Esquisse de la révolution citoyenne : repenser la question nationale par la démocratie radicale


L’égalitarisme démocratique radical

Le renouvellement du modèle québécois issu de la Révolution tranquille suppose un changement de paradigme, non seulement dans notre manière de concevoir la redistribution, la fiscalité et les services publics, mais dans la forme même des institutions politiques. À quoi sert de remplacer le moteur d’une voiture pour la rendre plus « performante » si le conducteur n’a pas l’expérience nécessaire pour l’utiliser adéquatement ? La révolution fiscale appelle donc une révolution citoyenne, c’est-à-dire une « démocratisation de la démocratie » qui replace le pouvoir citoyen, et non l’État, au cœur de la vie politique. La justice sociale présuppose la justice politique, soit la capacité pour chacun et chacune de pouvoir participer de manière significative aux décisions collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu et/ou membre d’une communauté. Mais l’exercice effectif du principe démocratique suppose à son tour un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la réalisation d’une vie épanouie. Une démocratie vivante ne peut fonctionner dans un monde traversé par de profondes inégalités, et une réforme radicale dans la distribution des ressources ne peut advenir sans une participation majeure des gens dans les affaires publiques. Cette double conception de la justice, définissant les contours d’un égalitarisme démocratique radical[1], servira d’idéal normatif pour repenser non seulement la question sociale, mais pour aborder sous un angle nouveau la question nationale.

Digression sur l’idéologie nationaliste

Dans un contexte sociopolitique marqué par la défaite spectaculaire du Parti québécois, il serait superficiel de se contenter d’une analyse des erreurs stratégiques et tactiques de ce parti en espérant un changement au sein de la direction, la réhabilitation de l’idéal de René Lévesque ou une hypothétique convergence des forces souverainistes comme si le projet en lui-même n’était en rien affecté. L’analyse ici proposée met en évidence l’effondrement du bloc historique sur lequel reposait le mouvement souverainiste, ce diagnostic impliquant le fait que le PQ était bel et bien un parti générationnel, et que le point 1 de son programme (réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement) a définitivement du plomb dans l’aile. Cela signifie-t-il que l’indépendance représente un idéal révolu, « un projet d’un autre siècle » comme l’affirme de manière triomphante Philippe Couillard ?

En fait, c’est davantage l’idéologie nationaliste qui doit être remise en question, soit l’idée d’une grande coalition pour un pays sans contenu, l’indétermination du projet étant nécessaire pour éviter les divisions dans la population. Cette conception implique la mise entre parenthèses des questions sociales, économiques, écologiques et démocratiques pour mieux souder la communauté nationale, repoussant ainsi la forme du pays aux calendes grecques de l’après-référendum. Ce mythe fondateur du mouvement souverainiste est mort aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire. Celui-ci promettait un référendum portant sur la souveraineté de l’État québécois, donnant ainsi un chèque en blanc aux politiciens pour qu’ils négocient un repartage des pouvoirs entre Québec et Ottawa. Un pays, pour quoi faire ? On regardera après, contentez-vous pour l’instant de voter Oui au référendum…

Cette « réforme par le haut » ne fait plus sens aujourd’hui, car le peuple se méfie toujours plus d’une classe politique professionnalisée, conservatrice et trop souvent corrompue. Pourquoi transférer des compétences de l’État fédéral au Québec, si c’est pour confier à une élite nationale des ressources qu’elle gaspillera ou utilisera à son avantage comme à tous les paliers de gouvernement ? La crise du projet souverainiste ne peut être séparée d’une crise plus profonde de la démocratie représentative, la montée du cynisme et l’impuissance collective résultant de la confiscation du pouvoir populaire. La méfiance envers l’État et les doutes concernant les contours de l’identité nationale se font toujours plus sentir, alors que la souveraineté revendique justement la création d’un nouvel État-nation. À l’heure de la mondialisation néolibérale, la perte de légitimité des institutions et la montée des particularismes, comment élaborer une volonté collective, un ensemble de forces sociales agissant ensemble dans un projet de libération nationale ?

Tout d’abord, il faut éviter le double piège du « patriotisme technocratique » et de « l’identité culturelle ». Ces deux pôles du projet souverainiste consistent d’une part à vanter les mérites d’un pouvoir accru sur les lois, impôts et traités qui pourraient être gérés par l’Assemblée nationale ; d’autre part, il s’agit de préserver une culture commune menacée par la situation minoritaire des québécois dans le contexte canadien. La conquête administrative et la langue, voilà les deux motifs constitutifs de l’élite nationaliste qui avaient un sens précis dans le contexte de la Révolution tranquille.

Or, la situation historique a complètement changé depuis trente ans, l’autonomie politique du Québec et la défense de la langue française ayant fait des gains majeurs grâce aux importantes luttes et réformes des années 1960 et 1970. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la situation est réglée et que les combats menés n’ont plus leur pertinence aujourd’hui, mais ce ne sont plus des objets de mobilisation suffisamment puissants, des chevaux de bataille susceptibles d’animer la lutte pour l’indépendance nationale au XXIe siècle. Tout comme l’idéal socialiste qui s’est effondré avec le mur de Berlin, le projet souverainiste a frappé un mur en 1995 et son principal véhicule politique est maintenant en panne, faute d’un renouvellement capable d’adapter la question nationale dans un contexte social profondément différent.

La signification mystérieuse du printemps québécois

Le sens d’une renaissance du projet d’indépendance se trouve paradoxalement au sein d’un mouvement qui a évité de poser ce problème directement. La grève étudiante de 2012 et son débordement sur des couches plus larges de la population provoqua une crise sociale sans précédent qui prit le nom de « printemps québécois ». Ce moment d’effervescence collective, marqué par l’absence flagrante de la question nationale, laissa le mouvement souverainiste relativement pantois. Comment se fait-il qu’un mouvement qui remettait en question le fonctionnement général de la société et souhaitait tout changer omit-il de poser la question incontournable du statut politique du Québec ?

Ce mystère suscita diverses réponses, parfois triviales, d’autres fois trompeuses. Par exemple, il est facile de montrer que la raison initiale du mouvement, qui visait à bloquer la hausse des frais de scolarité et même à revendiquer la gratuité scolaire, s’adressait d’abord au gouvernement du Québec et non à l’État fédéral. Il mettait de l’avant la question sociale avec une polarisation gauche/droite qui remettait en arrière-plan le débat entre souverainistes et fédéralistes. Le fait que ces deux questions soient séparées explique donc le fait que la justice sociale et la lutte contre le néolibéralisme furent au cœur de la mobilisation, et non l’indépendance du Québec.

Or, cette explication est insatisfaisante parce qu’elle néglige le fait que le mouvement visait à protéger les acquis du modèle québécois et que plusieurs fleurdelysés, souvent ornés de carrés rouges, flottaient dans les rues aux côtés de slogans anticapitalistes et de drapeaux noirs. L’absence notable de drapeaux canadiens témoigne que l’imaginaire collectif et l’univers symbolique ne mobilisaient pas l’identité canadienne, mais la redéfinition générationnelle de la société québécoise et sa projection dans l’avenir. Le printemps québécois avait les airs d’une résurgence de quelque chose d’enfoui, comme une rivière qui sort de son lit pour raviver l’utopie révolutionnaire qui l’avait jadis habité, poursuivant le processus d’émancipation des générations qui l’ont précédées.

La critique conservatrice de ce mouvement insista évidemment sur le manque de mémoire d’une nouvelle génération cosmopolite déliée de tout ancrage culturel, branchée sur Internet et méfiante de toute identité qui définirait un « nous » susceptible d’articuler l’héritage d’une tradition et un projet de pays. Le « progressisme » de la grève étudiante représenterait alors un obstacle inévitable à la question nationale, celle-ci devant être reposée sur le socle ferme de la culture, d’une définition transcendante (par le haut) des valeurs québécoises. Le ressac conservateur provoqué par le tonnerre du printemps québécois symbolise évidemment ce repli identitaire, exprimant le refoulement de la question sociale qui tentait de redéfinir l’idée de la nation québécoise par le bas. Colmater la brèche pour que rien ne change, pour préserver une identité menacée par le vent du changement, voilà la réponse nationaliste à la métamorphose culturelle exprimée pendant cet épisode de bouleversement. « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »[2]

Herméneutique d’un manifeste

Où peut-on trouver le sens du nouveau monde qui hésite à apparaître ? Une piste de recherche se trouve dans le texte qui annonce la naissance d’un nouveau bloc historique : Nous sommes avenir. Une tentative fugace de redéfinition des valeurs communes se trouve cristallisée dans le manifeste de la CLASSE, qui était à la tête d’un mouvement de libération populaire qui commençait à prendre conscience de lui-même. Comment déchiffrer un tel message afin d’éclairer l’amorce d’une révolution qui n’a pas encore eu le temps de porter ses fruits ? L’herméneutique, d’abord définie comme la science de la critique et de l’interprétation des textes et des symboles bibliques, peut être élargie à l’étude des textes littéraires, philosophiques, juridiques et historiques. Elle permet l’interprétation des signes en tant qu’éléments symboliques d’une culture qui cherche à se comprendre elle-même par un processus de va-et-vient entre le passé et le présent. Et si le sens de la révolution citoyenne à venir ne résidait pas dans la rupture d’un passé proche, qui gonfle le présent d’une promesse d’émancipation ? En d’autres termes, comment renouveler le projet d’indépendance par l’esprit d’un mouvement qui souhaitait à la fois préserver l’héritage d’une Révolution passée et changer la société ?

Le principe fondateur du manifeste est celui d’une démocratie réelle et agissante. « Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe sollicitée à chaque instant. C’est celle d’un Nous qui s’exprime dans les assemblées : à l’école, au travail et dans les quartiers. Notre vision, c’est celle d’une prise en charge permanente de la politique par la population, à la base, comme premier lieu de la légitimité politique. C’est une possibilité pour ceux et celles que l’on n’entend jamais de prendre la parole. Une occasion pour les femmes de parler à titre d’égales, de soulever des enjeux qui, trop souvent, sont négligés ou simplement oubliés. Notre démocratie ne fait pas de promesses: elle agit. Notre démocratie ne nourrit pas le cynisme, elle le détruit. Notre démocratie rassemble, et nous l’avons démontré à maintes reprises. Lorsque nous prenons la rue et érigeons des piquets de grève, c’est cette démocratie qui respire. C’est une démocratie d’ensemble. »[3]

Cette démocratie radicale s’oppose au gouvernement représentatif qui limite la participation aux seules urnes, en défendant systématiquement les intérêts d’une élite politique et économique qui n’hésite pas à employer « les bâtons, le poivre et les gaz lacrymogènes » lorsque son autorité est contestée dans la rue. L’hégémonie de la classe dominante repose sur le « principe soit-disant consensuel d’utilisateur-payeur », qui mène à la tarification et la privatisation des services publics. À cette logique qui impose une discrimination aux plus défavorisé-e-s en accélérant le démantèlement du bien commun, s’oppose l’idée d’un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la réalisation d’une vie épanouie : la gratuité. « La gratuité n’est pas seulement une absence de prix, c’est l’abolition des barrières économiques pour l’accès à ce qui nous est le plus précieux collectivement. C’est l’abolition des entraves à la pleine réalisation de notre humanité. La gratuité, c’est payer ensemble ce que l’on possède ensemble. »

L’intrication de la justice sociale et de la justice politique représente le fondement d’un égalitarisme démocratique radical qui rejette toute forme de domination basée sur la race, le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, etc. Cette prise en compte de l’intersectionnalité des types d’oppression ne mène pas à une fragmentation des luttes, mais à la formation d’un nouveau corps, d’une majorité sociale qui dépasse la somme des minorités culturelles et des exclu-e-s. Elle définit une plèbe qui prétend représenter la totalité de la communauté, comme le prolétariat jadis qui ce concevait comme étant la classe universelle. « Nous sommes gays, straight, bisexuelles, et nous le revendiquons. Nous n’avons jamais été une couche séparée de la société. Notre grève n’est pas contre le peuple. Nous sommes le peuple. »

Ce « peuple émergent » dépasse donc les intérêts strictement étudiants par un mouvement de réappropriation du commun qui est menacé par la marchandisation et la prédation des élites économiques. « Si on nous dépossède des droits les plus fondamentaux en mettant nos institutions scolaires sur le marché, il en va aussi des hôpitaux, d’Hydro-Québec, de nos forêts, de notre sous-sol. Plus encore que les services publics, nous partageons des espaces de vie. Ils étaient là avant nous, et nous voulons qu’ils nous survivent. » Un sens profond de la continuité historique et de l’appartenance au territoire caractérise cette identité collective, qui oppose le  « monde habité » des petits à la domination des grands qui cherchent à se l’accaparer pour leur profit. En termes harbermassiens, il s’agit de résister à la « colonisation du monde vécu » par la rationalité économique et administrative qui dépossède les individus et les communautés du pouvoir sur leur milieu de vie.

Or, en quoi cette identité est-elle « québécoise », alors que la figure de la résistance semble être celle de la femme autochtone, et le peuple celui des Premières nations ? « Loin des caméras, pauvres et donc facilement oubliées, les femmes autochtones sont les premières victimes de cette vente à rabais. Heureusement, les peuples autochtones, déportés par chaque nouvelle prospection, résistent à ce vol continuel. Si certains projets d’exploitation sauvage ont pu être mis sur pause, c’est parce que des femmes et des hommes ont osé les défier. Ils et elles ont su résister à ce pillage des ressources, malgré les discours catastrophistes affirmant que notre survie économique dépend de l’exploitation rapide, à tout prix, de notre sous-sol. »

En fait, il s’agit de définir le peuple québécois à partir de l’autochtonie et des « sans-part », c’est-à-dire les individus et les communautés dépossédés de leur passé, leur terre et leur avenir. « Ensemble, nous serons toutes et tous affecté-e-s par le gaspillage des ressources parce que nous nous soucions des peuples avec qui nous partageons tous ces espaces et de celles et ceux qui viendront après nous. Nous voulons penser mieux, nous voulons penser plus loin. » Le principe des intérêts affectés, la démocratie, amène ainsi un destin commun et une solidarité populaire, l’oppression du peuple québécois ne pouvant être séparée des autres formes de domination. Loin de s’opposer, la question sociale et la question nationale sont donc intimement liées.

Repenser la souveraineté populaire

Quelle leçon peut-on tirer du manifeste de la CLASSE pour repenser le projet d’indépendance, alors qu’il ne mentionne aucunement la question du statut politique du Québec ? Tout d’abord, il ne faut pas concevoir le peuple à partir d’une identité nationale virtuelle, mais la nation à partir d’une solidarité populaire en acte. Ce renversement conceptuel consiste à repenser la souveraineté nationale en fonction du principe de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le pouvoir du peuple sur lui-même et ses institutions. Le peuple doit non seulement s’émanciper des institutions et des puissances étrangères, comme l’État canadien, la pétro-industrie, les agences de notation, les firmes multinationales et les compagnies minières, mais remettre en question ses propres institutions qui lui sont devenues étrangères.

Cela implique certes que la redéfinition du statut politique du Québec doive reposer sur un processus constituant démocratique, mais ce même processus n’a de sens qu’en vertu d’une transformation radicale des institutions politiques dans le but de redonner le pouvoir aux citoyens et citoyennes sur leur milieu. Autrement dit, l’indépendance appelle la décentralisation et la démocratisation de l’État, afin de redonner à la souveraineté populaire sa pleine signification. La question nationale doit être comprise comme l’application, à l’échelle de la communauté politique, de l’idéal démocratique, le principe d’auto-détermination des peuples n’étant qu’une manifestation particulière du principe plus fondamental d’auto-gouvernement populaire. C’est ce qu’on appelle « l’indépendance par le bas ». Au fond, le texte de la CLASSE Nous sommes avenir représente un manifeste profondément souverainiste qui, feignant d’ignorer la question nationale, a mis en lumière la souveraineté du peuple et le principe oublié de tout mouvement d’émancipation populaire : la démocratie réelle, en acte.

Cette nouvelle interprétation de la question nationale permet d’amener une lecture insoupçonnée du programme politique du principal parti de gauche indépendantiste, Québec solidaire. Au lieu de considérer les sections « Pour un Québec indépendant » et « Élargir l’exercice de la démocratie » comme deux questions séparées, il s’agit d’interpréter la première partie à la lumière de la seconde. Le principe constitutif qui donne sens à la souveraineté populaire est formulé de la manière suivante : « Québec solidaire se réclame de la démocratie participative et citoyenne. Un gouvernement de Québec solidaire mettra en place les conditions et les moyens permettant d’élargir le pouvoir des citoyennes et des citoyens. La population sera appelée en permanence à débattre et à décider des enjeux qui la concernent et ce, à tous les niveaux : de l’entreprise à l’État, du quartier à la région. »[4]

La décentralisation démocratique

Cette démocratie radicale, même si elle inclut une amélioration de la démocratie représentative par la réforme du mode de scrutin, la parité hommes/femmes et le droit de vote aux immigrant-e-s, repose avant tout sur le pouvoir citoyen. Cela implique non seulement de profondes réformes à l’échelle nationale, mais une importante décentralisation, la « démocratisation des instances municipales et régionales et la prise en charge par les citoyen-ne-s de ce développement. […] Tout en respectant les principes voulant que l’État québécois agisse comme leader, rassembleur, gardien des valeurs communes, de l’équité et de la solidarité sociale et la protection de l'environnement, […] Québec solidaire procèdera à une dévolution de pouvoirs, de responsabilités et de ressources aux régions afin qu’elles assurent de façon démocratique leur développement, garantissent les services publics à la population et assument l’ensemble de leurs responsabilités. Le partage de ces pouvoirs et de ces responsabilités, ainsi que le type d’instances régionales, leurs sources de financement, tout comme, les liens qui les unissent à l’État québécois devront faire l’objet d’un large consensus social et viser à redonner le pouvoir aux citoyens et aux citoyennes. »

Ce projet de décentralisation et de démocratisation intégrale de l’État permet de dessiner le visage d’un Québec indépendant, non en partant d'une totalité homogène mais d'un assemblage de morceaux en voie de réunification. La souveraineté ne vise pas d’abord à donner tous les pouvoirs à un gouvernement centralisé, mais à assurer la pleine expression des particularités des communautés de base et des multiples lieux qui le constituent. « Le Québec est composé de régions uniques. Ces régions sont généralement définies par des territoires spécifiques et habitées par des populations qui partagent une histoire commune qui en font des communautés vivantes. Ces communautés devraient participer au développement de l’ensemble du Québec et en ont la capacité. Ces régions sont d’ailleurs un peu comme des parties, dont le tout est plus grand que la somme.»

Le projet de pays s’enracine ainsi sur l’idéal démocratique et la pluralité culturelle qui définit le peuple québécois, en favorisant le sentiment d’appartenance par un ancrage territorial et régional (l’indépendance, c’est la dévolution, le pouvoir aux régions). Cela permet de dépasser l’opposition abstraite en le nationalisme identitaire et le nationalisme civique par une perspective géo-nationaliste, qui considère le milieu comme le principal vecteur de l’identité collective. Le milieu signifie à la fois le territoire et le lieu des activités, par opposition à l’espace abstrait ; c’est le monde tel qu’il est habité[5]. La révolution citoyenne va de pair avec une attention particulière aux espaces concrets de participation, le milieu communautaire et associatif, les espaces publics de proximité, bref tout ce qui permet de renforcer la société civile afin qu’elle devienne un contre-pouvoir efficace contre la domination de l’État et du capitalisme.

Par ailleurs, le fait d’insister d’abord sur la décentralisation et la démocratisation de l’État québécois permet d’amener des changements importants et concrets dans la vie des gens sans devoir attendre l’éventuel résultat d’un référendum. Cette stratégie amorce une révolution citoyenne qui définit un nouveau partage du pouvoir entre le gouvernement et les communautés de base, en redonnant confiance aux individus et aux groupes en leurs propres capacités d’action. Cette logique de « proximité » et d’empowerment permet de contrebalancer la perspective jacobine et centralisatrice du mouvement de la Révolution tranquille, qui visait à construire l’État-providence québécois par quelques élites politiques et hauts fonctionnaires pour ensuite l’administrer tranquillement. La révolution citoyenne consiste à remettre les individus et les communautés locales au cœur du processus décisionnel, en donnant le pouvoir aux régions, aux villes et villages sur l’ensemble du territoire québécois, par la mise en place de budgets participatifs, la planification démocratique, les conseils de quartier, etc. « L’indépendance par le bas » doit ainsi être comprise au double sens d’un renforcement des instances locales et d’une souveraineté populaire comprise comme la capacité du peuple de décider par lui-même.

L’indépendance, entre État unitaire et République décentralisée

La souveraineté populaire, néanmoins, ne saurait être complète sans l’élargissement de ce processus à un niveau plus fondamental, soit « le pouvoir du peuple de décider en toute démocratie de son avenir et des règles qui régissent sa propre vie, incluant les règles fondamentales, comme l’appartenance ou non à un pays, ou la rédaction d’une constitution. » La critique de l’État par la droite néolibérale et conservatrice peut être renversée comme suit : la question n’est pas d’avoir plus ou moins d’État, mais de changer l’État. L’assemblée constituante vise non seulement à définir démocratiquement les valeurs et les principes qui doivent régir la vie collective, mais les institutions, la répartition des pouvoirs et le statut politique du Québec. C’est les citoyen-ne-s rassemblés qui peuvent alors transformer l’État à leur image. L’indépendance devient alors ni un moyen d’accroître la domination de la classe politique sur nos vies, ni de défendre l’identité nationale contre le multiculturalisme, mais de construire le pouvoir citoyen par le biais d’une République décentralisée basée sur la démocratie participative.

Ainsi, la justification du projet indépendantiste ne repose pas d’abord sur des arguments économiques, administratifs, culturels ou linguistiques, mais sur l’idéal d’une démocratie radicale. « Accéder à l’indépendance, c’est d’abord remettre aux citoyennes et citoyens du Québec les pleins pouvoirs de manière à ce que puissent être mises en place des institutions politiques favorisant l’expression de leur propre pouvoir, c’est-à-dire la démocratie la plus inclusive et la plus participative. » Cette conception inspirée de l’égalitarisme démocratique radical permet notamment d’éviter les accents centralisateurs et jacobins du discours républicain classique, tel que défendu par plusieurs intellectuels qui essaient actuellement de renouveler l’idéologie souverainiste par l’Idée de République. Par exemple, le « Précis républicain à l’usage des québécois » de Danic Parenteau cherche à déterrer une mentalité républicaine enracinée dans l’imaginaire collectif qui pourrait éclairer les débats concernant la laïcité, les accommodements raisonnables, la citoyenneté et l’identité québécoise[6].


Bien que le discours républicain soit en vogue à l’heure actuelle, celui-ci peut être de gauche comme de droite : libéral, conservateur, démocrate ou socialiste. Dans sa version centriste que l’on retrouve de manière prédominante au sein du mouvement souverainiste pour contrebalancer les excès du nationalisme conservateur, on défend généralement une assemblée constituante qui accoucherait d’une constitution brève et minimale, car celle-ci devrait faire consensus. Elle doit alors éviter à tout prix les débats sur le projet de société pour mieux se concentrer sur la fondation de l’État national. Ce type de républicanisme reproduit le schème idéologique du nationalisme classique, qui limite la souveraineté populaire au processus constituant servant à atteindre l’indépendance, laissant ainsi de côté la souveraineté du peuple après le référendum.

Or, la révolution citoyenne repose sur un républicanisme de gauche qui vise l’élaboration d’une constitution permettant de donner le plein pouvoir au peuple québécois, et non seulement à ceux et celles qui dirigent son État. Cela exige d’encastrer le projet de société dans le projet de constitution (à la manière de l'assemblée constituante équatorienne de 2007), que ce soit pas le biais de droits socioéconomiques, la propriété commune des ressources naturelles, les droits de la nature, la souveraineté alimentaire, la décentralisation, etc. « Québec solidaire défend un ensemble de grands principes républicains permettant l'expression de la souveraineté populaire. Il les mettra de l'avant lors de la rédaction de la constitution du Québec. Ces principes constitutionnels aborderont tant les chartes des droits sociaux et individuels que les modalités d'organisation des institutions politiques, le type de laïcité que nous voulons, la démocratie citoyenne et participative, le modèle d'intégration privilégié, l'importance des biens publics et la décentralisation des pouvoirs. La république que nous défendons sera le dépositaire de l'intérêt général et reposera sur une démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa substance la souveraineté populaire. »

L’indépendantisme stratégique aux accents libertaires

Cette perspective anti-étatiste, en diapason avec l’élan révolutionnaire du printemps québécois, permet de repenser l’indépendance contre le nationalisme conservateur et le républicanisme étatiste ; à quoi bon se donner un pays s’il doit être dirigé par un gouvernement comme les autres, à l’image de l’État unitaire français qui empêche son peuple d’exercer le pouvoir dans sa demeure ? Pourquoi se sortir du carcan fédéraliste canadien pour se créer une nouvelle prison qui vide la souveraineté populaire de sa substance après le référendum ? La révolution citoyenne permet de dépasser l’étatisme du mouvement souverainiste en hybridant le projet de société de la Révolution tranquille avec les accents libertaires du mouvement étudiant, formant ainsi une sorte de « social-démocratie libertaire » pavant la voie d’une République décentralisée, socialiste et démocratique.

Évidemment, les libertaires rechigneront devant ce syncrétisme « anarcho-indépendantiste » en montrant que l’État-nation reste un appareil répressif et centralisé incompatible avec la forme d’une société réellement démocratique et autogérée. Néanmoins, il faut considérer l’hypothèse d’un « indépendantisme stratégique » pour les adeptes de la démocratie directe, en considérant que le peuple québécois est actuellement dominé non pas par un, mais par deux États, le gouvernement canadien étant particulièrement centralisé, militariste et même impérialiste[7]. Pourquoi ne pas se débarrasser d’un État pour ensuite forger un pays sans armée[8], avec des institutions susceptibles d’assurer la démocratie à tous les niveaux, l’autogestion, etc. ? Une société sans classes et sans hiérarchies peut-elle réellement naître dans le cadre fédéral canadien, et une lutte de libération nationale menée par le bas ne serait-elle pas un tremplin pour une transformation sociale qui profiterait du momentum révolutionnaire pour déployer de nouvelles pratiques démocratiques à l’image du printemps québécois ?

Au-delà de ce débat apparemment futile entre socialistes et anarchistes concernant l’importance de la question nationale pour la construction d’une société postcapitaliste en sol québécois (indépendantisme stratégique), celui-ci permet de montrer la pertinence d’un « anti-étatisme stratégique » pour repenser le nationalisme. Ces deux moments participent d’un même processus d’hybridation de la question sociale et nationale à l’aune de la démocratie radicale et du pouvoir citoyen, en montrant qu’une institution garante du bien commun n’est pas incompatible avec une souveraineté populaire effective. La stratégie visant à transformer notre État dans une perspective d’émancipation du peuple québécois et des autres peuples qui partagent ce territoire se nomme révolution citoyenne, et elle nécessite l’indépendance du Québec par un processus constituant composé de centaines d'assemblées citoyennes pour amorcer cette rupture démocratique.

Enfin, même si l’indépendance est absolument nécessaire à la lutte de libération nationale, l’identité plurielle du peuple québécois ne pourra s’épanouir sans une décentralisation importante, que ce soit par le renforcement des régions ou par la démocratie municipale. Sur le plan politique, la révolution citoyenne permet de remplacer le nationalisme centralisateur, qui privilégie systématiquement la métropole économique et la capitale administrative, par le régionalisme solidaire. Même si nous pouvons demander un statut spécial pour Montréal et Québec, il ne s’agit pas d’un traitement de faveur mais d’un élément dans un large processus visant à redonner le pouvoir à l’ensemble des villes du territoire québécois, afin de remettre le pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes pour qu’ils puissent modeler leur monde à leur image ; l’État est seulement l’outil de la révolution par le bas.




[1] Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Verso, 2010, London, p.12
[2] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, §34, Gallimard, Paris, p.283
[4] Québec solidaire, Un pays démocratique et pluriel, 5e congrès de Québec solidaire, novembre 2009. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme-ENJEU_1-Democratie.pdf
[5] Pour une étude plus détaillée du géo-nationalisme, voir Ekopolitica, Qu’est-ce que le géo-nationalisme ?, mai 2013
[6] Louis Cornellier, Et si nous étions républicains ?, Le Devoir, 29 mars 2014
[7] Voir à ce titre les analyses d’Alain Denault sur l’articulation entre la question minière et les paradis fiscaux qui font du Canada un havre pour les entreprises multinationales qui exploitent les pays du SudAlain Deneault, Paradis sous terre - Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l'industrie minière mondiale, Écosociété, Montréal, 2012
[8] En 2010, ving-huit pays indépendants ne possédaient pas d’armée. http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_qui_ne_possèdent_pas_d'armée

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