesse, système politique, développement économique et débat constitutionnel.


Pour le meilleur et pour le pire, le scénario « social-démocrate » d’une convergence nationale découlant d’un virage progressiste et indépendantiste du PQ est fort peu probable. On assiste plutôt à une divergence croissante entre le système politique traditionnel et le peuple. Le PQ, comme la CAQ et les libéraux, vont continuer de nous enfoncer dans l'austérité, le virage pétrolier et la corruption, QS devant faire cavalier seul et devenir une force politique « anti-système » à la manière de Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, les deux principaux mouvements de gauche radicale qui risquent de prendre le pouvoir en 2015. C'est le scénario du pire, mais c'est la pente sociohistorique sur laquelle nous sommes en train de glisser.

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