mardi 20 mai 2014

La Révolution verte, ou comment repenser la voie québécoise vers le socialisme


Le besoin d’une alternative globale

Ni une réforme radicale dans le système de répartition de la richesse, ni une démocratisation majeure des institutions politiques ne peuvent, à elles seules, renverser le mode de production responsable de la crise écologique : le capitalisme. Il faut non seulement mieux distribuer les ressources produites par le marché et les entreprises privées, ni simplement contrôler davantage le gouvernement, mais produire autrement. La révolution verte permet de reposer à nouveaux frais la question de la sortie du capitalisme et d’esquisser les contours d’une société écosocialiste, sans employer pour autant un vocabulaire qui pourrait rebuter certaines personnes peu familières au discours de la gauche radicale. L’idée de révolution a d’ailleurs l’avantage de désigner un changement de paradigme, une transformation en profondeur de la sphère économique, du travail et de l’entreprise. L’adhésion ou non à ce projet dépendra du caractère désirable, viable et réalisable de l’alternative proposée, et donc de la capacité de la gauche à mobiliser la population grâce à l’image positive d’une société postcapitaliste. Comment le disait Marx, « une idée devient une force matérielle lorsqu’elle s’empare des masses. »

Trois structures économiques

Afin de bien saisir les contours d’une nouvelle structure économique, nous ferons d’abord un détour par une analyse des relations de pouvoir inspirée des travaux du philosophe et sociologue Erik Olin Wright dans son ouvrage Envisioning Real Utopias (disponible gratuitement ici). Qu’est-ce que le pouvoir ? Bien que ce concept soit particulièrement controversé et débattu au sein des théories philosophiques, sociales et politiques, nous le définirons ici comme la capacité des acteurs à accomplir des choses dans le monde. Cette idée comporte une dimension instrumentale au sens où elle met l’accent sur les capacités que les agents utilisent pour accomplir des choses, et une dimension structurelle dans la mesure où l’effectivité de ces capacités dépend de conditions et de structures sociales dans lesquelles les personnes agissent[1]. Par exemple, le pouvoir des capitalistes dépend non seulement de leur richesse, mais des rapports de production comme les droits de propriété privée qui rendent possible une telle accumulation. Le contrôle d’importantes ressources économiques ne constitue donc un pouvoir réel qu’à partir de conditions sociales particulières, à savoir la formation historique du capitalisme.

À partir de cette perspective générale, nous pouvons distinguer trois formes particulières de pouvoir : le pouvoir économique est basé sur le contrôle des ressources économiques, le pouvoir étatique sur la création et le renforcement des lois sur un territoire, et le pouvoir social sur la capacité des gens à se mobiliser pour des actions collectives volontaires et coopératives. Il faut noter ici que le pouvoir social est synonyme du pouvoir citoyen, soit l’auto-organisation et le renforcement des capacités d’action des classes subalternes et populaires à l’extérieur des institutions.

De manière synthétique, nous pouvons influencer les gens en les achetant, en les forçant ou en les persuadant. Ces trois types de pouvoir correspondent à des domaines distincts de la vie sociale. Premièrement, la sphère économique est constituée par les interactions permettant de produire et de distribuer des biens et services, l’économie capitaliste étant composée majoritairement d’entreprises privées et d’activités coordonnées par le marché. Deuxièmement, l’État représente un ensemble d’institutions capables d’imposer des lois et des règles contraignantes sur un territoire, soit l’appareil juridique, législatif et administratif possédant le monopole légitime de la violence. Troisièmement, la société civile est une sphère d’interaction sociale où les individus et les groupes forment volontairement des associations pour diverses raisons. Certaines d’entre elles sont organisées de manière formelle avec des membres et objectifs précis, comme les clubs, partis politiques, syndicats, églises, associations de quartier, etc. D’autres associations sont de nature plus informelle, à la manière de réseaux sociaux ou de la communauté. Bien que chaque société comprenne ces trois types de pouvoir à différents degrés, nous pouvons distinguer trois structures économiques en fonction de la forme dominante de pouvoir dirigeant l’activité économique :

1. Le capitalisme est défini par la propriété privée des moyens de production, qui permet le contrôle des investissements, de la production et de la distribution par l’exercice du pouvoir économique.
2. L'étatisme est caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, l'allocation et l'usage de ressources pour différents objectifs sociaux étant réalisés à travers une forme de mécanisme administratif d'État.
3. Le socialisme est une structure économique définie par la propriété sociale des moyens de production, l’allocation et l’usage des ressources étant effectué par le pouvoir social au sein de la société civile. Cette dernière ne doit pas être conçue comme un simple espace d'activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. La propriété sociale renvoie à la propriété collective d’un bien par tous les membres d’une unité sociale quelconque, qu’il s’agisse d’un kibboutz ou d’une coopérative par exemple[2].

Cette grille d’analyse permet de penser à nouveaux frais l’impératif démocratique. Dans son sens politique, la démocratie peut être conçue comme la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social. L’expression du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ne signifie donc pas le gouvernement par des élites choisies périodiquement par l’agrégation de préférences individuelles, mais le gouvernement du peuple collectivement organisé sous diverses formes : partis, syndicats, coopératives, organisations citoyennes, associations de quartier, etc. « La démocratie est donc, en soi, un principe profondément socialiste. Si démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, socialisme est celui de la subordination du pouvoir économique au pouvoir social. »[3] Pour le dire autrement, le socialisme est la poursuite de la révolution démocratique dans la sphère économique, comme le rappelle Jean Jaurès dans sa célèbre formule : « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ».

Du néolibéralisme à la social-démocratie en déroute

Même si cette typologie vise d’abord à distinguer des structures économiques, l’articulation des trois formes de pouvoir permet de dégager différents régimes sociopolitiques comme le néolibéralisme, le social-libéralisme ou la social-démocratie. Pour ce faire, nous ferons appel à une schématisation dynamique des relations entre la sphère économique, politique et associative en fonction de leur capacité à influencer les processus de décision et à déterminer les normes qui structurent la vie collective. L’utilisation du langage visuel élaboré par Wright servira à illustrer plus simplement des relations complexes de pouvoir.[4]

Dans le régime néolibéral, la forme dominante du pouvoir réside dans la possession d’importantes ressources économiques et la diffusion de la logique marchande dans l’ensemble des secteurs de la société. Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme ne doit pas être réduit à l’idéologie du libre marché et à un retrait de l’État ; il désigne plutôt une nouvelle rationalité économique qui implique une transformation et un rôle accru de l’État dans le gouvernement des conduites, la construction du marché et la mise en ordre des subjectivités[5]. Le néolibéralisme, étroitement lié à la logique de la « gouvernance » et du management, augmente la porosité entre le secteur public et privé par un discours prônant les valeurs entrepreneuriales comme la bonne gestion, le partenariat, la responsabilité, l’efficacité, la compétitivité, etc. C’est pour cette raison que la société civile se trouve elle-même « colonisée » par la rationalité économique, plusieurs organismes non-gouvernementaux et à but non lucratif prenant à leur compte ces thèmes et ces modes d’organisation.

De son côté, le social-libéralisme ou « troisième voie », tel que théorisée par Anthony Giddens et appliqué par les gouvernements de Bill Clinton et Tony Blair, représente un régime sociopolitique hybride associant certains présupposés du néolibéralisme avec une attention particulière aux politiques sociales. La prédominance de l’économie de marché est contrebalancée par une forte modernisation de l’État, la promotion des droits civiques, la cohésion de la communauté et une volonté de diminuer les inégalités économiques sans pour autant remettre en question les causes structurelles de celles-ci. D’une certaine manière, elle récuse la tendance conservatrice et autoritaire du néolibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour favoriser la conciliation des sphères économique, politique et associative par le dialogue. L’idée de « démocratie associative », telle que défendue par les théoriciens Paul Hirst, Joshua Cohen et Joel Rogers, vise à mettre les ONGs et les associations au cœur du renouvellement démocratique, tout en restant prisonnier d’une conception libérale de la société civile[6].

« Ce modèle social-libéral peut prendre en compte les conditions socioéconomiques et politiques de l’exercice du pouvoir, sans pour autant interroger structurellement les inégalités sociales. Il intègre une partie de la critique féministe quand celle-ci défend par exemple l’intégration des femmes dans le marché du travail comme un apport au développement économique. Dans ce modèle, l’empowerment prend place dans une chaîne d’équivalences aux côtés des notions d’égalité, d’opportunités, de lutte contre la pauvreté, de bonne gouvernance, d’autonomisation et de capacité de choix. »[7] Ainsi, ce modèle considère le pouvoir citoyen comme un vecteur d’inclusion et de prise en charge de la collectivité permettant de diminuer le fardeau de l’État et d’améliorer la bonne marche de l’économie de marché, et non comme le tremplin d’une transformation sociale.


Par ailleurs, la social-démocratie renvoie à la régulation du secteur privé par l’État et des entreprises publiques fortes, le pouvoir étatique étant contrôlé par le pouvoir social via la démocratie représentative. Elle définit un régime sociopolitique plus étatiste que le néolibéralisme et le social-libéralisme, qui mettent surtout de l’avant l’économie de marché et la société civile. La social-démocratie est sans doute ce qui caractérise le mieux le modèle québécois forgé par les réformes de la Révolution tranquille. La nationalisation de l’hydro-électricité, la création d’importantes institutions et entreprises publiques et la mise sur place de programmes sociaux donnent à l’État un rôle accru. Celui-ci est d’ailleurs le garant du consensus national, qu’il négocie avec les « partenaires sociaux » que ce sont les centrales syndicales et le milieu patronal.


Néanmoins, la social-démocratie se retrouve dans une double impasse : sur le plan économique, une faible croissance et une crise fiscale amènent une importante pression sur les finances publiques, tandis que la corruption et la crise de légitimité des institutions politiques font en sorte que la démocratie représentative ne parvient plus à canaliser les demandes populaires, l’État devenant largement au service des élites et du milieu des affaires. De manière générale, l’effondrement du bloc soviétique, l’affaiblissement du mouvement ouvrier ainsi que l’absence d’alternative crédible confirment la victoire idéologique du néolibéralisme sur la classe politique. La social-démocratie est en panne d’idées, se tournant alors vers le social-libéralisme ou le modèle suédois pour essayer de rénover vainement le modèle québécois.

Un nouveau type de socialisme

Quel régime sociopolitique est-il susceptible de réaliser une transformation du système économique et d’assurer une véritable transition écologique? Ni le social-libéralisme qui accepte les règles du jeu capitaliste, ni l’étatisme de la social-démocratie ne peuvent prétendre mettre sur pied les bases d’une nouvelle société libérée du carcan productiviste et de la dictature des marchés financiers. Reste-t-il uniquement comme alternative le socialisme étatiste qui vise le renversement du capitalisme par la prise du pouvoir d’État, la nationalisation des moyens de production et la planification centralisée de l’économie? Si nous considérons la dictature du prolétariat puis du Parti-État sur l’ensemble de la société comme foncièrement incompatible avec l’égalitarisme démocratique radical de la révolution citoyenne, alors il ne semble plus rester de perspectives d’émancipation.


Heureusement, il existe une « quatrième voie » qui réhabilite une conception conflictuelle et anti-capitaliste de la société civile : le socialisme participatif. Cette perspective insiste davantage sur le contrôle démocratique des institutions politiques, l’extension de l’économie sociale et solidaire et le ré-encastrement de l’économie de marché par des normes sociales et écologiques collectivement définies. Contrairement à l’anarchisme ou au communisme qui souhaitent l’abolition ou le dépérissement de l’État, le socialisme participatif considère que cette institution est nécessaire pour soutenir et protéger la société civile contre les forces du marché. L’État peut avoir un certain rôle à jouer sur le plan de la redistribution et de l’organisation des services publics, qui ne peuvent pas toujours être fournis par des collectifs citoyens autogérés.

Bien qu’un tel scénario ne soit jamais complètement réalisé, l’exemple du budget participatif de Porte Alegre est probablement ce qui se rapproche le plus de cet idéal. L’objectif de la démarche participative est alors une participation active des citoyens à la gestion des ressources communes et au contrôle de la machine administrative, ainsi que l’inversion des priorités sociales en faveur des classes subalternes. Ce projet suppose une « démocratisation de la démocratie » par l’articulation de la démocratie directe et représentative permettant un réel partage du pouvoir décisionnel à plusieurs échelles. Les institutions démocratiques doivent laisser place au conflit et à la coopération, la contestation et la délibération, assurer une co-construction des politiques publiques et une co-décision entre les élus et les citoyens, ainsi qu’une forte autonomie à la société civile[8].

Si le socialisme participatif prend la forme de la révolution citoyenne dans la sphère politique, elle incarne une révolution verte dans la réorganisation de la sphère économique. La révolution verte insiste sur les activités humaines qui permettent de nouer un rapport d’appartenance avec la communauté et l’environnement. Elle représente une réforme radicale du modèle de développement par la relocalisation et la démocratisation des activités économiques, en transformant les entreprises pour qu’elles deviennent vertes et à échelle humaine : coopératives, économie sociale et solidaire, PME, agriculture de proximité, etc. La révolution verte implique également un contrôle démocratique des ressources naturelles, les communautés locales ayant le droit de décider par elles-mêmes de l’usage de leur territoire. Gestion écosystémique des forêts, planification urbaine participative, délibérations démocratiques sur les projets d’exploitation, aménagement durable du territoire, développement local et régional, toutes ces facettes de la révolution verte permettent de redonner le pouvoir aux citoyen(ne)s sur leur environnement et leur économie.

Au-delà de la sortie du pétrole

Cette perspective a l’avantage d’intégrer les principales composantes du plan de sortie du pétrole de Québec solidaire (développement massif des transports collectifs, chantier d’efficacité énergétique, énergies renouvelables)[9], sans insister sur l’objectif d’un renoncement aux hydrocarbures d’ici 2030. Entendons-nous bien : la lutte contre l’exploitation pétrolière, le gaz de schiste et les projets d’oléoducs représente un combat essentiel à mener dans les prochaines années. Mais cela ne peut représenter l’idée directrice d’un plan qui devra restructurer des pans entiers de l’économie québécoise, l’aménagement du territoire, l’agriculture, etc. La révolution verte insiste moins sur l’abandon d’une ressource énergétique qui amènera par ailleurs des conséquences économiques, que sur la transformation de la structure économique qui permettra l’abandon progressif d’énergies sales. Autrement dit, la transition énergétique est l’une des pièces d’un grand projet d’émancipation sociale, et non son fil d’Ariane.

La révolution verte met en arrière-plan les importants investissements publics (sans y renoncer) et le discours néo-keynésien (New Green Deal) qui prête le flanc à l’étatisme et à l’idée d’une croissance verte qui ne tient pas compte du mur écologique qui nous attend vers 2025-2030[10]. L’étatisme débouche trop souvent sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de déplacer l’accent de la nationalisation vers le concept de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyen(ne)s.

La révolution verte permet ainsi de donner chair à l’idée d’une « économie plurielle, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité, de diversité, d’autogestion et de liberté, sous des conditions d’équilibre écologique et d’efficacité, incluant l’exploration de systèmes économiques alternatifs. »[11] Bien qu’elle laisse au secteur public un rôle non négligeable, cette conception anti-étatiste vise à long terme la socialisation des activités économiques par le rôle structurant des coopératives, le milieu communautaire et les organisations à but non lucratif, tout en gardant une place aux petites et moyennes entreprises privées qui répondent à des normes sociales et écologiques. Ce modèle de socialisme participatif laissent une place secondaire à la propriété privée et au marché à l’intérieur d’une République décentralisée, où le pouvoir citoyen incarne la souveraineté populaire dans la sphère politique et économique.

Par ailleurs, la révolution verte doit articuler soigneusement la question urbaine et rurale, le droit à la ville et la revitalisation des villages, afin de proposer une transformation du système économique à la fois globale et adaptée aux différentes régions du Québec. De plus, elle ne doit pas oublier la question du « travail », qui inclut non seulement la question de la gestion hiérarchique ou démocratique de l’entreprise, mais le monde syndical qui demeure souvent allié aux intérêts du patronat dans le maintien des énergies sales ou d’industries non durables. Une alliance entre les groupes écologistes, les comités citoyens, et les travailleurs et travailleuses est un aspect incontournable d’une stratégie de gauche en faveur d’une transition sociale et environnementale. La reconversion écologique des industries et les « emplois verts » (électrification des transports collectifs, rénovation des bâtiments, développement des énergies renouvelables, agriculture paysanne), pourraient ainsi susciter un large appui des classes ouvrières, moyennes et populaires, car ce seront elles et non l’État qui bâtiront concrètement les infrastructures du Québec de demain.

Enfin, le concept de révolution verte, éclairé par la perspective du socialisme participatif qui l’articule à la révolution citoyenne, permet de donner une cohérence au projet économique de Québec solidaire en mettant l’accent sur le pouvoir régional et les initiatives locales. Il concrétise ce qu’on doit entendre par « une économie au service du bien commun », en incluant le plan de sortie du pétrole (énergie, transport et climat) dans un plan qui met de l’avant la souveraineté alimentaire, l’occupation dynamique du territoire, le soutien à la relève et l’innovation, le développement régional, les entreprises locales, la démocratie économique, l’autogestion, la décentralisation, la gestion communautaire des ressources naturelles, l’aménagement de milieux de vie sains, le verdissement des villes et la revitalisation des collectivités territoriales.

Tous ces éléments étaient déjà présents dans la plateforme de Québec solidaire, mais ils étaient mis sous l’ombre d’un grand projet de relance économique par l’État, qui prêtait facilement le flanc à l’argument des dépenses publiques astronomiques (28 G$ en 5 ans) et à une critique de son montréalo-centrisme (20G$ pour le transport collectif seulement, dont presque la moitié dans la grande région de Montréal). Cette restructuration est sans doute bénéfique et nécessaire, mais il n’en demeure pas moins qu’elle privilégie la création d’emplois par le haut et non la mise sur pied d’alternatives économiques par la base. C’est pourquoi il est nécessaire de dépasser la perspective d’une social-démocratie verte pilotée par une classe politique éclairée par un écosocialisme participatif ancré dans le développement d’initiatives locales et une démocratisation de l’économie qui renforce le pouvoir citoyen sur l’ensemble du territoire québécois.

Digression sur l’économie sociale et solidaire

Le concept d’économie sociale et solidaire (ESS) sur lequel s’appuie la perspective du socialisme participatif doit être précisé. En effet, cette notion est souvent définie vaguement, à la manière d’autres notions à la mode comme le « développement durable » ou la « transition ». Elle peut renvoyer autant au statut juridique des organisations concernées (associations, coopératives, mutuelles), qu’à un « tiers secteur » qui rassemblerait l’ensemble des activités extérieures à l’économie marchande et publique. Le Chantier d’économie sociale du Québec définit cette notion de la manière suivante : « Pris dans son ensemble, le domaine de l’économie sociale regroupe l’ensemble des activités et organismes, issus de l’entrepreneuriat collectif, qui s’ordonnent autour des principes et règles de fonctionnement suivants :

- l’entreprise de l’économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des profits et viser le rendement financier;
- elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État;  
- elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs;
- elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition de ses surplus et revenus;
- elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et collective. »[12]

Au début des années 2000, l’économie sociale regroupait plus de 7000 entreprises collectives (coopératives et OSBL), 150 000 emplois, 17 G$ en chiffre d’affaires et représentait plus de 8% du PIB. Néanmoins, elle ne semble pas représenter pour l’instant une « alternative » cohérente au système capitaliste, celle-ci cherchant plutôt à gagner une légitimité auprès du secteur public et privé dans une logique de concertation. Par exemple, si le projet de renforcement de l'économie sociale à Montréal est une excellente nouvelle en soi, les motivations sous-jacentes demeurent social-libérales, voire néolibérales : relancer l'économie dans les espaces vacants du marché, augmenter l'attractivité de la ville pour les grandes entreprises, améliorer la compétitivité, etc. Les « innovations sociales » sont ainsi au cœur de luttes idéologiques entre discours cherchant à dépasser ou à consolider le modèle dominant de développement.

Dans un contexte comme le nôtre, l’économie sociale peut rapidement perdre son potentiel émancipateur en s'hybridant à la logique marchande et aux techniques dominantes du management. Les caisses populaires Desjardins représentent un excellent exemple de ce phénomène, les organisations non-capitalistes imitant les entreprises privées qui les entourent par un processus d’« isomorphisme organisationnel ». Comme le dit Jean-Louis Laville : « les coopératives pensaient changer le marché ; c’est le marché qui a changé les coopératives ». Mais ce n’est pas pour autant une fatalité, car il est possible de politiser les acteurs et actrices de l’économie sociale par un projet visant la construction d’une économie postcapitaliste, à la manière du « socialisme associatif » de Pierre Leroux, des républicains de gauche et d’autres socialistes au XIXe siècle.


C’est pourquoi nous limiterons l’usage du terme « économie sociale » à sa définition minimale (en bleu) qui se prête à une récupération par les entreprises capitalistes (en jaune) et utiliserons l’expression « économie solidaire » pour marquer une perspective émancipatrice associée à un projet général de démocratisation de l’économie (en vert). L’ESS ne pourra devenir une alternative qu'à condition d’être décolonisée de l’imaginaire néolibéral (dimension idéologique) et d’un renversement du rapport de force entre le pouvoir économique et politique par le « réencastrement » de l'économie dans la société par des normes collectives et écologiques élaborées démocratiquement (dimension institutionnelle). Cela n'adviendra qu'avec une forte régulation du marché, ainsi que l'abolition de la propriété privée des principaux moyens de production. L'ESS en soi n'est donc pas une alternative, quoiqu'elle représente un élément clé d'une économie postcapitaliste, c'est-à-dire d’une société libérée de la dictature du grand capital et des forces du marché.



[1] Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Verso, London, 2010, p.112
[2] Ibid., p.120-121
[3] Erik Olin Wright, En quête d’une boussole de l’émancipation. Vers une alternative socialiste, Contretemps, 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/en-quête-dune-boussole-émancipation-vers-alternative-socialiste-0
[4] Erik Olin Wright, « Transforming Capitalism through Real Utopias », American Sociological Review, XX(X) 1–25, 2012, p.13-19
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009
[6] Ash Amin, « Beyond associative democracy », New Political Economy, vol.1, no.3, 1996, p.309-333
[7] Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013, p.16
[8] Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer, Henri Rey, Démocratie participative et gestion de proximité, La Découverte, Paris, 2015, p.298-299
[11] Québec solidaire, Pour une économie solidaire, écologique et démocratique, enjeu II,  2011. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme_de_QS-_Pour_une_economie_solidaire_verte_et_democratique.pdf

vendredi 2 mai 2014

Esquisse de la révolution citoyenne : repenser la question nationale par la démocratie radicale


L’égalitarisme démocratique radical

Le renouvellement du modèle québécois issu de la Révolution tranquille suppose un changement de paradigme, non seulement dans notre manière de concevoir la redistribution, la fiscalité et les services publics, mais dans la forme même des institutions politiques. À quoi sert de remplacer le moteur d’une voiture pour la rendre plus « performante » si le conducteur n’a pas l’expérience nécessaire pour l’utiliser adéquatement ? La révolution fiscale appelle donc une révolution citoyenne, c’est-à-dire une « démocratisation de la démocratie » qui replace le pouvoir citoyen, et non l’État, au cœur de la vie politique. La justice sociale présuppose la justice politique, soit la capacité pour chacun et chacune de pouvoir participer de manière significative aux décisions collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu et/ou membre d’une communauté. Mais l’exercice effectif du principe démocratique suppose à son tour un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la réalisation d’une vie épanouie. Une démocratie vivante ne peut fonctionner dans un monde traversé par de profondes inégalités, et une réforme radicale dans la distribution des ressources ne peut advenir sans une participation majeure des gens dans les affaires publiques. Cette double conception de la justice, définissant les contours d’un égalitarisme démocratique radical[1], servira d’idéal normatif pour repenser non seulement la question sociale, mais pour aborder sous un angle nouveau la question nationale.

Digression sur l’idéologie nationaliste

Dans un contexte sociopolitique marqué par la défaite spectaculaire du Parti québécois, il serait superficiel de se contenter d’une analyse des erreurs stratégiques et tactiques de ce parti en espérant un changement au sein de la direction, la réhabilitation de l’idéal de René Lévesque ou une hypothétique convergence des forces souverainistes comme si le projet en lui-même n’était en rien affecté. L’analyse ici proposée met en évidence l’effondrement du bloc historique sur lequel reposait le mouvement souverainiste, ce diagnostic impliquant le fait que le PQ était bel et bien un parti générationnel, et que le point 1 de son programme (réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement) a définitivement du plomb dans l’aile. Cela signifie-t-il que l’indépendance représente un idéal révolu, « un projet d’un autre siècle » comme l’affirme de manière triomphante Philippe Couillard ?

En fait, c’est davantage l’idéologie nationaliste qui doit être remise en question, soit l’idée d’une grande coalition pour un pays sans contenu, l’indétermination du projet étant nécessaire pour éviter les divisions dans la population. Cette conception implique la mise entre parenthèses des questions sociales, économiques, écologiques et démocratiques pour mieux souder la communauté nationale, repoussant ainsi la forme du pays aux calendes grecques de l’après-référendum. Ce mythe fondateur du mouvement souverainiste est mort aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire. Celui-ci promettait un référendum portant sur la souveraineté de l’État québécois, donnant ainsi un chèque en blanc aux politiciens pour qu’ils négocient un repartage des pouvoirs entre Québec et Ottawa. Un pays, pour quoi faire ? On regardera après, contentez-vous pour l’instant de voter Oui au référendum…

Cette « réforme par le haut » ne fait plus sens aujourd’hui, car le peuple se méfie toujours plus d’une classe politique professionnalisée, conservatrice et trop souvent corrompue. Pourquoi transférer des compétences de l’État fédéral au Québec, si c’est pour confier à une élite nationale des ressources qu’elle gaspillera ou utilisera à son avantage comme à tous les paliers de gouvernement ? La crise du projet souverainiste ne peut être séparée d’une crise plus profonde de la démocratie représentative, la montée du cynisme et l’impuissance collective résultant de la confiscation du pouvoir populaire. La méfiance envers l’État et les doutes concernant les contours de l’identité nationale se font toujours plus sentir, alors que la souveraineté revendique justement la création d’un nouvel État-nation. À l’heure de la mondialisation néolibérale, la perte de légitimité des institutions et la montée des particularismes, comment élaborer une volonté collective, un ensemble de forces sociales agissant ensemble dans un projet de libération nationale ?

Tout d’abord, il faut éviter le double piège du « patriotisme technocratique » et de « l’identité culturelle ». Ces deux pôles du projet souverainiste consistent d’une part à vanter les mérites d’un pouvoir accru sur les lois, impôts et traités qui pourraient être gérés par l’Assemblée nationale ; d’autre part, il s’agit de préserver une culture commune menacée par la situation minoritaire des québécois dans le contexte canadien. La conquête administrative et la langue, voilà les deux motifs constitutifs de l’élite nationaliste qui avaient un sens précis dans le contexte de la Révolution tranquille.

Or, la situation historique a complètement changé depuis trente ans, l’autonomie politique du Québec et la défense de la langue française ayant fait des gains majeurs grâce aux importantes luttes et réformes des années 1960 et 1970. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la situation est réglée et que les combats menés n’ont plus leur pertinence aujourd’hui, mais ce ne sont plus des objets de mobilisation suffisamment puissants, des chevaux de bataille susceptibles d’animer la lutte pour l’indépendance nationale au XXIe siècle. Tout comme l’idéal socialiste qui s’est effondré avec le mur de Berlin, le projet souverainiste a frappé un mur en 1995 et son principal véhicule politique est maintenant en panne, faute d’un renouvellement capable d’adapter la question nationale dans un contexte social profondément différent.

La signification mystérieuse du printemps québécois

Le sens d’une renaissance du projet d’indépendance se trouve paradoxalement au sein d’un mouvement qui a évité de poser ce problème directement. La grève étudiante de 2012 et son débordement sur des couches plus larges de la population provoqua une crise sociale sans précédent qui prit le nom de « printemps québécois ». Ce moment d’effervescence collective, marqué par l’absence flagrante de la question nationale, laissa le mouvement souverainiste relativement pantois. Comment se fait-il qu’un mouvement qui remettait en question le fonctionnement général de la société et souhaitait tout changer omit-il de poser la question incontournable du statut politique du Québec ?

Ce mystère suscita diverses réponses, parfois triviales, d’autres fois trompeuses. Par exemple, il est facile de montrer que la raison initiale du mouvement, qui visait à bloquer la hausse des frais de scolarité et même à revendiquer la gratuité scolaire, s’adressait d’abord au gouvernement du Québec et non à l’État fédéral. Il mettait de l’avant la question sociale avec une polarisation gauche/droite qui remettait en arrière-plan le débat entre souverainistes et fédéralistes. Le fait que ces deux questions soient séparées explique donc le fait que la justice sociale et la lutte contre le néolibéralisme furent au cœur de la mobilisation, et non l’indépendance du Québec.

Or, cette explication est insatisfaisante parce qu’elle néglige le fait que le mouvement visait à protéger les acquis du modèle québécois et que plusieurs fleurdelysés, souvent ornés de carrés rouges, flottaient dans les rues aux côtés de slogans anticapitalistes et de drapeaux noirs. L’absence notable de drapeaux canadiens témoigne que l’imaginaire collectif et l’univers symbolique ne mobilisaient pas l’identité canadienne, mais la redéfinition générationnelle de la société québécoise et sa projection dans l’avenir. Le printemps québécois avait les airs d’une résurgence de quelque chose d’enfoui, comme une rivière qui sort de son lit pour raviver l’utopie révolutionnaire qui l’avait jadis habité, poursuivant le processus d’émancipation des générations qui l’ont précédées.

La critique conservatrice de ce mouvement insista évidemment sur le manque de mémoire d’une nouvelle génération cosmopolite déliée de tout ancrage culturel, branchée sur Internet et méfiante de toute identité qui définirait un « nous » susceptible d’articuler l’héritage d’une tradition et un projet de pays. Le « progressisme » de la grève étudiante représenterait alors un obstacle inévitable à la question nationale, celle-ci devant être reposée sur le socle ferme de la culture, d’une définition transcendante (par le haut) des valeurs québécoises. Le ressac conservateur provoqué par le tonnerre du printemps québécois symbolise évidemment ce repli identitaire, exprimant le refoulement de la question sociale qui tentait de redéfinir l’idée de la nation québécoise par le bas. Colmater la brèche pour que rien ne change, pour préserver une identité menacée par le vent du changement, voilà la réponse nationaliste à la métamorphose culturelle exprimée pendant cet épisode de bouleversement. « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »[2]

Herméneutique d’un manifeste

Où peut-on trouver le sens du nouveau monde qui hésite à apparaître ? Une piste de recherche se trouve dans le texte qui annonce la naissance d’un nouveau bloc historique : Nous sommes avenir. Une tentative fugace de redéfinition des valeurs communes se trouve cristallisée dans le manifeste de la CLASSE, qui était à la tête d’un mouvement de libération populaire qui commençait à prendre conscience de lui-même. Comment déchiffrer un tel message afin d’éclairer l’amorce d’une révolution qui n’a pas encore eu le temps de porter ses fruits ? L’herméneutique, d’abord définie comme la science de la critique et de l’interprétation des textes et des symboles bibliques, peut être élargie à l’étude des textes littéraires, philosophiques, juridiques et historiques. Elle permet l’interprétation des signes en tant qu’éléments symboliques d’une culture qui cherche à se comprendre elle-même par un processus de va-et-vient entre le passé et le présent. Et si le sens de la révolution citoyenne à venir ne résidait pas dans la rupture d’un passé proche, qui gonfle le présent d’une promesse d’émancipation ? En d’autres termes, comment renouveler le projet d’indépendance par l’esprit d’un mouvement qui souhaitait à la fois préserver l’héritage d’une Révolution passée et changer la société ?

Le principe fondateur du manifeste est celui d’une démocratie réelle et agissante. « Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe sollicitée à chaque instant. C’est celle d’un Nous qui s’exprime dans les assemblées : à l’école, au travail et dans les quartiers. Notre vision, c’est celle d’une prise en charge permanente de la politique par la population, à la base, comme premier lieu de la légitimité politique. C’est une possibilité pour ceux et celles que l’on n’entend jamais de prendre la parole. Une occasion pour les femmes de parler à titre d’égales, de soulever des enjeux qui, trop souvent, sont négligés ou simplement oubliés. Notre démocratie ne fait pas de promesses: elle agit. Notre démocratie ne nourrit pas le cynisme, elle le détruit. Notre démocratie rassemble, et nous l’avons démontré à maintes reprises. Lorsque nous prenons la rue et érigeons des piquets de grève, c’est cette démocratie qui respire. C’est une démocratie d’ensemble. »[3]

Cette démocratie radicale s’oppose au gouvernement représentatif qui limite la participation aux seules urnes, en défendant systématiquement les intérêts d’une élite politique et économique qui n’hésite pas à employer « les bâtons, le poivre et les gaz lacrymogènes » lorsque son autorité est contestée dans la rue. L’hégémonie de la classe dominante repose sur le « principe soit-disant consensuel d’utilisateur-payeur », qui mène à la tarification et la privatisation des services publics. À cette logique qui impose une discrimination aux plus défavorisé-e-s en accélérant le démantèlement du bien commun, s’oppose l’idée d’un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la réalisation d’une vie épanouie : la gratuité. « La gratuité n’est pas seulement une absence de prix, c’est l’abolition des barrières économiques pour l’accès à ce qui nous est le plus précieux collectivement. C’est l’abolition des entraves à la pleine réalisation de notre humanité. La gratuité, c’est payer ensemble ce que l’on possède ensemble. »

L’intrication de la justice sociale et de la justice politique représente le fondement d’un égalitarisme démocratique radical qui rejette toute forme de domination basée sur la race, le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, etc. Cette prise en compte de l’intersectionnalité des types d’oppression ne mène pas à une fragmentation des luttes, mais à la formation d’un nouveau corps, d’une majorité sociale qui dépasse la somme des minorités culturelles et des exclu-e-s. Elle définit une plèbe qui prétend représenter la totalité de la communauté, comme le prolétariat jadis qui ce concevait comme étant la classe universelle. « Nous sommes gays, straight, bisexuelles, et nous le revendiquons. Nous n’avons jamais été une couche séparée de la société. Notre grève n’est pas contre le peuple. Nous sommes le peuple. »

Ce « peuple émergent » dépasse donc les intérêts strictement étudiants par un mouvement de réappropriation du commun qui est menacé par la marchandisation et la prédation des élites économiques. « Si on nous dépossède des droits les plus fondamentaux en mettant nos institutions scolaires sur le marché, il en va aussi des hôpitaux, d’Hydro-Québec, de nos forêts, de notre sous-sol. Plus encore que les services publics, nous partageons des espaces de vie. Ils étaient là avant nous, et nous voulons qu’ils nous survivent. » Un sens profond de la continuité historique et de l’appartenance au territoire caractérise cette identité collective, qui oppose le  « monde habité » des petits à la domination des grands qui cherchent à se l’accaparer pour leur profit. En termes harbermassiens, il s’agit de résister à la « colonisation du monde vécu » par la rationalité économique et administrative qui dépossède les individus et les communautés du pouvoir sur leur milieu de vie.

Or, en quoi cette identité est-elle « québécoise », alors que la figure de la résistance semble être celle de la femme autochtone, et le peuple celui des Premières nations ? « Loin des caméras, pauvres et donc facilement oubliées, les femmes autochtones sont les premières victimes de cette vente à rabais. Heureusement, les peuples autochtones, déportés par chaque nouvelle prospection, résistent à ce vol continuel. Si certains projets d’exploitation sauvage ont pu être mis sur pause, c’est parce que des femmes et des hommes ont osé les défier. Ils et elles ont su résister à ce pillage des ressources, malgré les discours catastrophistes affirmant que notre survie économique dépend de l’exploitation rapide, à tout prix, de notre sous-sol. »

En fait, il s’agit de définir le peuple québécois à partir de l’autochtonie et des « sans-part », c’est-à-dire les individus et les communautés dépossédés de leur passé, leur terre et leur avenir. « Ensemble, nous serons toutes et tous affecté-e-s par le gaspillage des ressources parce que nous nous soucions des peuples avec qui nous partageons tous ces espaces et de celles et ceux qui viendront après nous. Nous voulons penser mieux, nous voulons penser plus loin. » Le principe des intérêts affectés, la démocratie, amène ainsi un destin commun et une solidarité populaire, l’oppression du peuple québécois ne pouvant être séparée des autres formes de domination. Loin de s’opposer, la question sociale et la question nationale sont donc intimement liées.

Repenser la souveraineté populaire

Quelle leçon peut-on tirer du manifeste de la CLASSE pour repenser le projet d’indépendance, alors qu’il ne mentionne aucunement la question du statut politique du Québec ? Tout d’abord, il ne faut pas concevoir le peuple à partir d’une identité nationale virtuelle, mais la nation à partir d’une solidarité populaire en acte. Ce renversement conceptuel consiste à repenser la souveraineté nationale en fonction du principe de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le pouvoir du peuple sur lui-même et ses institutions. Le peuple doit non seulement s’émanciper des institutions et des puissances étrangères, comme l’État canadien, la pétro-industrie, les agences de notation, les firmes multinationales et les compagnies minières, mais remettre en question ses propres institutions qui lui sont devenues étrangères.

Cela implique certes que la redéfinition du statut politique du Québec doive reposer sur un processus constituant démocratique, mais ce même processus n’a de sens qu’en vertu d’une transformation radicale des institutions politiques dans le but de redonner le pouvoir aux citoyens et citoyennes sur leur milieu. Autrement dit, l’indépendance appelle la décentralisation et la démocratisation de l’État, afin de redonner à la souveraineté populaire sa pleine signification. La question nationale doit être comprise comme l’application, à l’échelle de la communauté politique, de l’idéal démocratique, le principe d’auto-détermination des peuples n’étant qu’une manifestation particulière du principe plus fondamental d’auto-gouvernement populaire. C’est ce qu’on appelle « l’indépendance par le bas ». Au fond, le texte de la CLASSE Nous sommes avenir représente un manifeste profondément souverainiste qui, feignant d’ignorer la question nationale, a mis en lumière la souveraineté du peuple et le principe oublié de tout mouvement d’émancipation populaire : la démocratie réelle, en acte.

Cette nouvelle interprétation de la question nationale permet d’amener une lecture insoupçonnée du programme politique du principal parti de gauche indépendantiste, Québec solidaire. Au lieu de considérer les sections « Pour un Québec indépendant » et « Élargir l’exercice de la démocratie » comme deux questions séparées, il s’agit d’interpréter la première partie à la lumière de la seconde. Le principe constitutif qui donne sens à la souveraineté populaire est formulé de la manière suivante : « Québec solidaire se réclame de la démocratie participative et citoyenne. Un gouvernement de Québec solidaire mettra en place les conditions et les moyens permettant d’élargir le pouvoir des citoyennes et des citoyens. La population sera appelée en permanence à débattre et à décider des enjeux qui la concernent et ce, à tous les niveaux : de l’entreprise à l’État, du quartier à la région. »[4]

La décentralisation démocratique

Cette démocratie radicale, même si elle inclut une amélioration de la démocratie représentative par la réforme du mode de scrutin, la parité hommes/femmes et le droit de vote aux immigrant-e-s, repose avant tout sur le pouvoir citoyen. Cela implique non seulement de profondes réformes à l’échelle nationale, mais une importante décentralisation, la « démocratisation des instances municipales et régionales et la prise en charge par les citoyen-ne-s de ce développement. […] Tout en respectant les principes voulant que l’État québécois agisse comme leader, rassembleur, gardien des valeurs communes, de l’équité et de la solidarité sociale et la protection de l'environnement, […] Québec solidaire procèdera à une dévolution de pouvoirs, de responsabilités et de ressources aux régions afin qu’elles assurent de façon démocratique leur développement, garantissent les services publics à la population et assument l’ensemble de leurs responsabilités. Le partage de ces pouvoirs et de ces responsabilités, ainsi que le type d’instances régionales, leurs sources de financement, tout comme, les liens qui les unissent à l’État québécois devront faire l’objet d’un large consensus social et viser à redonner le pouvoir aux citoyens et aux citoyennes. »

Ce projet de décentralisation et de démocratisation intégrale de l’État permet de dessiner le visage d’un Québec indépendant, non en partant d'une totalité homogène mais d'un assemblage de morceaux en voie de réunification. La souveraineté ne vise pas d’abord à donner tous les pouvoirs à un gouvernement centralisé, mais à assurer la pleine expression des particularités des communautés de base et des multiples lieux qui le constituent. « Le Québec est composé de régions uniques. Ces régions sont généralement définies par des territoires spécifiques et habitées par des populations qui partagent une histoire commune qui en font des communautés vivantes. Ces communautés devraient participer au développement de l’ensemble du Québec et en ont la capacité. Ces régions sont d’ailleurs un peu comme des parties, dont le tout est plus grand que la somme.»

Le projet de pays s’enracine ainsi sur l’idéal démocratique et la pluralité culturelle qui définit le peuple québécois, en favorisant le sentiment d’appartenance par un ancrage territorial et régional (l’indépendance, c’est la dévolution, le pouvoir aux régions). Cela permet de dépasser l’opposition abstraite en le nationalisme identitaire et le nationalisme civique par une perspective géo-nationaliste, qui considère le milieu comme le principal vecteur de l’identité collective. Le milieu signifie à la fois le territoire et le lieu des activités, par opposition à l’espace abstrait ; c’est le monde tel qu’il est habité[5]. La révolution citoyenne va de pair avec une attention particulière aux espaces concrets de participation, le milieu communautaire et associatif, les espaces publics de proximité, bref tout ce qui permet de renforcer la société civile afin qu’elle devienne un contre-pouvoir efficace contre la domination de l’État et du capitalisme.

Par ailleurs, le fait d’insister d’abord sur la décentralisation et la démocratisation de l’État québécois permet d’amener des changements importants et concrets dans la vie des gens sans devoir attendre l’éventuel résultat d’un référendum. Cette stratégie amorce une révolution citoyenne qui définit un nouveau partage du pouvoir entre le gouvernement et les communautés de base, en redonnant confiance aux individus et aux groupes en leurs propres capacités d’action. Cette logique de « proximité » et d’empowerment permet de contrebalancer la perspective jacobine et centralisatrice du mouvement de la Révolution tranquille, qui visait à construire l’État-providence québécois par quelques élites politiques et hauts fonctionnaires pour ensuite l’administrer tranquillement. La révolution citoyenne consiste à remettre les individus et les communautés locales au cœur du processus décisionnel, en donnant le pouvoir aux régions, aux villes et villages sur l’ensemble du territoire québécois, par la mise en place de budgets participatifs, la planification démocratique, les conseils de quartier, etc. « L’indépendance par le bas » doit ainsi être comprise au double sens d’un renforcement des instances locales et d’une souveraineté populaire comprise comme la capacité du peuple de décider par lui-même.

L’indépendance, entre État unitaire et République décentralisée

La souveraineté populaire, néanmoins, ne saurait être complète sans l’élargissement de ce processus à un niveau plus fondamental, soit « le pouvoir du peuple de décider en toute démocratie de son avenir et des règles qui régissent sa propre vie, incluant les règles fondamentales, comme l’appartenance ou non à un pays, ou la rédaction d’une constitution. » La critique de l’État par la droite néolibérale et conservatrice peut être renversée comme suit : la question n’est pas d’avoir plus ou moins d’État, mais de changer l’État. L’assemblée constituante vise non seulement à définir démocratiquement les valeurs et les principes qui doivent régir la vie collective, mais les institutions, la répartition des pouvoirs et le statut politique du Québec. C’est les citoyen-ne-s rassemblés qui peuvent alors transformer l’État à leur image. L’indépendance devient alors ni un moyen d’accroître la domination de la classe politique sur nos vies, ni de défendre l’identité nationale contre le multiculturalisme, mais de construire le pouvoir citoyen par le biais d’une République décentralisée basée sur la démocratie participative.

Ainsi, la justification du projet indépendantiste ne repose pas d’abord sur des arguments économiques, administratifs, culturels ou linguistiques, mais sur l’idéal d’une démocratie radicale. « Accéder à l’indépendance, c’est d’abord remettre aux citoyennes et citoyens du Québec les pleins pouvoirs de manière à ce que puissent être mises en place des institutions politiques favorisant l’expression de leur propre pouvoir, c’est-à-dire la démocratie la plus inclusive et la plus participative. » Cette conception inspirée de l’égalitarisme démocratique radical permet notamment d’éviter les accents centralisateurs et jacobins du discours républicain classique, tel que défendu par plusieurs intellectuels qui essaient actuellement de renouveler l’idéologie souverainiste par l’Idée de République. Par exemple, le « Précis républicain à l’usage des québécois » de Danic Parenteau cherche à déterrer une mentalité républicaine enracinée dans l’imaginaire collectif qui pourrait éclairer les débats concernant la laïcité, les accommodements raisonnables, la citoyenneté et l’identité québécoise[6].


Bien que le discours républicain soit en vogue à l’heure actuelle, celui-ci peut être de gauche comme de droite : libéral, conservateur, démocrate ou socialiste. Dans sa version centriste que l’on retrouve de manière prédominante au sein du mouvement souverainiste pour contrebalancer les excès du nationalisme conservateur, on défend généralement une assemblée constituante qui accoucherait d’une constitution brève et minimale, car celle-ci devrait faire consensus. Elle doit alors éviter à tout prix les débats sur le projet de société pour mieux se concentrer sur la fondation de l’État national. Ce type de républicanisme reproduit le schème idéologique du nationalisme classique, qui limite la souveraineté populaire au processus constituant servant à atteindre l’indépendance, laissant ainsi de côté la souveraineté du peuple après le référendum.

Or, la révolution citoyenne repose sur un républicanisme de gauche qui vise l’élaboration d’une constitution permettant de donner le plein pouvoir au peuple québécois, et non seulement à ceux et celles qui dirigent son État. Cela exige d’encastrer le projet de société dans le projet de constitution (à la manière de l'assemblée constituante équatorienne de 2007), que ce soit pas le biais de droits socioéconomiques, la propriété commune des ressources naturelles, les droits de la nature, la souveraineté alimentaire, la décentralisation, etc. « Québec solidaire défend un ensemble de grands principes républicains permettant l'expression de la souveraineté populaire. Il les mettra de l'avant lors de la rédaction de la constitution du Québec. Ces principes constitutionnels aborderont tant les chartes des droits sociaux et individuels que les modalités d'organisation des institutions politiques, le type de laïcité que nous voulons, la démocratie citoyenne et participative, le modèle d'intégration privilégié, l'importance des biens publics et la décentralisation des pouvoirs. La république que nous défendons sera le dépositaire de l'intérêt général et reposera sur une démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa substance la souveraineté populaire. »

L’indépendantisme stratégique aux accents libertaires

Cette perspective anti-étatiste, en diapason avec l’élan révolutionnaire du printemps québécois, permet de repenser l’indépendance contre le nationalisme conservateur et le républicanisme étatiste ; à quoi bon se donner un pays s’il doit être dirigé par un gouvernement comme les autres, à l’image de l’État unitaire français qui empêche son peuple d’exercer le pouvoir dans sa demeure ? Pourquoi se sortir du carcan fédéraliste canadien pour se créer une nouvelle prison qui vide la souveraineté populaire de sa substance après le référendum ? La révolution citoyenne permet de dépasser l’étatisme du mouvement souverainiste en hybridant le projet de société de la Révolution tranquille avec les accents libertaires du mouvement étudiant, formant ainsi une sorte de « social-démocratie libertaire » pavant la voie d’une République décentralisée, socialiste et démocratique.

Évidemment, les libertaires rechigneront devant ce syncrétisme « anarcho-indépendantiste » en montrant que l’État-nation reste un appareil répressif et centralisé incompatible avec la forme d’une société réellement démocratique et autogérée. Néanmoins, il faut considérer l’hypothèse d’un « indépendantisme stratégique » pour les adeptes de la démocratie directe, en considérant que le peuple québécois est actuellement dominé non pas par un, mais par deux États, le gouvernement canadien étant particulièrement centralisé, militariste et même impérialiste[7]. Pourquoi ne pas se débarrasser d’un État pour ensuite forger un pays sans armée[8], avec des institutions susceptibles d’assurer la démocratie à tous les niveaux, l’autogestion, etc. ? Une société sans classes et sans hiérarchies peut-elle réellement naître dans le cadre fédéral canadien, et une lutte de libération nationale menée par le bas ne serait-elle pas un tremplin pour une transformation sociale qui profiterait du momentum révolutionnaire pour déployer de nouvelles pratiques démocratiques à l’image du printemps québécois ?

Au-delà de ce débat apparemment futile entre socialistes et anarchistes concernant l’importance de la question nationale pour la construction d’une société postcapitaliste en sol québécois (indépendantisme stratégique), celui-ci permet de montrer la pertinence d’un « anti-étatisme stratégique » pour repenser le nationalisme. Ces deux moments participent d’un même processus d’hybridation de la question sociale et nationale à l’aune de la démocratie radicale et du pouvoir citoyen, en montrant qu’une institution garante du bien commun n’est pas incompatible avec une souveraineté populaire effective. La stratégie visant à transformer notre État dans une perspective d’émancipation du peuple québécois et des autres peuples qui partagent ce territoire se nomme révolution citoyenne, et elle nécessite l’indépendance du Québec par un processus constituant composé de centaines d'assemblées citoyennes pour amorcer cette rupture démocratique.

Enfin, même si l’indépendance est absolument nécessaire à la lutte de libération nationale, l’identité plurielle du peuple québécois ne pourra s’épanouir sans une décentralisation importante, que ce soit par le renforcement des régions ou par la démocratie municipale. Sur le plan politique, la révolution citoyenne permet de remplacer le nationalisme centralisateur, qui privilégie systématiquement la métropole économique et la capitale administrative, par le régionalisme solidaire. Même si nous pouvons demander un statut spécial pour Montréal et Québec, il ne s’agit pas d’un traitement de faveur mais d’un élément dans un large processus visant à redonner le pouvoir à l’ensemble des villes du territoire québécois, afin de remettre le pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes pour qu’ils puissent modeler leur monde à leur image ; l’État est seulement l’outil de la révolution par le bas.




[1] Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Verso, 2010, London, p.12
[2] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, §34, Gallimard, Paris, p.283
[4] Québec solidaire, Un pays démocratique et pluriel, 5e congrès de Québec solidaire, novembre 2009. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme-ENJEU_1-Democratie.pdf
[5] Pour une étude plus détaillée du géo-nationalisme, voir Ekopolitica, Qu’est-ce que le géo-nationalisme ?, mai 2013
[6] Louis Cornellier, Et si nous étions républicains ?, Le Devoir, 29 mars 2014
[7] Voir à ce titre les analyses d’Alain Denault sur l’articulation entre la question minière et les paradis fiscaux qui font du Canada un havre pour les entreprises multinationales qui exploitent les pays du SudAlain Deneault, Paradis sous terre - Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l'industrie minière mondiale, Écosociété, Montréal, 2012
[8] En 2010, ving-huit pays indépendants ne possédaient pas d’armée. http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_qui_ne_possèdent_pas_d'armée

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