jeudi 27 septembre 2012

L’anarchisme analytique et l’écologie politique radicale


Introduction

Contrairement à une idée répandue, la philosophie analytique et politique anglo-saxonne ne se limite pas à la pensée libérale : libertariens de droite (Robert Nozick), libéraux de gauche (John Rawls, Donald Dworkin, Amartya Sen), libertariens de gauche (Philippe Van Parijs), et marxistes (Gerald A. Cohen, Jon Elster, John Roemer) échangent des arguments depuis plus de 40 ans. Un autre courant, fort peu connu, cherche à redonner ses lettres de noblesses à une philosophie politique radicale peu abordée de manière sérieuse dans les milieux académiques : l’anarchisme. L’autorité de l’État est-elle compatible avec l’autonomie morale des individus (Robert Paul Wolff)? La coopération sociale est-elle possible en l’absence d’une autorité centrale (Michael Taylor)? Le pouvoir de l’État doit-il être utilisé ou aboli pour assurer le succès d’une révolution (Alan Carter)? Ces questions, qui font appel à l’analyse conceptuelle, la théorie des jeux et le fonctionnalisme, sont décortiquées par l’anarchisme analytique.

Dans son article Beyond Primacy : Marxism, anarchism and radical green political theory (2010), Alan Carter élabore l’une des versions les plus abouties de l’éco-anarchisme. Il développe sa théorie de la primauté de l’État, qu’il élabore à partir d’une inversion de la théorie marxiste de l’histoire formalisée par G.A. Cohen. Après avoir clarifié les thèses du déterminisme technologique, il éclaire à nouveaux frais le palpitant débat qui opposa les deux principaux protagonistes de l’Association internationale des travailleurs : Marx et Bakounine. Ce faisant, il montre que les approches libérales, réformistes et marxistes sont incapables de surmonter les défis de la crise écologique, car elles se basent sur une conception erronée de l’État. Nous présenterons les grandes lignes de l’analyse conceptuelle déployée par Carter, afin de dégager les fondements d’une théorie politique radicale, à mi-chemin entre l’anarchisme et l’écologie politique. Ces assises théoriques serviront, dans un prochain article, à tracer les contours d’une « social-démocratie libertaire ».

Le matérialisme historique

            Il est connu que Marx soutient une forme de déterminisme technologique, pouvant être résumé par le dicton suivant : « le moulin à bras vous donnera la société avec le seigneur féodal ; la machine à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». Cette métaphore résume la doctrine marxiste de l’Histoire : le matérialisme historique. Selon cette théorie, le développement des forces de production (la technologie et la force de travail) explique les relations de production ou relations économiques (rapports de propriété qui contrôlent les forces productives), qui expliquent en retour la superstructure (relations légales et politiques) d’une société donnée. Autrement dit, l’infrastructure économique (forces productives+relations de production) détermine la superstructure : État, idéologie, religion, etc.

            Par ailleurs, Marx souligne aussi à quelques reprises que la compétition entre les forces capitalistes favorise l’innovation et l’apparition de nouvelles technologies (ex : le marché des téléphones intelligents), ce qui semble entrer en contradiction avec la thèse du déterminisme technologique. Dans ce cas-ci, les relations économiques capitalistes semblent causer le développement technologique, alors que c’est l’évolution des forces productives qui devrait être le moteur de l’histoire! Comment éviter cette contradiction?

            Dans son livre Karl Marx’s theory of history : a defense (1978), Gerald Cohen suggère de faire appel aux explications fonctionnelles pour éclairer les thèses de Marx. Les forces de production jouissent d’une primauté explicative, car elles sélectionnent les relations de production qui favorisent leur développement. Il s’agit en quelque sorte d’un mécanisme darwinien, où une structure (ex : un camouflage) est sélectionnée parce que son rôle causal favorise l’adaptation fonctionnelle d’une entité (ex : un caméléon). On dira donc que le camouflage est fonctionnel (ou favorable) à la survie du caméléon. En termes cybernétiques, il s’agit d’une boucle de rétroaction, une forme de causalité circulaire, où la cause produit un effet qui engendre la cause qui l’a fait naître.

Dans le cas du matérialisme historique, les forces productives sélectionnent des relations économiques qui favorisent en retour l’évolution technologique, et cette boucle de rétroaction sera renforcée jusqu’au moment où la structure économique deviendra dysfonctionnelle. Pour Cohen, les révolutions surviennent lorsque les relations de production entravent le développement ultérieur des forces productives. La transition du régime féodal à la société capitaliste constitue un bon exemple, car les relations de propriété privée exploitaient davantage les forces de travail.

            Dans un deuxième temps, les relations de production (structures économiques) sélectionnent les institutions légales et politiques (structures politiques) qui les avantagent. Pour reprendre l’exemple précédent, les relations économiques féodales favorisaient la monarchie absolue qui stabilisait leur pouvoir, tandis que les relations économiques bourgeoises ont sélectionné un État moderne représentatif afin de leur assurer une place au sommet de la pyramide sociale. Dans le schéma suivant, la théorie du déterminisme technologique se présente comme une double boucle de rétroaction, allant des forces productives aux relations économiques, puis à la superstructure politique.
La querelle de l’État

            La principale dispute entre marxistes et anarchistes découle d’une opposition dans la compréhension de ce schéma. Les premiers soutiennent que les forces productives jouissent d’une primauté explicative et déterminent la forme de l’État, alors que les seconds défendent le contraire. Voici une remarque intéressante de Friedrich Engels qui résume bien la querelle entre Marx et Bakounine lors de la 1ère Internationale :

« Alors que la grande masse des ouvriers socio-démocrates partage notre avis que le pouvoir d'État n'est rien d'autre que l'organisation que les classes dominantes, propriétaires fonciers et capitalistes, se sont donnée pour préserver leurs privilèges, Bakounine croit que c'est l'État qui a créé le capital et que le capitaliste ne possède son capital que par la grâce de l'État. Puisque le mal principal c'est l'État, il faut le supprimer en premier lieu ; ensuite le capital disparaîtra bien tout seul ; alors que nous, nous disons au contraire : supprimez le capital, concentration des moyens de production entre les mains d'un petit nombre, et l'État dépérira de lui-même. » (Engels, Lettre à T. Cunio, 1872)

D’après Marx, si nous instaurons une structure économique égalitaire, alors les problèmes politiques disparaîtront d’eux-mêmes. Comme le pouvoir politique n’est pas autre chose que le pouvoir de classe, le pouvoir politique disparaîtra lorsqu’il n’y aura plus de classes sociales fondées sur les rapports inégaux de propriété. Qui plus est, « l’aliénation économique du travailleur par le propriétaire des moyens de production, représente le fondement de la servitude sous toutes ses formes, que ce soit la misère sociale, la dégradation mentale et la dépendance politique » (Marx, The first international and after, 1974, p.82). C’est pourquoi Marx conclut que tous les problèmes sociaux et politiques s’estomperont spontanément lorsque l’exploitation capitaliste sera éliminée par la révolution. Bakounine formule comme suit le fossé qui le sépare de son adversaire :

« Pour appuyer son programme de conquête du pouvoir politique, Marx a une théorie toute spéciale, qui n’est, d’ailleurs, qu’une conséquence logique de tout son système. L’état politique de chaque pays, dit-il, est toujours le produit et l’expression fidèle de sa situation économique ; pour changer le premier, il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : « La misère produit l’esclavage politique, l’État » ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : « L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l’État ». Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une cause réelle de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti social-démocrate d’Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique. » (Bakounine, Bakunin on anarchy, 1973, pp.281-282)

C’est précisément cette conclusion que les anarchistes rejettent, car ils croient que des moyens révolutionnaires autoritaires et centralisés (comme une avant-garde politique) mèneront inévitablement vers un État post-révolutionnaire centralisé et autoritaire. Bakounine exagère peut-être lorsqu’il dit que Marx ne tient aucunement compte des institutions politiques, mais il a raison de souligner qu’il accorde une primauté explicative aux relations économiques, en croyant que la phase transitoire du socialisme (la dictature du prolétariat) mènera spontanément au dépérissement l’État.

Les lacunes de Marx

            Dans ses Thèses sur Feuerbach, Marx considère que la propriété privée divise la société civile en individus atomisés, de telle sorte qu’un État devient nécessaire pour assurer l’intérêt général (à la manière de Hobbes). Mais puisque que l’État veille sur l’intérêt général, les individus continuent à poursuivre leur intérêt personnel sans égard aux autres (dans les limites des lois prescrites et renforcées par l’État) ; les inégalités socio-économiques s’accentuent, ce qui demande en retour un renforcement de l’État, dans une spirale sans fin où l’individualisme appelle un gardien de l’ordre social qui alimente l’égoïsme dans la société civile, etc.

            Par ailleurs, les droits de propriété divisent la société en deux classes sociales antagonistes : la bourgeoise possède les moyens de production, tandis que la prolétariat ne possède que sa force de travail. Cette fracture sociale se reflète dans l’État moderne représentatif (démocratie bourgeoise), où les capitalistes jouissent d’un accès privilégié ; le pouvoir politique devient donc le pouvoir de la classe dirigeante. Marx croit donc qu’en élimant l’ordre économique capitaliste, un État ne sera plus nécessaire pour assurer l’ordre social, car celui-ci résultera plutôt de la libre association des travailleurs.

            Mais le fait que l’État apparaisse à cause d’une division au niveau économique n’implique pas le fait que changer l’ordre économique mène nécessairement à la disparition de l’État! Pour comprendre cette nuance, il faut distinguer d’une part les conditions nécessaires des conditions suffisantes, et d’autre part les conditions d’émergence (qui expliquent l’apparition d’un phénomène) des conditions de persistance (qui expliquent pourquoi le phénomène se maintient dans le temps). Par exemple, la division au sein de la société civile peut expliquer l’apparition de l’État moderne, en constituant une condition suffisante d’émergence de ce phénomène. Mais pour que l’élimination des classes sociales implique la disparition de l’État, il faudrait que la division sociale soit une condition nécessaire de persistance de l’État.

            Prenons l’exemple d’une tumeur. Une toxine peut causer l’apparition d’une tumeur, mais l’élimination tardive de cette toxine ne permet pas forcément de ralentir la croissance, ni d’éliminer cette tumeur. De la même façon, il est probable que l’État se maintienne même après une transformation majeure des relations de production. Bien que la société civile bourgeoise aura mené à l’apparition d’un État centralisé, celui-ci pourrait très bien conserver son pouvoir fiscal et policier pour assurer sa domination, une fois que les classes sociales auront disparu!

La théorie de la primauté de l’État

            Pour éviter de réduire le pouvoir politique au pouvoir économique, Bakounine nous fournit une explication fonctionnelle intéressante : « l’État reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l’État ». Pour expliquer ce phénomène complexe, nous devons ajouter un élément important au schéma de G.A. Cohen. En effet, celui-ci distingue les forces et les relations d’une part, l’économie et la politique d’autre part. Mais à côté des forces de production, des relations de production et des relations politiques, il a omis de mentionner un quatrième facteur : les forces politiques. Comment peut-on les caractériser?


Forces
Relations

Politique
Forces politiques
Relations politiques
État
Économique
Forces économiques
Relations économiques
Société civile
            
         Prenons d’abord les forces de production, qui incluent les moyens de production (outils, machines, locaux, matériaux) et la force de travail (la force, l’habilité, la connaissance des agents producteurs). Si les forces de production sont les principales forces économiques d’une société, nous pourrions supposer que les principales forces politiques d’une société sont les forces de coercition. La seule force de travail vendue ne serait pas seulement celle des ouvriers, mais également celle du personnel militaire et policier, dont l’activité est davantage destructrice que productrice de richesses. Les forces de coercition incluraient donc la force de travail politique (la force, l’habilité et la connaissance des policiers et militaires), et les moyens de coercition (outils, armes, appareils de surveillance et prisons nécessaires pour renforcer le contrôle de l’État).

            Comment les forces économiques, les relations économiques, les relations politiques et les forces politiques interagissent-elles ensemble? D’un côté, les États doivent développer leur capacité militaire pour rester compétitifs avec d’autres États armés dans un système international sous tension (Skocpol, States and social revolutions, 1979) ; ils doivent ainsi développer leur capacité productive pour assurer le développement technologique militaire (complexe militaro-industriel). Mais pour assurer leur capacité productive, les États ont besoin de relations économiques qui accélèrent leur développement (capitalisme). C’est pourquoi nous pouvons supposer que les relations politiques (la structure des institutions légales et politiques) sélectionnent et stabilisent les relations économiques qui favorisent le développement des forces de production, qui facilitent le développement des forces politiques (forces de défense interne ou externe), car celles-ci renforcent le pouvoir des relations politiques. De cette façon, l’État sélectionne l’ordre économique qui lui assure sa domination!

            Ce modèle anarchiste inverse le sens des relations causales en donnant une primauté explicative non au développement technologique, mais à l’État. Cependant, l’État ne doit pas être conçu comme une substance homogène, un super-organisme doté d’une volonté supra-individuelle. Il s’agit plutôt d’un ensemble complexe d’institutions, structuré par certaines fonctions ou exigences qu’il doit forcément remplir. Pour éclairer cette idée, nous pouvons concevoir l’État comme un appareil de coercition collectif, possédant un ensemble d’impératifs, c’est-à-dire de contraintes nécessaires à son fonctionnement et sa persistance dans le temps (John Dryzek, Deliberative democracy and beyond, 2000, pp.84-85). Par exemple, l’impératif d’accumulation soutient la croissance économique pour assurer le pouvoir fiscal de l’État, nécessaire à son développement. Il y a également un impératif de légitimité (lié aux appareils idéologiques d’État), qui développe le discours dominant (ex : la juste part) et offre certaines prestations sociales pour éviter que la population se révolte contre l’ordre établi. Enfin, l’impératif de sécurité de décline de deux manières : la paix sociale est assurée par la police, tandis que la sécurité externe renvoie à l’armée.

            D’après cette vision, la théorie de la primauté de l’État semble être capable, tout comme le modèle marxiste, d’expliquer le fait que les relations économiques seront remplacées si elles ne permettent pas d’assurer le développement des forces productives. Or, ce n’est pas d’abord le développement technologique qui induira le changement, mais l’État qui sera guidé par son impératif d’accumulation essentiel à sa survie. D’un autre côté, le schéma marxiste semble mieux rendre compte du laissez-faire de l’État libéral (dirigé par la classe dominante), alors que le modèle anarchiste semble supposer un État plus autoritaire et interventionniste.

Mais les anarchistes pourraient rétorquer que l’État reste en arrière-plan lorsque les relations économiques sont stabilisées (à cause de leur apparence volontaire et contractuelle), cette passivité étatique nécessitant moins de coercition visible. Le visage autoritaire de l’État n’apparaît donc qu’au moment où les rapports économiques sont déstabilisés, et lorsque sa légitimité est remise en question, comme dans le cas du printemps québécois par exemple. Lorsque l’ordre social n’est pas perturbé, les forces policières sont moins présentes, mais restent en puissance pour assurer la souveraineté de l’État en cas de besoin.

            Par ailleurs, la théorie de la primauté de l’État est plus efficace que le modèle marxiste sur de nombreux aspects. Il permet d’expliquer pourquoi certaines technologies particulièrement coûteuses comme le nucléaire sont parfois développées. La croissance économique peut certes exiger une source accrue d’énergie, mais le nucléaire civil sert surtout à développer des armes nucléaires permettant à l’État de se défendre contre ses ennemis. De plus, le modèle anarchiste permet de rejeter la thèse du dépérissement de l’État et d’expliquer pourquoi celle-ci est erronée. Paradoxalement, la révolution russe de 1917 (d’inspiration marxiste), offre une réfutation exemplaire de sa théorie de l’histoire, et une corroboration intéressante de la primauté de l’État.

            Durant la révolution russe, les travailleurs formèrent des comités pour diriger l’industrie. Malheureusement, les relations économiques égalitaires n’ont pas conduit au déclin de l’État, comme l’avait prédit Engels. Au contraire, les conseils ouvriers furent remplacés par une gestion centralisée et hiérarchique, sous les directions de Lénine. Pourquoi en fut-il ainsi? Troski, non moins que Lénine, prôna la militarisation du travail, la mobilisation totale, afin d’assurer la défense du pays et rétablir l’ordre dans un contexte de guerre civile. Le communisme de guerre, qui dura de 1918 à 1921, visa à assurer l’approvisionnement (en armes et en vivres) des villes et de l’Armée rouge. Le rejet de l’autogestion, la nationalisation des industries, la gestion économique centralisée, la réquisition des produits agricoles et le rationnement alimentaire, le contrôle militaire des chemins de fer, toutes ces politiques découlent des commandements de l’État en situation de crise.

En craignant que les relations économiques coopératives seraient moins productives, Lénine imposa des relations inégalitaires pour assurer une plus grande productivité, nécessaire aux forces militaires de l’État. Ce fait historique semble corroborer parfaitement la théorie anarchiste, qui soutient que l’État sélectionne les relations économiques qui développement les forces productives qui assurent le maintien des forces de coercition qui renforcent le pouvoir central. Contre Lénine, Rosa Luxemburg a eu raison de se méfier de la centralisation du Parti et de la tendance autoritaire des bolcheviks ; si les révolutionnaires veulent abolir le capital, l’État ne dépérira pas de lui-même, bien au contraire.

            Cependant, il ne s’agit pas de la seule interprétation possible de la révolution russe. Par exemple, il est possible que les relations économiques aient sélectionné les forces productives qui développèrent les forces politiques, car celles-ci renforcèrent les relations politiques qui stabilisaient les relations économiques. La primauté explicative reviendrait ici aux rapports de production (déterminisme économique), et non à l’État. Nous pouvons varier l’exercice en attribuant une primauté explicative aux forces productives (déterminisme technologique), ou encore aux forces politiques (déterminisme sécuritaire et militaire).

Dans ce cercle d’explications fonctionnelles, aucun élément ne semble avoir de priorité explicative. La théorie de la primauté de l’État peut ainsi être remplacée par une théorie multiplex, où les relations causales forment un cercle. Dans ce modèle, la force variable des facteurs dans un contexte particulier détermine l’ordre des causes. La théorie multiplex permet de combiner les avantages des approches anarchistes et marxistes, tout en articulant un plus grand nombre de relations possibles entre les éléments constitutifs du système social. Mais ce modèle permet tout de même de rejeter la théorie marxiste orthodoxe, selon laquelle le fait d’éliminer le capital mène spontanément au dépérissement de l’État. C’est pourquoi la prophétie de Bakounine se trouve corroborée par l’histoire de la révolution russe, et expliquée par la primauté de l’État et sa complexification (théorie multiplex).

Une dynamique dangereuse pour l’environnement

            Comment la théorie de Carter permet-elle d’interpréter la crise écologique? Tout d’abord, il faut préciser qu’il s’agit d’un modèle abstrait, un idéal-type, qui simplifie les relations causales au niveau du système social, pour nous aider à comprendre une dynamique d’ensemble. Personne ne rencontre des relations économiques ou des forces politiques en général, mais toujours de manière particulière et actualisée dans une société donnée. Si nous traduisons le modèle fonctionnaliste par des formes sociales plus concrètes, nous pouvons obtenir les éléments suivants : 1) les relations politiques engendrent un État centralisé, autoritaire, quasi-démocratique et pseudo-démocratique, qui stabilise ; 2) des relations économiques favorisant l’exploitation, la compétition et les inégalités sociales, qui développent ; 3) des technologies énergivores, polluantes et dangereuses pour l’environnement, qui développent ; 4) des forces armées technologiquement avancées, nationalistes et militaristes (ex : le nucléaire), qui renforcent le pouvoir de l’État.

            Ce schéma révèle une dynamique dangereuse pour l’environnement, une logique lourde qui peut difficilement être renversée si nous essayons de remplacer ses éléments isolément. Par exemple, contentons-nous de modifier les relations économiques pour les rendre plus égalitaires, sans remplacer les autres éléments du système. Si cela entraîne une baisse de productivité qui n’est pas profitable pour les forces politiques et l’État, alors ce dernier risque d’instaurer des rapports de production plus favorables au développement des forces productives qui l’avantagent (comme dans le cas de la révolution russe). Il en va de même si nous voulons changer le type de technologies (pour les rendre moins destructrices) sans modifier les relations économiques (portées vers la croissance), ou encore si nous essayons de démilitariser les forces politiques tout en gardant la nature autoritaire et inégalitaire du système actuel. L’État moderne, le capitalisme, l’industrialisme et le bellicisme semblent aller de pair.
            Est-ce que nous pouvons sortir de cette logique meurtrière, qui nous mène tout droit vers la crise écologique, énergétique, économique et politique globale qui pointe déjà du nez? Pour ce faire, nous devons opter pour l’approche la plus radicale, c’est-à-dire celle qui s’attaque à la racine du problème. Comme la principale cause de la crise écologique n’est pas un facteur simple mais une logique complexe, toute approche qui ne cherche pas à la renverser mènera à un échec prévisible. Pour éviter que les relations fonctionnelles se renforcent mutuellement, nous devons essayer de les remplacer chacune, simultanément! Sinon, nous courons le risque que les éléments restants tentent de remplacer les autres par des fonctions qui leur permettront de se maintenir dans le temps. Il s’agit bien d’une structure, ou d’un système qui se renforce lui-même en sélectionnant les éléments qui sont adaptés à sa perpétuation.

            Aussi surprenant que cela puisse paraître, une théorie politique écologiste devrait être plus radicale que ses variantes marxistes et anarchistes. En effet, nous pouvons supposer que les révolutions précédentes ont échoué, non pas parce qu’elles étaient radicales, mais parce qu’elles ne l’étaient pas suffisamment! Nous devons donc inverser la logique meurtrière en remplaçant l’État centralisé par 1) une démocratie participative décentralisée, discursive et directe, qui stabiliserait ; 2) des relations de production égalitaristes, coopératives et autosuffisantes, qui développeraient ; 3) des technologies alternatives, conviviales, et bénignes pour l’environnement, qui permettraient ; 4) des formes de défense non-violentes, qui renforceraient la démocratie participative à échelle humaine. Cette transformation en profondeur des rapports sociaux, tant au niveau politique, économique, technologique et culturel, formerait la base d’une dynamique bénigne pour l’environnement et les humains.
           Les institutions politiques décentralisées n’auraient pas besoin d’être renforcées par de lourdes forces armées centralisées, et les relations d’exploitation économique perdraient leur attrait ; l’accroissement de la productivité ne serait plus une nécessité, commandée par l’impératif d’accumulation et l’impératif de sécurité. La démocratie participative est donc nécessaire mais non suffisante pour assurer une dynamique écologique, car elle risque d'être bloquée si les autres éléments du système ne sont pas remplacés.

            Par ailleurs, des relations de production gérées par les conseils de travailleurs et la communauté n’auraient pas besoin d’un État pseudo-démocratique pour assurer la redistribution des richesses et l’égalité sociale, car les inégalités seraient réduites en amont du processus. Des systèmes de production coopératifs et autonomes faciliteraient l’émergence de technologies alternatives, à échelle humaine, qui pourraient être plus facilement contrôlées par les travailleurs. Le gigantisme industriel étant écarté, nous aurions moins besoin d’exploiter des ressources naturelles à l’autre bout du globe et d’assurer la sécurité nationale par des technologies dangereuses comme le nucléaire.

Des formes de défense non-violentes, comme le dialogue ou la désobéissance civile, permettraient de préserver l’ordre social, l’impératif de légitimité étant davantage garanti par une réelle participation politique des citoyens. Il n’y aurait plus besoin de lourds effectifs policiers pour sécuriser une société inégalitaire et un État pseudo-représentatif, tandis que le désarmement de la communauté politique pourrait être accompagné par le développement de formes alternatives de défense collective.

Conclusion
           
            Malheureusement, même si nous avons identifié les principaux éléments d’une dynamique sociale et écologique, celle-ci ne risque pas de se réaliser de sitôt. Le système actuel installe une logique qui accélère la destruction de l’environnement et la décomposition de la société, de telle sorte que les crises économiques, climatiques, énergétiques et politiques se multiplient et se renforcent mutuellement. Chaque réforme qui s’inscrit dans l’ordre dominant ne risque pas de renverser la tendance, mais plutôt de l’accélérer! Des solutions partielles sont donc largement insuffisantes, et c’est pourquoi il est nécessaire d’instaurer une logique globale, qui remplacera tous les facteurs déterminants de la crise écologique. Mais les relations économiques ne seront pas spontanément modifiées si elles ne sont pas fonctionnelles pour la logique actuelle. De même, il est probable que des révolutions risquent d’engendrer des désordres sociaux importants qui justifieront la présence d’un État centralisé et autoritaire. C’est pourquoi les réformes partielles, tout comme les révolutions brusques, ne sont pas favorables à l’émergence d’un système social vraiment différent. Que devons-nous faire dans ce cas?

Tout d’abord, il faut prendre conscience de la logique complexe dans laquelle nous sommes situés. Pour sortir de cette dynamique environnementale dangereuse, nous devons instaurer une démocratie participative. Pour que celle-ci soit effective, nous devons décentraliser de l’État, et la décentralisation nécessite l’égalitarisme. Un égalitariste cohérent doit promouvoir les technologies alternatives, et celles-ci mènent au pacifisme ; le pacifiste doit à son tour être le défenseur d’une démocratie directe, participative et discursive. En d’autres termes, la démocratie, la décentralisation, l’égalité, la convivialité, et la non-violence viennent ensemble, ou pas du tout.

L’écologie politique radicale représente une théorie complexe et plus complète que celles de ses prédécesseurs. Les marxistes avaient raison de souligner l’importance des inégalités économiques, mais ils ont par le fait même sous-estimé l’ampleur des inégalités politiques dans les contextes révolutionnaires. Les anarchistes se sont clairement opposés à la praxis révolutionnaire marxiste, mais leur insistance sur l’autorité de l’État les a conduit à accepter l’analyse économique de leur adversaire. C’est pourquoi plusieurs anarchistes se contentent aujourd’hui de critiques sociales stéréotypées, appelant de leurs voeux une conscience de classe ouvrière démodée, en se basant sur une théorie économique et sociologique du XIXe siècle. En revanche, les écologistes radicaux prennent acte des dangers inhérents à la société industrielle, et tentent de dépasser l’ouvriérisme afin d’ouvrir un nouveau dialogue entre socialistes et anarchistes. C’est dans ce cadre que nous développerons une proposition originale : la social-démocratie libertaire.

mardi 4 septembre 2012

Acheter n'est pas voter

Acheter n'est pas voter. Pour ceux qui ne croient plus à la sphère politique et se tournent vers la consommation responsable pour "moraliser" les entreprises, il faut se rappeler que la démocratie désigne un processus social et interactif, un ensemble complexe d'actions collectives orientées vers l'amélioration d'un monde commun. Acheter bio n'est pas faire de la démocratie au quotidien, tandis qu'organiser un boycott ou intervenir dans l'espace public représentent des gestes démocratiques, prenant part dans la sphère politique non-institutionnelle. La société civile n'est pas la somme des "petits gestes" du quotidien, mais une réponse publique aux déficits du marché et de l'État. La démocratie est indissociable de l'association, du débat et de la contestation, et c'est pourquoi la recomposition de la société représente la première tâche d'une réelle démocratisation.


Voter ne peut être qu'une parcelle d'un gigantesque processus immergé dans la rivière de l'auto-organisation civile. Sans cet entrelacement permanent, le vote ne peut qu'être qu'un acte de consommation, c'est-à-dire la sélection d'une marchandise électorale. C'est pourquoi le campagne électorale n'est que le reflet de la société de consommation, bien qu'un torrent démocratique est en train de faire mentir la politique-spectacle entretenue par les élites étatiques, économiques et médiatiques. Quand on dit "acheter c'est voter", le citoyen s'est déjà transformé en consommateur complice de son assujettissement, il a intériorisé les règles du marché. Il est enfin prêt à dire "voter c'est acheter", et il choisira le produit consommable du parti de son choix, taillé sur mesure par les entrepreneurs d'État gavés par leurs enquêtes de marché, sondages et stratèges calculant sur mesure l'électorat à séduire via la version politique de la publicité : les relations publiques.

mardi 21 août 2012

Capitalisme vert ou décroissance conviviale?

Option nationale, Québec solidaire et la question écologique

La crise écologique est LE principal enjeu du XXIe siècle. Elle est à la fois le résultat et le principal facteur d’aggravation d’une crise sociale, économique et politique. Autrement dit, elle est la crise multidimensionelle de la modernité, qui remet en cause un modèle de civilisation basé sur le progrès matériel et technoscientifique infini. La manière dont les organisations civiles, économiques et politiques répondront à cette crise déterminera non seulement le bien-être des générations futures, mais leur existence même. Les limites planétaires, procurant un « espace d'opération sécuritaire pour l'humanité», ont déjà été atteintes.

Dans le contexte électoral actuel, deux partis relativement marginalisés prennent sérieusement en compte la crise écologique, qui ne se réduit pas à des questions environnementales isolées comme la préservation des espaces verts. Option nationale (ON) et Québec solidaire (QS), à la fois progressistes et indépendantistes, se disputent une nouvelle base militante motivée et sensible aux enjeux de notre époque, par-delà l’accroissement du PIB, la réduction de la dette et la « bonne gouvernance ». Ces partis, semblables sur de nombreux aspects, opèrent néanmoins selon des logiques différentes qui mettent en relief deux visions de l’écologie politique : le capitalisme vert et la décroissance conviviale. Si on laisse de côté le Parti vert du Québec (PVQ), qui se base sur les notions consensuelles de l’ONU et la Charte des Verts mondiaux en refusant de prendre position sur l’axe gauche/droite et le débat souverainisme/fédéralisme, nous pouvons examiner de plus près les plateformes nationalistes et solidaires afin de dégager les valeurs qui sous-tendent leurs propositions respectives.

Option nationale et le développement durable

Option nationale n’est pas un parti écologiste. Les questions environnementales sont traitées dans la section économique de la plateforme (2 – Pour une économie du Québec qui enrichit les québécois), et sont conçues en fonction du vocabulaire néolibéral dominant : le capital naturel (bois, eau, minerai, hydrocarbures), tout comme le capital humain (la matière grise) sont au service du développement national. Il s’agit en quelque sorte de rationaliser la gestion des ressources non-renouvelables pour assurer le plein développement des ressources cognitives nécessaires à l’innovation économique.

« Il faut une vision économique cohérente qui optimisera l’utilisation de ressources naturelles qui sont non renouvelables, afin de se doter d’un système économique viable à long terme basé sur une ressource renouvelable : nos citoyens et leur matière grise. » http://www.optionnationale.org/la-plateforme/2-pour-une-economie-du-quebec-qui-enrichit-les-quebecois

Même si l’importance de la « culture » est soulignée, l’éducation demeure perçue comme un « investissement » collectif, des critères de mise en marché venant baliser les compétences acquises par la gratuité scolaire. L’économie du savoir relève donc d’une logique de croissance verte et immatérielle, permettant d’assurer notre compétitivité internationale. Cela étant dit, le « capitalisme cognitif » nécessite énormément de ressources financières, et c’est pourquoi la nationalisation des ressources naturelles représente le principal levier de développement des forces productives.

Heureusement, Option nationale tient à respecter des critères minimums de protection de l’environnement. Il propose donc un moratoire sur le secteur du gaz et pétrole de schiste en attendant d’avoir l’aval d’une évaluation environnementale stratégique (EES), qui aurait « l’autorité objective » pour confirmer qu’il s’agit d’une exploitation sécuritaire sur le plan économique, social et environnemental. Malheureusement, le paradigme du « développement durable » sur lequel il s’appuie est problématique, car il vise à réconcilier des dimensions parfois contradictoires, dont la résolution provient généralement d’un calcul simplifié et utilitariste (coûts/bénéfices). Les questions sociale et écologique ne soulèvent donc pas des normes éthiques, des finalités politiques qui viendraient orienter ou limiter le développement économique ; ce sont plutôt des contraintes fonctionnelles associées aux risques d’une croissance qui demeure toujours le seul véritable objectif.

Sur le plan de l’exploitation des énergies sales, tous les partis non-écologistes répondent à la manière de Pauline Marois : « Oui, mais pas n’importe comment et pas à n’importe quel prix ». Les redevances sont le cœur de la question, même si celles-ci sont investies dans un fonds souverain visant à « compenser » à long terme la surexploitation des ressources non renouvelables. La substitution entre capital naturel et capital artificiel (richesse créée) est donc entièrement assumée, la compensation financière permettant de « réparer » la dette écologique irréversible qui sera produite par la pleine exploitation de la nature au service de la Nation.

L’électrification des transports collectifs et individuels, le monorail électrique suspendu, la diffusion massive d’Internet haute-vitesse, de même que l’indépendance énergétique basée sur le développement industriel des énergies renouvelables procède du paradigme de la modernisation écologique, qui voit la crise environnementale comme une opportunité de développement économique et technologique. La réforme fiscale visant à augmenter le capital technique des firmes locales, attirer les investissements étrangers et assurer le développement durable par le biais d’une éco-fiscalité (répondant à la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises), relève donc d’un capitalisme vert d’État, dirigeant par son éthique éclairée une économie de marché écologisée.

La révision des paliers d’imposition, l’économie sociale et la démocratie participative seront certes « étudiées », mais resteront subordonnées à une social-démocratie ayant intériorisée les prémisses du néolibéralisme. Option nationale est donc, consciemment ou non, défenseur d’une nationalisation bourgeoise des appareils de production. Gouvernement, industries privées et universités marchent main dans la main pour assurer une croissance « durable » illimitée, supposément découplée des contraintes écologiques qui sont réduites à de simples moyens d’enrichissement, privé ou collectif.

Québec solidaire et la transition écologique

De son côté, Québec solidaire propose un « Plan vert » visant également un développement économique et écologique. S’il ne remet pas en cause le rôle de l’État et de l’économie de marché, ce plan remet directement en question le néolibéralisme et souhaite amorcer dès maintenant une « sortie du pétrole ». La différence entre le capitalisme vert et cette transition sociale, écologique et économique n’est pas de degré, mais de nature ; le premier « étend » la rationalité économique aux questions environnementales, alors que la seconde « critique » la rationalité marchande au nom de la justice sociale et écologique. L’homme et la nature ne sont pas deux types de capital qu’il faudrait valoriser afin de maximiser l’accumulation autonome de la valeur, mais deux biens communs interdépendants qu’il faut défendre contre l’hégémonie de la rationalité instrumentale, qui réduit toute chose à un simple moyen aux service d’intérêts privés et/ou étatiques.

La sortie du pétrole est la principale exigence que devront affronter, de manière volontaire ou forcée, l’ensemble des sociétés d’ici quelques années. Il ne s’agit pas de simplement réduire l’émission des gaz à effet de serre, qui contribuent certes aux changements climatiques, mais induisent des solutions partielles et irrationnelles si elles sont considérées de manière isolée. Rob Hopkins, dans son incontournable ouvrage Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale (publié en 2010 chez Écosociété), explique que les deux principales questions écologiques doivent être articulées ensemble afin d’éviter les complications associées à une vision étroite de la crise. Voici un schéma qui permet de visualiser l’entrelacement des problèmes et solutions proposées pour faire face au pic pétrolier et aux changements climatiques.

Pic pétrolier
(considéré isolément à la manière du rapport Hirsch)
Rebâtir la résilience des communautés locales et réduire les émissions de CO2
Changements climatiques (considéré isolément à la manière du rapport Stern)
Charbon liquifié
Relocalisation planifiée
Ingénierie du climat
Gaz liquifié
Infrastructure énergétique décentralisée
Capture et stockage du carbone
Règlementation assouplie des forages
La grande requalification
Compensations des émissions par des arbres
Biocarburants à grande échelle
Production alimentaire locale
Bourses du carbone
Sables bitumineux et autres sources non conventionnelles (gaz de schiste)
Planification de la descente énergétique
Atténuation des effets du changement climatique
Protection et accumulation nationale des réserves
Monnaies locales
Amélioration de la logistique des transports
Rob Hopkins, Manuel de transition, Écosociété, 2010, p.38

On voit évidemment que la plupart des partis soutiennent des politiques publiques issues de la première et/ou de la troisième colonne, celle de gauche relevant d’un capitalisme « sale » (préconisé par les conservateurs et les lobbys industriels), celle de droite étant proposée par les partisans du « capitalisme propre » (soutenu par Option nationale et autres groupes environnementaux modérés). Seule la colonne du milieu tient lieu d’une vision écologiste et post-capitaliste, que certains nomment décroissance conviviale ou « Transition ». Bien que Québec solidaire soit encore à mi-chemin entre l’option social-démocrate réformiste et la perspective d’un dépassement du capitalisme basé sur la croissance illimitée, il souhaite déjà entreprendre une véritable transformation de la société.

L’un des meilleurs signes de ce souci « social et écologique » du Plan vert de développement économique provient non seulement des réformes fiscales proposées (augmentation substantielle des redevances sur les mines, l’eau, le capital financier), mais de sa prise en compte explicite des besoins des plus défavorisés (femmes, précaires, chômeurs), la non-exploitation du gaz et du pétrole, ainsi que la reconnaissance du besoin de réduire en amont notre empreinte écologique par un vaste chantier d’efficacité énergétique et même la sortie du travail! La crise écologique ne sera donc pas résolue par une solution technique (le mythe du « technological fix » défendu par la modernisation écologique), mais par une réorganisation sociale majeure, solidaire d’une transformation économique et politique profonde.

Contrairement aux environnementalistes qui considèrent qu’il faut d’abord attribuer une valeur intrinsèque à la nature et protéger les écosystèmes contre l’intrusion de l’homme, les partisans de l’écologie sociale croient qu’il faut avant tout abolir les rapports de domination de l’homme par l’homme (hiérarchies), pour que l’humain cesse d’exploiter la nature. Cela nécessite une réduction importante des inégalités sociales, une remise en question du règne de la propriété privée, et une critique des rapports de domination entre l’État et les communautés locales. Québec solidaire cible directement ces effets pervers du libre-marché dérégulé, qui asservit les populations et accélère la destruction des écosystèmes. Même si le parti ne soutient pas une vision éco-anarchiste, il vise à terme le dépassement du capitalisme et l’instauration d'une véritable démocratie participative à toutes les échelles, du quartier aux régions, de l’entreprise à l’État-nation.

Pour l’instant, Québec solidaire reste largement réformiste, à la manière d’Option nationale, et mise comme lui sur de nombreux chantiers de type keynésien, où l’État joue un rôle d’initiateur majeur : nationalisation des ressources naturelles, efficacité énergétique, électrification des transports collectifs, transport haute vitesse Montréal-Québec, développement des énergies alternatives, Pharma-Québec, etc. Si on regarde ces propositions concrètes, il n’y a pas de différence substantielle entre les deux partis progressistes et indépendantistes, qui collaboreraient assez bien à l’Assemblée nationale. Mais des nuances majeures permettent de distinguer les valeurs foncièrement anti-capitalistes de Québec solidaire. S’il peut y avoir d’importantes ressemblances entre ON et QS sur le plan des moyens ou des réformes, tout se joue au niveau des finalités du développement économique, social et écologique.

Or, une simple distinction de principes entre deux entités sert-elle à quelque chose si celles-ci sont identiques dans les faits? Pourquoi ne pas créer un seul parti au lieu de deux, si leur plateforme coïncident si bien? Nous ne voulons pas une guerre de mots ou d’idées, mais une différence politique concrète! Mise à part les différentes cultures politiques de chaque partie (souverainistes de gauche pour ON, gauchistes indépendantistes pour QS), il y a pourtant quelques propositions concrètes qui permettent d'amorcer une sortie du capitalisme. Ces réformes, quasi-révolutionnaires, sont ce qui distinguent le développement durable de l’écologie politique, le capitalisme vert de la décroissance conviviale.

Les trois « R » de l’écologie politique

Généralement, les trois « R » sont associés à la gestion et l’élimination des objets de consommation: Réduire, Réutiliser, Recycler. Nous pouvons dire qu’il s’agit des trois R de l’environnementalisme, c’est-à-dire de la vision qui tente de répondre à la crise écologique sans remettre en cause le mode de production et les institutions responsables de l’accroissement de la consommation matérielle. Le capitalisme, ou plus précisément la société de marché, a rapidement récupéré les préférences écologiques des consommateurs pour les mettre à son profit. Le citoyen moyen prend des sacs réutilisables pour aller au supermarché, recycle les feuilles de papier et essaie de réduire la surconsommation en achetant équitable. « Acheter c’est voter », dit Laure Waridel.

Ces comportements vertueux sont certes bénéfiques pour l’environnement dans une certaine mesure, mais ils perpétuent une logique de consommation où la responsabilité demeure surtout individuelle. Le citoyen-consommateur croit qu’il agit démocratiquement en influençant l’entreprise par son vote, alors qu’il renforce une vision économique et instrumentale de la réalité, où l’évolution écologique émanerait de l’auto-régulation du marché, guidé magiquement par l’ensemble des « petits gestes » des citoyens sensibilisés et dociles. Où est l’action politique, la contestation des lois iniques dictées par les élus municipaux, provinciaux ou fédéraux, les campagnes de boycott de masse, l’action directe, la désobéissance civile, l’organisation en partis écologistes municipaux visant à défaire la dictature du marché immobilier responsable de l’étalement urbain, etc.? La consommation responsable est-elle le dernier retranchement du cynisme politique?

Les gens ne sont pas impuissants parce qu'ils sont apathiques, ils sont apathiques parce qu'ils sont impuissants (Benjamin Barber). Le cynisme est le produit de relations économiques et politiques inégalitaires, et non l'inverse. Ce qu'il faut combattre, ce n'est donc pas l'apathie, mais les institutions qui rendent les gens impuissants! Pour combattre ces institutions, il faut cependant avoir le temps de s’engager dans la vie associative et politique, de découvrir des logiques non-marchandes, de développer des rapports sociaux coopératifs basés sur l’entraide, le soin, la créativité et la résistance. Moins de biens (matériels), plus de liens, disent les objecteurs de croissance. C’est ici qu’apparaît le premier R de l’écologie politique : Réduction du temps de travail. Voici un extrait intégral du programme de Québec solidaire sur la question :

Nous constatons qu’au cours des trente dernières années, il y a eu une augmentation de 37% de la productivité du travail au Canada alors que la durée moyenne de la semaine de travail à temps plein n’a pas diminué. En fait, entre 1998 et 2005 elle a augmenté de 44.6 heures à 46.3 heures. Résultat, les Québécoises et les Québécois ont de moins en moins de temps pour profiter de leur vie. Pour Québec solidaire, l’augmentation du temps libre favorisait un partage équitable du travail domestique entre les hommes et les femmes, le développement personnel et l’enrichissement des rapports avec nos proches en plus d’être une condition nécessaire à la participation active aux affaires de la collectivité, à la démocratie citoyenne. La réduction du temps de travail ouvre également la voie à la reconversion de l’économie dans un sens écologique et en vue d’un dépassement du capitalisme. L’adoption de l’augmentation du temps libre comme un des buts prioritaires de l’activité économique permettrait de réorienter l’économie axée sur un consumérisme effréné et de promouvoir des valeurs écologistes et humanistes. Pour atteindre cet objectif, Québec solidaire propose les mesures suivantes :

a)      Réduire la semaine normale de travail
Réduire immédiatement la semaine normale de travail à 35 heures pour la ramener graduellement à 32 heures avec possibilité alternative de prolonger les vacances. Le tout sans perte de rémunération, avec embauche proportionnelle et sans intensification du travail, et avec resserrement des conditions de recours aux heures supplémentaires dans toutes les entreprises.
b)      Réduction volontaire du temps de travail
Permettre à tous et à toutes de réduire leur temps hebdomadaire de travail sans pénalité si, sur préavis raisonnable, ils/elles en font la demande.

Cette mesure doit être jumelée au deuxième R de l’écologie politique, soit la Redistribution du travail. La répartition du travail au sein de l’entreprise est une excellente manière dont certains syndicats danois ont réussi à affronter des menaces de licenciements relatifs à une baisse de demande de l'entreprise. Les travailleurs planifiaient et distribuaient leurs tâches en fonction d’objectifs mensuels, de sorte que chacun travaillait quelques jours de moins par mois, afin que chacun puisse travailler sans être licencié. La productivité de l’usine a augmenté, les employés gagnaient un peu moins d’argent à la fin du mois, mais gagnaient beaucoup de temps libre qui leur permettait de passer du temps avec leurs familles, cuisiner, bricoler, s'informer, entreprendre des projets de vie, etc. À l’échelle de la société, une redistribution collective et équitable de certaines tâches (dans certains services publics municipaux par exemple) permettrait probablement d’économiser d’importants coûts, tout en donnant des emplois bien payés à une plus grande partie de la population, les individus pouvant ensuite vaquer aux activités de leur choix.

L’objectif ultime est donc de créer une société de multi-activité, où la flexibilité n’est plus une contrainte imposée par le marché mais une exigence démocratiquement choisie, l’absence d’emploi ou la baisse de salaire ne devant plus engendrer un asservissement supplémentaire au travail salarié, mais une occasion d’investir des sphères d’activités non-marchandes et coopératives sans avoir peur de perdre son logement ou mourir de faim. C’est ici qu’apparaît le troisième R de l’écologie politique : le Revenu social garanti.

Revenu social garanti

Il existe deux principales sortes de revenu garanti : un revenu minimum de subsistance de type néolibéral, et un revenu suffisant garanti, également nommé revenu universel de citoyenneté. D’une part, si l’allocation est insuffisante pour protéger contre la misère, elle subventionnera en fait des emplois de faible qualification via le cumul d’un revenu social de base (insuffisant) et d’un salaire bas. La logique néolibérale vise ainsi à transformer la plupart des allocations (familiale, aide sociale, assurance-emploi, etc.) en un revenu unique, ce qui incitera les chômeurs à travailler même pour des emplois peu considérés. Par exemple, le workfare américain lie le revenu minimum de subsistance à une obligation de fournir un travail « d’utilité publique » (comme des services d’entretien), en sous-payant ce travail (par rapport à des emplois syndiqués), ceci permettant de faire économiser beaucoup d’argent à la municipalité.

Cette interprétation néolibérale du revenu garanti stigmatise et culpabilise les chômeurs, ceux-ci étant considérés comme responsables de leur condition (plutôt que le système économique qui élimine massivement le travail), tout en subventionnant les employeurs en leur permettant de payer les employés en dessous du salaire de subsistance. « Le revenu d’existence permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la dérèglementation, à la précarisation, à la flexibilisation du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial. » (André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, 1997, p.137) Autrement dit, cette politique accélère la précarisation car les exigences de rentabilité dictent la flexibilisation du temps de travail, au lieu que les travailleurs puissent gérer eux-mêmes leur temps libre.

À l’inverse, une allocation universelle inconditionnelle, garantissant un revenu social suffisant, permet de contrer les effets pervers du revenu minimum en affranchissant les individus des contraintes du marché du travail. Loin de représenter une sorte d’assistance sociale généralisée (les individus étant mis sous la tutelle de l’État-providence), elle est d’abord et avant tout une politique générative, c’est-à-dire une manière d’inciter les individus à se prendre en charge par des activités autonomes, où la valeur d’usage (temps libre) prédomine sur la valeur d’échange (travail salarié).

Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail indignes ; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-dire entre les utilités qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il produit par l’autovalorisation de ce temps. (André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, 1997, p.137.)

Québec solidaire et l’Option conviviale

Québec solidaire propose d’instaurer un revenu minimum garanti de 12000$ par année lors de son premier mandat, pour ensuite l’augmenter progressivement à 18000$. Cette mesure est de loin la plus ambitieuse du programme, et elle fournit en quelque sorte les bases d'une émancipation radicale du capitalisme. Mais l’autogestion du temps libre ne doit pas laisser place à l’anomie et à la consommation débridée, de sorte qu’on se retrouverait avec une société disloquée. Une dotation minimale inconditionnelle, en termes de services publics gratuits (santé, éducation, transports en commun), ou encore sous forme de monnaie locale pour encourager la résilience des communautés, ou un accès garanti à des jardins communautaires urbains ou ruraux, permettrait de donner à tous et à toutes les « outils primordiaux de la vie concrète », c’est-à-dire les infrastructures collectives nécessaires pour répondre adéquatement aux besoins sociaux, tout en maximisant la liberté de chacun.

Pour qu’il y ait une économie plurielle, c’est-à-dire une cohabitation entre des entreprises à finalité sociale, coopérative et non-lucrative (économie sociale), activités familiales et bénévoles (économie domestique), entreprises étatiques et para-publiques (économie publique), petites et moyennes entreprises marchandes (économie privée), il faut que les citoyens ne soient plus esclaves des lois du marché, c’est-à-dire qu’ils ne soient plus obligés de vendre leur force de travail à un système d’exploitation des ressources humaines et naturelles. L’Option conviviale, c’est-à-dire la possibilité de s’écarter dès maintenant de la société marchande responsable de la crise écologique, est la meilleure manière d’échapper à la logique de croissance infinie, même si elle sert les « intérêts des québécois » à court terme. Il faut dès maintenant choisir et entreprendre une décroissance démocratiquement planifiée, pour éviter de subir une décroissance forcée par la montée des mers, la fin du pétrole, l’épuisement des stocks de poissons, les sècheresses, les crises économiques structurelles, etc.

Un État national fort, un monorail électrique suspendu, une « économie verte » ou une démocratie représentative améliorée ne peuvent pas être des objectifs politiques : ce ne sont que des moyens pour libérer les forces créatives des citoyennes et citoyens québécois. Leur « matière grise » n’est pas un capital humain à valoriser sur le marché, mais un « bien commun » qui retrouve son expression dans la Solidarité, celle-ci devant être garantie par un droit pour tous d’exister sans travailler. À la phrase de Saint-Paul et des Lucides qui affirment : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », Michel Chartrand répondrait : « Le revenu de citoyenneté fera un jour partie de la Constitution du pays du Québec, et c'est nous qu'on imitera, si nous en avons la volonté politique. »

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...