dimanche 24 mars 2013

L’indépendance comme réquisit du projet de société


Préambule

45 ans plus tard, la revue Parti Pris nous parle encore. Avant la lente reconstruction de la gauche québécoise et le déclin du souverainisme officiel, se trouve un mouvement de libération populaire qui a pour nom « socialisme et indépendance ». Ce courant tente d’articuler la question sociale (le projet de société) et la question nationale (la création d’un État indépendant) d’une manière qui éclaire particulièrement bien la conjoncture actuelle. Québec solidaire doit-il s’allier à un autre parti politique, et faut-il voir l’indépendance comme un prérequis de l’Assemblée constituante ? Voici des questions qui se trouvent formulées dans le langage de l’époque, dont les expressions « socialisme », « décolonisation », « indépendantisme » et « lutte de libération nationale » mériteraient de revenir dans le discours quotidien des solidaires.

L’indépendance au plus vite !


« Ce n’est pas une coïncidence si notre premier éditorial de l’année 1967 porte sur l’indépendance du Québec : à l’occasion du centenaire de la Confédération, nous sentons le besoin impératif de reformuler notre rejet irréductible de cette situation coloniale qui contient la nation québécoise dans l’aliénation, le sous-développement et la dépossession. Nous n’en resterons cependant pas à cette déclaration du rejet du colonialisme. Nous voulons l’indépendance du Québec et dès lors nous voulons analyser la lutte pour l’indépendance, qui se poursuit depuis plusieurs années, dans l’optique du socialisme décolonisateur, et nous situer dans le débat de la question coloniale qui couve toujours au sein de la gauche québécoise. Cette question hypothèque lourdement les chances d’arriver à construire un grand parti des travailleurs du Québec qui proposerait une véritable alternative au pouvoir bourgeois ou néobourgeois.

Toute la gauche s’entend sur le but de la libération du Québec. Cependant, « libération » signifie pour nous indépendance et socialisme, alors que d’autres n’acceptent que la lutte pour le socialisme. Nous savons bien que l’indépendance n’est qu’une étape dans la libération du Québec, mais nous parfaitement bien aussi que le socialisme est impossible à réaliser ici sans l’indépendance. Nous croyons que les socialistes qui ne font pas la lutte pour l’indépendance immédiate du Québec font fausse route, que leur opposition est stérile et que leur stratégie est inappropriée à la situation.

Le problème politico-culturel conditionne toute notre lutte pour l’organisation socialiste de la société québécoise. Il ne faut jamais proposer de tâches pour la réaliser desquelles les conditions ne sont pas réunies. Or justement, le socialisme ne peut être réalisé dans un Québec qui ne serait pas d’abord indépendant ; les Québécois doivent d’abord pouvoir vouloir, c’est-à-dire qu’ils doivent se mettre en situation d’agir, avant de songer à établir le socialisme au Québec. En ce sens, il ne fait plus de doute pour nous que l’indépendance est une nécessité prioritaire au Québec. C’est l’étape décolonisatrice, pré-requis de toute prise de conscience ultérieure : prise de conscience de l’exploitation des travailleurs, de l’aliénation religieuse et culturelle, d’une schizophrénie collective, etc. Il est en effet impossible que les travailleurs aient une conscience nette de l’opposition des classes tant que la situation coloniale entretient la confusion entre l’exploitation du travail par le capital et la domination des Canadiens anglais sur les Québécois.

L’indépendance et le socialisme sont indiscutablement indissociables : d’ailleurs l’expérience de plusieurs d’entre nous le montre bien, qui ont été amenés au socialisme par une prise de conscience de la colonisation, alors que d’autres ont été amenés à l’indépendantisme par une prise de conscience sociale. Indissociables, parce qu’on ne peut véritablement parler d’indépendance sans parler de socialisme, et vice-versa. Cependant, cette indissociabilité ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir graduation des buts pour atteindre à la libération réelle du Québec ; et « graduer » est bien différent de « hiérarchiser ». Pour nous ça signifie que l’indépendance est un préalable au socialisme, qu’elle est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la libération du Québec. L’expérience des dernières années, et particulièrement le passage du Mouvement de libération populaire (MLP) au Parti socialiste du Québec (PSQ), nous a convaincus du bien-fondé de cette position. Il n’y a pas de stratégie commune possible entre des socialistes indépendantistes et des socialistes anti-indépendantistes à l’intérieur du même parti. L’argumentation qui a conduit le MLP au PSQ et qui nous apparaissait alors d’une logique incontestable, ne résiste pas à une analyse plus approfondie. Cette argumentation disait en gros ceci : en réalisant l’indépendance nous ne réalisons pas nécessairement le socialisme, alors que la réalisation du socialisme amène nécessairement l’indépendance ; donc luttons pour le socialisme et l’indépendance viendra par surcroît. On avait simplement oublié que si l’indépendance n’amène pas nécessairement le socialisme, elle rend sa réalisation possible ; on avait oublié aussi que s’il était bien vrai que le socialisme amènerait nécessairement l’indépendance, ce socialisme n’était pas possible sans l’indépendance. À moins bien sûr qu’on soit prêt à attendre que toute l’Amérique devienne socialiste, mais alors plus besoin de révolution, on n’a qu’à s’en remettre à l’évolution historique, qui va dans le sens du socialisme. C’est toute la différence entre « révolution » et « évolution ».

Nous posons donc l’indépendance comme un préalable au socialisme. L’idéal serait que ce soit un parti socialiste qui fasse l’indépendance, mais cette possibilité est improbable dans l’immédiat et dans un proche avenir. Et parce que nous avons un besoin pressant de l’indépendance, il faut que ce parti socialiste accepte de joindre à un parti comme le RIN par exemple, pour faire l’indépendance le plus à gauche possible, mais la faire au plus tôt. Au plus tôt, parce que l’hypothèque nationale paralyse et continuera de paralyser l’action efficace de la gauche tant qu’on ne l’aura pas résolue.

Lorsque les Québécois auront assez pris conscience de leur situation de colonisés pour faire l’indépendance, ils auront franchi le premier pas de la révolution, ils seront dès lors en situation de saisir la nécessité du socialisme, c’est-à-dire la mise en commun de leurs moyens, pour achever la libération. Alors et seulement un parti socialiste pourra présenter une alternative véritable, une alternative claire et saisissable par quiconque. C’est d’une clarification du jeu politique que nous avons un pressant besoin, d’une mise en situation, et ça s’appelle l’indépendance, l’étape décolonisatrice de la libération. Présentement, les socialistes sont condamnés à une opposition courageuse et ardue, mais stérile, parce qu’ils ne peuvent lutter immédiatement pour le pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent lutter que médiatement, parce que l’alternative qu’ils proposent n’est saisissable que dans une situation d’indépendance. Et ceci ne veut pas dire que les socialistes doivent attendre l’indépendance, mais bien qu’ils doivent la réaliser, lutter stratégiquement pour sa réalisation sans délai.

Pratiquement, cela exige qu’un parti socialiste soit indépendantiste et qu’il joigne ses forces à un parti comme le RIN s’il ne peut réaliser l’indépendance lui-même à courte échéance. Et cette exigence n’implique pas qu’un parti socialiste laisse de côté la lutte pour le socialisme mais bien qu’il la relance dans la seule ligne stratégiquement conforme à la situation, celle d’une décolonisation préalable. Il ne fait aucun doute pour nous qu’une indépendance réalisée part un parti comme le RIN servirait le développement d’un parti socialiste, parce que ce dernier pourrait alors présenter une alternative immédiatement saisissable et s’opposer efficacement à un pouvoir québécois qui n’entreprendrait pas la réalisation du socialisme, deuxième étape de la libération. De toute évidence, il n’est pas question de cesser la lutte pour le socialisme, et encore moins de dissoudre le parti socialiste : quoi qu’il arrive, il devra exister un mouvement socialiste structuré au Québec. Mais il faut se poser de sérieuses questions sur l’opportunité de lutter au sein d’un parti socialiste québécois qui ne veut pas intégrer l’indépendance à sa stratégie, se cantonnant ainsi dans une opposition stérile.

[…] Comme nous le disions plus haut, l’idéal serait de faire en même temps l’indépendance et le socialisme. Des bouleversements politiques actuellement imprévisibles peuvent rendre cet idéal réalisable, mais ce n’est pas le cas dans la conjoncture présente. Alors ne répugnons pas du tout à l’idée d’un parti socialiste qui joindrait ses forces au RIN pour faire l’indépendance, ni à imaginer des socialistes militants dans un parti indépendantiste déjà social-démocrate. Nous répugnons même bien moins à cette idée qu’à celle d’un parti socialiste qui se refuse à voir dans l’indépendance une nécessité, aussi bien politique que culturelle. »

Parti pris, vol. IV, no.5-6, 1967

jeudi 21 mars 2013

L’ASSÉ, entre contestation et délibération


Bilan critique de l’ASSÉ

Entre l’ébullition sociale du printemps érable et le dernier Sommet sur l’enseignement supérieur, de grandes fluctuations au sein de la mobilisation étudiante témoignent d’un décalage important entre le mode d’action des organisations et le contexte institutionnel dans lequel elles sont situées. C’est pourquoi un bilan critique devient tout à fait nécessaire pour expliquer à la fois le succès de la grève de 2012 et l’échec du mouvement étudiant en ce qui concerne la récente indexation des frais de scolarité. Cela ne tient pas seulement au fait que le Parti québécois avait déjà pris sa décision et que la non-participation de l’ASSÉ au Sommet n’aurait rien changé ; c’est bien la faible mobilisation du mois de février 2013 et les difficultés stratégiques du principal syndicat étudiant qui doivent être éclairées.

Pour examiner cette délicate question, nous utiliserons un cadre théorique élaboré par Archon Fung et Erik Olin Wright, dans leur article Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative[1]. À mi-chemin entre la sociologie des mouvements sociaux et la théorie politique démocratique, l’intérêt de ce cadre d’analyse réside dans le fait qu’il articule à la fois les nouveaux mécanismes de prise de décision et de gestion publique qui tentent d’inclure les parties prenantes dans des processus de gouvernance (le Sommet), et l’approche traditionnelle qui oppose généralement un gouvernement autoritaire à des « groupes d’intérêts agonistiques », c’est-à-dire des organisations qui privilégient l’affrontement comme l’ASSÉ (syndicalisme de combat). Bien que les adeptes de la gouvernance délibérative soulignent ses avantages en matière d’innovation, d’efficacité, de transparence et d’équité, plusieurs demeurent sceptiques de cette approche et soulignent ses nombreux pièges : érosion du bien commun, faux consensus, maintien des rapports de domination économique et politique, etc.
 
Il est donc essentiel de dégager « les conditions sociales et politiques susceptibles de contrer les tendances à la confiscation du pouvoir et à la domination qui peuvent émerger au sein des structures participatives. Notre analyse tournera autour du concept de contre-pouvoir – à savoir une série de mécanismes capables d’affaiblir, voire de neutraliser le pouvoir et les prérogatives politiques des acteurs sociaux normalement dominants. Nous chercherons à montrer que la gouvernance délibérative requiert presque toujours l’existence d’un contre-pouvoir significatif si elle doit vraiment engendrer les bénéfices démocratiques que ses partisans lui attribuent. » (Fung et Wright, 2005 : 50).

Entre gouvernance agonistique et délibération participative

Pour ce faire, il faut d’abord distinguer le caractère du processus décisionnel (agonistique ou délibératif), et la structure de gouvernance (verticale-hiérarchique ou participative).


Approche agonistique
Approche délibérative
Gouvernance verticale-hiérarchique
Politique des groupes d’intérêts traditionnels
Résolution des problèmes par les élites et les experts
 Gouvernance participative
Assemblées générales locales traditionnelles
Diffusion du pouvoir et gouvernance participative

La gouvernance verticale agonistique (case en haut à gauche) représente le contexte du printemps 2012, où la structure fermée et hiérarchique du gouvernement provincial faisait face à un puissant mouvement étudiant qui ne craignait pas la conflictualité. La « participation agonistique » (case en bas à gauche) représente quant à elle l’extension de la démocratie participative à la base, comme dans le cas des mouvements d’occupation des Indignés et les Assemblées populaires autonomes de quartier. Ensuite, la gouvernance verticale délibérative (case en haut à droite) renvoie au contexte du printemps 2013 (Sommet sur l’enseignement supérieur), tandis que « la délibération participative » (case en bas à droite) n’existe pas encore, car elle suppose une redéfinition du pouvoir à l’échelle de la société !
 
Pourquoi des organisations comme l’ASSÉ ne militent-elles pas pour l’instauration d’une gouvernance participative-délibérative, qui permettrait de renforcer l’égalité et la démocratie à tous les niveaux ? « Premièrement, là où le contre-pouvoir est déjà bien organisé sous des formes agonistiques [lutte syndicale et écologiste], les organisations concernées risquent de s’opposer à toute évolution institutionnelle vers la gouvernance délibérative. Leurs compétences et leurs perspectives sont en effet beaucoup plus adaptées à une dynamique agonistique et elles tendront à percevoir le passage à la délibération comme risqué, coûteux et démobilisateur. Deuxièmement, le profil spécifique des institutions délibératives est généralement le résultat de processus politiques endogènes. Là où le contre-pouvoir est faible ou inexistant, les règles de délibération ont tendance à favoriser des intérêts établis, déjà organisés ou fortement concentrés. Cela peut passer par une limitation ou une prédétermination étroite des questions ouvertes à la délibération, par la restriction de la gamme des participants à un petit club d’élus ou par la réduction de l’influence du dispositif à un simple rôle consultatif. » (Fung et Wright, 2005 : 54)

La question du contre-pouvoir

C’est pourquoi il faut raffiner le schéma précédent en distinguant les institutions de gouvernance (gestion hiérarchique ou délibération participative) et le degré de contre-pouvoir (faible ou fort).


Faible contre-pouvoir
Fort contre-pouvoir
Gestion hiérarchique
I. Mainmise sur les sous-systèmes de gouvernement
II. Pluralisme agonistique
Délibération participative
III. Cooptation et simulation de la participation
IV. Diffusion du pouvoir et gouvernance participative

Cette représentation simple des types d’interactions politiques permet d’illustrer les controverses entre les partisans de la contestation et de la délibération. La case II représente les espaces politiques conflictuels où différents mouvements sociaux (ouvriers, féministes, antiracistes, écologistes, étudiants) ont tenté de faire valoir leurs revendications auprès de l’État. La case I renvoie de son côté à un contexte de faible mobilisation sociale, où les groupes dominants exercent une grande influence sur les décisions publiques. Pour contrer cette tendance à l’aliénation politique inhérente à la gestion hiérarchique, qui amène la crise de confiance, le cynisme et la perte de légitimité des institutions démocratiques que l’on connaît, plusieurs suggèrent d’implanter la délibération participative. Cependant, il ne faut pas oublier qu’un tel changement est risqué, ce que n’a pas manqué de souligner l’ASSÉ.

« Pour aller vite, en l’absence de contre-pouvoir ou de capacité de contre-expertise, on peut craindre que le passage de la gouvernance agonistique verticale à la gouvernance délibérative revienne dans la pratique à une réduction des compétences de l’État et de dérégulation et de déréglementation qui favorise la cooptation et la neutralisation des forces oppositionnelles par le biais d’un simulacre de participation délibérative. » (Fung et Wright, 2005 : 56) Ce scénario qui rappelle assez bien le « concertationnisme » du Parti québécois (case III) doit néanmoins être distingué de la case IV, qui suppose un élargissement des processus de décision aux citoyens ordinaires, une décentralisation réelle des pouvoirs et une égalité robuste dans la société.

Pourquoi l’ASSÉ est-elle inflexible ?

Cependant, il ne faut pas inférer que le passage de la case II (pluralisme agonistique) à la case IV (gouvernance participative) soit automatique ou naturel, c’est-à-dire que les contre-pouvoirs déjà organisés dans les espaces agonistiques soient propices au développement d’institutions délibératives et participatives. Alors que l’ASSÉ possède un ensemble de compétences, méthodes, principes organisationnels et stratégies de mobilisation qui visent à remporter la victoire sur un adversaire (par la grève générale illimitée notamment), « la délibération participative suppose une tout autre dynamique organisationnelle, avec des compétences fort différentes, d’autres sources de légitimité et d’autres mécanismes de solidarité. » (Fung et Wright, 2005 : 58). Cela explique pourquoi cette organisation syndicale a été prise au dépourvu dans la conjoncture du Sommet, de nombreuses associations étudiantes n’ayant pas été convaincues de boycotter l’événement malgré un apparent simulacre de participation.

Ainsi, un contre-pouvoir de grève générale illimitée peut difficilement se redéployer dans un contexte de gouvernance délibérative. « La stratégie de certains mouvements revendicatifs monothématiques a souvent des effets pervers de blocage des solutions politiques […]. Pour ces mouvements, en effet, le conflit est la meilleure façon d’aborder les problèmes et de mobiliser le soutien à leur cause. Entrer dans un processus de délibération avec d’autres participants ne peut que dénaturer la mission du groupe, qui est de pousser la défense de ses revendications aussi loin que possible face à ses adversaires, et ce dans le contexte d’un jeu à somme nulle […]. Si un groupe d’intérêt coopère avec ses adversaires pour résoudre un problème, il perd la pureté de son positionnement ; il cesse d’être le représentant d’une cause et devient un simple comité. » (Sagoff, 1999 : 161)[2] En d’autres termes, devant la délibération, la simple contestation se trouve désarmée.

Trois obstacles

Face à ce constat, il semble nécessaire de redéployer le contre-pouvoir agonistique dans les contextes délibératifs. L’ASSÉ ne devrait pas rester isolée, mais entrer avec sa verve combative dans un contexte de gouvernance participative pour défendre les intérêts des dominés. Cependant, Fung et Wright soulignent trois obstacles fondamentaux au passage de la contestation (case II) à la démocratie délibérative (case IV) : problème d’échelle, de compétences et de cadre cognitif. Tout d’abord, les groupes agonistiques sont généralement organisés pour influencer les décisions au niveau central (Assemblée nationale), alors que les institutions de contre-pouvoir délibératif doivent également opérer à une échelle très localisée en mobilisant une pluralité d’acteurs. Ensuite, l’ASSÉ utilise « des stratégies de communication, de diffusion d’information et de persuasion étroitement ciblées. […] Alors que ces stratégies requièrent toute une gamme de compétences permettant de peser sur les orientations des décideurs, la délibération participative exige plutôt des compétences en matière de résolution des problèmes et de mise en œuvre de projets. » (Fung et Wright, 2005 : 72)

Enfin, le « cadrage de problèmes » (issue framing) des mouvements sociaux contestataires repose souvent sur des constructions narratives, des perceptions de l’injustice, des cadres diagnostics et des raisons motivationnelles qui se prêtent mal à la résolution délibérative des problèmes, car ils sont trop rigides pour le simple dialogue. « Ces cadres opèrent des attributions de culpabilité dépourvues d’ambiguïté […], dépeignent des oppositions manichéennes entre protagonistes […] et préconisent des solutions politiques simples et directes. » (Fung et Wright, 2005 : 73) Il n’est guère étonnant que l’ASSÉ résiste à toute forme de discussion ou de compromis, car elle devrait alors poser les problèmes à une autre échelle, développer de nouvelles compétences et transformer radicalement son cadre cognitif, ce qui risquerait d’éroder sa base de mobilisation, remettre en question ses motivations profondes et même ses raisons d’exister !

Vers un contre-pouvoir délibératif

Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner la contestation et se ranger à l’impuissance d’une délibération simulée. Le mot d’ordre est le suivant : pas de délibération sans contestation, c’est-à-dire sans contre-pouvoir effectif capable de remettre en question les termes du débat et d’établir un rapport de force pour mitiger la domination des intérêts puissants. Ainsi, loin de se limiter à une seule stratégie (la grève), il faut envisager les modalités d’émergence d’un contre-pouvoir délibératif. À ce titre, Fung et Wright soulignent trois pistes, qui ne sont pas mutuellement exclusives : A) la multiplication d’organisations agonistiques locales ; B) l’initiative de partis politiques ; C) l’impulsion de mouvements sociaux organisés plus amples.

Premièrement, les principales formes de contre-pouvoir délibératif sont généralement enracinées au niveau local : réseaux écologistes, associations de quartier, groupes communautaires, organisations de mères au niveau municipal, etc. Ces organisations ont plus de facilité à passer d’un mode agonistique à la délibération, parce qu’elles sont déjà situées au niveau sociopolitique approprié pour une résolution décentralisée des problèmes. Les groupes agonistiques locaux ne sont donc pas confrontés à des problèmes d’échelle, de compétence ou de cadre cognitif qui bloquent habituellement le passage de la lutte à la délibération. « Ils connaissent intimement les problèmes économiques, écologiques ou scolaires de leurs collectivités. Nombre d’entre eux fonctionnent déjà de fait comme fournisseurs directs de services à la communauté et sont familiarisés avec les particularités et les difficultés de la mise en œuvre de programmes ad hoc. » (Fung et Wright, 2005 : 75).

Deuxièmement, l’implantation systématique de contre-pouvoirs délibératifs pourrait se faire par le biais d’un parti politique de gauche comme Québec solidaire, qui propose de démocratiser les institutions verticales, d’accroître la participation populaire et de faire en sorte que la résolution délibérative de conflits ne se fasse pas d’abord au profit des riches et des puissants, mais au bénéfice des groupes dominés. « Ce faisant, ils favorisent la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques, lesquels soutiendront en retour les initiateurs de telles réformes. L’action de ce type d’acteur politique risque sans doute l’hostilité de l’administration et des intérêts établis, mais c’est là le prix à payer pour conquérir le soutien et la participation des masses. » (Fung et Wright, 2005 : 76). On peut penser au Left Democratic Front conduit par le Parti communiste d’Inde au Kerala, ou au Parti des travailleurs brésilien qui a implanté le budget participatif dans la ville de Porto Alegre.

Troisièmement, on pourrait imaginer une lente transformation d’organisations agonistiques comme l’ASSÉ, qui donnerait une autonomie accrue à ses sections locales et chercherait à créer des coalitions durables avec d’autres syndicats et groupes environnementaux afin d’élargir le spectre de leurs revendications. Bien qu’on parle souvent de convergence des luttes et de grève sociale, la réalisation pratique de cette unité théorique ne pourra se faire qu’en créant des alliances entre différents mouvements sociaux, organisations locales et groupes d’intérêts capables de délibérer entre eux. Les nombreux obstacles (échelles, compétences, cadres cognitifs) ne doivent pas être négligés, mais un élargissement du « cadrage des enjeux », le partage des connaissances entre mouvements et la pluralité organisationnelle laissent entrevoir l’émergence de nouvelles possibilités stratégiques que nous n’avons pas encore imaginées.

Pour la suite du monde

Une hypothétique coalescence entre les groupes de défense des chômeurs et précaires contre la réforme de l’assurance-emploi, les coalitions contre l’exploitation des hydrocarbures et le Plan nord, le mouvement étudiant, Idle no more, etc., doit maintenant être sérieusement envisagée afin que les entraves aux alliances soient surmontées par une délibération critique et constructive. Le nouveau Réseau écosocialiste de Québec solidaire, ouvert aux non-membres du parti (mais en solidarité politique avec lui), est déjà un bon départ pour entreprendre de telles connexions entre les mouvements sociaux.

Cela permettrait de fédérer un grand nombre d’acteurs et d’organisations sans tomber dans le piège du « concertationnisme de la société civile », comme le montre la plus récente coalition que Dominic Champagne essaie de mettre sur pied. Celle-ci prône une « gestion démocratique des ressources naturelles », qui se résume à « développer pour que ça profite à tous ». Une délibération participative sans contre-pouvoir réel, l’obsession du consensus qui neutralise la combativité des mouvements sociaux, une simple recommandation déposée gentiment devant le gouvernement, tout cela ne remet pas en question les rapports de domination économique et politique qui sévissent entre l’État, les industries et les citoyen(ne)s !

D’autre part, l’ASSÉ ne peut pas se contenter de reprendre machinalement une grève générale illimitée à l’automne 2013 ou l’hiver 2014, qui risque de ne pas fonctionner si elle ne déborde pas le cadre du syndicalisme étudiant. Les organisations agonistiques doivent redéployer de nouvelles stratégies capables de tenir compte du contexte de la « gouvernance délibérative », celui-ci étant beaucoup plus efficace que la fermeture du gouvernement libéral pour bloquer les mouvements sociaux. Un simple refus de la concertation et de la cooptation ne pourra malheureusement pas faire le poids si les autres acteurs embarquent dans la « simulation participative » sans créer en même temps un contre-pouvoir délibératif.

Somme toute, l’échec du printemps 2013 ne découle pas de décisions particulières des membres ou dirigeant(e)s de l’ASSÉ, mais de la nature même de  cette organisation. Celle-ci est avant tout basée sur une participation agonistique adaptée pour affronter la gouvernance hiérarchique, mais beaucoup moins efficace dans un contexte de gouvernance délibérative. Heureusement, les organisations agonistiques nationales peuvent évoluer, mais elles doivent pour cela être prêtes à cadrer différemment les enjeux, acquérir des compétences discursives, multiplier les alliances avec d’autres groupes non étudiants et agir à plusieurs échelles simultanément afin de déployer un contre-pouvoir délibératif nécessaire à l’émergence d’une authentique démocratie participative à l’échelle de la société.


Faible contre-pouvoir
Fort contre-pouvoir
Gestion hiérarchique
Société québécoise en général, démocratie représentative élitiste
Printemps érable, ASSÉ, mouvements sociaux actuels
Délibération participative
Sommet sur l’enseignement supérieur, concertationnisme, bonne gouvernance, syndicalisme corporatiste, coalition environnementaliste à la Dominique Champagne
Démocratie participative à venir, syndicalisme de combat articulé à la gauche politique, Réseau écosocialiste et nouvelles alliances entre mouvements sociaux



[1] A. Fung, E.O. Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans M-H. Bacqué, H. Rey, Y. Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative, La Découverte, Paris, 2005.
[2] M. Sagoff, The View from Quincy Library : Civic Engagement and Environmental Problem Solving, dans R.K. Fullinwider (ed.), Civil Society, Democracy and Civic Renewal, Rowman Littlefiled, New York, 1999

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